Le vieux, ses arbres et la noceuse - Pierre Le Blay - E-Book

Le vieux, ses arbres et la noceuse E-Book

Pierre Le Blay

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Beschreibung

Qu'ont en commun Leila, René, Philippe, Valérie et Roger ? Découvrez l'histoire de ces protagonistes...

Leila aime sortir et chérit son indépendance. Lorsqu’elle se retrouve prisonnière d’une geôle inhabituelle, sa vie va basculer.
René et Philippe vivent paisiblement dans leur village de Haute Provence. La monotonie de leur quotidien est un outil efficace de diversion.
Valérie assume son rôle de mère et travaille aux urgences d’un grand hôpital. Son secret va devenir pesant.
Et puis il y a Roger.  

Les trajectoires de ces personnages n’auraient jamais dû se croiser. Pourtant ils vont tenter de se comprendre, parfois arriver à se connaître. 

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Pierre LeBlay

Le vieux, ses arbres et la noceuse

Première partie

1

Elle commençait à émerger de l’épais brouillard qui enveloppait jusque-là son esprit, se familiarisant avec cet environnement inconnu. Sa tête était lourde, mais son corps semblait étrangement léger, flottant telle une feuille morte soulevée au moindre souffle. Sans pouvoir opposer de résistance, elle se sentait entraînée d’un mur à l’autre, du sol au plafond. Cela aurait pu paraître agréable. Pourtant non, rien ne l’était en cet instant.

Elle perçut soudain l’humidité glaciale qui l’entourait. Était-elle sur un bateau ? Elle détestait les bateaux. Au souvenir d’une sortie de vacances dans les calanques où elle avait souffert du mal de mer tout l’après-midi, elle fut prise de violentes nausées.

Comme dans un songe, il lui sembla distinguer d’en haut son enveloppe charnelle, son esprit survolant son corps. Était-elle morte ? Elle avait entendu des patients dans le service d’addictologie lui décrire cette expérience de dématérialisation au cours de leurs consommations. Elle avait alors imaginé une sensation de liberté. Elle regrettait maintenant d’avoir souhaité la vivre un jour. La houle se renforçait, le vertige s’intensifiait, les nausées devinrent incontrôlables, et elle eut juste le temps de tourner la tête pour vomir.

Manifestement elle n’était pas morte. Les morts ne vomissaient pas. Cette remontée acide et malodorante la rassura. Elle se trouvait un peu jeune pour rejoindre ses ancêtres dans un au-delà auquel elle ne croyait pas. Puis elle aurait été peinée de mourir sans avoir revu une dernière fois son grand frère. Il vivait à Paris depuis longtemps et elle le voyait peu. Il était parti faire des études de droit qui l’avaient passionné. Il y était resté, impliqué maintenant dans la défense des droits de l’Homme.

Bien. Si elle n’était pas morte, alors où était-elle ? Elle tenta d’ouvrir les yeux. Sans succès. Ses deux paupières refusaient de lui obéir. En y portant ses mains, elle ressentit une violente douleur. Elle s’était mis le doigt dans l’œil. Ses paupières étaient déjà ouvertes, simplement l’obscurité était totale. Elle n’avait aucune possibilité de détailler sa geôle.

Cette manœuvre malencontreuse la réveilla un peu. Mentalement elle passa en revue les informations que ses sens lui procuraient. Elle était bien vivante, allongée sur une couche moyennement confortable, dans un endroit obscur, humide et inhospitalier. Maintenant qu’elle tanguait moins, elle douta qu’il s’agît d’un bateau. Elle se mit à grelotter, ne sachant dire si c’était de froid ou de peur.

Ses réflexions furent interrompues par une douleur pulsatile et familière. De petits chocs réguliers qui suivaient ses battements cardiaques. Une bonne migraine était en train de s’installer. La langue pâteuse collée au palais et les douleurs diffuses complétaient le tableau connu de la gueule de bois. Des bribes de souvenirs de la soirée lui revinrent. Des lumières colorées, une foule transpirante et surexcitée dansant sur une musique trop forte. Un verre de mojito. Plusieurs manifestement. Les maux de tête devenaient difficiles à supporter. Elle massa ses tempes puis ses yeux, fermés cette fois-ci, et sentit sur ses paupières un enduit gras et abondant. Elle n’avait pourtant pas pour habitude de s’appliquer du fard à paupières à la truelle. Ses ongles aussi étaient étranges. Anormalement longs, très longs. Trop longs. Elle mit du temps avant de comprendre d’où lui venait cet accoutrement.

Halloween ! Elle s’était encore faite embarquer à la soirée d’Halloween ! Pourtant elle devait être de garde le lendemain. Elle savait bien qu’elle n’aurait jamais dû accepter. De plus elle avait horreur de se déguiser. Mais comme souvent, elle avait cédé à la tentation de la fête débridée à l’internat. Elle avait miraculeusement réussi à échanger sa garde, et avait donc plusieurs jours devant elle sans devoir aller travailler. Elle fut soulagée de ne pas faire faux bond à ses collègues. Pourtant il fallait relativiser, ce n’était pas le problème principal en cet instant. Elle devait plutôt s’inquiéter d’être seule, dans un lieu sordide, inconfortable, et totalement inconnu.

Elle recouvrait progressivement ses capacités de réflexion et conclut que de toute évidence elle avait été droguée. Malgré ses efforts, aucun autre souvenir de la soirée ne lui revint distinctement. Prise de panique elle palpa l’intérieur de ses cuisses, soulagée de n’y ressentir aucune contusion douloureuse. Son collant opaque semblait intact de même que ses sous-vêtements. Son déguisement n’avait pas été abimé. Elle se retrouvait en tenue de sorcière, enfermée dans une prison lugubre telle une hérétique.

Pourtant ces mœurs appartenaient à une autre époque. Et si elle n’avait pas été abusée, alors pourquoi était-elle retenue prisonnière ? Les maux de tête, le froid, et les derniers effets de la drogue la maintenaient dans un état confus et l’empêchaient de réfléchir efficacement. Elle se recroquevilla en position fœtale et sentit sur le côté, contre le mur en pierre froid, une couverture posée en boule. Elle s’enroula dedans et finit par sombrer dans un sommeil agité.

2

René marchait le cœur léger sur le bas-côté de la route, faisant l’équilibriste entre le fossé et les gravillons de l’asphalte usé. Il humait l’air de l’automne, cette saison flamboyante qu’il aimait tant. Les chaleurs suffocantes de l’été étaient terminées, l’emprise glaciale de l’hiver encore loin. Les arbres se paraient de leurs camaïeux rouges et dorés. L’atmosphère était douce.

Le soleil brillait déjà lorsqu’il s’était réveillé ce dimanche matin, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il s’était octroyé cette fantaisie en raison des évènements de la veille. Se levant tard, il avait décidé de sauter le petit déjeuner. Il avait maintenant faim, et l’envie soudaine d’expérimenter un de ces fameux brunchs. Il en avait souvent entendu parler et imaginait avec gourmandise ce repas, ni petit déjeuner, ni tout à fait déjeuner non plus, mélange de sucré et de salé, arrosé de café, et resservi à volonté. Il se dirigeait donc vers l’unique établissement du village, comptant bien se faire servir son festin.

René ne dépensait jamais son argent au restaurant, c’était donc exceptionnel. Il connaissait le prix du labeur et respectait trop sa maigre retraite pour la dilapider chez un cafetier alcoolique assisté par la mairie. Le gros Raymond était le frère du maire, et les mauvaises langues disaient que c’était bien là le seul talent qui l’avait conduit derrière le comptoir. Il fallait quand même lui accorder une longue expérience de comptoir, mais plutôt côté tabouret. Il était censé aussi assurer la restauration, au moins en période estivale, pour retenir les quelques touristes de passage. Mais la cuisinière à gaz tombait souvent en panne fortuite et bienvenue pour cet homme qui avait dans la main un poil plus long qu’un crin de brebis angora. Pourtant il devait bien manger le gros Raymond, pour être aussi gros. Il était tellement bien en chair et gras du cou que sa nuque vue de dos semblait vous faire un sourire.

De toute façon, ces considérations seraient bientôt de l’histoire ancienne. Raymond leur avait annoncé quinze jours plus tôt qu’il arrêterait son activité à la fin de l’année. Il n’avait même pas le courage d’attendre un âge officiel de retraité. Personne ne savait vraiment quel âge il avait d’ailleurs. Mais il paraissait très vieux, ça c’était sûr. « Ce métier est trop fatigant pour moi, rester toute la journée debout est éprouvant », leur avait-il expliqué. Tu m’étonnes, gros comme il était le Raymond, ça devait peser sur son squelette. Pourtant René avait du mal à concevoir que servir une vingtaine de pastis et cinq cafés dans la journée soit si épuisant. Il n’avait pas beaucoup d’affection pour le cafetier, et ne le regretterait pas vraiment. Ce qui était triste en revanche, c’était que la succession n’avait pas été anticipée, Raymond ayant pris sa décision brutalement, probablement un jour de lumbago. Si aucun repreneur n’était trouvé, le café fermerait purement et simplement, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Et dans un village de tout juste deux cents âmes, il était peu probable qu’un candidat providentiel sorte du bois. Le dernier commerce allait donc subir le même sort que l’épicerie et le bureau de poste quelques années auparavant. Le maire semblait plus préoccupé par son tableau de chasse annuel (il espérait dépasser la centaine de sangliers), que par la lente agonie de sa commune.

Un soir, à l’heure de l’apéritif, René avait ouvert le débat devant l’édile du village pour tenter de le faire réagir aux tristes conséquences de la fermeture du bar sur l’ambiance générale entre administrés. Mais rapidement la conversation avait dérivé sur un désaccord beaucoup plus important à propos de la stratégie d’attaque de l’entraineur de l’OM lors du dernier sommet contre le PSG. « Pourquoi tu ne reprends pas l’affaire, René, il parait que t’aimes cuisiner ? », avait fini par lui dire un client inquiet. Effectivement il aimait cuisiner. « C’est pour ça que t’as jamais trouvé de femme », lui disait souvent son frère. Pourtant il n’avait aucune envie de reprendre une activité aux horaires fixes et contraignants. Il tenait trop à sa liberté, et était déjà très pris par ses occupations qu’il gardait secrètes, sachant que tous ses collègues ne les comprendraient pas.

Il se savait en décalage par rapport aux autres habitants de son âge. Et on le lui faisait souvent sentir. La table de belote ne lui était ouverte que lorsqu’il manquait un quatrième joueur. Mais peu lui importait. Il savait s’évader, et ne demandait rien à personne.

Il fut cependant pris d’une angoisse soudaine en poussant la porte à carreaux vitrés du café : et si Raymond ne connaissait pas la recette d’un bon brunch ?

3

Le bruit métallique d’un loquet que l’on referme la sortit de sa torpeur. Elle se risqua à lever la tête, s’attendant à être assaillie soit par son geôlier, soit par les coups de butoir de sa migraine. Rien. Ou plutôt personne. Elle avait dû se rendormir longtemps, car son mal de crâne avait disparu. Elle s’assit sur le lit et observa sa prison. La lumière filtrait maintenant au travers d’une fenêtre occultée par des volets extérieurs et d’épais rideaux en velours. Elle devinait des murs irréguliers dont l’enduit se décollait par endroit, sous l’effet dévastateur de l’humidité ambiante. Rien ne décorait la pièce, en dehors d’un crucifix en bois cloué au-dessus de son lit. Minimaliste.

Après ce rapide tour du propriétaire, elle huma un fumet très agréable qui avait envahi la pièce. Une douce odeur de nourriture frite et de café qui fit crier famine à son estomac vide. Prenant son courage à deux mains, elle se leva et ouvrit les rideaux. Malgré ses épais collants elle frissonna au contact du carrelage froid. La fenêtre était bloquée et elle ne put ouvrir les volets, mais la lumière se fit plus vive et éclaira presque correctement la pièce. Elle découvrit alors la porte métallique qui était dans un renfoncement de la pièce, et au bas de celle-ci un plateau chargé de nourriture. Un grand bol en céramique blanche contenait un café fumant, une assiette plate était chargée de charcuterie sur des œufs brouillés et du pain grillé beurré.

Elle se précipita sur le plateau avant de s’arrêter. Et si c’était un piège ? Si la nourriture était destinée à la droguer de nouveau ? Pourquoi nourrir quelqu’un dont on n’attendait rien ? Elle se raisonna en concédant qu’elle ne portait aucune trace de violence ou d’abus. Elle n’avait pourtant pas été en état de se défendre. Et la faim était trop forte. Elle prit une première gorgée de café ressentant l’effet d’un coup de fouet. Il aurait réveillé un mort celui-là. Elle se ressaisit et se mit à réfléchir plus correctement. Elle ne devait pas céder. Il fallait découvrir où elle était et ce qu’on voulait d’elle. Elle ne mangerait pas avant de savoir. Elle ne voulait rien concéder à son geôlier, et s’il la voulait en forme, il devrait bien l’éclairer sur ces points pour la voir manger. Elle s’autorisa une seule tartine pour tenir. Elle tambourina de longues minutes à la porte pour signifier son mécontentement puis retourna se coucher.

Tout commença à se bousculer dans son esprit. Elle sentait poindre un vent de panique. Elle n’aimait pas l’inconnu, et détestait ne pas pouvoir maîtriser sa vie. Son rythme cardiaque s’accéléra, une oppression thoracique l’envahit. Il ne fallait pas céder aux émotions. Ne pas laisser s’installer la peur. Il lui revint de vagues souvenirs de méditation. Elle avait fait deux stages d’initiation qui l’avaient passablement ennuyée. Mais aujourd’hui cela allait lui servir. Elle se concentra sur les conseils de base. Se centrer sur sa respiration. Prendre conscience de tout ce qui l’entourait. Exception faite du crucifix. Non, ne pas imaginer. Juste ressentir. Vivre ses sensations. Accueillir le frottement du drap sur son dos, le souffle de l’air. Cet air terriblement humide et désagréable ! Non, pas de jugement, juste des sensations. Déjà sa respiration était plus calme, son esprit plus serein. Ses yeux fermés, elle détailla les informations de ses cinq sens. La vue n’était pas très contributive, mais le noir lui sembla soudain apaisant. Son ouïe réussit à capter quelques éléments de vie extérieure. Un coq chantait. Un chien aboyait. Son odorat lui rappela la douce odeur du café et le goût du pain grillé envahissait délicieusement sa bouche. Elle avait encore terriblement faim ! Alors elle se concentra sur le toucher, le seul sens qui peut-être pourrait la faire partir dans une méditation efficace. Elle détailla le contact de ses vêtements, s’enfonçant un peu plus dans les points d’appui du matelas. Sa main toucha la laine de son pull, puis le coton de son collant opaque, avant de glisser sous l’élastique et de caresser le grain de sa peau. Ses doigts froids la firent frissonner, mais sa peau était douce. Elle laissa sa main sur son ventre à hauteur de son nombril pour ressentir sa respiration abdominale. Elle commençait à se calmer. Cette initiation n’avait finalement pas été totalement inutile.

Une demi-heure plus tard environ, elle dormait déjà profondément et n’entendit pas l’homme qui vint récupérer le plateau vide.

4

Philippe avait l’habitude de se rendormir au petit matin, et ne rencontra donc aucune difficulté pour trouver le sommeil au retour de son expédition. Son travail de nuit lui pesait de plus en plus, mais lui laissait du temps dans la journée. Puis il fallait bien avouer que le travail ne courrait pas les rues dans ce coin. Alors il continuait. Tous les soirs il enfilait son uniforme, faisait les quelques kilomètres qui le séparaient de l’usine et en poussait la porte avec pour seul objectif de voir se finir la nuit.

Les mêmes gestes, les mêmes horaires depuis vingt ans. Il avait commencé par un contrat pour dépanner un été un collègue de son père qui cherchait un veilleur de nuit. Puis le contrat était devenu un CDD puis un CDI. Durée indéterminée. Ou interminable, en fonction de l’interprétation. Mais il ne pouvait pas être trop regardant, Philippe, car il n’avait même pas le bac. L’école, c’était pas trop son truc. Pas par défi envers ses parents, comme il l’entendait parfois. Non, ses parents il les aimait bien, et d’ailleurs ils ne lui avaient jamais mis de pression sur ce point. Surtout pas son père qui avait arrêté son cursus après l’ancêtre du brevet des collèges en ayant l’impression d’avoir remporté un prix Nobel. Faut dire qu’au village il était le seul de son année à l’avoir eu. Alors son père il lui apprenait plutôt la nature, et les choses de la vie. Il lui avait enseigné comment être heureux avec pas grand-chose, et cela, il lui en serait toujours reconnaissant. Sûrement voir son père qui ne travaillait pas trop, ça ne lui avait pas donné l’envie non plus, à Philippe.

Mais aujourd’hui, on ne pouvait plus se débrouiller comme trente ans auparavant. Le Code du travail de l’époque c’était « un service en vaut un autre ». Alors si on était débrouillard, on arrivait à s’en sortir correctement et sans contrainte. Et le père de Philippe il l’était, débrouillard. Il avait construit presque intégralement leur maison, avec des matériaux de qualité et des systèmes intelligents de récupération d’eau de pluie, avant-gardistes pour l’époque. Payer l’eau lui était insupportable. « Un jour il faudra payer pour avoir le droit de pisser », il disait souvent. Il avait construit un four solaire aussi. Dans la région ça marchait du tonnerre, surtout l’été. « C’est con, l’été on fait surtout des barbecues », se moquaient ses copains. C’est vrai qu’on le prenait souvent pour un hurluberlu. Il sortait du lot. Il n’aimait pas la chasse.

Philippe avait vite appris auprès de son père à cultiver les justes légumes au bon moment. Ils avaient bien sûr une basse-cour, et pêchaient régulièrement dans la rivière encore poissonneuse. Bref, lui et sa sœur ne manquaient de rien, et leurs parents étaient présents auprès d’eux. Il se souvenait avoir eu du mal à répondre à l’institutrice qui lui demandait en début d’année le métier de son père. D’ailleurs il ne comprenait pas pourquoi elle lui posait chaque année la question puisque l’institutrice du village avait une classe unique et gardait les mêmes enfants pendant cinq ans. « Ça peut avoir changé depuis l’année dernière », avait-elle répondu une fois à son interrogation. Ben non, année après année, son père n’avait aucune raison de changer de mode de vie.

Philippe aurait aimé hériter de ses talents. Il bricolait souvent, certes, s’était toujours servi de ses dix doigts, comme lui avait conseillé sa mère, mais on ne pouvait pas parler de talent. Il manquait d’inspiration. Il lui aurait fallu une boîte à idées. Il compensait par sa motivation. Le temps libre qu’il avait la journée lui permettait d’avancer, mais beaucoup plus lentement que ne le faisait son père. Il était pourtant fier d’avoir réalisé la véranda de la maison familiale, et un abri de jardin pour le potager. Le mot potager était pourtant un peu usurpé, car il n’avait pas franchement la main verte, et était bien content d’avoir un salaire pour pouvoir acheter des aubergines bien plus belles que les rares qui poussaient au fond de son jardin. Il avait donc sombré dans la société de consommation à son tour. Chaque fois qu’il pénétrait dans la supérette, il croyait entendre les remontrances que lui aurait faites son père s’il avait été encore de ce monde. « Vous n’êtes plus capable de rien, vous, la jeune génération. Bientôt il vous faudra une machine à tartiner le beurre ». Il devait bien admettre, Philippe, qu’il ne faisait plus trop attention à certaines valeurs chères aux anciens. La semaine passée il avait fait une salade de tomates… En plein mois d’octobre ! Son père avait dû se retourner dans sa tombe, et Philippe en avait encore des remords.

Voilà donc pourquoi il devait continuer ce travail. Il n’était pas capable de survivre en autonomie. Il était agent de sécurité la nuit dans une usine d’assemblage de matériaux agricoles qui n’avait plus été vandalisée depuis les premières années de la mécanisation de l’agriculture. Autant dire une éternité. À l’époque les opposants au tracteur, qui étaient nombreux parmi les vendeurs de chevaux, essayaient de diaboliser ces engins, devenus aujourd’hui la clé de l’agriculture intensive. Progressivement Philippe s’était vu confier de nouvelles tâches pendant ses nuits. Il fallait décharger les dernières palettes, ranger quelques tôles, faire un peu de ménage. Il n’était plus vraiment payé à ne rien faire comme au début. Et sa fatigue en fin de nuit n’en était que plus grande. Mais qu’aurait-il bien pu faire d’autre ?

Pourquoi ressassait-il tout cela en rejoignant René au café ? Sans doute présageait-il que sa vie allait prendre un tournant radical. Il s’assit face à son ami et fut surpris de le voir déguster un civet de sanglier alors qu’il n’était pas plus de onze heures du matin.

–Raymond n’avait que ça à me proposer. Et réchauffé au micro-ondes en plus ! se plaignit René.

–Tu devrais prendre un petit coup de rouge avec, plaisanta Philippe.

Ils échangèrent quelques banalités, notamment sur la météo, histoire d’éviter le sujet qui les rassemblait. Puis Philippe se décida.

–Il faut y aller, René. Ne fais pas semblant de saucer avec délectation ce civet. Il a l’air dégueulasse !

Ils sortirent donc côte à côte. Les quelques clients sirotant leur pastis préprandial étaient loin de se douter de leur dessein. Ils ne ressemblaient décidément pas à des kidnappeurs classiques.

5

Maintenant elle s’ennuyait ferme. Elle n’avait pas vraiment peur, n’avait plus faim, le froid s’atténuait, de même que l’humidité. Mais voilà, elle s’emmerdait. Il n’y avait pas d’autres mots. Sa grand-mère lui disait quand elle était petite qu’il n’y avait que les imbéciles qui s’ennuyaient. Et ces paroles mettaient en général un terme brutal à leur après-midi devant la télévision. Sa grand-mère les gardait souvent elle et ses frères pendant les vacances, et on pouvait dire qu’elle n’aimait pas trop les programmes dédiés aux enfants. Elle leur répétait sans cesse qu’à son époque cette machine n’existait pas et qu’elle ne s’en tirait pas plus mal. Qu’elle utilisait son temps pour ramasser les figues ou faire des pâtisseries, qu’elle était douée en tricot et en couture, qu’elle aimait préparer le repas pour son père quand il rentrait du travail. Elle rabâchait les mêmes histoires des journées entières. Aussi de son temps, on se préoccupait moins de prévenir le diabète et l’obésité qui l’avaient emportée dans un infarctus massif avant ses soixante-cinq ans.

Alors, avec son petit frère, ils préféraient sortir en bas de l’immeuble et trainer dans la rue. Ce qui reflétait assez bien leur activité. Aucun but ni aucune contrainte durant des heures. Ils rejoignaient leurs collègues de galère pour tuer le temps à plusieurs. Le bruit que faisait la semelle de leurs Vans mal lacées contre le gravier sonnait le rassemblement dans un parking, un hall d’immeuble ou un square. Parfois un ballon venait mettre un peu d’animation. Plus tard ce serait un joint, un baiser caché, un crissement de pneus de scooter. Une soirée au poste de police pouvait prolonger l’errance, sans jamais aller plus loin, en dehors d’une histoire de plus à raconter à des copains qui l’avaient déjà entendue. Elle avait réussi à s’extraire à temps de la bande, avant d’atteindre le point de non-retour. Avant que ce ne soit plus un jeu, et que les menaces ne remplacent les plaisanteries. Son petit frère n’avait pas eu cette intelligence.

Elle repensait en cet instant à ce que disait sa grand-mère et eut honte. Pourtant son parcours prouvait, sinon une intelligence certaine, au moins une capacité de travail et de réflexion. Mais là, rien. Elle n’avait aucune imagination. Aucune capacité à s’occuper. Un grand vide l’envahit soudain alors qu’elle était toujours allongée sur ce lit inconfortable. Bien souvent lorsqu’elle se levait pour aller travailler, elle rêvait d’une journée à se prélasser au lit sans rien faire. Aujourd’hui elle l’avait ! Mais les conditions n’étaient pas idéales pour en profiter. Au-delà de l’environnement, il lui manquait son objet favori du quotidien. Son ravisseur lui avait retiré son smartphone. Elle avait cherché partout sans trop y croire, la chambre n’ayant que peu de recoins, puis s’était rendue à l’évidence, on lui avait supprimé son précieux. Elle se sentait comme un poète sans muse, comme un sportif sans entraîneur, comme Ève sans Adam. Elle n’était qu’une pauvre jeune femme moderne sans son téléphone. Il avait aujourd’hui clairement supplanté la télévision dans le cœur de la consommatrice qu’elle était. Elle prit conscience de l’importance de ce bijou technologique dans sa vie quotidienne. Elle était victime d’une véritable dépendance, non seulement à l’objet, mais surtout aux connexions sociales permanentes bien que superficielles qu’il lui offrait. Elle croyait par moments qu’une courte vibration provenait de sa poche, comme si elle venait de recevoir un message. Elle se demanda combien de notifications WhatsApp elle aurait en le récupérant, ce qui l’angoissa plus que le fait de savoir si, réellement, elle le récupèrerait un jour. Elle en avait des fourmis dans les pouces et ses doigts lui semblèrent tout à coup inutiles. Elle ne pouvait plus tweeter, taguer, cliquer, suivre, liker. Sa vie était régie par un appareil à obsolescence programmée.

Elle était démoralisée. Personne n’allait se préoccuper de sa disparition. Elle ne donnait que peu de nouvelles à ses parents. Depuis son adolescence elle se plaisait dans la provocation. À bientôt trente-six ans, elle se rendait compte, maintenant qu’elle avait grandi, qu’ils n’y portaient que peu d’attention. Une chose était sure, ils ne s’inquièteraient pas de ne pas avoir de visite pendant plusieurs semaines. Elle avait prévu plusieurs jours sans garde, et n’était donc pas attendue à son travail. Si elle ne donnait pas de nouvelles sur les réseaux sociaux, ses amis penseraient surement qu’elle avait débuté une nouvelle tentative de désintoxication du numérique, comme cela lui était déjà arrivé, toujours sans succès. Seule dans cette pièce lugubre, elle ne trouvait rien à quoi se raccrocher. Mais elle n’avait pas très envie de mourir. Et la façon dont elle avait dévoré le plateau-repas le confirmait. La grève de la faim, ce n’était pas fait pour elle. D’accord pour militer, mais pas à n’importe quel prix.

Il fallait se concentrer sur une stratégie. Arrêter de se lamenter sur son triste sort. Pour l’instant, elle était un otage plutôt bien traité. Dans un premier temps, peut-être pouvait-elle deviner l’endroit dans lequel elle était retenue ? Aucun autre souvenir de la nuit de son enlèvement ne lui revenait. Avait-elle fait beaucoup de voiture ? D’avion ? Elle écouta son environnement. Dehors il lui semblait entendre des oiseaux. Sensation inhabituelle pour la citadine qu’elle était. Des oiseaux et pas de voiture. Elle n’était plus à Marseille. Car même si elle n’y connaissait rien en ornithologie, elle était sûre qu’il ne s’agissait pas de mouettes. Aucune voix ni autre signe indirect de présence humaine ne lui parvint. Pourtant elle savait qu’elle n’était pas perdue en pleine forêt, car un clocher proche avait plusieurs fois donné l’heure. Qu’elle n’avait pas pensé à noter. La pièce et le mobilier qui l’entouraient appartenaient manifestement à une vieille maison. C’était ça. Elle était retenue dans une vieille maison au milieu d’un vieux village. Surement par des vieux pervers. Elle détestait tout ce qui était vieux.

Pour couronner le tout, dans ce trou perdu, il ne devait surement pas y avoir de réseau. Ses réflexions furent interrompues par des pas dans le couloir, puis une clé actionnée dans la serrure. La porte s’ouvrit.

6

Ils étaient assis tous les trois autour de la table ronde de la cuisine, qui faisait office de cuisine-salle à manger et d’entrée aussi. La table en formica tenait d’aplomb grâce à un prospectus plié en quatre sous un des pieds. Le reste du mobilier de la pièce était minimaliste. Une pendule au mur aux couleurs du pastis Pernod