Le prieuré des oubliés - Pierre Grilllot - E-Book

Le prieuré des oubliés E-Book

Pierre Grilllot

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Beschreibung

Louis, enfant adopté, deviendra bucheron, marin pour finir par acheter un prieuré dans un village de la Vannière.

Louis, enfant de l’assistance, est adopté par Julien et Marie Paulet un couple du haut Morvan. Bucheron-débardeur, son père adoptif le formera aux métiers de la forêt, à la connaissance des simples, mais aussi à l’art du sourcier. Enfin, il lui transmettra son don de guérisseur. Après s’être essayé sans succès à la mort de son père, aux travaux de la forêt, c’est après celle de sa mère qu’il quittera le pays pour s’engager dans la marine nationale, puis dans la marchande. Trente-deux années plus tard, il reviendra dans son village de la Vannière, et achètera les ruines d’un vieux prieuré cistercien perché à 700 mètres, au beau milieu des roches de granit et des genêts, voisin d’une source millénaire. Apprécié par les gens du pays et de la vallée, qui lui donneront le sobriquet de « Prieur des genêts », il se liera d’amitié avec un journaliste d’une rédaction parisienne venu enquêter sur son mode de vie. Il initiera de ses connaissances un jeune garçon du village qui héritera du prieuré et de sa terre, après l’avoir sauvé d’une mort certaine.

Un roman régional bouleversant qui vous plongera dans la vie des villages en haut Morvan.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ce livre est le premier roman de Pierre Grillot. Il est né au Creusot en région Bourgogne Franche Comté, sous le double regard des forgerons de l’acier et du marteau pilon. Mais aussi, sous celui de ce Morvan au paysage bosselé, fait de granit et de lacs, d’étangs et de forêts habitées de feuillus et de grands Douglas. C’est un roman régional, un roman de terroir qui se déroule en haut Morvan. Il a écrit cette histoire fortement imprégnée de tradition familiale. Il est aussi l’auteur de quelques poèmes. Photographe amateur, il reste passionné par l’argentique et le noir et blanc qu’il expose.

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Pierre Grillot

Le Prieuré des oubliés

ROMAN

A mon épouse Françoise

A mes enfants :

Frédéric et Sophie, Emmanuel et Chantal, Isabelle et Benjamin

petits enfants :

Pierre Alexandre, Louis, Rose Marie, Augustin

Mamy, et tous les miens

NOTE DE L‘AUTEUR

À vous qui allez lire ce livre, laissez-vous conduire au pays des braves gens, dont la vie simple, conviviale, généreuse et aimante, crée l’esprit si attachant de nos campagnes. Ici c’est le Haut-Morvan, et chaque personnage y vit sa vie, mais tous partagent le même attachement à leur terre. Dans ce pays, où il n’a que bon vent et bonnes gens, juste pour faire mentir celui qui a dit le contraire, son histoire est riche avec bien des secrets.

Lecteur, soyez celui dont je ne parle pas, et qui entre avec une certaine bienveillance dans l’intimité de mes personnages.

Chut ! Ne dites rien, ce sont eux qui respirent, qui vivent et qui vous parlent. Suivez-les, tout simplement.

Considération sur le chapeau morvandiau

C’est un chapeau bien usagé avec les bords qui font des vagues. Il a souffert du temps. Des taches ont maculé sa vieille toile qui a gardé en elle toutes les senteurs de la nature. Mais pour rien au monde, il ne voudrait s’en séparer. En entrant dans la « carrée », entendez par là, la pièce principale de la maison, il a sa place derrière la porte d’entrée, sur un vieux crochet dont l’extrémité se termine par une boule de bois fendue et lustrée. Enlevez-lui, et voilà notre gaillard amputé d’un morceau de lui-même. Désorienté, perdu, sans vue ni odorat, il ne sent plus la moindre odeur, et ne repère pas davantage dans les forêts de feuillus et de grands douglas, la plus fine trace de gibier. Son chapeau, c’est une seconde mémoire, qui cache dans ses replis son passé comme son présent. Avec lui, il peut tout. Sans lui, il ne peut rien. C’est comme une nuit de l’esprit. Alors je lui dis : Chapeau Monsieur ! Restez couvert, il vous va si bien votre vieux galurin.

1

Nous étions le 22 décembre, jour du solstice d’hiver. Le soleil était bas. Ses derniers rayons baignaient l’ancien prieuré d’une lueur de crépuscule violet. Les siècles avaient eu raison de ces vieilles pierres, et le lierre, maître des lieux, lui donnait un air de forêt vierge toute baignée de lumière. L’homme s’arrêta de marcher quand il arriva le long d’un éboulis de pierres qui bordait le chemin. D’un coup de rein, il rajusta son sac sur ses épaules, et d’un geste lent planta son bâton pour s’y appuyer des deux mains. Puis, relevant la tête il s’écria : « Le feu est dans le ciel ! C’est l’instant ! l’instant suprême je vous dis ! vous m’entendez ! » Le soleil, gonflé comme un énorme ballon, descendait doucement pour se poser délicatement sur le fil de l’horizon. Puis, jetant ses derniers feux, il devint rouge écarlate avant de disparaître derrière la colline comme si plus rien ne le retenait. Une dernière lueur rougeâtre s’offrit alors à la vue du vieil homme qui, s’étant relevé, brandissait son bâton à bout de bras en signe de joie et de remerciements.

Il chercha sa montre dans la poche de son vieux paletot, tira sur la chaine et regardant le cadran il marmonnât dans sa barbe : « 16 h 40, et dire que ça dure depuis… Bah ! Rien ne sert de compter vieil idiot, ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours à l’heure pour le spectacle, sacré vieux soleil ! » Il reprit sa route d’un pas lent et régulier, le dos légèrement vouté comme s’il eut à tirer une lourde charge. Il se tenait au centre du chemin, le regard fixé sur sespas.

L’air était vif, les nuages s’étiraient en larges traînées roses et la nuit commençait à tomber. Il s’engagea dans un chemin rocailleux bordé de murets en pierres sèches, rempli d’ornières et de caillasses. Ce sentier à mulet grimpe allègrement sur plusieurs centaines de mètres, avant d’aboutir en haut du massif, à proximité du vieux prieuré, où les taillis de cornouillers, les haies de coudriers, et les buissons de genêts à balais, forment des îlots de verdure qui s’éparpillent sur le sommet. De nombreux amas de rochers de granit métamorphosés par la nature, dont certains pèsent plusieurs dizaines de tonnes, émergent çà et là. Ils ont des formes si extraordinaires que la tradition populaire leur a laissé un nom : le Rhinocéros, le Sphinx, le Dolmen, D’autres, plus petits et bien ronds, sont à moitié enterrés, ce qui les fait ressembler à une colonie de tortues géantes en train de pondre.

C’est un promontoire rocheux haut de 680 mètres. D’ici, le regard plonge au plus profond de la vallée, et embrasse d’un mouvement de tête, tous les monts bleutés du Haut-Morvan. Là-bas, à la porte sud, tel un sphinx qui domine la vallée, c’est le Mont Beuvray, ancienne Bibracte, capitale des Éduens. Il dresse la tête, fier qu’il est du haut de ses 821 mètres, d’avoir fédéré sur ses larges épaules les peuples de la Gaule derrière Vercingétorix, pour aller guerroyer contre le grand Jules, plus connu sous le nom de César.

Plus loin encore, c’est le Mont Prenelay, qui ouvre ses entrailles pour laisser s’échapper l’eau vive, et donner ainsi naissance à l’une de nos plus belles rivières, l’Yonne. Et puis, fondu dans l’écrin de sapins et le turquoise de l’horizon, c’est le Haut Folin, qui culmine à 902 mètres. C’est dans ce lieu de paix, où rochers, sapins et feuillus, servent d’écrin à une source millénaire. Elle coule au centre d’un espace clôturé par un muret de pierres sèches, vestige de l’époque celtique. En ce temps-là, la religion primitive n’était autre que celle du culte populaire des sources. Cette fontaine, malgré son grand âge, n’avait pas encore connu la civilisation des nitrates et des déchets industriels. Son eau était réputée pour guérir les maladies de peau. Elle avait été dédiée à saint Roch vers1360.

Les légendes celtiques et l’Église primitive, ont réussi cette incroyable union qui les enracina toutes deux dans cette terre morvandelle. C’est ainsi que la foi chrétienne, mit fin au retour des divinités délaissées de la Gaule qui hantaient les esprits de ces chers Gaulois du pays Éduen.

La source était voisine d’un ancien prieuré cistercien, qui avait été jadis, une dépendance de l’abbaye de la Ferté-sur-Grosne, elle-même fille aînée de Cîteaux. Aujourd’hui, sous son habit de lierre, seul, subsistait comme témoignage pour le souvenir des hommes, qu’une partie de la chapelle avec ses murs des bas-côtés, un morceau du toit du chœur et de l’abside, ainsi qu’une voûte d’arêtes à plan carré qui reposait encore sur ses quatre piliers. Les restes du bâtiment, jouxtant la chapelle, et ayant abrité les frères, subsistaient encore grâce au concours de la divine providence.

Le vieux prieuré ne s’était pas remis des assauts révolutionnaires. Plus tard, un incendie provoqué par des fusées éclairantes allemandes ainsi que des tirs à l’arme lourde avaient sérieusement endommagé l’édifice.

Aujourd’hui il était pratiquement effacé de la mémoire des hommes. Ses fondations s’appuyaient sur des murs carolingiens encore visibles de la première église, et c’est, sur ces ruines romanes, aux racines carolingiennes et celtiques que le vieil homme avait élu domicile.

Dans la région, il était connu sous le sobriquetde

« Prieur des genêts, » en raison des haies de genêts à balais qui s’éparpillent sur le sommet du massif. L’été, tout se colore en jaune, alors, le vieux prieuré meurtri s’habille de lumière. Un domicile dont il est fier, le bougre. Si fier, qu’il se plait à raconter, à qui veut l’entendre, que des milliers de pèlerins se sont agenouillés dans sa cuisine, et que le Grand-Saint-Bernard en personne avait prié dans le noble lieu en août 1147. Il raconte aussi que ses nuits sont encore bercées par les psalmodies des moines, qui dorment sous les vieilles pierres condamnées, selon lui, à y chanter la gloire de Dieu jusqu’au jugement dernier.

Voilà vingt-cinq ans qu’il en était le maître des lieux. Depuis cette matinée de juin où il était revenu respirer l’air frais du pays sur les terres colorées de ses ancêtres. Il s’était planté là, tel un chien d’arrêt devant ces vieilles pierres et ces genêts en fleurs, relevant le nez, les narines grandes ouvertes, comme pour chercher à identifier une odeur, un parfum qu’il aurait oublié. Il était entré dans le bâtiment pour mieux partager son intimité et pour sentir son âme. Un frisson d’émotion lui traversa le dos. Il se tenait là, dans ce qui jadis avait été la nef. Arrivé dans l’abside, il en fit le tour, laissant traîner ses doigts sur les murs pour en sentir toutes les aspérités comme le ferait un aveugle avec les lettres d’un alphabet Braille. Puis, il se frappa la poitrine avec tant de force, qu’elle se mit à résonner comme une vieille barrique vide. Alors, il s’agenouilla en courbant la tête, et fit le signe de la Croix. Sa voix puissante résonna entre les murs délabrés du vieux prieuré : Père, Fils, et Saint-Esprit ! Après avoir invoqué la Sainte Trinité, il releva la tête, fixa un bout de ciel bleu qui s’offrait à lui à travers, le toit troué, puis, écartant les bras il s’écria :

« Voici mon lieu, ma demeure ! ici le grand serpent unit la terre et leciel.

Harmonie ! Harmonie ! Soyez loué Seigneur, loué par tous les saints, de m’avoir guidé jusqu’ici ! »

En ce jour du 25ème anniversaire où il avait élu domicile dans ce prieuré en ruine, il se souvenait. Oui, il se souvenait avec des larmes dans les yeux. Un bonheur ineffable baignait tout son être. Il se souvenait de ce jour béni en reniflant bruyamment, chassant son émotion à grands coups de travers de manches dans lesquelles il s’essuyait le nez. Toutefois, il ne pouvait contenir ses larmes. Elles roulaient ses larmes, roulaient, du bleu de ses yeux jusqu’à sa moustache, avant de se perdre dans sa barbe blanche qui lui donne, sous ce regard azur, un air si doux. Il ravala sa salive, cogna le sol de son bâton taillé dans un morceau de châtaignier centenaire, et s’avança au milieu des genêts. Puis, il vint s’installer sur un de ces rochers qui font la magie du site. D’ici, il pouvait contempler ce superbe échelonnement des monts qui s’of frait à sa vue sur 180°. Ah ! Il la sentait cette force qui l’avait attirée là-haut. Elle lui remuait les tripes comme des coliques après un litre de vin doux. Mais c’est surtout à son cœur qu’elle avait parlé. Il avait eu un vrai coup de cœur pour ce prieuré en ruine depuis qu’il était enfant.

Comme lui, le vieux prieuré était un orphelin. L’homme était connu à l’état civil sous le nom de Louis Paulet, fils adoptif de Julien Paulet, et de Leroy Marie son épouse. Le couple, Morvandiau de vieille souche, avait adopté l’enfant un soir de décembre, quand ces dames de l’Assistance publique, l’avaient apporté, emmailloté comme un paquet de Noël, couché dans un couffin tressé. Ce n’était pas Moïse, mais presque !

Il venait d’avoir six mois quand il fût baptisé à l’église du village. Originaire de la région Parisienne, il avait été abandonné dès sa naissance. Mais Louis ne chercha jamais à connaître sa véritable filiation. D’ailleurs, il s’en fichait. Pour lui, les Paulet étaient ses véritables parents, qui à défaut de lui avoir donné la vie, lui avaient donné de l’amour pour la vie. Julien son père, travaillait comme bûcheron débardeur dans les forêts morvandelles pour le compte de petits propriétaires forestiers et de scieries installées dans la région. Les Paulet avaient toujours résidé à la Vannière. Dans la famille, on était bûcheron de père enfils.

Ah ! Il en avait tiré des scies, frappé des cognées1 le Julien. Pensez donc, au début du 20 ème siècle, le Morvan livrait encore à Paris pas moins de 200 000 stères de bois de chauffage paran.

À 14 ans, le certificat d’études en poche, Louis avait quitté l’école pour accompagner son père, et l’aider à l’abattage et au débardage du bois. Déjà solide gaillard, il aimait cette vie rude au grand air, ces feux au milieu des clairières pour se réchauffer les os quand, en novembre, l’on commençait à abattre. Les casse-croûte copieux que l’on prenait entre gens de métier, avec à la main le couteau en belle corne, toujours rangé dans une des poches du pantalon. Le morceau de fromage de vache étalé sur une large tranche de pain, que l’on découpe par petits morceaux, avant de le piquer sur le bout de la lame pour la porter ensuite délicatement à la bouche. Ah ! C’est une cérémonie que celle du casse-croûte ! Les autres repas aussi d’ailleurs, à partir du moment où ils sont pris en forêt, entre sapins et feuillus, les fesses sur une bille de bois, ou le fond de culotte tourné du côté du feu que l’on allume pour y brûler petites branches et brindilles. Cette position stratégique a pour effet de voir le gaillard se secouer d’une jambe sur l’autre, pour donner de la fraîcheur au postérieur surchauffé, pourtant bien protégé dans une large culotte de velours.

Tout cela amusait le jeune Louis, qui le plus souvent était perché sur une pile de bois. De là-haut, il regardait le spectacle, tout en faisant tourner sa tranche de pain sur la pointe de son couteau, à la manière d’une hélice d’avion.

Pendant des années il seconda son père. Ensemble, ils allèrent de forêt en forêt, en empruntant ces chemins de terre qui vous emmènent à travers ce Morvan au relief bosselé, où s’entremêlent lacs et bocages, rivières et maisons de granit. Le père Paulet ne se contenta pas d’enseigner le métier à son fils, de lui apprendre les différentes essences de bois, ainsi que toutes les techniques d’abattage, de sciage, d’affûtage et de débardage. À comprendre les cycles lunaires, et l’art de couper le bois en bonne lune, quand la sève se concentre dans les racines, sorte de biorythme végétal. C’est vrai qu’il avait du métier le Julien. Chez les Paulet, la tradition et le savoir-faire étaient transmis depuis plusieurs générations.

Il l’initia aussi comme lui-même l’avait été de son père, à ce qu’il appelait « lire la nature ». Il lui répétait souvent :

« Lire la nature Louis, cela implique de la regarder avec amour, de l’aimer et de la respecter comme l’on doit aimer et respecter son prochain. »

Tout en parlant, il levait un bras en l’air en pointant son index vers le ciel, tandis que, de l’autre main il avait repoussé sa casquette sur le haut du crâne qu’il se grattait énergiquement. Louis avait bien compris que son père attachait beaucoup d’importance à la tradition orale.

–Souviens-toi fiston, là où elle s’éteint, les civilisations aussi !

Et c’est ainsi qu’il lui apprit à identifier les oiseaux et à reconnaître leurs chants, du superbe pic et pêche au Martin pêcheur, des grands oiseaux de nuit à la corneille commune. Mais aussi beaucoup d’autres animaux qui peuplent les forêts de ce Haut-Morvan. Il lui apprit à identifier leurs empreintes laissées sur le sol ou dans la neige encore fraîche, à poser des pièges, à sentir le vent, à écouter son chant. Comme les simples n’avaient pas de secret pour lui, il s’attacha à lui transmettre un maximum de ses connaissances. « Ce sont les plantes du Bon Dieu. Si tu ne sais pas les reconnaître à quoi te sert-elle la nature ? »

Il parlait, en pointant son index vers le sol, comme s’il s’agissait d’un grand tableau noir, montrant à son fils du bout de son bâton la plante à étudier.

Là, c’est la rencontre avec une achillée millefeuille, plus loin, c’est le boulot verruqueux et l’aubépine blanche, ou encore la bourdaine et l’aspérule odorante. C’est ainsi qu’il reçut l’enseignement des tisanes, des décoctions, des infusions, des poudres et autres compresses d’herbes. Mais ce qu’il affectionnait surtout c’était l’art du sourcier. Il aimait chercher l’eau une baguette de coudrier en mains, déterminer sa profondeur, son débit, savoir trouver la bonne source, imaginer son long chemin sous la terre. D’ailleurs, Louis, par l’enseignement de son père, était devenu un excellent sourcier, car doué d’une fine intuition et d’une grande sensibilité. Au fil des mois et des années, il reçut de son père adoptif un enseignement des plus précieux, une leçon de choses grandeur nature. Une somme de connaissances dont il était maintenant dépositaire, mais pas propriétaire. À son tour, le jour venu, il devra l’utiliser, puis la transmettre, à celui qu’il en jugera digne. Le père Paulet avait en plus de tout cela, un fabuleux cadeau à lui offrir, son don pour soulager et guérir par imposition des mains. Ça, c’est son bagage héréditaire qui ne se transmet chez les Paulet qu’entre hommes. Lui, le Julien, il le tenait de son père, qui lui-même, l’avait reçu de son père par son grand-père et son arrière-grand-père. Avant, le souvenir des générations restait incertain, et personne ne pouvait en donner l’origine. Ce savoir, cette force curative, c’était le « Plus » que le vieil Éduen des terres Morvandelles déposait entre les mains de son fils adoptif.

La pratique et les conseils ont fait le reste. Et c’est ainsi que Louis, par son père, est devenu lui aussi, au fil des ans, un magnétiseur reconnu et apprécié au pays des feuillus et des grands douglas. Tout ce savoir, il l’avait compris, et promit à son père que le moment venu, à son tour, il transmettra ses connaissances, afin que ce don puisse continuer son œuvre à travers d’autres générations.

1 Cognée : on l’emploie indifféremment pour petite ou grosse hache

2

Le village de la Vannière est blotti au creux de la vallée du Mesvrin, où la rivière du même nom, s’enroule paresseusement entre prairies et petits bois. Elle vient ainsi caresser comme un gros chat docile, les pieds des maisons de granit aux toits d’ardoises, avant de repartir en direction de l’Arroux sa grande sœur, pour lui donner la main, et faire avec elle un bout de chemin jusqu’à la Loire. Au village, Louis était un enfant que l’on aimait. Lui aussi aimait ces Morvandiaux aux visages rudes. Rude comme les frimas qui passent et mordent les monts, en glissant sur les espaces bleutés du vieuxpays.

Ce matin-là, le Julien s’était levé comme à son habitude vers 6 heures. Il avait préparé deux grands bols de café, taillé dans la miche de trois livres, deux larges tranches de pain qu’il avait copieusement tartiné d’un bon beurre du pays. Un vrai beurre, jaune et délicieusement parfumé, fait par la Francette Jeannin, dont la ferme est en queue de l’étang aux moines, à dix minutes des Paulet. Puis, comme à chaque fois, il alla frapper de son gros index charnu sur la porte de chambre de Louis en lançant :

–P’tit c’est l’heure ! Debout !

Le gamin apparaissait alors sur le pas de la porte en bâillant à se décrocher la mâchoire, les paumes de mains posées à plat sur le creux des reins, le thorax bien bombé, comme pour mieux se décontracter. Ils avalèrent le café et les tartines beurrées, et chacun passa devant la pierre d’évier pour se mouiller le visage avec un peu d’eau fraîche. Puis, chacun leur tour, ils se passèrent le peigne en corne dans les cheveux devant un bout de miroir cassé, accroché par une ficelle à un clou, planté dans le plâtre dumur.

Le père Paulet avait préparé dans une musette le repas de midi, et mis de côté un bon casse-croûte qu’il avait enveloppé à part dans une large serviette à carreaux.

C’était un casse-croûte typiquement morvandiau composé d’un saucisson, d’un bon fromage de vache et de plusieurs tranches de jambon. De ce jambon que le Julien avait salé en décembre de l’année d’avant, d’un cochon de 130 kg, acheté chez Camille Virot de la ferme des Marauds. Il avait séché tout l’été, pendu sous le tilleul, pour qu’il s’imprègne de son parfum et de ceux des forêts. De leurs parfums les plus subtils qui donnent au jambon du Morvan ce goût inégalable. Il était 7 heures en ce début mars, quand ils quittèrent la maison pour rejoindre une coupe dans le bois des Brosses, un travail à faire pour quelques moules de chêne. Des têtes débitées le mois dernier, et qu’il fallait finir d’empiler. Sans compter la charbonnette qu’il restait à trier, et un bon paquet de branchages et de brindilles à faire brûler.

Julien sortit la mule de l’écurie. Il l’avait surnommée

« Papillote », car elle était arrivée chez les Paulet une veille de Noël, achetée à un gars de la vallée qui venait d’en hériter de son père, avec une maison, et un bout de terrain à deux kilomètres de la Vannière.

De retour avec elle, payée rubis sur l’ongle, le père Paulet s’était arrêté à l’épicerie du village pour y acheter trois grosses poignées de ces friandises avec lesquelles l’on remplit les chaussures des enfants à Noël. Ils les avaient bourrées dans la sacoche qui était sanglée sur le dos de l’animal. Arrivé à la maison, il en lança deux grosses poignées en l’air en criant :

–Joyeux Noël !

Et voilà comment la brave mule reçut le nom délicieux de Papillote.

Il rangea dans les sacoches installées sur ses flans la nourriture, puis y fixa solidement l’outillage dont ils auraient besoin. Juste ce qu’il fallait emporter pour le travail du jour, c’est-à-dire une hache, une fourche et la grande scie. Papillote connaissait tous les chemins à dix kilomètres à la ronde, celui qui allait la mener aujourd’hui à la coupe du bois des Brosses était son préféré.

Après avoir gagné la combe et longé le bois Lavault par un chemin caillouteux bordé de genêts et de petits châtaigniers, ils arrivèrent à proximité de la ferme des Marauds près de l’étang aux Moines, d’où ils aperçurent Camille Virot qui était en train de donner à manger à ses chiens. Ils échangèrent un salut sans même se regarder, juste en levant un bras au-dessus de la tête. Puis ce fut le fameux raidillon que le père Paulet se plaisait à appeler « le coup de cul ». Il grimpe sur un bon kilomètre, parsemé de gros cailloux qui freinent la progression.

Papillote avançait en hochant la tête, précédée du Julien qui, s’appuyant sur son bâton, la tirait par la bride. Louis se tenait à l’arrière en tapotant de temps en temps la croupe de l’animal avec sa baguette de coudrier. Ce geste n’avait rien de méchant, il était fait par habitude, et non par besoin. D’ailleurs, Papillote avançait sur ce chemin caillouteux et couvert d’ornières, avec la régularité d’un métronome.

Arrivés vers la source des deux chênes, altitude 600 mètres, un peu avant la crête, ils s’arrêtèrent un instant pour reposer la mule afin qu’elle boive de cette eau fraîche, qui gargouille joliment entre les deux grands arbres. Ces deux géants, gardiens des lieux, à la taille impressionnante, avaient dû voir dans leurs jeunesses, passer les chevaux de Mandrin avec sa bande et sa cargaison d’or, après que le célèbre bandit eût rançonné selon l’histoire, le receveur du grenier à sel d’Autun.

Quand Papillote eût terminé ses larges lampées d’eau fraîche, elle secoua la tête en signe de satisfaction. Elle boit toujours en premier, par respect pour l’animal et des efforts qu’il fournit. Puis les hommes se désaltérèrent à leur tour de quelques gorgées, tout en se frottant le visage pour mieux se rafraîchir.

Après quoi, relevant la tête, le père Paulet s’écria :

–Louis ! Viens ici, et regarde en bas. Louis s’approcha sur le bord du chemin jusqu’à la limite du fossé. Son regard plongea par-dessus les rangées de jeunes sapins plantés sur le versant, pour aller se perdre au fond de la vallée. Là-bas, l’étang aux Moines émergeait d’une trouée de brume toute habillée de rouge et d’or que le soleil, qui venant juste de décoller de l’horizon illuminait de son feu. Son eau tremblotait doucement sous l’effet d’une légère brise où venait se refléter toutes sortes de couleurs. De là-haut, le vieil étang ressemblait à un kaléidoscope géant.

Les deux hommes s’étaient remis en marche. Le soleil dans son ascension vers le zénith continuait à jouer les artistes, en brossant de ses éclats rougeoyants les autres couleurs de cette belle campagne, encore enveloppée par ce petit matin, de sa grande écharpe de brume. Le convoi progressait au pas. Il arrivait maintenant en vue du bois des Brosses situé pour une part, sur la partie pentue du versant, pour venir s’étaler ensuite sur le sommet du mont. Sa limite étant marquée par l’intersection de deux chemins forestiers. À cet endroit, l’un des chemins offre l’avantage d’être bien stabilisé, ce qui le rend confortable pour les chars à débarder, et surtout pour les bêtes qui les tirent.

Il rejoint le village de la Vannière par l’autre versant pour aboutir à deux pas de la propriété des Paulet.

Cet itinéraire n’est utilisé que pour redescendre dans la vallée. Bien qu’un peu plus long, il a un faible pourcentage de pente en raison d’une série de lacets qui réduisent forte ment sa déclivité. C’est un chemin paresseux qui se tortille entre les feuillus et les grands sapins. Il est bordé de hauts talus qui, en ce début mars, s’habillent des premières cou leurs des jeunes pieds de primevères sauvages. Jolies petites fleurs aimables, tâches multicolores qui viennent chanter la vie jusqu’au bord de la rivière, que le chemin surplombe par endroit, de petits ponts de bois, faits de rondins en sapin. Puis, il devient plus sombre quand il s’enfonce entre les plantations des grands douglas. Ils sont comme de longs bras tendus vers le ciel, que le soleil pénètre en projetant entre leurs troncs de longs rayons de lumière.

L’itinéraire du matin par le sentier à mulet est nettement plus court. Mais il est fait pour des gaillards aguerris et qui ont du jarret. Pensez donc ! La pente atteint par endroits 12 %. Mais alors quel spectacle. ! Il offre aux courageux grimpeurs une vue imprenable sur la vallée, bordée à l’horizon par les monts bleus turquoises du Haut-Morvan.

Ils ont le dos tout rond, comme pour se faire discrets, derrière lesquels se glisse par temps clair le Puy de Dôme, qui relève sa tête bien sombre, comme un grand frère pour une photo de famille. Pendant que vous grimpez, vous ne pouvez pas vous empêcher de contempler ce panorama merveilleux, tout en faisant attention, puisqu’il vous faut aussi regarder où vous mettez les pieds, et la mule ses sabots.

Tout cela vaut bien son pesant d’une bonne suée, et de quelques douleurs aux cuisses.

Arrivés à pied d’œuvre, ils débarrassèrent Papillote de son chargement, avant de l’attacher par la bride autour d’un jeune tronc de hêtre, à deux pas d’un bosquet de grandes fougères, que le soleil, déjà plus brillant, commençait à parsemerd’or.

Après quoi, le père Paulet commença à tailler en pointe quatre pieux qui lui serviront à maintenir solidement les extrémités de son tas de bois, qui doit être parfaitement à l’aplomb. Avec sa cognée affûtée comme un rasoir, il faisait gicler de larges copeaux qui tombaient avec une précision d’horloger. Le pieu présentait maintenant quatre belles faces blanches et régulières sous les coups de hache du Julien. Avisant alors que le sac de nourriture était resté posé sur une bille de chêne ildit :

–Fiston ferme bien le sac, car le goupil pourrait bien nous l’emporter. Il le ferait si vite, que nous resterions plantés là comme deux ballots ! Mets aussi le casse-croûte au pied des fougères, et n’oublie pas de coucher le litre de vin dans l’eau fraiche du ruisseau !

Louis s’exécuta. Il plaça le casse-croûte dans la fraîcheur des herbes, et s’éloigna d’une vingtaine de pas pour aller placer le précieux liquide dans la fraîcheur du petit ruisseau, dont les gargouillis chantaient entre les galets.

En bas, dans la vallée, le vieux clocher de la Vannière venait de sonner neuf heures. À l’écho de la vieille cloche paroissiale baptisée Geneviève, et bénie en 1820 par l’Évêque d’Autun, le Julien répondit

–C’est l’heure du casse-croûte !

Les neuf coups du clocher envolés de la vallée, étaient montés en sons feutrés jusqu’au bois des Brosses. Mais le Julien qui a l’oreille fine les avait entendus. Ils étaient maintenant tous les deux assis à califourchon sur une bille de chêne, en train de tailler avec leurs couteaux de poche, dans le jambon et le fromage de vache.

Nos gaillards, solidement installés se rinçaient le gosier d’un petit blanc de pays, toutefois coupé d’eau fraîche. Ils portèrent chacun leur tour la bouteille à leurs lèvres, comme des joueurs de clairon Le casse-croûte terminé, ils se remirent au travail. Pendant que Julien empilait son bois, Louis revigora le feu allumé une heure avant, sur lequel il jetait les résidus de coupe après les avoir rassemblés en petits tas. Il les piquait avec sa fourche à quatre dents qu’il levait haut par-dessus sa tête comme un étendard, avant de les déposer sur la braise. Le feu crépitait subitement comme une crécelle, et une volée d’étincelles s’échappaient au-dessus des flammes, pour retomber ensuite en virevoltant dans l’air comme de petits papillons incandescents. L’air était doux. Les odeurs de la forêt se mélangeaient agréablement à celles des résineux que la chaleur du feu libérait.

Après ce dur labeur matinal, Louis jetant un œil sur le soleil qui était haut dans le ciel dit à son père :

–Il n’est pas loin de midi !

–Tout juste fiston ! Répliqua le père Paulet, qui avait tiré sa montre gousset accroché par sa chaîne, juste en dessous de sa large ceinture de flanelle qui lui faisait le tour des reins.

L’heure du repas avait sonné. Ce repas pris à même le sol, près du feu, où ils avaient posé contre la braise chaude leurs gamelles remplies d’un bon ragoût de pommes de terre. Après un bref bénédicité que le père Paulet ne manquait jamais de dire, le repas pouvait commencer. Ces temps de détente autour du repas étaient souvent l’occasion pour discuter des choses de la vie. Louis alimentait ainsi ses connaissances du savoir de son père, et enrichissait sa vie des expériences vécues. Aujourd’hui, le père Paulet expliquait à son fils comment il avait guéri le père Voisot d’un méchant zona à laface.

Les prières de guérison, Louis en connaissait déjà un certain nombre, que ce soit celles pour les fièvres, les maux de tête, les brûlures, ou la fièvre aphteuse. Une des premières que son père lui enseigna, quand il l’accompagnait encore tout jeune adolescent, dans les étables des fermes alentours. Et là, au fond des écuries, ayant pour seul éclairage qu’une pauvre ampoule jaunie à souhait, il l’entendait marmonner des mots incompréhensibles au nez des vaches, en leur faisant des signes de croix sur le museau.

À ce sujet, il avait encore en mémoire ce jour vers midi, quand Camille Virot de la ferme des marauds, rentra comme un fou dans la maison des Paulet en criant :

–Viens Julien, viens vite ! Viens vite voir mes vaches !

–Quoi donc ! dit l’autre, elles n’arrivent pas à vêler ?

–Non pas ça ! J’ai la Roussette qui bave comme une cinglée ! Pire que nos escargots après l’orage !

Eh bien, ce jour-là, le père Paulet gagna sur le mal, et la vache fut guérie.

–Entends-moi bien Louis ? L’étable du père Virot et la fièvre de sa vache, c’était l’œuvre du malin, d’un jeteur de sorts ! Celui qu’il ne faut jamais regarder. Si tu le croises, vaut mieux baisser ton regard sur le nez de tes chaussures. C’est comme ça que l’on règle ses comptes chez nous en Morvan Aucune créature ne trouve grâce à ses yeux. Maladies du corps, maladies de l’âme, rien ne l’arrête. Surtout pas les éléments, il s’en sert. !

Louis l’écoutait tout en mordant dans sa pomme qui terminait son repas.

« Ah ! Le zona du père Voisot ! Il était tenace la charogne » répétait son père, tout en essuyant sur sa cuisse, les deux faces de la lame de son couteau qu’il rangea délicatement dans une poche de son pantalon. À la fin du repas il n’oubliait jamais de dire à son fils : « Retiens par cœur ce que je te dis, ne l’oubliepas »

Avec lui, c’était toujours le moment pour rabâcher, et rabâcher encore, ses prières secrètes, ses oraisons, ses conjurations, dans les oreilles de son fils pour qu’il ne les oubliepas.

Le travail avait repris. Julien s’était écarté un instant pour soulager sa vessie au pied d’un jeune sapin, tandis que Louis donnait une ration d’avoine à Papillote, ration apportée le matin même dans unsac.

Soudain, il entendit son père qui se mit à râler. Des cris rauques, qu’il tentait de contrôler en tirant sur le col de sa chemise pour mieux respirer.

Puis, il le vit s’effondrer.

–Papa ! Papa ! ça ne va pas cria Louis.

Le père Paulet était tombé à terre, le nez enfoui dans l’humus. Ses mains avaient griffé le sol. Elles s’étaient refermées en retenant dans chacune d’elle, une poignée de mousse et de joli terreau. Il se précipita et retourna le corps de son père sur le dos, lui saisit un poignet pour sentir son pouls. Il ne le sentait pas. Alors il mit son oreille contre sa poitrine pour écouter son cœur, mais il ne l’entendait pas ! Plus rien ! Son visage était d’une blancheur extrême, et ses yeux largement ouverts fixaient le ciel, comme pour mieux regarder une dernière fois la cime des grands arbres qu’il aimait tant. Alors Louis eut un étrange pressentiment, en même temps qu’un frisson glacé lui traversait le corps. Il venait de réaliser subitement que son père étaitmort.