Le quatrième livre - Mokhtar Chaoui - E-Book

Le quatrième livre E-Book

Mokhtar Chaoui

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Beschreibung

"Le quatrième livre" raconte l’histoire de Mehdi, un jeune campagnard au Maroc, chargé par trois sages d’une mission spéciale : nettoyer les trois livres sacrés de toute incitation à la violence et créer un nouveau texte. Pour réussir, il doit d’abord comprendre la vie et l’humanité. Son parcours est semé d’embûches, mais sa détermination reste inébranlable malgré ses péchés et ses erreurs passées. Parviendra-t-il à rédiger cet ouvrage révolutionnaire ? Et quel sera son message ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Connu pour ses écrits incisifs, sarcastiques et provocateurs, Mokhtar Chaoui a un style qui lui est propre, associant le réalisme au merveilleux, le sérieux à la dérision et la dévotion au blasphème. "Le quatrième livre" est son neuvième roman.

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Mokhtar Chaoui

Le quatrième livre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Mokhtar Chaoui

ISBN : 979-10-422-2990-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Au fond, chaque religion est une religion d’amour pour ceux qu’elle englobe, et chacune est prête à se montrer cruelle et intolérable pour ceux qui ne la reconnaissent pas.

Sigmund Freud,

Psychologie collective et analyse du moi

B comme « Blasphème »

Chaque fois que des personnes sont interpelées par des idées qui les dépassent, elles les déclarent blasphématoires.

Mehdi était un trublion. Sixième dans la lignée, il incarnait le chiffre maléfique que son père abhorrait. Ce dernier ne jurait que par le 7. 7, chiffre béni de toutes les religions et confréries. Haj Abdessalam, le morchid, guide spirituel de l’une des multiples zaouïas qui pullulent au Maroc, n’arrêtait jamais de glorifier ce chiffre devant toutes les assemblées. Il ressassait tellement le même laïus que Mehdi finit par l’apprendre par cœur. Pouvait-il en être autrement ? Le maître obligeait toujours son fils à s’asseoir à sa droite et à s’abreuver de son savoir. Le petit en avait bu jusqu’à la lie, jusqu’à l’écœurement.

Aussi longtemps que Mehdi vivrait, il verrait son père assis en tailleur, entouré de tous ceux qui n’assistaient aux séminaires que pour quémander des bénédictions ou des faveurs. À chaque sermon, le morchid débutait par la même question :

« Savez-vous pourquoi Allah a béni le chiffre 7 ?

— Non, maître, répondait l’auditoire alors qu’il connaissait la réponse. »

Le père n’en était pas dupe, mais en bon tartuffe qu’il était, il remâchait sa litanie en psalmodiant : Alors, rappelle, car le rappel est bénéfique pour les croyants. Et les voilà tous embarqués dans une énième volubilité sur le chiffre 7 :

« Au nom d’Allah, le Très Clément, le Très Miséricordieux. Prières et paix soient sur son Prophète Mohamed, sa famille et ses compagnons.

Chers frères en Allah ! Rien n’est gratuit dans le saint Coran. Tout y est messages tantôt patents, tantôt latents. Seuls les initiés arrivent à les décoder. Allah ne laisse rien au hasard. Tout est cohérent et harmonieux dans Son livre, même lorsqu’il s’agit des chiffres.

Admirez avec moi les messages cachés derrière le chiffre 7 : Allah a créé 7 cieux. Lors du pèlerinage, nous effectuons 7 tours de la Kaaba, parcourons 7 fois le chemin entre Safa et Marwa et lançons les cailloux sur Satan 7 fois. Un bon musulman doit toujours se prémunir des 7 péchés majeurs. Les jours d’Allah sont au nombre de 7, ainsi que les couleurs. Le 7 est le deuxième chiffre le plus répété dans le Coran, après le 1 qui se réfère à l’unicité d’Allah. Al-Fatiha, la première sourate du Coran, est composée de 7 versets, et de 21 lettres, soit 7 × 3. Les lettres “A”, “L” et “H” dans cette sourate sont repris 49 fois, soit 7 × 7. Allah nous informe dans sourate Al-Hijr que les portes de Jahannam (l’Enfer) sont au nombre de 7. Ce terme même de Jahannam est répété 77 fois, soit 7 × 11. Nous remarquerons aussi que… »

Haj Abdessalam continuait ses démonstrations pour parachever avec la même prière : « Bénis soient ceux qui auront sept enfants, et béni soit le septième ! »

Mehdi, tête baissée, refaisait le compte avec ses doigts pour savoir où il en était. Il le savait bien sûr, mais il recalculait, par dépit, par amusement : « Voyons donc, se disait-il. Si je compte mes cinq sœurs, je suis le sixième. Avec mes deux frères décédés, je deviens le huitième. » Malgré toutes les pirouettes mathématiques, le chiffre béni se refusait à lui. Alors il terminait ses spéculations par la même exclamation : « Toz sur toi ô chiffre 7 ! »

Être le sixième enfant était un blasphème. Mehdi était l’incarnation de la naissance blasphématoire. Son père n’arrêtait pas de le lui rappeler chaque fois que le petit le décevait, et il le décevait souvent : « Ce n’est pas Mehdi que je devais te prénommer, mais Ibliss. » Mehdi était Ibliss, le Lucifer de la famille.

Les deux premiers fils que Haj Abdessalam eut plus tôt, et qu’il prénomma Mohamed, moururent en bas âge. Pour conjurer le sort, et parce qu’il avait trop attendu le suivant, il le baptisa autrement. Non seulement Mehdi survécut à la fatalité, mais il fut toujours en très bonne santé. Il avait fallu que sa mère enrobât ses mamelons de piment pour qu’il cessât de s’en saisir et de les assécher. Il allait sur ses trois ans quand il fut, de force, sevré. C’était sûrement grâce au lait maternel que les maladies changeaient de trottoirs lorsqu’elles le croisaient. Tout le contraire de son frère Youness qui lui succéda et qui tombait souvent malade, bien qu’il soit né sous la sainte et bénie septième étoile.

Quelques années plus tôt, le patriarche désespérait d’avoir un garçon. Il l’attendait comme l’on attendait le Messie. La mère de Mehdi, après la mort de ses deux premiers garçons, n’enfanta que des filles. Il aimait les filles, le père ; là n’était pas la question, mais il priait sans discontinuer pour qu’Allah le gratifiât d’un garçon, un seul. Il était impératif qu’il en eût un pour que sa confrérie perdurât. Comme il prenait de l’âge, et qu’un mâle ne pointait toujours pas son museau, on lui suggéra de convoler en secondes noces. Un disciple qui avait trois épouses, qui passait son temps à forniquer et à procréer, qui vivait de son champ de cannabis et qui lorgnait une honorabilité, lui offrit sa fille Fatima qui venait à peine de boucler ses quatorze ans. Haj Abdessalam ne se laissa pas prier. Rahma, sa première femme, avala son humiliation. Dans le silence de l’abaissement, elle ourdit sa vengeance. Y a-t-il plus terrible vengeance que celle d’une femme humiliée, qui plus est a déjà enfanté deux garçons, mais que le Bon Dieu a rappelés à lui ? Dans certaines contrées, enfanter des filles est pire que d’être stérile. Rahma ne l’entendait pas de cette oreille et décida de damer le pion à la nouvelle conjointe qui était plus jeune que la benjamine de ses cinq filles. Elle réactiva son arsenal de séduction, se rapprocha de son époux comme au temps des premières amours et ordonna à son corps de confectionner un garçon.

Et le miracle fut.

Mehdi fut conçu dans un ventre mortifié et vindicatif. Un an plus tard, pour raffermir sa victoire, Rahma donna naissance à un deuxième garçon : Youness, l’heureux septième que le père reçut comme le vrai élu d’Allah. La pauvre Fatima se retrouva, à seize ans, reléguée au rang d’épouse-servante qui s’occupait des enfants de la reine mère. Elle se résigna à vivre comme épouse reléguée, mais surtout comme domestique.

Entre Youness et Mehdi, c’était le ciel et la terre. Le premier était l’écoute, la sérénité, le respect et la discipline ; le second l’irrévérence, l’opiniâtreté, l’indifférence et l’indiscipline. Le cadet, bien que de santé fragile, avait l’esprit alerte et assimilait avec une facilité déconcertante tout ce que le père lui inculquait. L’aîné se refusait à tout enseignement. La fierté que témoignait le père à Youness n’avait d’égale que la désolation que lui causait Mehdi. L’impertinence de celui-ci n’arrangeait jamais les choses. Il lui arrivait souvent de remettre publiquement en question les notions que sa raison réfutait. Gravissime erreur de la part d’un apprenti, un mourid de surcroît. Chez les soufis, on ne conteste jamais les paroles du morchid ; on les sirote à petites gorgées, on les laisse macérer dans le palais, on entrouvre les lèvres afin d’en aspirer la spiritualité, on les expire par les narines pour faire circuler les arômes de chaque mot entre la bouche et le nez, puis on les absorbe à petites doses pour qu’elles imbibent bien le gosier, les veines, tout le corps et surtout l’esprit. Ce n’est qu’ainsi et pas autrement qu’on s’en imprègne. Toute parole qui n’a pas traversé le corps n’atteindra jamais l’esprit, encore moins l’âme. Chez les soufis, le mourid ne conteste point ; il écoute religieusement, assimile autant que ses capacités intellectuelles le lui permettent et applique sans rechigner. Si les paroles du maître paraissent parfois illogiques, insensées, voire hérétiques, c’est que le mourid n’a pas encore atteint la maturité requise pour la compréhension des sens cachés.

Mehdi se faisait rabrouer chaque fois qu’il émettait une objection déplacée. Tant qu’il l’osait dans l’intimité de la famille, son père se contentait de soupirer, de l’admonester et de s’en remettre à Allah. Un jour, le trublion commit l’impardonnable. Il avait dix-huit ans déjà. Alors que Haj Abdessalam, flanqué de ses deux fils, ressassait son inéluctable oraison sur la sacralité du chiffre 7, Mehdi l’interrompit avec une insolence qui laissa pantoise toute l’assistance. Il s’exclama, sans crier gare, sur un ton ironique et une moue sarcastique : « Mais tous les chiffres deviennent sacrés quand on décide de les sacraliser. »

Interloqués, les mouridines baissèrent la tête. Youness ne sut où se mettre. Un silence mortuaire s’abattit dans la zaouïa. Le maître tança son fils d’un regard noir, fit semblant de n’avoir rien entendu et s’apprêta à continuer son discours lorsque Mehdi surenchérit, le défi dans les yeux, l’impertinence dans l’attitude et le sarcasme dans la voix :

« Prenons un chiffre au hasard. Le 4 par exemple. L’entité divine, DIEU, est exprimée en 4 Lettres. Le prénom de son Prophète préféré, MO-HA-ME-D, est décliné en 4 syllabes. Il se déplaçait à cheval ou en chameau (des bêtes à 4 pattes). La Prière s’effectue en 4 positions : Debout – Incliné – Prosterné – Assis. La prière de l’absent, elle, se fait en 4 takbirs. La Kaaba a 4 façades. Il y a 4 saisons par an : Hiver – Printemps – Automne – Été. Nous vivons avec 4 éléments matériels : Terre – Eau – Vent – Feu. La nature est composée de 4 goûts : Sucré – Salé – Acide – Amer. Le corps humain est composé de 4 parties : Tête – Tronc – Ventre – Membres. Les mules les plus robustes s’appellent de nos jours les 4x4… etc. Vous voyez ! Sacraliser les chiffres est un jeu d’enfants… »

Haj Abdessalam n’en revenait pas. Youness devint blême et le public fit exploser son indignation : « Comment oses-tu interrompre le maître, qui plus est ton propre père ? » s’écria le premier ; « Comment oses-tu mettre en doute le culte des chiffres sacrés ? » s’offusqua le deuxième ; « Comment te permets-tu une telle insolence ? » apostropha le troisième ; « Il doit sûrement porter en lui les germes de Satan », trancha le reste. Mehdi avait blasphémé. Il était le blasphème. Le verdict était tombé. Il fallait se prémunir, punir, purifier. Tout le monde exigea le plus exemplaire des châtiments.

Immédiatement, Haj Abdessalam assigna son fils à résidence. Et quelle résidence ! L’étable de la ferme. Le maître avait insisté pour que la rééducation de l’hérétique se fasse en compagnie des bêtes, plus dociles que lui, disait-il. Mehdi avait droit à un seul repas par jour, si l’on considère qu’une bouteille d’eau et un morceau de pain sec constituent un repas. Sa mère n’avait pas le droit de le voir ni aucun autre membre de la famille d’ailleurs. L’ordre fut donné pour que l’insoumis restât reclus jusqu’à ce qu’il se repentît. Mehdi ne le fit guère, non pas par effronterie, mais parce que la compagnie des bêtes se révéla trente-six mille fois plus douce que celle des humains, dussent-ils être de la famille. Il était heureux de humer la bouse des vaches, le fumet du foin, la fragrance de la fange, les expirations des chèvres et les senteurs de sa solitude. Il se purifiait l’âme, mais pas dans le sens voulu par son père. Pendant ce temps, ce dernier plaça Youness à sa droite.

Des jours s’écoulèrent sans que le blasphémateur manifestât la moindre repentance. Il passait son temps à méditer, allongé sur des bottes de foin ou prenant soin de ses animaux de compagnie. Il eut une telle sensation de calme et de sérénité qu’il oublia les mauvaises odeurs. D’ailleurs, y a-t-il plus mauvaise odeur que celle de l’humain ? Entouré de vaches, de chèvres et de poules, jamais le monde des hommes ne lui avait semblé si faux, si insignifiant, si lointain. Les jours paraissaient longs et lourds néanmoins.

Malgré l’interdiction, la mère, les sœurs et Fatima se relayaient pour lui apporter de quoi se sustenter. Elles se contentaient de déposer le plat au pied de la porte. Un soir, Mehdi profita du passage de Fatima pour lui réclamer quelques livres qu’il cachait au fond de son armoire, ceux-là mêmes que le père qualifiait d’écrits de perdition. Avec la méditation et la lecture, il n’avait plus besoin de personne. Il avait une totale confiance en Fatima. Entre lui et elle, les rapports étaient spéciaux, ambigus. Des souvenirs d’elle en train de le bercer, de le changer, de le laver, de l’embrasser, de le caresser, de lui chanter des mélopées s’invitaient parfois à ses méditations et les embaumaient d’effluves exaltants. Fatima n’était pas pour lui une simple belle-mère, elle était l’incarnation de la femme douce et avenante. Il savait qu’elle projetait sur lui sa maternité inaccomplie, il savait qu’elle endurait les pires allégations pour sa prétendue stérilité, il savait aussi, pour l’avoir entendue, qu’elle pleurait, seule, la nuit, dans son lit froid. Il aurait aimé la consoler, la prendre dans ses bras, la soulager comme elle le faisait quand il était petit. Lui rendre un peu d’amour qu’elle lui avait donné lui semblait un devoir, une mission.

Toutefois, fallait-il qu’il le lui rendît de cette façon ?

F comme « Fatima »

Était-ce une malédiction que les femmes de son village n’accouchent que de filles ? Personne n’y comprenait rien. D’aucuns prétendaient que le lieu était hanté par des farfadets féministes de la pire espèce, hostiles à toute masculinité ; d’autres que l’eau de la rivière, qui divise le bourg en deux, gâtait les chromosomes masculins ; les troisièmes avançaient que le vent de l’est qui se lève continuellement pénétrait les entrailles des femmes et rendait misandres leurs ovules ; les quatrièmes étaient sûrs que le pollen que dégageaient les champs de cannabis ramollissait le sperme des hommes ; les cinquièmes répétaient qu’avec cette kyrielle de filles, la bourgade est un futur bordel à ciel ouvert ; les plus pieux soutenaient que c’était là un signe de la fin des temps : « Le monde périra lorsque la terre n’abritera que des femelles », disaient-ils. Chacun y allait de ses suppositions, de ses spéculations, de ses stupidités. Chaque fois que le monde va mal, c’est la faute aux femmes. Une hérésie devenue vérité, même dans les sociétés dites civilisées. Que dire d’un douar perdu, allongé, tel un clochard éthéromane, sur le flanc oisif d’une montagne morphinomane, à mi-chemin entre Chaouen et Ouazzane, balayé par le vent de la paresse, oublié par l’histoire, snobé par le Makhzen, méprisé par les compatriotes et damné par les dieux.

Les sages du village, c’est-à-dire les marabouts, n’avaient jamais compris cela. Ils ne cessaient de réclamer des offrandes, de plus en plus d’offrandes, de préférence en espèce sonnante et trébuchante, pour que le bon Dieu veuille bien, arguaient-ils, leur épargner cette calamité. Bien des poules, des moutons et des vaches furent sacrifiés sur les autels des multiples mausolées. Rien n’y faisait. Chaque fois, on se réveillait sur la naissance d’une myriade de filles pour une poignée de garçons. Pour conjurer le mauvais sort, la plupart des coqs blasés culbutaient dans leurs poulaillers, selon des poses bien définies, une deuxième, une troisième, voire une quatrième poularde. Tous copulaient autant qu’ils le pouvaient en espérant que leurs compagnes engendreraient des mâles. Si par chance un poussin aux allures viriles pointe le bout de son nez, c’est le coquet qui est immédiatement promu au grade de coq royal et gratifié de la particule Sidi. Les poulettes, elles, demeureront de simples ouvrières au service de la fécondité.

Fatima naquit dans cette contrée qui vivait depuis des siècles sous le joug des privations, de l’ignorance et de la superstition ; une contrée où la valeur d’un garçon équivalait à un trône et celle d’une fille à une crotte. Elle n’eut pas le temps de vivre. Offerte à l’âge de quatorze ans à Haj Abdessalam, elle passa de l’insouciance d’une enfant à la responsabilité d’une épouse. Elle entendit un jour son père dire à sa mère que la femme du morchid n’enfantait que des filles, que les garçons sortis de son ventre périssaient en bas âge, et que c’était là une aubaine qu’il fallait saisir, une bénédiction d’Allah que de se lier par alliance à la famille du Haj : « Écoute, femme ! insistait le patriarche, Fatima épousera Haj Abdessalam, un point c’est tout. Je deviendrai alors le grand-père du futur morchid de la zaouïa. Tu comprends ça ? Tout le village sera contraint de me respecter. Il m’honorera bezzez. » La mère ne répondait pas. Le pouvait-elle ? Elle fut sommée de préparer sa fille à devenir femme. « Obéissance, obéissance, obéissance au mari, hors cela point de salut. Une femme bénie est celle qui obéit à son mari. Une femme respectable est celle qui se soumet à son mari. Une femme sainte et celle qui satisfait son mari ». Tel était le leitmotiv qui ne quittait jamais la bouche de la mère. Fatima n’avait pas droit à une parole interrogatrice, à une objection libératrice ou même à une pensée désapprobatrice. Lever les yeux équivalait déjà à une rébellion, un sacrilège. Une femme baisse toujours ses yeux devant ses parents et surtout son époux. Ce sont les effrontées, les mal éduquées, les pas éduquées du tout qui osent soutenir le regard des hommes. À quatorze ans, les parents posèrent les œillères à Fatima et lui intimèrent l’ordre de ne pas voir au-delà de son nez.

Le jour venu, le père la prit par la main et la déposa, tel un présent, entre les jambes de Haj Abdessalam. Pour l’enfant, Moulay Abdessalam était un jeddou, un grand-père ; le voici qui se métamorphosa en mari. Elle n’était pas là pour être sa femme, mais la génitrice du futur prince héritier. Le morchid apprécia l’offrande. Il ne fut jamais brutal ni injuste. Il lui arrivait même de se sentir honteux d’avoir pris une petite fille pour épouse ; toutefois ses scrupules se diluaient rapidement au contact du corps fluet, cependant chaud, duquel il soutirait le remède contre ses rhumatismes. Fatima prit son mal en patience et finit par se résigner. Elle ne détestait pas son mari, elle lui était même reconnaissante de l’avoir initiée à la lecture. Haj Abdessalam répétait toujours que la mère du futur guide devait être, elle aussi, une savante. Fatima connaissait déjà quelques notions d’écriture et de lecture apprises à l’école primaire. Elle était très fière d’atteindre le collège, chose rarissime pour les filles du douar où les parents pensent les marier au lendemain de leurs premières menstrues. La déception de Fatima fut incommensurable quand son père décida de la sortir du collège pour la marier. Être la femme d’un morchid est le plus noble des apprentissages, lui asséna-t-il lorsqu’il la surprit pleurant de ne plus pouvoir poursuivre ses études. Haj Abdessalam fut un bon maître. Il permit à sa deuxième épouse d’accéder à sa bibliothèque qui ne contenait que les livres sur l’islam et le soufisme. Fatima s’en accommoda. C’était mieux que de rester des journées entières à se tourner les pouces, surtout les premiers mois durant lesquels elle fut traitée comme une princesse. Elle lisait tout ce que ses petites mains attrapaient. La bibliothèque croulait sous les livres soufis. Cela allait de Jalal-Eddine Rûmi, jusqu’à Hamza Qâdiri Boutchichi, en passant par Al-HakimTirmidhi,AbouHamid alGhazali,Abdelkader Jilani,Abdessalam ben M’chich,Ahmed Benajiba,AbouAbbas Ahmed Tijani,Mohamed al-Arabi Darqawi, et bien d’autres. Il y avait aussi ceux de Rabiâ al Âdawiyya et d’Ibn Al Arabi, notamment Le livre des chatons des sagesses, Les Illuminations de La Mecque, L’interprète des désirs ardentset Le livre des contemplations divines ; mais, pour une raison que Fatima ignorait, ils étaient placés en arrière-fond du plus haut des étagères, comme si l’on voulait les soustraire aux regards et donc à la lecture. Fatima se souvint de la première fois où, non sans trembler de tout son corps, elle usa d’une échelle et se saisit de L’interprète des désirs ardents.Alors, dans le recueillement du silence, de la curiosité, de la convoitise, elle lut quelques passages à haute voix. Sa solitude pesante, suffocante, réclamait une âme sœur qui l’accompagnerait, la soutiendrait, la soulagerait. Elle ne trouva que l’écho de sa propre lecture pour cela. Elle ne comprenait pratiquement rien aux livres qu’elle lisait, mais les belles sonorités syllabiques qu’elle chantonnait la rassuraient, l’amusaient parfois. Ce qu’elle appréciait dans certains mots, ce n’était pas le sens qu’ils cachaient, c’était la musique qu’ils dégageaient. La langue pour elle était d’abord une mélodie que seuls les poètes savent chanter. Et les enfants, tous les enfants, sont des poètes.

De tous les livres, celui qui l’enchanta jusqu’au ravissement fut Chants de la reclusede Rabiâ al Âdawiyya. Cette sainte femme, native de Bassorah en Irak en 718 apr. J.-C et morte en 801, la bouleversa. C’était une esclave comme il y en avait des milliers à l’époque. Insouciante et bonne vivante, elle reçut la lumière d’Allah et renonça du jour au lendemain à sa vie mondaine. Elle fut affranchie et devint une des références, sinon LA référence féminine en matière de soufisme. Son renoncement aux délices de la vie lui valut non seulement le respect de ses semblables, hommes et femmes confondus, mais leur vénération. Elle passa à la postérité grâce à ses chantres de l’amour divin. Chants de la recluse est un chef-d’œuvre de soumission, de purification de l’âme et surtout d’amour désintéressé. Elle proclamait l’amour d’Allah pour l’amour et non pas pour engrangerdes récompenses ou se prémunir des péchés. Elle s’adressait directement à son Seigneur, sans médiateurs, sans filtres, pour lui déclamer son amour, ce qui était un blasphème pour certains.

Lorsque Fatima apprit que Rabiâ al Âdawiyya est restée dans l’histoire du soufisme comme « la Mère du Bien », alors qu’elle n’eut ni époux ni enfants, elle se saisit d’un bout de papier et écrivit : « Qui osera dire que le titre de mère dépend de la procréation ? » Fatima tomba amoureuse de cette sainte et apprit par cœur ses refrains qu’elle fredonnait toute seule durant ses nuits solitaires et froides. Les chants de Rabiâ devinrent siens. Ils l’accompagnaient, la consolaient, l’apaisaient ; surtout après qu’elle eut dégringolé de son statut de procréatrice du futur morchid. Pourtant tout avait merveilleusement commencé, hormis la copulation avec Haj Abdessalam qui s’avéra un vrai supplice. Les filles de ce dernier, déjà mariées et mères, la dorlotaient comme leur petite sœur. Elles la gavaient de pâtisserie et de plats qui contribuent, dit-on, à la fécondation d’un fœtus masculin. Quant à sa propre mère, pas un jour ne passait sans qu’elle lui envoyât des mixtures dont on ignorait la composition, mais qui étaient censées précipiter la grossesse. Fatima devait ingurgiter jour et nuit les différentes potions magiques. Elle en rigolait au fond d’elle-même, mais s’exécutait sans rechigner. Cela lui épargnait les conflits inutiles. Elle savait qu’elle avait été choisie pour suppléer à Lalla Rahma, pour engendrer le futur guide spirituel de la zaouïa. Elle savait qu’elle était la pondeuse d’or et comprenait pourquoi tout le monde scrutait ses moindres gestes, inspectait la plus invisible de ses métamorphoses physiques, examinait même ses sécrétions vaginales et la couleur de ses menstrues. Tout cela et bien plus, elle le savait et s’en accommodait. Elle avait assimilé rapidement la sagesse de la résignation et du renoncement.

Au début de son mariage, elle fut traitée comme une reine. Même Lalla Rahma s’obligeait à lui sourire, à la dorloter, voire à la servir. Il n’y avait pas si longtemps de cela, c’était Fatima qui baisait, en signe de respect, les mains de Lalla Rahma et la voilà servie par ces mêmes mains. Elle en était confuse. Mais que faire ? On l’avait placée dans une tour d’ivoire de laquelle elle ne devait descendre qu’enceinte. Tout le monde observait son ventre. Au moindre ballottement, même à cause des gaz, les yeux brillaient de joie et on se chamaillait déjà sur le prénom à choisir. Chaque premier jour de ses règles était décrété jour de la Nakba ; une catastrophe, un désastre. Cela signifiait que le père, les sœurs, la famille, la zaouïa, le village devaient patienter encore. Haj Abdessalam ne lui adressait aucun reproche. Pour lui, tout est mektoub et il ne sert à rien de brusquer la volonté d’Allah. Allez dire cela aux femmes qui la bousculaient, la pourchassaient, lui intimaient l’ordre de tomber enceinte aujourd’hui avant demain. Fatima avait appris, à son corps défendant, que le véritable ennemi de la femme, c’était la femme elle-même.

Passé le troisième mois, chaque fois que les nouvelles menstruations se déclenchaient, les langues se déliaient. On évoquait déjà l’éventualité d’une stérilité. La mère de la jeune mariée ne savait où donner de la tête. Honteuse que sa fille ne fût pas encore tombée enceinte, elle avait redoublé d’ingéniosité et avait inventé des mixtures infectes qu’elle l’obligeait à avaler. Elle n’avait arrêté son manège qu’après que Fatima eut été victime d’une intoxication qui l’avait alitée plusieurs mois. Ironie du sort, pendant ce temps, le ventre de Lalla Rahma avait grossi. Un miracle pour les uns ; une vendetta pour les autres. Fatima, elle, en fut ravie. Les mégères allaient enfin se détourner d’elle et s’occuper de la nouvelle grossesse. Elle était enfin descendue de sa tour d’ivoire, contente de retrouver la réalité. Une fois rétablie, elle avait proposé ses services à Lalla Rahma. Non seulement cette dernière avait accepté, mais elle en avait abusé. La rumeur sur une prétendue stérilité de Fatima était devenue une vérité. Celle-ci s’en moquait. Elle était la seule à savoir que si elle n’était pas tombée enceinte, c’était parce que Haj Abdessalam avait cessé de l’honorer. Elle en était soulagée. Voir un vieillard l’escalader, chercher à la pénétrer sans y parvenir, hennir comme un cheval castré, suffoquer jusqu’à perdre haleine, puis s’affaler sur le lit, époumoné, telle une épave jetée par la mer, était un supplice qu’elle céderait volontiers à toutes celles qui la raillaient.

Le jour de l’accouchement fut attendu par tout le village. On n’avait rien laissé rien au hasard, d’autant plus que la sage-femme et toutes les commères qui s’étaient autodéclarées sages pronostiquaient un garçon, au vu, selon elles, de la forme proéminente qu’avait pris le nez de Lalla Rahma.

Et ce fut effectivement un garçon.

Et les festivités durèrent sept jours.

Et le nouveau-né fut prénommé Mehdi.

Et Lalla Rahma raffermit sa place de reine mère.

Et Fatima fut rétrogradée au rang de boniche.

Et la vie continuait.

C’est cela le mektoub.

Amen !

Fatima était contente comme pouvait l’être une jeune fille qui n’avait pas encore bouclé ses quinze ans, qui avait une grande chambre et un grand lit, mais un mari qui toussait plus qu’il ne parlait, ne se souvenant d’elle que lorsque ses rhumatismes l’endolorissaient. Elle ne réclamait rien à la vie, encore moins aux humains, sauf qu’on lui fichât la paix. Cette paix devint définitive lorsque Lalla Rahma, deuxième miracle, tomba enceinte un an plus tard. Tout le village y voyait le souffle d’Allah. Pour peu, on l’aurait traitée de Marie la sainte. Bénédiction de toutes les bénédictions, ce fut un deuxième garçon qu’on prénomma Youness. La mère de Fatima, elle, en perdit la raison. Elle soutenait que Satan en personne avait subtilisé les fœtus des entrailles de sa fille pour les déposer dans le ventre de Lalla Rahma. Toutefois, contrairement à Mehdi qui pesait presque quatre kilos à sa naissance et qui rayonnait, Youness ressemblait à un morceau de chair sans vie. Il traîna une santé précaire jusqu’à la fin de ses jours.

De sa nouvelle situation de reléguée, Fatima s’en accommoda. Elle fut éduquée dans le respect, l’abnégation et l’acceptation du mektoub. Oui, le mektoub. Seulement, voilà : lorsqu’on est mariée à quatorze ans, promptement délaissée par un vieux mari dont la santé décline de jour en jour, que le feu de la concupiscence chatouille chaque soir les parties les moins chastes du corps, que toutes les lectures, même celle du Coran, n’arrivent plus à l’éteindre, et que l’horizon s’annonce froid, austère, obscur, on commence à rêver haram. Chaque nuit, dans son grand lit transi par la solitude et le manque, Fatima rêvait ; elle rêvait sans discontinuer. Des rêves sages au début, douteux par la suite, impudiques enfin. Son imagination s’évadait et lui apportait des images qu’elle n’osait voir. Pour les chasser, elle fermait les yeux, elle détournait la tête, elle l’enfonçait dans l’édredon, elle se cachait sous la couverture, elle se recroquevillait, s’étirait, se tournait et se retournait dans le lit, s’asseyait, se relevait, faisait les cent pas, se rasseyait, s’étendait, se prosternait, priait, mais les images se reproduisaient, grossissaient, s’éclaircissaient, se précisaient, s’imposaient. Elles étaient à l’intérieur d’elle. Impossible de les déloger. Fatima finit par céder. Faute de jouir dans sa chair, elle jouissait dans sa tête. Un jour, elle osa porter sa main au feu de son désir et l’apprivoisa ; réticente au début, honteuse ensuite, ravie enfin. Depuis, elle n’hésita plus à se donner du plaisir.

Pour se désennuyer, elle chercha d’autres lectures. Les livres de Haj Abdessalam ne la rassasiaient plus. Seuls quelques-uns, dont Le Collier de la colombe d’Ibn Hazm, continuèrent à la fasciner. L’amour qu’avait insufflé en elle ce livre la ravit. « Pourquoi ne nous apprend-on pas cela dans la vie ? se demandait-elle. Pourquoi nous enseigne-t-on que l’amour est proscrit ? Pourquoi le satanise-t-on à ce point ? » Tant de questions qu’elle se posait sans leur trouver de réponses. Les livres soufis n’assouvissaient plus sa curiosité. Elle requérait des textes forts qui éraflent la chair, ébranlent le cœur et secouent l’âme ; des textes qui plongent au plus profond de l’humain et en dévoilent l’abîme. Mehdi lui livra, entre autres Le Pain nu de Choukri, La Femme et la fleur de Zefzaf, Majdouline d’Al Manfalouti, Les Fils de la médina de Mahfouz et La Preuve par le miel de Salwa Al Neimi. Elle ne savait pas d’où il se les procurait. Elle ne lui posa pas la question. Elle constata que le jeune homme avait grandi à vue d’œil, agile comme un chat, rusé comme un renard et têtu comme une mule. Hier encore, elle s’occupait de lui, changeait ses couches, le lavait, le nourrissait, reportait sur lui tout l’amour et toute la tendresse dont elle était privée. Le voilà qui bouclait ses dix-huit ans, qui n’arrêtait pas de poser des problèmes à son père, qui passait le plus clair de son temps dehors, qui disparaissait parfois durant des semaines, qui réapparaissait sans rendre des comptes à quiconque, qui s’entendait de moins en moins avec sa famille et qui avait toujours un livre ou deux dans le capuchon de sa djellaba. Elle était heureuse de le voir grandir librement. Grâce aux romans qu’il lui procurait, elle découvrit des univers insoupçonnables, faits d’amour, de haine, de cupidité, de vengeance, de massacre et de sexe, des univers qui étaient à mille lieues de son douar.

Un jour, elle trouva sur sa table de chevet un livre au titre chatoyant : La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs de son auteur Moḥamed ibn Omar Nafzawi. Elle sut que c’était Mehdi qui l’avait déposé là. Elle ébaucha un sourire et se promit de le lire incessamment. Tel un trésor qu’il fallait dérober aux regards indiscrets, elle le dissimula sous l’oreiller en attendant le soir pour le déguster dans sa réclusion. Quelle n’eut été sa surprise lorsqu’elle découvrit pareil érotisme. Elle le feuilleta rapidement et s’arrêta à certains passages hautement sensuels. Lorsqu’elle arriva aux pages qui décrivent les formes multiples et les noms attribués aux verges et aux vulves, elle s’empourpra, ne crut pas ses yeux, étouffa un hoquet d’effarement comme si elle avait entre les mains une braise de la géhenne. Elle balança le livre loin d’elle. Il heurta le mur d’en face et chut sur la tête, tel un V à l’envers, la première de couverture d’un côté, la quatrième de l’autre et le dos de la reliure en l’air. On aurait dit un bel acrobate qui venait d’exécuter le grand écart. Elle le regardait, cachée sous le drap. Il la narguait, étiré sur le tapis en raphia. Elle le fixait du coin de l’œil. Il se dandinait tel un danseur d’opéra. Elle écarquillait ses yeux. Il faisait frémir ses feuilles. Elle désirait l’aspirer par simple magnétisme. Il se trémoussait, se laissant désirer telle une dulcinée. Elle se voyait pécheresse à vouloir lire de telles obscénités. Il impatientait de lui exhiber de délicieuses sensualités. Après une millième hésitation, elle se leva et le récupéra, non sans regarder à gauche et à droite comme si elle craignait que quelqu’un la surprît en flagrant délit de lecture impie. Elle rougissait à chaque phrase. Ses poils se hérissaient au gré des vents graveleux que soulevaient les verbes grivois. Ses mamelons pointèrent, son souffle s’entrecoupa et son sexe mouilla. Un instant plus tard, elle se rendit compte qu’elle ne tournait les pages qu’avec une seule main, l’autre avait disparu sous la couverture.

La nuit, Le Collier de la colombe et La Prairie parfumée disputèrent ses rêves. Plus tard, chaque fois qu’elle s’endormait, elle rêvait haram. Elle rêvait de beaux hommes, de rencontres, de promenades, d’embrassades, de coïts et d’orgasmes. Jamais le même partenaire ni le même endroit, toujours la même extase. À chacun qui s’invitait dans son rêve, elle faisait l’amour avec voracité. De songe en songe, les jeunes hommes se métamorphosèrent en Mehdi. La première fois qu’elle lui fit l’amour, elle se réveilla en sursaut et en sueur, psalmodia des versets coraniques et abjura Satan pour chasser le diable qui s’était incrusté en elle. Rêver d’hommes inconnus était tolérable ; rêver de Mehdi était inconcevable. Comment oserait-elle désirer Mehdi, lui qu’elle avait pris dans ses bras le jour de sa naissance, qu’elle avait vu grandir comme son petit frère, qu’elle avait lavé à plusieurs reprises, qu’elle avait endormi en lui fredonnant des berceuses. Elle avait honte de ses rêves, mais elle s’habitua vite à cette nouvelle honte, comme elle s’était habituée aux lectures impudiques et aux masturbations jouissives. Désormais, chaque fois qu’elle déposait sa tête sur l’oreiller, non seulement elle appelait de ses vœux les rêves interdits, mais elle exigeait que Mehdi en soit le protagoniste.

Lorsque Haj Abdessalam assigna son fils à la résidence bovine pour le punir de ses multiples impertinences et laver son cœur de l’orgueil, maître de tous les péchés, Fatima n’eut pas le courage de le visiter de peur qu’une autre colère du maître s’abattît sur elle. Ses journées devinrent lourdes, ennuyeuses, suffocantes. Sans les habituelles et interminables discussions qu’elle avait avec son beau-fils, son existence n’était qu’un lourd fardeau qu’elle devait porter sur ses frêles épaules. Mehdi égayait sa vie et la rendait moins pénible, surtout après qu’elle eut été reléguée au statut de servante de la reine mère. Elle se réfugia davantage dans ses rêves et y invita son beau-fils chaque nuit. Toutes les scènes érotiques que les romans lui décrivaient, toutes les poses grisantes que sa cuisante frustration lui suggérait, toutes les caresses enivrantes que sa carence affective lui inspirait, tous les aphorismes du désir que son imagination débordante inventait, elle les pratiquait sur le lit de son monde onirique dont elle possédait, seule, la clé. Arrivèrent les jours où les songes ne l’assouvissaient plus ; et, désobéissant aux ordres de son époux, elle décida de convertir ses désirs enfouis en réalité. Au tout début, elle se contentait de voler de la nourriture et de l’apporter à Mehdi, n’osant guère le rejoindre. Elle l’admirait en silence, à travers les interstices de la fenêtre cassée, déposait le plateau sur le pas du portail et partait. Cela ne dura que deux nuits. À la troisième, elle pénétra dans l’étable. Mehdi l’attendait. Il lui prit la main et l’enlaça. Elle chancela telle une feuille prête à se détacher de sa ramure. Ses joues brûlaient, son corps frissonnait, son sexe se dilatait et un filet jubilatoire coulait déjà entre ses jambes. Elle était prête à commettre l’irréparable. Mehdi l’étreignait avec force et douceur. Elle sentait contre elle la vigueur érectile d’une verge encore vierge. Elle tremblotait de tout son être. Au fond d’elle, une voix sourde l’alertait du danger, une autre l’incitait à jouir. Elle ne savait plus à laquelle des deux désobéir, à celle du désir ou à celle du châtiment. Elle résistait de moins en moins, fléchissait de plus en plus. Au moment où elle allait s’abandonner, des larmes lourdes dévalèrent de ses yeux et creusèrent des sillons sur ses joues, telle une cascade chaude qui cherchait une embouchure. Elle enfonça sa tête dans le creux de l’épaule de Mehdi et y déversa toute sa frustration. Elle pleura comme jamais elle n’avait pleuré. Il continua à l’étreindre et elle à sangloter, jusqu’à ce qu’il déposât un long baiser sur son front et qu’elle partît en courant, rejoindre son rêve qui l’attendait au lit.

La nuit d’après, lorsqu’elle pénétra dans l’étable, Mehdi était allongé sur une botte de foin et lui fit signe d’avancer. Sans hésiter, sans tergiverser, sans proférer mot, elle plongea dans son corps jusqu’à la noyade. Depuis, elle qui implorait chaque jour son époux pour qu’il pardonnât à son fils, se tut à jamais et priait pour que la séquestration durât le temps d’une éternité. Elle ne rêvait plus de l’amour, elle le vivait ; elle le vivait dans la clandestinité, avec cette incroyable excitation que procure le danger. Elle sut dans sa chair à quel point les amours interdites étaient douces, enivrantes, extatiques. Elle était heureuse, enfin heureuse. Le monde pouvait s’écrouler.

Et il s’écroula.

Oui. Il s’écroula plus vite qu’elle ne le pensait.

E comme « Éros »

Dans l’étable où il fut consigné, tel un objet dont on avait décidé de se débarrasser, Mehdi était heureux. Il avait la possibilité de s’évader en sortant par la fenêtre cassée. Il lui suffisait aussi de dégonder le portail rouillé pour prendre la poudre d’escampette, mais il ne le fit guère. La compagnie des animaux lui offrait une sérénité qu’il n’avait jamais trouvée ailleurs. Il ne manquait de rien, de surcroît. Sa mère, ses sœurs et surtout Fatima lui apportaient tout ce qu’il réclamait. Seules certaines nuits lui semblaient interminables, lorsque, fatigué de lecture et de méditation, il se morfondait dans le silence inquiétant de l’obscurité menaçante. Mais, il lui suffisait de contempler les vaches qui s’assoupissaient paisiblement pour retrouver une quiétude apaisante. Cependant, il était à mille lieues de penser que ces mêmes nuits allaient s’illuminer de mille feux.