Le sac à dos - Francine Colard Duprouilh - E-Book

Le sac à dos E-Book

Francine Colard Duprouilh

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Beschreibung

Charly, romancier de renom, prend la décision de revisiter son passé, accomplissant ainsi une promesse faite à son médecin : se libérer de tous les « cailloux » qui ont assombri son enfance. En tant que dernier-né d’une fratrie de cinq garçons, il est tourmenté par une phrase qui résonne encore dans sa mémoire, une phrase qui a laissé des cicatrices profondes, l’empêchant d’atteindre le bonheur. Pour Charly, le chemin vers l’acceptation de soi et la reconstruction de sa famille brisée sera long : il devra reconnaître que chacun, à un moment donné, a dû ou doit encore porter son « sac à dos ».

À PROPOS DE L'AUTRICE

Enseignante en Lettres classiques pendant douze ans, puis cheffe d’entreprise dans les Ressources humaines, Francine Colard Duprouilh a toujours eu la fibre littéraire. Aujourd’hui à la retraite, elle consacre son temps à l’écriture. Le sac à dos est son cinquième ouvrage publié, après un recueil de poésie – "L’Envol" –, deux ouvrages de textes pour les enfants – "Les Poétines de Francine" – et un recueil de nouvelles fantastiques intitulé "27 contes cruels".

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Francine Colard Duprouilh

Le sac à dos

Roman

© Lys Bleu Éditions – Francine Colard Duprouilh

ISBN : 979-10-422-3672-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Geneviève , médecin acupuncteur qui m’a dit un jour « Votre sac à dos est bien lourd à porter »

Préface

Ça n’allait pas très fort, comme souvent. Douleurs aux genoux, douleurs dans les épaules, le bas du dos. Heureusement, j’avais rendez-vous avec le médecin qui me faisait des séances d’acupuncture traditionnelle depuis plusieurs mois : je savais que j’allais me détendre, voire même m’endormir derrière les rideaux jaunes à fleurs, des coussins sous les genoux et ma tête reposant sur un autre coussin : un cadre plus féminin que masculin, mais qu’importe ? La douleur, le mal-être ont-ils un sexe ? Je sentais à peine les aiguilles s’enfoncer dans ma peau. Je savais que la voix énergique et empathique du médecin m’accompagnerait dans ce voyage avant de m’inviter au repos. Pour rien au monde je n’aurais renoncé à ces séances même si j’y allais en souffrant, plus ou moins selon les jours.

Depuis trois ans qu’elle me traitait après un zona, une douloureuse maladie qui avait pendant de longs mois laissé des séquelles, nous parlions beaucoup, souvent de tout et de rien, parfois de mes douleurs même si je mettais un point d’honneur à ne pas trop me plaindre. En parlant ou en m’écoutant, elle faisait sans que j’y prête attention et sans porter aucun jugement émerger mes souffrances passées et présentes, physiques et morales et me permettait petit à petit d’y mettre des mots, des phrases, parfois un court monologue. Moi qui ne suis guère bavard, je laissais échapper quelques mots, par-ci, par-là, des anecdotes qui, curieusement, remontaient à la surface alors que je les croyais enfouies à jamais au fond d’un inconscient insalubre.

Certains jours, je ne parlais pas et elle ne me demandait rien, se contentant d’appliquer ses aiguilles d’or et d’éteindre la lumière avant de sortir discrètement en me disant simplement : « À tout à l’heure, reposez-vous bien ». D’autres fois, elle rebondissait sur certaines de mes paroles, mais nous n’étions pas en séance de psychothérapie, nous parlions sur le ton de la conversation, avec même une certaine légèreté. Je me sentais en confiance. Ce que je disais était comme un patchwork de menus faits, sans organisation logique ni chronologique : cela venait spontanément, par petits bouts et si je posais une question, c’est à moi-même que je la posais, je n’attendais pas de réponse, je ne voulais pas qu’on me plaigne ou qu’on me rassure. Mais au travers de mes paroles, rappelant souvent de menus faits douloureux, il n’y avait rien de contraint. Je posais ça là, dans cette pièce à la lumière tamisée par ce que je me sentais autorisé à le faire, parce qu’il y avait là quelqu’un qui m’autorisait à le faire et qui savait écouter. De temps en temps, discrètement, lorsqu’une larme m’échappait, elle effleurait un de mes bras d’une main légère. Je lui disais des bouts de vie, souvent des bouts de mal-être qui avaient leur racine dans le passé, plus rarement dans le présent, causé par des personnes qui étaient encore là ou qui étaient décédés et qui assombrissaient mon bonheur bien réel, entouré de ma femme et de ma fille. Elle ne relançait pas, ne cherchait pas à approfondir en posant des questions. Lorsque le silence s’installait, elle me laissait me taire. Mais je sentais bien que petit à petit je laissais se dérouler entre ses mains accueillantes l’écheveau de ma vie et surtout de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse. Mes angoisses actuelles avaient leurs racines dans le passé. De cela, j’étais certain. C’était comme des petits cailloux que j’avais semés. Et qui s’accumulaient. À la fin de la séance, j’étais fatigué et détendu. Effet des aiguilles, effet des petits cailloux, de la libération par la parole ? Je n’en sais rien.

Au bout de quelques mois et alors que mon état général s’était nettement amélioré, j’aurais pu arrêter les séances et quitter le médecin. Mais je sentais que j’avais besoin d’elle, même si elle n’hésitait plus à dire sa fatigue, son besoin de se reposer, elle qui prenait en charge des cas lourds qui ne lui laissaient guère de répit, en particulier des femmes qui avaient des cancers et dont ses aiguilles parvenaient à atténuer les douleurs physiques et psychologiques. De notre côté, dans notre couple, notre projet de déménagement avançait. Nous allions partir dans le sud-ouest dont mon épouse était originaire, mais je savais qu’à chaque fois que je reviendrais passer quelques jours en région parisienne, mon médecin trouverait un créneau pour me recevoir.

C’est ce qui se passa jusqu’à ce qu’elle commence à parler franchement de retraite, sa fatigue et ses problèmes personnels prenant le pas sur la passion d’exercer son métier. Quelqu’un la remplacerait bien sûr. Mais je compris que c’était fini, que je ne retrouverais jamais quelqu’un avec sa dextérité manuelle et morale, son empathie. Était-elle comme cela avec tous ses patients ? Je n’en sais rien et n’ai jamais cherché à le savoir. Je mis longtemps à faire mon deuil de cette relation exceptionnelle. La vie continuait. J’étais la plupart du temps heureux dans ma vie personnelle sauf quand certains souvenirs remontaient à la surface. Et curieusement, plus je vieillissais, plus cela était fréquent.

Mais quelque chose a bouleversé mon regard sur mon passé et je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite.

Un jour où j’étais particulièrement mal et où je lui avais parlé de faits passés dont je m’étais souvenu récemment, sans chercher à approfondir, elle posa sa main sur mon épaule et me dit presque à voix basse, avant de quitter la pièce, comme d’habitude : « Votre sac à dos est lourd ».

Je ne compris pas. Que voulait-elle dire ? Ce n’est que plusieurs jours plus tard que je compris. Effectivement tous ces faits dispersés que je lui avais révélés au fil des séances, tous ces cailloux plus ou moins gros et pesants que j’accumulais en moi depuis toujours, c’était comme un sac à dos que je portais et qui s’était rempli depuis mon enfance, alourdissant la charge. Effectivement, même si chaque caillou indépendamment des autres ne pesait pas si lourd, mon sac à dos était maintenant bien lourd et me faisait mal. Il fallait que je le vide sinon un jour il me ferait tomber définitivement. Et le seul moyen que je connaissais, moi qui étais un écrivain reconnu, c’était l’écriture. Je lui ai parlé de ce projet. Sa seule réaction a été : « Superbe idée ».

Pas un mot de plus, pas un commentaire, pas un jugement de valeur. C’était bien elle !

Nous ne nous sommes pas revus. Je n’ai jamais eu envie de trouver un substitut d’elle dans la liste de confrères qu’elle m’avait laissée. Je me promis de faire ce que j’avais envisagé : un livre de petits cailloux.

Première partie

Avant

Chapitre 1

Comme le Petit Poucet

L’histoire du sac à dos trop lourd me ramenait sans cesse à celle du Petit Poucet : il avait rempli ses poches de cailloux jour après jour, quand il avait compris que ses parents avaient l’intention de le perdre, lui et ses frères au plus profond de la forêt, parce qu’ils représentaient une charge trop pesante pour eux, misérables bûcherons, et qu’ils ne pouvaient plus les nourrir. Le Petit Poucet était devenu lourd de tous ces cailloux qui pesaient dans son corps et lui cisaillaient les épaules, mais c’était grâce à eux qu’il avait sauvé ses frères, en semant les pierres sur le chemin, alors qu’ils s’enfonçaient dans la forêt. Lorsque les parents les avaient abandonnés, c’est grâce aux petits cailloux semés qu’il avait retrouvé le chemin de la maison et sauvé ainsi ses frères. Ainsi donc, il fallait accepter de s’alourdir pour tracer la route et il fallait au retour ramasser et jeter un à un les cailloux pour retrouver le chemin de la maison et ne pas mourir. Cette histoire me parlait. Si je voulais m’alléger du poids de mon mal-être, fallait-il que j’accepte d’abord d’être lourd ? Si je voulais retrouver une vie normale, fallait-il que je ramasse un à un les cailloux que j’avais semés, et trouver ainsi le chemin du retour vers le foyer, métaphore d’une vie apaisée ? Que je les nomme, que je les décrive, que je ne me trompe surtout pas de route. La tâche me paraissait immense. Le Petit Poucet était un enfant et moi je marchais vers des jours plus vieux. Il était futé et pourtant, lors du deuxième abandon, il avait commis une erreur impardonnable en semant sur le chemin des miettes de pain que les oiseaux avaient dévoré. Le destin avait basculé et ils avaient failli mourir chez l’ogre. Même si l’histoire se finissait bien, cette erreur montrait que la vie était semée d’embûches, que l’on pouvait faire courir un danger mortel en se trompant de stratégie, en agissant à la légère, en commettant une erreur de jugement grossière. Moi aussi j’avais sans doute commis des erreurs impardonnables qui étaient l’ogre de ma vie. Qui avais-je dû tuer pour me sauver et sauver mes frères ? À ce moment-là, je n’en savais rien et cela m’angoissait, car je n’avais plus l’agilité de l’enfant pour chausser les bottes de sept lieux qui permettaient à l’histoire de se terminer dans la joie. Et le deuxième épisode où l’enfant se trompait et jetait des morceaux de pain montrait que trop d’orgueil, trop d’assurance menaient au pire.

Mais en fait dans l’histoire du Petit Poucet (le plus jeune de la fratrie, qui grâce à sa petite taille était le seul à entendre les sombres desseins de ses parents en se faufilant entre les marches de l’escalier), seule m’intéressait vraiment la symbolique des cailloux, car, lorsque le médecin m’avait dit que mon sac à dos était lourd je n’avais pas pensé une seule seconde qu’il puisse être lourd d’autre chose que de cailloux. Pas des rochers, pas des vêtements, pas de la nourriture, pas de pain à émietter. Non. J’étais empli de cailloux plus ou moins gros accumulés au fil du temps. Je laissai aux exégètes les interprétations que j’avais lues sur Internet, toutes plus farfelues les unes que les autres. Seule m’intéressait la symbolique du sac à dos rempli de cailloux qui pesaient sur ma vie. Ces cailloux encombrants permettaient-ils de tracer un chemin et de me retrouver, de trouver un foyer ? Et de recomposer la fratrie qui serait condamnée si je me trompais de chemin, si je ne savais plus trouver la maison. Peut-être. Rien n’était sûr.

Chapitre 2

Procrastination

Dès lors que je fis mine de vouloir me libérer en vidant petit à petit mon sac à dos, en écrivant ce roman de ma vie, je trouvai toutes sortes de raisons pour ne pas m’atteler à la tâche. J’étais devant un mur qui me paraissait infranchissable. Je trouvai dans beaucoup d’événements l’excuse pour ne pas affronter la page blanche. Certains, futiles, qui rendaient la fuite impardonnable et puérile, d’autres, plus profonds, qui me prenaient tout mon temps et qui me renvoyaient à moi-même. C’était comme si je me penchais au-dessus de la margelle d’un puits imaginaire et apercevais, terrifié, mon image tremblante. Si j’y jetais un seul caillou, mon image allait se déformer, disparaîtrait même. Cela me donnait le vertige. Alors ce livre que j’allais écrire peut-être me troublerait sans doute à jamais au lieu de renvoyer de moi une image nette et lavée, purifiée.

Et si ce livre, au lieu de me guérir, me tuait ? Terrifié, je m’éloignais du puits, prenant appui sur mes deux avant-bras, les écorchant au passage. Je différais, je ne voulais pas me noyer dans mon voyage. Tant pis, je voyagerais comme j’étais jusqu’à la mort, un jour bien, un jour mal, avec mon sac à dos trop lourd, deux doigts passés dans les bretelles en cuir pour essayer de soulager mon dos, mes cuisses, mes jambes. J’avais honte d’être si lâche, mais l’angoisse qui m’étreignait était réelle. Elle était à elle seule une raison de différer, voire de renoncer. Étais-je assez fort pour affronter le contenu d’un sac, attraper les pierres et les jeter ? Et sauver mes quatre frères ?

J’avais peur tout simplement. Peur de me faire plus de mal que de bien, peur d’être démasqué par un membre de la famille encore en vie et qui reconnaîtrait une de ces blessures d’enfance que je voulais raconter. Et pourtant, il y avait peu de chance que cela arrive. Mes parents étaient morts, mes frères n’avaient pas été témoins de cette dramaturgie ou l’avaient interprétée autrement. Du moins, je le croyais. J’étais seul, bien seul et je le resterais. J’étais le petit dernier, celui qui n’avait pu s’échapper de la maison que bien longtemps après les autres. D’ailleurs, ils étaient bien commodes mes grands frères, dans ma lâche procrastination.

Un jour, c’était l’aîné, Claude, qui me demandait de garder son enfant malade et pour lequel il ne trouvait aucune solution de garde. Je n’allais quand même pas abandonner la gamine à quelques mètres de l’ordinateur qui m’attendait, me faisait de l’œil, comme un reproche. J’allais devoir passer plusieurs jours à changer des couches et à chanter des comptines à ma nièce tout en surveillant sa température. Pas l’idéal pour travailler et écrire. Mais je n’avais pas trouvé d’excuse et m’étais empressé de dire oui à mon frère. Et cela m’encombrait la tête et m’empêchait de penser à mon projet. Une autre fois, je devais aller de toute urgence chez le dentiste, m’étant cassé une dent. Une série d’événements familiaux et professionnels (mon éditeur me harcelait pour que le lui livre mon dernier manuscrit) constituèrent des alibis bienvenus et je fis mine de m’en plaindre. Le sac à dos attendrait même si j’avais mal au point de me réveiller de plus en plus souvent en sueur, la gorge serrée, au bord de l’asphyxie. Ma femme, Jeanne, était habituée à ces crises et cela ne la réveillait même plus. Elle était la seule à connaître les failles de mon histoire et essayait de me persuader qu’il fallait vivre avec, s’étonnant que l’amour que nous nous portions, la beauté et l’intelligence de notre fille Isabelle n’ait pas effacé ce qu’elle appelait « toutes ces histoires ». « Il n’y a pas mort d’homme » était sa formule préférée. Eh bien si, il y avait eu mort d’homme, mort de celui que j’aurais pu être si on n’avait pas instillé en moi tous ces petits ou ces gros riens qui avaient rempli mon sac à dos. Qui avaient fait de moi un adulte souvent envahi de crises d’angoisse, un être « de mal-être ».

Un autre événement, plus consistant, si l’on peut dire, vint me donner un nouvel alibi. La sœur de ma mère, que mes frères et moi appelions en secret Cunégonde, vieille peste que je n’avais pas vue depuis dix ans au moins, mourut sans mari, sans enfant. Entre l’enterrement, la vente de son appartement, la succession, toute la famille fut occupée pendant des semaines et moi le premier, le seul à être indépendant, écrivain renommé, le seul, me disait-on sans méchanceté, à ne pas avoir de patron sur le dos, à organiser mon temps comme je le voulais. Alors tout le monde en profitait, on trouvait cela normal. C’était comme ça. J’avais de la chance. Ils ignoraient mon sac à dos et les moments que nous passions ensemble n’étaient pas faits pour se plaindre. Les dimanches familiaux étaient pleins de rires et de bouteilles à vider. Pas la moindre pierre à l’horizon. Cunégonde était un bon prétexte pour se retrouver.

Certes, je ressentais chaque jour un petit pincement au cœur, comme un rappel à l’ordre : je n’avais toujours rien écrit et chaque fois, c’était comme si un maître d’école m’avait ordonné de lui présenter mes mains fermées et avait donné avec vigueur un coup de règle sur mes doigts. J’avais l’impression de rougir à ces moments-là, comme pris en faute, mais une de mes belles-sœurs arrivait toujours à propos, triomphante, de la cuisine, portant le gâteau du dimanche et je me précipitais pour le couper en parts égales et le distribuer, en commençant par les enfants. Je n’allais quand même pas gâcher cette réunion de famille ! Le sac à dos et les poisons qu’il contenait attendraient…

Et ils attendirent longtemps, tapis dans mon dos, discrets et lourds à la fois.

Quelques semaines plus tard, mon éditeur m’appela, enjoué comme toujours. Mon dernier roman était prêt et paraîtrait très bientôt. Le cher homme me prévenait de réserver les prochaines semaines aux cérémonies habituelles : interviews, dédicaces, présence aux salons littéraires du moment. « Allez chez le coiffeur, mon cher, ça vous donnera un petit air de jeunesse, je vous trouve un peu tristounet ces temps-ci. J’ai déjà retenu les créneaux pour les émissions littéraires. Allez, préparez-vous au grand rush, votre livre est excellent comme d’habitude. On va faire un malheur ».

Il ne croyait pas si bien dire. Je détestais ces périodes de promotion où je devais « vendre » ma marchandise même si j’avais acquis une notoriété certaine avec mes romans historiques et romantiques qui plaisaient à un large public. Mon « sac à dos », si jamais j’arrivais à l’exhiber sous une forme littéraire serait d’un tout autre genre et dérangerait sans doute mon public habitué aux personnages illustres, aux amours et désamours qui faisaient perler les larmes au coin des yeux, aux réflexions géopolitiques qui donnaient de l’épaisseur et de la véracité à l’ensemble et plaisaient même aux intellectuels. Bref, le cocktail marchait bien, tenait sur la longueur à raison d’un livre tous les deux ans.

Cet événement littéraire, subi plutôt que désiré (mais je n’allais pas cracher dans la soupe qui me permettait de vivre confortablement) allait m’occuper et mon ego littéraire (si loin de mon angoissante épopée intérieure que je traînais comme un fardeau de plus en plus lourd) allait, pendant tout ce temps perdu, se renforcer, sans doute me faire sourire et me sentir heureux, du moins en façade. Enfants, conjoints, neveux et nièces étaient contents et excités comme si c’était Noël. Le père, le tonton, le cousin retrouvait son aura. Lui qui était d’une taille très haut dessus de la moyenne avait une stature et une élégance qui rejaillissaient sur tous les membres de la famille. Chacun, même les plus petits avaient droit à sa dédicace. Ils ne regarderaient que la couverture haute en couleurs mais plus tard ils se vanteraient auprès de leurs petits copains d’avoir une star littéraire dans la famille avec qui ils mangeaient le gâteau du dimanche.

Sauf Apolline. La fille de mon frère aîné ne semblait pas suivre le cortège de louanges qui accompagnait la sortie de chacun de mes livres. Elle allait sur ses quinze ans et elle me regardait toujours en coin, l’air de dire : « Tu ne m’y prendras pas. Tu n’es pas celui-là. Je finirai par t’attraper ». Nous étions très complices depuis toujours et elle me regardait sous ses longs cils clairs et ses yeux tout aussi clairs. Si elle n’avait plus depuis longtemps l’âge de grimper sur mes genoux en suçant son pouce, elle continuait à se lover contre moi dans le grand fauteuil où nous nous tenions tous les deux, chuchotant pour que les autres ne nous entendent pas. Elle me regardait toujours d’un air narquois, mais tendre et avait des réparties qui me laissaient pantois et admiratif. Ce jour-là, alors que nous revenions tous d’une cérémonie de remise du Prix des lecteurs qui m’avait été décerné, ce qui avait enchanté toute la famille, elle prit sa place tout contre moi et me murmura « tu es l’autre » : je sursautai et lui demandai à voix basse : « qui t’a raconté ça, où as-tu pris cette expression ? ». Elle était en classe de seconde et se plongeait avec délectation, et pour le plus grand plaisir de son oncle, dans la littérature. Elle me regarda par en dessous, comme à son habitude : « Ben, tu sais bien, c’est Gérard de Nerval, on vient de l’étudier et d’ailleurs le prof a comparé cette formule désespérante avec celle de Rimbaud : “Je est un autre”. Mais toi tu es plutôt Nerval. “Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé”, il a écrit ça. Tu n’es pas toi, tu n’es pas que ce flamboyant auteur que toute la famille admire, tu te caches, mais moi je te connais ».

Je restai bouche bée. Il était tout à fait plausible que leur professeur de français leur ait parlé de ces deux formules, si proches l’une de l’autre et pourtant si différentes. Futée comme elle était, elle s’était approprié ces formules et leur comparaison et avait rangé son oncle si célèbre et pourtant si secret dans la catégorie des êtres mal dans leur peau, qui cachaient leur véritable personnalité et qui, comme dans le cas de Nerval, en mouraient parfois. Abasourdi, je serrai l’adolescente contre moi et lui murmurai à l’oreille : « Pas folle la guêpe. Mais ne le dis à personne. Ce sera notre secret ». Elle approuva doctement : « Croix de bois, croix de fer, si je meurs, je vais en enfer », et claqua sur ma joue un baiser bruyant qui alerta les autres. « Qu’est-ce qu’ils cachent encore les deux complices ? Ils disent, c’est sûr du mal de l’un d’entre nous ». Et tout le monde éclata de rire.

Il était tard. La journée avait été épuisante et j’avais mal à la main d’avoir dû tant en serrer. Tout le monde partit et je restai seul avec mon épouse qui rangea l’appartement jusqu’au soir et ma fille qui fila très vite dans sa chambre, soi-disant pour travailler. Un regard jeté à mon épouse me conforta dans l’idée qu’il y avait du rendez-vous téléphonique avec son dernier amoureux dans l’air. Tout était paisible. Je me délassai en mettant le « Stabat mater » de Pergolèse sur la platine, me servis un fond de whisky et fermai les yeux. La conversation rapide que j’avais eue avec Apolline dansait dans ma tête, doucement, comme une mélodie. J’étais dévoilé, mais compris. Étais-je si transparent pour qu’une gamine de quinze ans ait deviné ma double personnalité ?

Cette nuit-là, je ne pus dormir, ma douce femme à mes côtés s’étant endormie rapidement, sa main posée sur mon bras, comme à son habitude. Alors que je donnais le change à tout le monde en jouant le père et l’oncle modèles, sûr de lui et paisible, jouissant de sa notoriété sans en faire trop, une adolescente de quinze ans avait trouvé la faille et l’avait exprimée : « ne te cache pas, tonton, je sais bien que la personnalité que tu montres aux autres, publiquement, n’est pas la tienne, tu es l’autre, celui qui cache ses blessures pour rassurer tout le monde. Mais moi je te connais, peut-être à force de te serrer dans mes bras, de te regarder par en dessous et de t’aimer tel que tu es vraiment. » Je décidai cette nuit-là que si jamais le livre voyait le jour, je le dédierais à cette adolescente, quitte à faire des jaloux dans cette nombreuse famille. Car j’étais sûr d’une chose : si le livre paraissait, les autres membres de la famille n’y verraient que fiction morbide, certains peut être, les plus futés se retourneraient contre moi, car ils y verraient une critique injuste de certains membres de la famille et en particulier de nos parents. Seule une petite fille devenue femme comprendrait ce qui s’était joué dans ces années qu’elle n’avait pas connues, tout ce qui avait fait souffrir son vrai tonton, l’Autre, comme elle avait dit, deviné. Au bord du sommeil, je vis la première page du roman avec ces seuls mots « à Apolline, ma devineresse ».

Chapitre 3

Le déclic

Il fallait bien que cela arrive. Je ne pouvais différer indéfiniment. Ce fut un incident imprévisible qui déclencha tout. Des mois s’étaient écoulés depuis que j’avais fait la promesse de vider mon sac à dos qui me sciait les épaules et courbait mon dos et mon âme. Plus le temps passait et plus les flashes, les brefs souvenirs, les blessures à peine cicatrisées remontaient à la surface. Je n’avais plus personne à qui me confier. Mon ange gardien aux aiguilles d’or n’était plus là pour recueillir mes confidences. Notre projet de déménagement au soleil avait pris forme. Nous habitions, ma femme et moi, une grande maison au bord de l’océan. Notre fille était restée à Paris pour finir ses études. Je m’ennuyais. Je me disais souvent que nous avions commis la plus grande erreur de notre vie en nous éloignant de mes frères. La famille s’était dispersée aux quatre coins de l’hexagone, après le décès de nos parents. Deux ans après la mort de notre père, notre mère était partie à son tour à plus de quatre-vingt-dix ans et, chacun avait pu enfin réaliser ses projets, n’ayant plus la charge exigeante et contrainte de rester à proximité pour s’occuper d’elle. Sa mort, si pénible fût-elle, tant elle se débattit, fut une délivrance et je me reprochai bien souvent de n’éprouver aucun chagrin. Je ne sus jamais s’il en avait été ainsi de mes frères. On n’en parla plus, c’est tout.

On vendit tout y compris l’entreprise fondée par ma mère. Elle sortit de la vie de la famille, sans plus.

Mais mes frères me manquaient terriblement ainsi que les enfants. L’aîné de la fratrie avait accepté avec enthousiasme un poste outre-mer. Il était parti avec femme et enfant et avait enfin la vie dont il rêvait entre pêche, barbecues sur la plage et exercice de son métier d’enseignant. Apolline me manquait, mais nous faisions régulièrement des Face Time et on riait en s’envoyant des baisers. Elle avait pris l’habitude de m’appeler « Tonton Gérard » pour se moquer de moi et m’apostrophait d’un « comment ça va, l’inconsolé ? » en me scrutant à travers l’écran. Je donnais le change en l’appelant « ma blonde vahiné » et elle me racontait ses découvertes littéraires. Comme moi elle avait trouvé bébête « le Petit Prince » et s’était plongée dans Chateaubriand comme moi au même âge. Nous récitions ensemble « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René vers les espaces d’une autre vie… » et elle raccrochait en riant : « c’est tout à fait toi ! À plus ».

Les jumeaux, Dominique et Ange qui devaient ces prénoms au fait qu’ils étaient nés en Corse, nés un an après Claude, étaient restés dans la capitale et avaient enfin réussi à avoir les fonds nécessaires pour monter leur start up de Community managers. Ils étaient restés célibataires, sans attaches durables et semblaient heureux de rester de vieux adolescents un peu babacools et toujours prêts à faire la fête. On les appelait les Dioscures, comme Castor et Pollux, on ne les voyait que rarement, ils vivaient ensemble et semblaient n’avoir besoin de personne. Ils ne nous faisaient signe que, quand, ayant assez de la capitale, ils s’offraient un bol d’air près de l’océan. Ils arrivaient en coup de vent, faisaient les cent coups dans tous les bars des environs et repartaient regonflés à bloc en ayant partagé avec nous quelques balades rigolardes.

J’étais très proche du dernier de mes frères, né trois ans avant moi, le seul avec qui je pouvais vraiment parler. Il habitait tout près de chez nous, attiré lui aussi par le Sud et nous partagions tendrement des moments privilégiés, à marcher au bord de l’océan, à nous coucher le plus tard possible une fois que sa famille dormait et que sa femme travaillait encore ou bavardait avec mon épouse. Il était marié à une artiste qui se faisait un nom dans la décoration d’intérieur, créant des luminaires improbables qui n’étaient pas du tout mon style, mais qui plaisaient. Malgré ses nombreux déplacements, c’est elle qui organisait tout, sans aide, mon frère étant adorable, mais pas du tout un homme d’intérieur. Tout était réglé au millimètre près, les menus de la semaine affichés, les tâches de chacun épinglées au-dessus de chaque chambre, le linge lavé, repassé et rangé. Ma belle-sœur, Yveline, partait tranquille à l’autre bout du monde et mon frère appliquait les consignes sans avoir à réfléchir. Son cabinet d’assurances marchait plutôt bien et son travail lui permettait de rentrer tôt à la maison pour s’occuper de son petit monde, enfants et animaux.

Car, curieusement, ils avaient reproduit le modèle familial français et avaient donné naissance à deux enfants, un garçon, une fille, le « choix du roi » paraît-il, qui réussissaient l’exploit d’être à la fois beaux et intelligents. Comme tout le reste dans cette curieuse famille si ordonnée, les enfants étaient nés tous les deux ans, selon un programme sans faille décrété apparemment par la mère. Elle avait l’habitude de dire : « j’ai fait ce qu’on attend d’une famille normale, maintenant ça suffit ». Apparemment, la fratrie de cinq garçons ne l’inspirait pas.

Quand nous étions tous réunis, les cinq frères et les « pièces rapportées » plus les enfants, ce qui arrivait une fois par an, pas plus, nous formions une très grande famille et comme chacun de mes frères s’était mis en couple à des âges différents, il y avait encore des petits qui avaient pour cousins des adultes. Les vacances nous rassemblaient plus souvent par petits groupes avec des écarts dus aux absurdités des zones scolaires et je m’y perdais, ne sachant jamais vraiment qui allait être là pour la Toussaint, Noël, etc., mais peu importait. Les lits étaient toujours prêts, les congélateurs pleins et c’étaient des moments de bonheur intenses entre les sombres périodes de solitude, surtout l’hiver où j’étais dépressif, malheureux et m’enfermais dans mon bureau à essayer en vain d’aligner des phrases qui se tenaient. Des bouts de pages s’accumulaient dans ma corbeille où les chats venaient mettre un fouillis indescriptible. Mon bureau servait de chambre d’appoint quand la maison était pleine et, pendant ces jours bénis, j’étais bien content, car j’avais un alibi pour ne rien faire.

Je rangeais sommairement les papiers qui traînaient un peu partout. J’avais une manie. Lorsque je parvenais à écrire des phrases, des expressions dont je me disais « ça pourrait servir pour mon livre », je les imprimais et les découpais en bandelettes, comme des rubans. Si je n’y prenais garde, mon bureau, où en temps ordinaire, personne n’avait le droit de pénétrer, pas même pour faire le ménage, devenait une grotte où je me réfugiais aux jours les plus sombres. Je correspondais avec mon éditeur par mail, rarement par téléphone, et je supportais mieux ainsi ses jérémiades : je devais rendre mon prochain manuscrit, j’étais en retard sur le planning, il en avait assez de mes caprices de star, un jour on m’oublierait, etc. Je répondais sobrement et hypocritement que tout allait pour le mieux, que j’étais en pleine forme, mais étais un peu pris par mes recherches historiques sur la vraie vie de Sissi qui serait l’héroïne de mon prochain roman, un personnage complexe bien loin des niaiseries qui avaient donné lieu à des films à succès. Mes allégations étaient en partie crédibles, mais la vérité était que ce travail routinier était entrecoupé de longues heures où je rêvassais à mon autre livre, celui que j’avais promis d’écrire et mon sac à dos était toujours aussi plein. J’étais comme un conducteur de train qui voulait conduire deux trains à la fois sur des rails parallèles qui n’avançaient pas à la même vitesse. Un train avançait régulièrement, c’était mon roman historique, l’autre se traînait péniblement et s’arrêtait dans la moindre petite gare de campagne. C’était insupportable. J’étais écartelé.

Je m’étais dit que le décès de ma mère simplifierait tout, que la route était libre et que je n’avais plus rien à craindre de ses remarques acides qui semblaient m’être réservées. Du moins je n’avais rien surpris chez mes frères qui laissait penser qu’eux aussi avaient souffert et souffraient encore de quelques blessures d’enfance. Ils semblaient tous équilibrés, normaux, ne souffrant d’aucun mal caché, en apparence en tout cas. Ils avaient rempli leur devoir de fils aimant lorsqu’il avait fallu s’occuper d’elle à plein temps sans jamais recevoir la rétribution d’un merci. Ils allaient la voir au moins une fois par semaine, bavardaient avec elle, la faisaient rire, ce qui n’était pas un mince exploit, faisaient ses courses chacun à leur tour et donnaient des nouvelles aux autres. Et moi, qui réglais mes journées comme je le voulais, j’étais prié d’être là au moins deux à trois fois par semaine, passant des après-midis exécrables à l’écouter se plaindre de tout et de rien, assis sur un fauteuil tellement inconfortable que j’en avais mal aux fesses. J’étais prié de faire la conversation, car si elle se mettait à somnoler elle me reprochait de n’avoir rien à lui dire et d’être responsable de ses « absences ». Je devais tenir trois heures au moins, montre en main, et quand enfin j’étais autorisé à rentrer chez moi, ma femme me récupérait épuisé comme si j’avais couru un marathon et me massais tendrement la nuque, en silence, après m’avoir servi, en silence aussi, un verre d’alcool. Une fois remis, notre soirée pouvait enfin commencer. Je ne racontais rien, il n’y avait rien à raconter, mais je goûtais avec délices aux conversations de ma femme et de ma fille quand elle était là.

Quand ma mère mourut, nous réalisâmes rapidement notre projet. La vie fut rythmée, à part mes crises de dépression, par l’écriture de mes romans à succès, par les tentatives laborieuses pour écrire « mon roman sac à dos » et par les arrivées pas assez fréquentes à mon goût de membres de la famille.

Ce fut lors d’un séjour de mon frère le plus proche que l’un de ses enfants, Tom, provoqua l’incident qui allait me contraindre à me pencher sur mon sac à dos et à tenter de le vider.

Tom avait cinq ans, c’était le petit dernier de mon frère, si proche de moi, qui débarquait souvent lorsque sa femme était dans une contrée lointaine ou lors des week-ends. Quand ils venaient, ils remplissaient la maison et le petit dernier était tout content de prendre place dans le canapé-lit du bureau de « tonton Roman » comme il m’appelait depuis qu’on lui avait expliqué que le métier, si c’en était un, de son tonton était de s’amuser à taper sur l’ordinateur, ce qui lui était interdit, et en plus de ramasser de l’argent en vendant des livres où il n’y avait même pas d’images et de bulles. Il commençait cependant à lire et s’exerçait en déchiffrant les contrats d’assurance que laissait traîner son père quand Maman n’était pas là. « Ça, c’est un vrai métier plus sérieux que le tien » s’obstinait-il à répéter quand il venait à la maison.

C’était un de ces week-ends prolongés de mai que j’affectionnais particulièrement. Je me sentais bien lorsque la sève montait dans les arbres, que les fleurs s’épanouissaient au jardin, que tout semblait reprendre vie, y compris moi. Mes idées noires s’espaçaient, moi aussi je me renouvelais. Et pourtant le ciel me tomba sur la tête un matin alors que les enfants dormaient encore pour la plupart et que nous prenions le petit déjeuner face à l’océan en planifiant une journée de pêche à pied, lorsque la marée serait au plus bas. Je savourais mon jus d’oranges pressées, mon frère et sa fille aînée s’étaient déjà allongés sur les Chiliennes et s’étiraient au soleil. Mon épouse était partie au marché.

Tout à coup, nous entendîmes un hurlement venant du bureau et des petits pieds nus marteler le carrelage. Nous vîmes Tom accourir sur la terrasse. Un petit corps tremblant se jeta dans mes bras hoquetant : « Pourquoi t’es pas né, tonton, pourquoi t’es mort ? » Mon frère se précipita pour consoler l’enfant et moi, sans réfléchir à ce que je faisais, je giflai violemment le petit garçon pour le faire réagir, mais ses hurlements redoublèrent, juste avant que son père ne vienne me l’arracher des bras, éberlué et en colère. Il fallut une bonne demi-heure pour que les choses se calment, que je tente d’expliquer ma réaction à mon frère et au Petit le pourquoi du comment. Tout le monde essayait de calmer tout le monde sans y parvenir.

Moi seul avais compris ce qui s’était passé et qui n’aurait jamais dû arriver. Réveillé, le garçon avait commencé à fouiner dans mes affaires et avait découvert un trésor : ma poubelle, où atterrissaient les lambeaux de mon incompétence et en particulier les rubans pleins de bouts de phrases qui parfois remontaient jusqu’au bureau et trouvaient une utilité, mais le plus souvent finissaient dans la cheminée ou dans la poubelle de la cuisine. Ce jour-là et avant que la famille de mon frère n’arrive, j’avais oublié de ranger mon bureau, de trier ma poubelle en deux tas, comme je le faisais d’habitude : d’un côté, les rubans définitivement condamnés à finir dans la cuisine et les bouts de papier en sursis qui faisaient partie des : « ça peut peut-être servir ». On avait installé le petit dernier sans plus de rangement : il était tard et il s’était endormi dans les bras de sa grande sœur, un substitut de mère quand celle-ci était au loin.

Mais ce matin-là, plein de vigueur, et sans se montrer, il avait entrepris d’explorer ce qui lui était interdit, le bureau de Tonton roman, à la recherche d’un trésor et d’une explication : comment on faisait pour piéger des gens et leur vendre des albums sans images. Il fouilla, fouilla, heureux comme un prince, jusqu’à ce qu’il tombe sur un joli ruban où il était écrit : « tu n’aurais pas dû naître ». Saisissant le papier et interprétant naïvement la phrase comme une condamnation à mort de Tonton Roman, il s’était mis à hurler et avait débarqué sur la terrasse en agitant au-dessus de sa tête le coupable papier.

Il n’y avait que moi qui détenais la clé du mystère, mais comment expliquer ça à un petit bonhomme de cinq ans, dégoulinant de pleurs et de morve ? Et même à la famille ?

Alors je mentis, aux autres comme à moi-même pour ne pas gâcher la journée. Mon épouse venait de rentrer et, mise au courant, elle me fusilla du regarda. Elle qui savait tout, elle me donnait l’ordre, par ce seul regard, de préserver la famille, d’inventer n’importe quoi. D’ailleurs, elle prit les choses en main, prit le Petit sur ses genoux et trouva comme toujours les mots qu’il fallait :

— Tu vois bien qu’il est là, Tonton roman, d’ailleurs je vais le mettre au régime, cela fait bien cinq croissants qu’il mange, je me demande s’il va en rester pour toi !

Le petit s’essuya le nez et se retourna pour regarder la corbeille du petit déjeuner :

— Si, si, il en reste !

Il se tourna vers moi :

— Pourquoi tu écris des bêtises qui font peur aux petits enfants qui t’aiment ?

Je m’accroupis devant lui et lui dis, en lui caressant la tête :

— Quand tu étais petit et que tu lisais un livre avec un lapin qui parlait à une poule, c’était un vrai lapin, comme toi et moi ou maman ?

Il haussa les épaules :

— Ben non, c’était une image et le monsieur qui avait dessiné voulait faire croire que c’était un homme par ce que c’était un livre pour enfants et que les enfants aiment bien les animaux.

Je repris mon souffle :

— Eh bien là c’est pareil, c’est pour de faux, les phrases rubans. Elles sont pour les grands. On les colle les unes avec les autres, ça fait un roman, c’est ce que l’on appelle de la fiction, rien n’est vrai, c’est fait pour aider le soir à s’endormir. On peut s’amuser à écrire n’importe quoi, et le ruban que tu as trouvé, c’est une phrase que j’ai découpée dans un livre qui parlait d’une maman très en colère parce que son bébé ne voulait pas finir son biberon. Elle le chatouillait en riant et lui disait « qu’est-ce que j’étais tranquille et heureuse quand tu étais encore dans mon ventre. Tu n’aurais pas dû naître, sale petit morveux ! Et comme ce n’est pas possible, elle riait aux éclats et finissait elle-même le biberon ».

Le petit se mit à rire aussi en répétant :

— C’est de la friction, c’est de la friction et tu m’as bien eu. Je ne fouillerai plus jamais dans ta corbeille à frictions, je te le jure !

Le père, la fille et mon épouse me regardaient d’un air ahuri, comme si j’étais devenu fou, mais au moins le gosse avait gobé mes inepties et pendant longtemps il raconta à ses copains que son tonton écrivait des frictions en découpant des bouts de papier et même qu’il vendait ses histoires pas pour les enfants.

Tom partit rejoindre sa sœur en se faisant avec les mains des oreilles de lapin et la pêche à pied, les repas, le coucher des enfants se déroulèrent dans la bonne humeur.

Le soir tomba. J’étais épuisé d’émotion et lorsque l’heure du cognac avec mon frère arriva, je m’écroulai dans un des fauteuils de la terrasse, mon frère à mes côtés, étrangement silencieux. Dans la chambre du premier, c’était soirée pyjama pour les enfants où l’on avait même accepté les plus grandes. On entendait les rires détendus. Tout semblait oublié et bien que fatigué, je me sentais moins angoissé. Mais mon frère, après s’être tu un long moment attaqua frontalement :

— On n’a pas cinq ans, tu ne vas pas nous faire gober cette histoire de lapin, de biberon et de bébé qui aurait dû rester dans le ventre de sa mère. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que c’est que cette phrase que tu n’as pas réussi à faire disparaître ?

Je crus que les questions allaient me tomber comme cela toute la nuit, comme une condamnation. Était-ce le père qui m’en voulait d’avoir perturbé son gamin ou était-ce le frère qui cherchait à comprendre, à me piéger ? Je réussis à éluder un moment en admirant les étoiles et la lune qui se reflétait dans l’océan, mais visiblement ça ne passait pas. Je me défendis en argumentant :

— C’était à la poubelle, pourquoi s’en préoccuper ?

— Mais tu l’as écrit et si Tom n’avait pas mis la main dessus…

Tu oublies que je suis romancier, j’écris ce que je veux.

— Je ne crois pas que Sissi n’ait jamais eu l’occasion de dire cela.

— Et pourquoi pas ? Qui n’a jamais imaginé ce que serait le monde sans lui.

— Tu te fous de moi ? C’est quelqu’un d’autre qui a prononcé cette phrase, qui te l’a jetée à la figure !

— Personne, oublie, c’est un début de roman que je n’écrirai jamais.

— Parce que maintenant tu écris deux romans en même temps, ne te fous pas de moi, s’il te plaît. Je te connais mieux que tu ne crois !

J’explosai, de douleur, de rancœur, de fatigue :

— Ah oui, qu’est-ce que tu connais de moi, de mon enfance, de ma jeunesse, de ce que j’ai supporté, moi le petit dernier, alors que vous, les grands, vous n’étiez jamais là, vous ne voyiez rien, je n’existais pas, je n’étais qu’un petit freluquet peu fréquentable, trop fragile, trop sensible, toujours un pet de travers, qu’on ne voyait qu’aux vacances.

Mon frère me regarda longuement, indécis, ne sachant que répondre. Il reposa son verre après l’avoir fini d’un trait, se leva et partit sur la plage. Je voyais son dos se soulever, comme s’il sanglotait. Pourquoi ? Parce que j’avais été violent pour une des rares fois de ma vie ou parce que j’avais exprimé des choses qu’il devinait, mais dont il n’avait jamais parlé et dont il n’avait pas les clés. Ou qu’il les avait oubliées. Il avait cinq ans de plus que moi. Que connaissait-il de ma vie ? Quelques années après ma naissance, il allait rentrer au pensionnat rejoindre ses frères. Nous ne nous étions connus et appréciés que beaucoup plus tard : même goût pour la littérature classique, même goût pour la musique de Bach et bien d’autres choses qui nous rapprochaient.

Nerveux et angoissé, je mis les mains dans les poches et retrouvai le bout de papier que Tom avait accepté de me redonner le matin. J’en fis une boulette que je roulai longuement entre mes deux mains. Puis je le regardai : je tenais entre mes mains le premier caillou blanc qui avait émergé par hasard de mon sac à dos. Je ne pourrais plus me taire. Un petit bonhomme de cinq ans avait déterré le premier secret et soudain je me sentis mieux. Je sus que j’allais écrire les premières pages du « sac à dos ».

Je courus rejoindre mon frère et le chahutai jusqu’à nous faire tomber sur le sable mouillé :

— T’es un gros futé toi et un bel emmerdeur.

Nous rentrâmes bras dessus bras dessous. Celui-là au moins m’aimait. Et puis il avait vécu la scène de l’album photo où ma mère avait essayé de m’effacer de l’histoire familiale et la scène avec Tom avait sans doute ravivé ce souvenir même s’il en ignorait l’impact sur ma vie. Mais de cela, je parlerais plus tard.

Deuxième partie

Le contenu du sac

Chapitre 1

« Tu n’aurais pas dû naître »