Le royaume de Kêr - Dominique-Jean Chertier - E-Book

Le royaume de Kêr E-Book

Dominique-Jean Chertier

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Beschreibung

Quatre couples d’amis sont réunis, le temps d’une croisière. La vie semble les avoir comblés, à des titres et des degrés divers. Ces deux semaines sont une parenthèse d’insouciance. Les jours s’écoulent doucement, entre navigation, tourisme et conversations convenues. Un simple imprévu pourrait suffire à déclencher un effondrement total, ouvrant ainsi la voie à une rupture avec cette existence conforme. L’évènement se produit. L’histoire bascule alors dans l’imaginaire, le roman dans la fantasmagorie : le rêve, comme l’image inversée de la vie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études littéraires à la Sorbonne, Dominique-Jean Chertier est parti à la découverte des mondes. Il a côtoyé des femmes et des hommes qui estimaient avoir réussi leur vie, d’autres qui en doutaient. Il a connu aussi celles et ceux qui croyaient au grand soulèvement, pour finalement s’accommoder de petits renoncements : de quoi nourrir un roman, "Le royaume de KêR". Il est l’auteur de "Sous un ciel d’orage", "Govenn – les destinées contrariées", "Les bras de la haine", "Mamie fait de la résilience".

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Dominique-Jean Chertier

Le royaume de KêR

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dominique-Jean Chertier

ISBN : 979-10-422-1972-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 - 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 - 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 - 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Comme un dormeur qui trébuche, égaré dans les ténèbres d’un rêve plus atroce que la mort même, hésite avant de rouvrir la paupière, car il sait qu’accepter de vivre, c’est renoncer à se réveiller.

Antonin Artaud

« Les Cenci »

Chère lectrice, cher lecteur,

N’allez pas chercher ici quelque ressemblance avec des personnages qui ont vécu, existent ou s’apprêtent à le faire. Tous les personnages de ce livre sont purement imaginaires.

À moins que nous n’ayons tous, en nous, une part de chacun d’entre eux.

Ce qui, avouons-le, serait bien perturbant.

Chapitre 1

Le navire

— Agnès prend toujours beaucoup de temps pour se préparer. Je vous propose que nous commandions les apéritifs. Elle saura nous rejoindre, et de toute façon, je vous rappelle qu’elle ne touche toujours pas une goutte d’alcool. Elle va encore chipoter pendant une heure sur l’origine et la qualité des oranges pressées. Garçon !

— Pierre-Marie a raison : buvons ! Alexandre, je te confie le choix du Pur-Malt. Je n’ai jamais trouvé meilleur connaisseur que toi en matière de whisky écossais. Quand j’étais venu te voir pour la première fois à Matignon, je me souviens encore de la collection que tu planquais soigneusement derrière les boîtes à archives. Je ne sais pas si ça t’aidait à tenir dans les réunions interministérielles à plus d’heures. Ou alors, c’est comme cela que vous refaisiez le monde quand vous étiez en panne d’imagination !

— Arrête tes délires, Frédérico. D’abord c’était il y a dix ans. J’ai freiné depuis ; enfin un peu. Et puis, tu sais bien que c’est recommandé par la Médecine, n’est-ce pas, Pierre-Marie ?

— Vous êtes un peu courts en conversation ce soir, les garçons ! Et Alexandre, mon chéri, remets ton « nœud-pap » droit, on dirait que tu as déjà bu ! Bon, passons la commande. Alix, tu m’accompagnes sur une Téquila comme d’hab. ?

Anne-Sophie de Combraille joue à s’encanailler. Histoire de montrer qu’elle n’est pas aussi coincée qu’on le pense. Alix acquiesce à cette invitation. Il sait qu’il ne s’arrêtera pas à un seul verre. Ni à deux d’ailleurs. Et qu’il ne se versera de l’eau gazeuse au dîner, que pour donner le change aux autres. Pour s’offrir à lui-même un semblant de bonne conscience. De déni aussi. Son visage émacié de beau ténébreux n’est plus qu’un souvenir fané. Rangé au rayon des photos argentiques. L’alcool et le tabac ont déformé son corps, troublé son regard aux yeux bleus. Irrémédiablement. Et le temps passé dans la salle de sport du Palais Bourbon ne sert qu’à masquer sans conviction les effets détestables de ses addictions. Le bracelet en or offert par son épouse, au temps où ils étaient encore amants, parvient tout juste à emprisonner un poignet boursouflé. Ainsi vont les Parme-Velay, balançant entre la tendresse qui s’accroche en lambeaux et le mépris qui lui sert à étouffer l’immense mélancolie qui souvent le submerge. Alors, quand elle s’abandonne aux méandres des normes comptables, lui se réfugie dans les bras de son attachée parlementaire. Une belle brune d’origine colombienne, de vingt ans sa cadette.

Dans un angle du salon-bar, un pianiste besogneux s’évertue à exécuter un classique de jazz sur un demi-queue flambant neuf. Qu’importent les improvisations hasardeuses empruntées au répertoire baroque. Les convives ne lui accordent qu’une attention relative. Le temps des trous dans les conversations. Et puis, somme toute, c’est autant d’heures de cachet portées au compte de son statut d’intermittent du spectacle ! Alors qu’ils écoutent ou se contentent d’entendre…

Il est près de vingt et une heures quand Agnès apparaît enfin en haut de l’escalier d’honneur. Sa silhouette filiforme emprisonnée dans une longue robe fourreau. La couleur grège de la soie se détache sur le tapis rouge des marches. Les rampes de cuivre semblent dessiner une sorte de chemin vers cette forme divine. Enfoncé dans le cuir du Chesterfield, Pierre-Marie Chassinierre rayonne. Une femme comme elle ! Sa femme. Une artiste peintre connue et reconnue, mondialement. Dommage qu’elle soit végan ! Mais quelles concessions ne serait-il pas prêt à faire pour continuer de paraître à ses côtés, de partager sa chambre ? Bien sûr, pour échapper à la vigilance presque sectaire de son épouse, il sait se ménager quelques moments de liberté alimentaire. Il use pour cela d’un stratagème aussi efficace qu’éculé, en prétextant tantôt un congrès de praticiens, tantôt une réunion maçonnique. Occasion d’aller ripailler sans retenue entre copains guettés à terme par une poussée de cholestérol.

Mais pour l’heure, cette croisière entre amis est une opportunité de relâchement tempéré. De bon ton. C’est Anne-Sophie qui en a eu l’idée. Réunir pendant deux semaines ces quatre formes de couples d’authentiques amis. Les drames que la vie n’a pas manqué d’offrir aux uns et aux autres n’ont fait que les ressouder. L’usure du temps, les divergences d’opinions politiques et les différences de fortune ne sont pas parvenus à les dissocier. Et c’est toujours Anne-Sophie qui a tout organisé. D’abord, elle adore donner le sentiment qu’elle se dévoue sans compter – et c’est vrai qu’elle ne compte pas – ensuite, elle dispose de tout le temps nécessaire à son dévouement : son seul travail, depuis que ses deux enfants ont quitté le foyer familial, consiste à contrôler les innombrables artisans qui œuvrent à la réfection du château. Une immense bâtisse perdue au cœur de la campagne berrichonne. Bien loin de l’appartement où les Lubière de Combraille résident tout au long de la semaine dans le septième arrondissement parisien. Mais comment pourrait-on imaginer la carrière politique d’un Inspecteur Général des Finances en dehors du périmètre étroit des ministères ? Le pouvoir, c’est la présence, et comme le pouvoir est à Paris, c’est à Paris qu’il faut être. Bien sûr, il ne faut pas négliger d’aller, chaque semaine, rencontrer l’électeur sur le terrain. Ce n’est pas que ces samedis passés à arpenter les allées des marchés de sa circonscription du Centre soient pour lui une souffrance. Il faut bien, néanmoins, reconnaître qu’après cinq années, il peine à renouveler son répertoire d’adjectifs pour s’émerveiller sur la qualité des saucissons. Mais ces heures passées dans les comices agricoles, ces dizaines de mains serrées dans les supérettes, ces promesses généreusement distribuées de défendre la maternité menacée de fermeture, lui permettent d’espérer une réélection, le moment venu, avec une bonne marge d’avance sur son concurrent. Et puis surtout, tous ces contacts avec la réalité lui procurent beaucoup de matière pour parler savamment du peuple dans les dîners où journalistes, patrons et politiques passent leurs soirées à commenter et déplorer l’inexorable déclin des choses. Et se rassurent en constatant qu’ils se ressemblent.

— Mais Alix, sois un peu présent ! Nous ne sommes pas bien ici ? Quand nous étions étudiants, tu disais que si nous étions nés, c’était pour marcher sur la tête des rois. Eh bien, nous y sommes parvenus. Assume enfin tes contradictions : ce n’est pas parce que tu es élu socialiste qu’il faut faire pauvre. Après tout, tu professes la promotion sociale, alors si tu te l’appliques à toi-même, où est le problème ?

Maria a ainsi toujours su avoir de son métier de psychologue une pratique assez directe et franche. Sans doute l’influence de Frédérico, son pragmatique de mari. L’ingénieur en aéronautique qui considère les euphémismes comme une perte de temps. Mais ce qui rend Alix absent, ce qui le préoccupe, ce ne sont pas ses propres contradictions, ce ne sont pas les tourments communs d’un homme de cinquante ans qui mesure la lente fuite du temps. Non, Alix observe simplement son épouse Fleur, enfin celle qu’il affiche comme telle, sans conviction, aux yeux des autres, pas non plus convaincus, le voir absorber d’un trait son deuxième verre de Téquila. Il sait qu’elle ne pourra, en public, lui adresser qu’un regard vide. Il sait aussi qu’il ne pourra l’empêcher de constater son impuissance à résister à l’appel d’un troisième verre.

Et voilà maintenant les quatre couples qui se dirigent vers la large table ronde qui leur est réservée, au centre de la vaste salle à manger. Anne-Sophie a su user de sa force de conviction, de la qualité des convives et de l’épuisement de l’employée de l’agence de voyages, pour obtenir, sans payer les options supplémentaires, cette place privilégiée. Celle qui garantit à tout coup la visite obséquieuse du Capitaine galonné, venu s’enquérir du bon déroulement du service, et du bien-être de ses passagers. Peut-être même réservera-t-il une danse à l’une de ces dames ? Un excellent tanguero, dit-on. Enfin, c’est surtout lui qui le dit. Mais l’uniforme compense tellement l’imprécision de ses pas…

Il n’a gardé de ses voyages au long cours, aux commandes d’un porte-containers, que des rides et des regrets. Ceux des escales éphémères où il séduisait les femmes adultères et esquivait avec adresse les blennorragies. Pas toujours. Celui des bouffées de cannabis au hublot de la timonerie, histoire de tromper l’ennui du pilotage automatique. Celui de la vue des boîtes empilées jusqu’à l’horizon. De leurs teintes variées et décolorées. Avoir commandé aux plus gros tonnages, et être réduit par l’âge et les règles syndicales à faire des ronds dans l’eau et des baisemains à des bourgeoises botoxées ! Rares sont les passagères célibataires, et quand elles le sont, l’aventure nocturne prend souvent la consistance d’un paragraphe de sa fiche de poste. Tout le monde à bord doit pouvoir cocher cinq étoiles, sur le questionnaire de satisfaction !

— Bon, Alexandre, quand est-ce que vous nous inviterez tous dans votre château ? Ne serait-ce qu’un week-end ! À moins de deux heures de route de Paris, c’est vraiment la porte à côté.
— Le problème, Frédérico, ce n’est pas le temps de trajet, mais celui des travaux ! Depuis deux ans qu’ils durent, je n’en peux plus. Et tu imagines bien que dans ma situation, je ne vais pas risquer une attaque fétide de la presse. Avoir porté un amendement contre les travailleurs étrangers détachés et faire appel à des Polonais sous-payés. Je ne dis pas que je ne suis pas tenté, mais de là à passer à l’acte pour accélérer les travaux de plomberie et réduire les coûts… Non vraiment, je ne souhaite pas d’ennuis. De nos jours, la solidarité de corps de mes collègues députés résiste mal à la pression médiatique. Une levée d’immunité est vite arrivée. Vous m’imaginez en garde à vue ? Me retrouver accroché à un radiateur entre deux séances d’interrogatoire ! Moi qui suis sujet aux crampes.
— Si tu ne picolais pas autant, tu risquerais moins les contractions !
— Pas de risque. Pour ce que les officiers de police judiciaire ont à offrir en matière de boisson : de la bière tiède, au mieux !
— C’est vraiment toute la misère du Service Public !
— Ceci dit, on pourrait se faire une petite virée rien que pour voir les travaux. J’ai repéré à proximité un superbe hôtel avec un restaurant gastronomique, et une cave bien garnie. Je suis certain, Agnès, qu’ils sauraient te préparer des plats à ton goût. Et puis, je fais confiance à Anne-Sophie pour nous mitonner des tarifs fondants. Quant à tes travaux, Alexandre, nous serons tous d’accord pour considérer que tu ne trouveras pas meilleur ingénieur que Frédérico pour te donner des avis éclairés.

— Tu es gentil, Alix, je suis partant pour la virée gastronomique et tout déplacement à caractère œnologique, mais je me permets de rappeler à notre auguste assemblée que je suis ingénieur en aéronautique. Je m’intéresse à ce qui vole. Pas à ce qui tombe en ruine. Et ce n’est pas parce que je m’appelle Peradores et que ça sonne ibérique à vos oreilles, que je vais m’occuper du carrelage. Vous datez les amis : passez le périphérique et les Pyrénées et vous verrez que la France n’est plus au centre du monde.

— Tu as raison, Frédérico. Vous n’imaginez pas le nombre de patients que j’oriente vers des hôpitaux de Barcelone !
— Eh bien, bravo, Pierre-Marie ! Déjà qu’ils nous font concurrence sur les fruits et légumes… Bon je ne sais pas d’où venaient les fraises, mais personnellement, j’ai adoré le fraisier. Et toi, Agnès, ton jus de carottes, tu as aimé ?
— Ça allait au goût. Ceci dit, en matière de légumes, je ne m’approvisionne qu’à l’île de Batz d’ordinaire. J’espère que le transit va se passer correctement parce que je suis extrêmement sensible, comme vous le savez.

« Si elle pouvait se contenter d’être sensible » pense Frédérico qui ajoute à voix haute :

— Moi, je prendrais bien un petit verre de grappa pour faciliter le transit. En plus ça m’aiderait peut-être à tourner dans la valse ! Encore que je me demande si mon cas n’est pas désespéré…

Tout le monde s’accorde pour trouver la suggestion pertinente. Sauf Agnès qui commande une eau filtrée. Alix s’inquiète seulement de l’étroitesse du verre.

Le pianiste est parvenu au terme de son horaire contractuel. Il étend les bras et les jambes. Et se dirige vers le bar pour entamer la juste rétribution de son talent.

***

— Ma chérie, tu étais resplendissante ce soir. Comme toujours, d’ailleurs. Tu as vraiment été la Reine de la Nuit : tous les hommes te désiraient. Toutes les femmes t’enviaient. Certaines même te désiraient aussi ! Quant au Capitaine, il ne faisait même plus semblant d’être heureux. Il était aux anges.
— Pierre-Marie, tu restes un incorrigible flatteur, et je suis bien contente que ta loge maçonnique n’accepte pas les femmes parce que sinon, sur ta lancée et avec la force de l’habitude, tu pourrais adresser les mêmes compliments à de futures concurrentes ! Aide-moi plutôt à descendre cette fermeture éclair. Non décidément, cette robe est belle, mais elle n’est pas pratique. Quant à la valse, avec un tel étau, ce fut un supplice.

À peine dévêtue, Agnès se dirige vers la salle de bains. La sienne, car, prévoyant, son époux avait bien pris soin d’exiger au moment de la réservation, deux cabinets de toilette séparés.

Elle entreprend son long travail de démaquillage et d’hydratation de la peau pour le repos nocturne. Elle se dit qu’il serait temps qu’elle retourne chez le coiffeur. Trois jours déjà qu’elle ne s’y est pas rendue ! Elle proposera à Maria de l’accompagner : une bonne occasion de papoter entre femmes.

Tout en se brossant les dents, Pierre-Marie Chassinierre s’adresse à sa femme à travers la cloison.

— Ils sont délicieux l’un et l’autre, mais j’ai l’impression que ça ne s’arrange pas entre Fleur et Alix. Et lui, qu’est-ce qu’il boit ! Il va se ruiner la santé. En outre, il devient de plus en plus cyclothymique. Je ne sais pas comment elle fait pour supporter cela. Elle va finir par le quitter.
— Dis donc toi, en matière d’alcool, c’est vraiment l’hôpital qui se moque de la charité.
— Oh, tu ne vas quand même pas gâcher mes deux semaines de vacances pour quelques verres entre amis. Bon, je vais me coucher.

Il sait qu’il sort là, pour avoir la paix, l’arme fatale : la grève du sexe ! Une arme efficace avec Agnès. À manier néanmoins avec prudence et parcimonie.

La croisière s’endort dans le doux et presque imperceptible ronronnement des moteurs, largement dominé par le souffle des climatiseurs.

***

Qui n’a jamais eu l’occasion d’assister en mer à un lever de soleil, ne peut imaginer l’émotion intense que l’on éprouve en admirant le scintillement de la lumière rasante sur la surface de l’eau. Parfois troublée par le saut de quelque banc de poissons-volants. En observant le changement progressif de la couleur du ciel qui passe par toutes les nuances du bleu, du jaune et du rouge orangé. En respirant cet air frais et salé, plus efficace qu’un litre même de café pour dissiper les torpeurs de la nuit. Frédérico ne se lasse pas de fixer l’horizon, les deux mains comme soudées au bastingage. Chaque matin, ce moment de solitude c’est pour lui une forme de privilège. Être seul pour assister à la naissance du monde. Loin des chocs cacophoniques des conversations de salon. Loin des Power-points commentés, avec une naïve conviction, par de jeunes consultants dans d’interminables réunions professionnelles. Loin des informations diffusées en boucle par sa radio habituelle ; qui trompent avec peine l’énervement des bouchons matinaux. De ces interviews où seuls semblent intéresser le journaliste, les éventuels faux pas de l’interlocuteur. Ceux qui feront naître un début de polémique et alimenter des débats insipides.

Il est tout simplement serein. Heureux d’entendre les vagues courir tout au long de la coque, de l’étrave à la poupe. De sentir la caresse tiède du vent sur ses joues fraîchement rasées. De respirer à pleins poumons cet air iodé. Satisfait d’un réveil très matinal dans la confusion des corps. Il faut bien reconnaître que Maria a su retenir le meilleur des perversions et des fantasmes de ses patients, pour pimenter leurs ébats conjugaux.

Le bateau semble s’animer. Il se résout à rejoindre sa chambre. D’un parfait accord, ils ont tous décidé que seul le dîner serait pris en commun. C’est si agréable de se faire servir le petit déjeuner à la terrasse de sa cabine, emmitouflé dans l’épais peignoir aux armes de la Compagnie de l’Orient. C’est un tel plaisir, qu’il se défera du survêtement enfilé pour aller prendre l’air, changeant ainsi plusieurs fois de tenue en quelques heures, à l’étonnement professionnel de sa psychologue d’épouse.

— Je ne sais pas comment fait Pierre-Marie pour supporter les manies alimentaires d’Agnès. Et comment elle fait, elle, pour avaler ses graines dans de l’eau tiède ! C’est tout juste si elle ne les gobe pas une à une. Il ne faut pas s’étonner qu’elle ait un estomac d’oiseau et une taille de guêpe.

— L’hypoglycémie peut provoquer des troubles délirants. C’est peut-être comme cela qu’elle peint ses tableaux ! En parlant de délires, pendant que tu pratiquais ta ventilation des alvéoles tout à l’heure, j’ai regardé la télévision. Il y a encore eu un massacre dans une école au Texas. Et en Californie, les incendies ont ravagé la Sonoma Valley.
— Tant qu’ils continueront d’autoriser la vente d’armes à des cinglés et contesteront le dérèglement climatique…
— Auquel tu contribues avec tes moteurs d’avion !
— Chacun ses contradictions : je te rappelle que nous ne sommes pas sur un bateau à voile.
— Oui, mais c’est une croisière éco-responsable.
— Ce qui signifie ?
— Que c’est plus cher. Il faut bien payer les animateurs pour nous expliquer comment économiser l’eau des toilettes. Ceci dit, nos parents versaient bien au denier du culte pour nous faire administrer des cours de morale. La bonne conscience a toujours eu un prix.
— Quand on voit le résultat !
— De toute façon, on n’a pas payé pour naviguer sur une galère.
— Oui, il est loin le temps des galères et de la révolte : regarde, même Alix, il s’est bien embourgeoisé. Pas de socialisme sans voiture et chauffeur.
— Laisse Alix ! Il est devenu respectable, raisonnable, responsable, tout ce qu’il reprochait aux autres d’être quand il était étudiant. Bien sûr, il n’a pas changé le monde, il n’a pas soulevé la vie. Mais, au moins, il a tenté. Il est triste, pas cynique. De toute façon, depuis la mort de Florentine, il n’est plus le même. Tu imagines, perdre sa fille unique, à vingt-deux ans. Et puis, tu sais, il ne roule pas sur l’or avec ses indemnités parlementaires. S’il n’y avait pas Fleur…
— Justement, Fleur, les addictions de son mari commencent à la perturber, jusque dans son travail. Heureusement qu’elle est compétente, mais à la moindre faute… terminé les grands couturiers ! Et la ruine garantie pour les deux. Tu as vu, sur le programme de bord, il est prévu une conférence philosophique. Louis Faloir ! Ils nous gâtent à la Compagnie : une telle vedette ! Je l’ai déjà entendu en voiture. Il vulgarise bien les choses complexes.
— À moins que ce ne soit le contraire ! quoiqu’il en soit, c’est sûr que tu ne risquais pas d’avoir un accident en l’écoutant. Enfin, il plaît, surtout avec ses cheveux ondulés et ses lunettes octogonales ! C’est très télévisuel.
— On dirait que tu ne l’aimes pas beaucoup.
— Je te rappelle que je le connais depuis la Fac. Il était en Philo, quand j’étais en Psy. Je dois dire que quand il écrivait que l’ère de la castration allait arriver et qu’il ne serait bientôt plus interdit d’interdire, il avait vu juste. Le problème c’est qu’après avoir eu quelques idées géniales, il s’est reposé. Mais si ça te fait plaisir de l’entendre, je t’accompagnerai. En plus, il n’est là que pour une étape, le temps d’une causerie et de l’écoulement de ses invendus, et il reprend un vol à la prochaine escale. Il laissera la place à Arthur Reevoil, le violoniste. Un vrai talent, lui.

***

« Et je conclurai en disant que si, dans sa logique, Nietzsche était fondé à affirmer que Dieu est mort, Dieu, par essence, peut prouver que Nietzsche l’est aussi ».

Quelques participants du colloque se lèvent pour applaudir, bientôt suivis de toute l’assistance. Tout le monde s’accorde à se considérer plus intelligent après cet exposé brillantissime, qu’avant l’entrée dans la salle de conférence. Quelques-uns se risquent à poser une question, histoire de montrer qu’ils maîtrisent le sujet, qu’ils ont bien identifié la différence entre l’immanence et la transcendance, et plus généralement qu’ils ont eu à se plonger dans la bibliographie du conférencier. Et tous se précipitent vers la table où trônent quelques piles d’ouvrages offerts à la vente. Une dédicace de Louis Faloir ! On laissera traîner négligemment le livre sur la table du salon en rentrant de la croisière, pour épater les voisins…

Une participante à cet après-midi culturel complimente le philosophe pour sa dernière prestation télévisuelle dans une émission grand public.

— Vous me flattez, chère amie, mais vous faites erreur. Je crains que vous ne me confondiez avec mon collègue Benoît-Hervé Leray. Mais ce n’est pas grave, il est excellent aussi.

Frédérico et Maria s’éloignent du petit groupe qui continue de s’agiter autour de la table du génie.