Le voile - Luc Farnos - E-Book

Le voile E-Book

Luc Farnos

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Beschreibung

Hyacinthe est un homme de condition modeste né dans un petit village viticole du Haut-Languedoc. Il poursuit ses études pour devenir médecin grâce aux encouragements de son instituteur. Inspiré par une anecdote de son mentor, il se plonge dans l’observation de phénomènes inexplicables, avec pour objectif de prouver l’existence d’une vie après la mort. Ces expériences le conduisent à une quête de réponses dans laquelle il implique sa fille, également membre du corps médical. Parviendra-t-il à percer le mystère de l’au-delà ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Luc Farnos s’est immergé dans les œuvres de Jules Verne, Alexandre Dumas et Jack London depuis son plus jeune âge. Elles ont enrichi son imagination et son univers culturel, nourrissant ainsi sa créativité.

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Luc Farnos

Le voile

Roman

© Lys Bleu Éditions – Luc Farnos

ISBN : 979-10-422-3630-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Hyacinthe

Jeudi 29 avril 1886, le ciel est gris, de gros nuages noirs menacent le Causse. Ces cumulo-nimbus portent à eux seuls le manque d’eau que les terres arides attendent depuis maintenant trois longs mois. Le fruit de la vigne et des oliveraies constituent le principal revenu des habitants du petit village de 316 âmes. Ils redoutent autant qu’ils espèrent cette pluie. Bien sûr, une petite averse de quelques heures aurait été préférable au déluge qui s’annonce, mais nul n’est maître des caprices du ciel. Quelques bigotes, toutes vêtues de noir, un chapelet autour d’une main, un missel dans l’autre, entrent dans la petite église Saint-Michel pour prier Sainte-Barbe et Sainte-Claire afin d’éviter les fureurs du ciel. Malgré leurs saintes paroles, leur mince obole à l’achat d’un cierge dédié à la vierge Marie pour conjurer le sort. Ceux-ci se consumant lentement, laissant monter vers la voûte bleutée de la petite église des volutes de fumée, emportant avec elles les pieuses paroles des bigotes. Leurs yeux tournés vers l’autel au-dessus duquel trône un crucifix débordant de bonté divine. Elles prient à voix feutrée les saintes et les saints pour que l’orage évite de détruire les vignes qui sont en bourgeons. Rien, mais rien n’empêche l’orage de s’abattre sur le petit village de Berlou et de déverser des litres et des litres d’eau. Le vent tourbillonnant, les éclairs qui transpercent l’atmosphère chargée d’humidité, le bruit assourdissant du tonnerre qui résonne entre les petites montagnes alentour. Tout cela donne un aspect fantasmagorique au paysage d’habitude si tranquille et serein qui se retrouve désolé par cette situation.

Le Rieuberlou, dérisoire petit ruisseau où croît un cresson de fontaine délicieux, est devenu, en un espace-temps, un puissant torrent amenant tout sur son passage. Un malheureux viticulteur, trempé jusqu’à l’os, avance péniblement face à ce vent qui souffle en rafales. Lui aussi pense à ses vignes, c’est son seul revenu. Il a dû être surpris dans son travail par la puissance de l’orage. Il passe devant la petite église et file droit chez lui sur la route d’Escagnes.

Berlou est un ravissant petit village languedocien. Il ne doit pas son nom au Rieuberlou ou à un quelconque loup qui sévissait encore jusqu’au milieu du XIXe siècle, mais plutôt à la Bérula, nom d’origine gauloise qui signifie « cresson des fontaines ». C’est un village typique du haut Languedoc. En réalité, il est composé de cinq jolis petits hameaux qui, une fois regroupés, forment le bourg actuel. Par ailleurs, il y a sur la gauche du Rieuberlou le bourg central avec sa mairie et son école. Puis le Burguet avec son église Saint-Michel, plus haut, La Mausse qui domine la grande plaine s’étalant à perte de vue. Sur le flanc droit, les deux autres hameaux, Labadiè et Labarthariè qui complètent le village.

Au Moyen Âge, Berlou appartenait à la châtellenie de Cessenon-sur-Orb, qui s’étendait du château de Mus, près de Murviel jusqu’à Fraïsse-sur-Agoût et couvrait 30 000 hectares.

Sur cet immense territoire, 3 grandes forêts sont citées, dont la forêt royale des Albières, qui abritait déjà, en 1116, un château.

Berlou vivait de ses cultures vivrières. Elles se répartissaient entre l’olivier et la vigne, et l’on assistait au tout début de la culture des châtaignes. On note par ailleurs, à cette époque, la présence d’un moulin à blé et d’un cheptel ovin relativement important.

Les trois cultures principales du XVIIe siècle qui s’y sont développées étaient encore présentes au XXe siècle : la vigne, l’olivier, les châtaignes.

En 1956, le gel a détruit une partie du vignoble et des oliveraies, comme partout dans le sud de la France. À partir de cette date, la vigne a connu un réel essor qui s’est poursuivi au détriment de la châtaigneraie. En effet, la plupart des châtaigneraies sont situées en partie haute des montagnes, accessibles seulement par des chemins étroits et cahoteux. La demande, beaucoup moins importante, de marrons et de châtaignes a conduit, progressivement, à l’abandon de cette culture. La tendance s’est accélérée avec l’apparition d’un chancre qui a fini par éradiquer les importantes plantations de l’arbre à pain à la fin des années 1960.

Aujourd’hui donc, la population et la vie ont changé. La population, qui a atteint un sommet en 1850 avec 410 habitants, sans compter les deux hameaux de la rive droite, se stabilise maintenant et aurait tendance à décroître. Ce jeudi 1886, l’orage qui menaçait vient d’éclater, la pluie tombe sans discontinuer. Elle est désormais à son plus fort niveau, les nuages sont tellement épais et bas, que l’on se serait cru au crépuscule d’une soirée de novembre. Seuls les éclairs zigzagants dans le ciel éclairent d’un bleu azuréen la campagne environnante, le temps d’un demi-millième de seconde. La pluie tombe à grosses gouttes, faisant ici et là des flaques plus ou moins importantes. La terre, tellement qu’elle est sèche, sevrée par ce manque d’eau, n’arrive plus à absorber cette quantité d’eau soudaine qui s’abat sur elle. Des effluves de terre mouillée, d’herbage qui se nourrit de nouveau, montent aux narines. Les escargots, enfouis dans leur retraite hivernale, se réveillent et vaquent pour leur plus grand plaisir en direction des salades des jardins alentour. Malgré la violence de la tempête, la vie reprend sa place.

Séraphine, charmante jeune femme d’une vingtaine d’années, originaire du chef-lieu de canton Olargues, vit depuis son mariage il y a deux ans dans un modeste chai au hameau de La Mausse sur les hauteurs de Berlou. Elle est enceinte et sur le point de donner la vie. Florimond, son époux natif de Berlou, est un robuste jeune homme, lui aussi d’une bonne vingtaine d’années. Il fait partie de ces jeunes au visage taillé au couteau, aux muscles saillants, au torse imposant. Il faut dire que le métier de la vigne dans ces coteaux pentus et arides transforme rapidement la musculature de ceux qui se donnent la peine de travailler dur. C’est un jeune couple rieur, ravissant et surtout prêt à aider son prochain. Leur éducation religieuse y est pour quelque chose. Leur vie est simple, travail la semaine, messe le dimanche, parfois, c’est la fête. C’est d’ailleurs lors d’une de ces fêtes votives que Florimond a fait la connaissance de Séraphine, tout juste tous les deux sortis de l’adolescence. La jeunesse de cette époque-là était moins délurée que celle de maintenant, mais en finalité, c’est toujours pareil. Une jeune fille tombe amoureuse d’un élégant jeune homme et réciproquement, ainsi va la vie. Et, pour les deux tourtereaux, cela s’est terminé par un beau mariage d’amour qui va se concrétiser par la venue au monde d’un bébé.

L’orage est au plus fort, Florimond est parti tôt ce matin pour escaouceler sa vigne. Vu le temps exécrable, il a dû s’abriter dans une de ces petites cahutes en pierre sèche que l’on trouve dans certaines vignes. Il doit prier lui aussi, il ne faudrait pas que la grêle vienne ravager sa parcelle et détruire en quelques secondes le travail de toute une année. Il attend sagement dans un abri de fortune. Il lui arrive parfois d’y dormir les soirs d’été lorsqu’il reste tard le soir et doit reprendre tôt le lendemain. Ce n’est certes pas le confort, mais il y a une couche faite d’un mélange de paille de blé et de fanes de maïs à défaut d’un bon lit. Il n’est pas désagréable de s’y allonger pour une sieste ou pour la nuit. Occasionnellement, en amoureux qu’ils sont, il est arrivé à Florimond et à Séraphine de faire l’amour sur cette couche aux odeurs de paille et d’herbes sèches. Peut-être même que leur bébé a été conçu dans ce lieu magique.

À La Mausse, sentant les contractions venir, Séraphine a fait appel à ses deux voisines Honorine et Germaine. Germaine, jeune femme d’une quarantaine d’années, calme, toujours souriante, disponible pour toutes les tâches, qu’elles soient personnelles ou pour venir en aide au voisinage. Elle a deux enfants de treize et huit ans. C’est d’ailleurs Honorine qui l’aida à les mettre au monde. Malgré ses deux grossesses, derrière un ventre encore un peu rond, on distingue aisément ses traits fins, une bouche bien dessinée, une poitrine généreuse, des mains qui n’ont pas encore trop souffert de l’empreinte du temps. Elle a encore cette beauté qu’ont les jeunes femmes. Un long tablier propre servant à tout faire, de la cueillette dans le jardin aux tâches ménagères, couvre ses jambes. Elle a une voix douce et claire qui apaise dès les premiers sons. La seconde, Honorine, n’est pas loin d’avoir soixante ans, mais ne les a pas encore, ou alors, elle les cache bien. Elle a un lien éloigné de parenté avec Germaine, mais elles n’en font pas cas. C’est une femme maîtresse, le genre de femme à poigne qui a l’expérience que lui autorise son âge. Toujours en activité aussi bien à la vigne qu’à la maison, elle fait preuve d’une endurance hors du commun. Son visage buriné par le soleil, ses vêtements de flanelles noires, sa robe longue, ses manches retroussées sur ses mains calleuses des gens de la terre font qu’elle paraît bien plus âgée. Elle aussi a dû être une belle femme en son jeune temps. Son regard bleu, vif et perçant, atteste qu’elle avait dû avoir un succès fou auprès de la gent masculine. Elle est veuve depuis décembre 1870. Félix, son cher mari, est mort lors de la bataille d’Orléans. Il lui avait donné deux beaux garçons : l’aîné, Félicien, 44 ans, travaille avec elle la vigne ; Alban, de deux ans son cadet, s’est installé à Béziers où il vend des salaisons de Lacaune.

Pour le moment, l’urgence est ailleurs. Honorine prend les commandes dans un calme olympien.

La grande pièce est chauffée au maximum. Deux belles branches crépitent dans l’âtre de la large cheminée. Les deux femmes sont prêtes pour l’arrivée prochaine du bébé. On ignore encore s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille.

La pièce sert en même temps de cuisine et de salle à manger quotidienne. Il y a bien une vraie salle à manger, mais elle est dépourvue de cheminée. En ce début de printemps, une bonne flambée n’est pas de trop pour l’évènement qui va suivre. Les hommes sont exclus de la pièce, même le papa. Seules les deux voisines sont là. Dans tous les cas, Florimond n’aurait pas été admis dans la pièce. Honorine ne l’aurait pas accepté. Seul le curé aurait pu venir. Au cas où l’accouchement se serait mal passé, il aurait alors pu prononcer l’extrême-onction et dire un chapelet de prière.

Toutes les deux sont calmes et sereines. Si elles ont du stress, elles ne le montrent pas.

Séraphine est allongée sur la table. La pièce est chauffée, calfeutrée autant pour se prémunir du froid que risquer de laisser entrer les mauvais esprits.

La parturiente est calme pour le moment. Elle attend les premières douleurs qui ne devraient pas tarder, l’eau chaude, les linges bien propres sont prêts. Il y a même des amulettes, des roses de Jéricho, des pierres d’aigle ou aétites, des bézoards, qui sont dispersées sur la table tout près de Séraphine. Toutes ces amulettes sont censées chasser le malin. Ça y est, le travail a commencé. Honorine calme sa jeune amie, elle lui essuie le front, récite des prières, à voix haute, vouées à la Vierge ou à Sainte-Marguerite, elle rassure, accompagne, aide le bébé à sortir. Voilà, le premier cri s’est fait entendre, la maman est radieuse, rassurée. Son bébé est là devant elle, tout le monde a les larmes qui montent aux yeux, mais il ne faut pas chômer. Il faut nettoyer, laver, emmailloter le beau bébé qui s’avère être un petit garçon au charme irrésistible. Germaine, pendant ce temps, s’occupe de la maman. Elle lui fait la toilette, la rassure et lui prépare une bonne soupe reconstituante après l’effort consenti.

Comme par enchantement, comme un signe du ciel, l’orage, si gigantesque fût-il, cessa dès les premiers cris de l’enfant venu au monde. Honorine ne put s’empêcher de faire une prière, y voyant là un signe divin. Il faut bien dire que pour un premier accouchement, cela fut rapide et presque sans douleur. Honorine félicite Séraphine et lui fait part de son étonnement, tant cet accouchement s’est bien passé.

La semaine qui suivit ne fut qu’un déferlement de tout le village pour voir l’enfant à la Séraphine et au Florimond. Le curé n’a pas manqué de venir voir le bébé pour prévoir le baptême, s’enquérir du choix de son parrain et sa marraine. Il veut être sûr que le choix se portera sur de bons chrétiens.

À chaque visite, un petit présent, souvent de la layette tricotée, en amont pour le futur bébé, est offert à Séraphine. Florimond ne manque pas d’offrir un verre de vin rouge de sa production. Le meilleur, à l’entendre dire, de tout Berlou. Les visiteurs jacassent, rient, parlent à haute voix. Tout ce brouhaha se mêle aux pleurs du nouveau-né.

En fin de soirée, les nouveaux parents réfléchirent longtemps au prénom à donner à leur fils. À cette époque-là, le plus souvent, l’enfant prenait le prénom du grand-père paternel, ou bien du parrain, suivi de deux autres. Les deux tourtereaux voulaient n’en faire qu’à leur tête et leur choix se posa sur Hyacinthe, sans autres prénoms.

Dès le lundi, Florimond se rend à la mairie pour déclarer son fils Hyacinthe. Ensuite, il va de ce pas au presbytère pour voir le curé du village et prend une date en vue du baptême. Celui-ci fut surpris du prénom donné à l’enfant.

— Vous voulez l’appeler Hyacinthe ? Vous avez bien réfléchi ?

— Oui, monsieur le curé, nous avons passé une partie de la nuit à chercher un prénom qui fera de lui une personnalité.

— C’est bien d’avoir pensé à cela, mais surtout, il faut que ce soit un bon chrétien avant tout.

— Mais ! Hyacinthe, c’est un bon saint puisque sa fête est célébrée le 17 août, juste après l’ascension.

— Donc, Florimond, si tu n’y vois pas d’inconvénients, je te propose pour son baptême la date du dimanche 16 mai, le jour de la Saint-Honoré, le patron des boulangers, qu’en penses-tu ?

— Monsieur le curé, cela me va très bien ! Je vais aussitôt en parler à Séraphine.

Si Berlou était dans un trou, le hameau de La Mausse était sur une bosse. Le hameau en 1886 comportait une huitaine de famille. La maison des deux amoureux donnait sur la large plaine qui s’étendait jusqu’à Béziers. Par beau temps, il était possible de voir scintiller la Grande Bleue. Leur maison était la plus grande de tout le hameau. C’était une bâtisse en L ou en U avec le poulailler. La grande pièce de nuit de l’étage était composée, en plus du corridor, d’une immense chambre ajourée par deux fenêtres : une qui donnait dans la cour, l’autre sur l’arrière, face aux vignes et à la plaine. La seconde chambre, de moindre importance, sera la chambre du nouveau-né. Elle n’a qu’une simple fenêtre, donnant sur la cour. En bas, en entrant, un long couloir. Sur le mur de gauche, juste avant la porte qui mène dans la salle à manger, un râtelier sur lequel sont accrochées cinq armes de chasse. Face à l’entrée, un vieil escalier de tomettes faïencées monte aux chambres. La salle à manger ne manque pas de place, on peut aisément y manger à vingt, voire plus, en serrant un peu. Les meubles faits par un menuisier de Saint-Chinian sont en noyer massif. Un grand buffet prend une partie du mur. Une table d’un poids plus que respectable, des chaises, huit en tout, faites dans la même essence que les meubles. Elles sont joliment paillées, une vieille horloge comtoise égrène les minutes dans un tic-tac régulier et carillonne pour les heures. La pièce de droite, c’est la cuisine. Celle-là même où est né Hyacinthe et bien d’autres après lui y naîtrons.

En arrivant dans la cour, jouxtant la bâtisse principale, sur la droite, clouée sur une grande porte en bois couleur vin, une énorme tête de sanglier, avec des défenses de douze bons centimètres, surveille l’entrée du chai. Le chai avec son foudre en bois de chêne d’une capacité moyenne de 8 000 litres environ, ses deux cuves en béton de 5 000 litres chacune, l’énorme pressoir à cliquet et quelques tonneaux dans lesquels vieillissent des vins au millésime remarquable. L’odeur du vin, du raisin fermenté, vous prend les narines dès le passage de la porte. Malgré le fait que les vins languedociens ne sont pas trop réputés à cette époque, certains viticulteurs savaient faire des vins plus que prestigieux. Hélas, ils n’avaient pas le monopole des vins comme les Bourgognes ou Bordeaux.

En face du chai, la basse-cour avec son poulailler, son clapier, et même un pigeonnier. Des canards, des oies, des coqs, des poules se chamaillaient en semi-liberté dans cette grande volière. Les pigeons, de leur côté, allaient et venaient à leur gré, roucoulant ici et là pour appeler leur belle. Les lapins attendaient plus sagement accroupis dans leurs clapiers, même s’ils pouvaient s’ébattre parmi les volailles. Un grillage est posé sur toute la surface de la basse-cour pour éviter les chapardages des buses ou autres mammifères friands des volailles sans défense.

Le mois de mai est déjà là, et voici qu’il va falloir penser au baptême et à la fête qui va suivre. Hyacinthe, ravissant poupon aux yeux bleu-vert, gazouille et fait des risettes à tous ceux qui se penchent sur son petit berceau. Il fait la joie de ses parents et de toute la famille.

Il est temps pour les parents de dresser la liste des invités à l’occasion du baptême. Le mois de mai est déjà bien entamé et c’est le 16 qu’auront lieu les festivités.

— Déjà, il nous faut inviter le curé ! De mon côté, il y aura ma maman Edmondine, mon frère et son épouse, leur bébé, je pense qu’ils le laisseront à la maman de ma belle-sœur.

— Avec nous deux, nous sommes déjà six, dit Séraphine.

De mon côté, il y aura mes parents, Léon et Bastienne, ma sœur et son mari avec leurs deux enfants, mon frère et sa fiancée.

— J’ignore ce que tu en penses, mon chéri, mais il serait de bon goût d’inviter Germaine et son mari ainsi qu’Honorine !

— Mais tu as entièrement raison, et plus nous serons de fous, plus nous rirons !

— Je t’en remercie ! Ainsi, nous serons quinze adultes, quatre jeunes enfants et Hyacinthe.

— Oui, je pense que cela est bien, nous remercierons ainsi tous ceux qui nous ont aidés pour la venue au monde de notre fils.

— Maintenant, qu’allons-nous mettre au menu ?

— Je m’occupe des vins, claironna Florimond.

— Toujours le plus facile pour les hommes ! Tu tueras les poulets ! Nous les ferons avec les cèpes qui sèchent dans la cave, cueillis cet automne, avec quelques châtaignes et des patates. Les châtaignes ont préalablement été séchées à feux doux sur une grille dans le brûloir qui se trouve à côté du poulailler juste après leur récolte, ce qui permet de les conserver plus longtemps.

— Ne t’inquiète pas pour les poulets. J’en fais mon affaire, je pense qu’en entrée, on devrait mettre le foie gras que nous avons mis en conserve, ainsi que quelques légumes pour faire passer le tout.

— Tu as raison, je m’occuperai du gâteau ou on l’achètera chez Baptiste, notre boulanger-pâtissier.

— Je crois que nous avons fait le tour. Il ne nous reste plus qu’à nous retrousser les manches et souhaiter que le soleil soit avec nous, dit Florimond.

Le repas sans être pantagruélique fut des plus raffinés, il faut dire que Edmondine et Bastienne mirent la main à la pâte. C’étaient de vrais cordons-bleus. Avec rien, elles faisaient des sauces aux saveurs incomparables et des mets à se pourlécher les babines. Comme prévu, il y eut du foie gras sur des tranches de pain de campagne passées sur les braises, une confiture d’oignons l’accompagne et un moelleux de derrière les fagots qui continue de le faire glisser en douceur dans le gosier. Tous les convives s’extasient, monsieur le curé en a même pris deux fois.

Les poulets coupés en suprêmes haut et bas reposent sur un lit de cèpes persillés avec une sauce à l’armagnac savamment préparée par Edmondine. Les haricots verts en conserve faits par Séraphine accompagnent le poulet, mais n’ont pas les faveurs des invités. Par politesse, ils en prennent un peu. Cependant, ils préfèrent se jeter sur les poulets, d’autant qu’il y en a plus que prévu. La basse-cour en a pris un coup. Mais, que n’auraient pas fait les amoureux pour le baptême de leur petit Hyacinthe.

Le vin rouge coule à flots, déjà certains ont la chansonnette facile, même monsieur le curé a les oreilles rouges et l’œil pétillant. Heureusement que nous sommes en mai, car en plein été avec les grosses chaleurs, je crois qu’il y aurait eu des dégâts.

Le gâteau est un énorme mille-feuille préparé par Baptiste. Sur le dessus, Hyacinthe y est écrit en lettres cursives, on voit bien les pleins et les déliés. Personne ne possède d’appareil photo pour immortaliser le moment. L’appareil photographique, même s’il existe déjà. Il est bien difficile pour des ouvriers de s’en payer un, alors demander à un photographe de venir faire quelques images était impensable. L’évènement restera gravé dans la mémoire des convives, chacun d’entre eux aura son propre souvenir qu’il lui restera de cette belle journée.

Le temps passe vite, trop vite, déjà, Hyacinthe a six ans. Il va faire sa première rentrée à l’école primaire dirigée par monsieur Galibert, un instituteur qui a de l’expérience même si pour lui la retraite est proche, il aime son travail. Le curé qui, entre-temps, a changé ne voit pas cela d’un très bon œil, l’école privée est à Saint-Chinian à 7 km. Florimond et Séraphine n’ont pas voulu laisser partir si loin leur fils, dotant plus qu’une petite sœur, Céline, 4 ans, est venue agrandir la petite famille et demande encore beaucoup d’attention. Et puis la laïcité a été proclamée en 1881 et renforcée en 1886 par la loi Goblet qui interdit aux religieux d’enseigner dans le public. De toute façon, comme ses parents avant lui, il ira au catéchisme apprendre la vie de Jésus et de ses apôtres, ainsi monsieur le curé devrait être content.

Hyacinthe est un enfant qui est sage contrairement aux diablotins qui peuplent l’école. Il est de ceux qui écoutent et retiennent. Il ne fait pas de vague et n’est pas un exalté. L’école, si petite soit-elle, accueille tous les jours une bonne vingtaine d’élèves tous niveaux confondus. Pendant les cours, filles et garçons sont ensemble, mais un grillage les sépare durant la récréation. Bien qu’en première année, le fils de Florimond démontre au vieil instituteur qu’il a le niveau pour passer en section supérieure. Il attend de savoir si ce sera ou pas possible. Monsieur Galibert s’y connaissait bien pour repérer ces enfants-là. Le problème était d’informer leurs parents. Pour la plupart d’entre eux, ils savaient à peine lire et écrire, pour eux l’école était plus un moyen de garderie que d’apprendre et avoir une vision autre de la vie. Beaucoup d’entre eux avaient encore les paroles des religieux de leur jeunesse qui les maintenaient dans une ignorance de ce que la vie réelle allait amener dans ce futur du XXe siècle. Ce n’étaient pas de mauvais parents, ils n’avaient pas appris les réalités de la vraie vie, ils vivaient comme leurs ancêtres de ce que la terre, le ciel leur apportaient sans chercher plus loin.

Séraphine et Florimond avaient, du fait de leur jeunesse, une petite trentaine, une autre vision de ce que l’école laissait entrevoir. Bien sûr, ils étaient pleinement conscients que si leur fils faisait des études, il ne continuerait pas la vie dans les vignes. Mais, est-ce bien cela, travailler à la vigne que veulent les enfants ? Pour certains peut-être ! Mais puisqu’il aimait tant l’école pourquoi l’en priver ! Et puis, peut-être auraient-ils encore un fils qui aimera le travail en plein air, puisque, Séraphine avait encore un ventre qui s’arrondissait.

Par conséquent, lorsque l’instituteur vint, une fin d’après-midi du mois de mars chez eux à La Mausse, leur exposer ses recommandations sur leur fils, il fut reçu comme un prince.

Il fut invité à passer à table et quelle table ! Séraphine était la déesse de l’improvisation en matière culinaire. Avec trois fois rien, elle préparait un repas digne des tables d’un restaurant deux étoiles, elle tenait ça de sa maman.

Le repas fut constitué de salade fraîche du jardin, accommodée avec des œufs et des lardons, des cuisses de grenouille que Florimond et Hyacinthe avaient pêchées dans la mare qui se trouvait à côté de leur potager. Ils les pêchaient à l’aide d’une canne au bout de laquelle ils avaient fixé un morceau de laine rouge en guise d’hameçon. Gobant le leurre, ils n’avaient plus qu’à remonter leur prise, à la détacher puis à remplir le seau qui attendait les batraciens. Elle les prépara avec une persillade dont elle seule avait le secret. Un bon gratin de pommes de terre en accompagnement puis en guise de dessert, une tarte faite avec le restant de poires de l’automne passé qui avaient mûri dans la fraîcheur et la noirceur du chai entre les brins de laurier supposés enrayer la moisissure sur les fruits tels que les pommes ou les poires. Le vin de Florimond fut servi comme toujours pour arroser le repas ainsi qu’un café corsé en fin de dîner.

Ce soir-là, ils parlèrent de Hyacinthe entre deux bouchées, il était là à écouter son maître d’école lui prodiguer toutes sortes de compliments plus élogieux les uns que les autres.

Monsieur Galibert évoqua une surprenante anecdote qui se passa dans sa classe un jour d’orage. Un jour que l’orage grondait à ne plus s’entendre dans la classe. Ce jour-là, il vit Hyacinthe comme s’il était touché par la grâce ou autre chose de semblable. Il n’avait pas peur, contrairement à ces petits camarades, il regardait la zébrure des éclairs dans ce ciel noir et paressait heureux, débordant d’enthousiasme de ce vacarme qui pétaradait tout autour du village. En écoutant parler l’instituteur, Séraphine eut le souvenir de cet orage gigantesque de ce mois d’avril 1886 qui cessa brusquement lors de la venue au monde de son premier enfant, Hyacinthe. Elle en fit le rapprochement et évoqua au maître d’école cette façon qu’avait son fils de se sentir à l’aise lors des orages et d’aimer le feu du ciel.

Le pauvre enfant de son côté ignorait exactement le pourquoi du comment. En revanche, il appréciait ces jours où ce ciel devenait noir. Surtout lorsqu’il s’éclairait grâce à ces décharges électriques et grondait d’un vacarme effrayant. Depuis les temps immémoriaux, ce vacarme avait fait peur aux personnes qui voyaient là un fait attribué au démon ou autres divinités effrayantes. Pour lui, c’était uniquement la beauté de ces instants-là qui le subjuguait. Ces instants aussi terribles qu’inquiétants prenaient une autre dimension dans l’esprit de Hyacinthe qui lui était inexplicable, mais qu’il savourait comme par défi.

Puis le discours se posa sur les facilités qu’avait Hyacinthe et l’empathie de ce dernier vis-à-vis de ses petits camarades de classe.

Florimond fut des plus enchantés des paroles du maître d’école envers son fiston et accepta que son rejeton passe dans une classe supérieure. Monsieur Galibert, repu et radieux d’avoir conquis les parents de son protégé, quitta La Mausse tardivement par une nuit éclairée par la pleine lune. Le lendemain étant un dimanche, il avait tout le temps pour rejoindre sa modeste maison proche de l’école, mais bien distante de deux bons kilomètres depuis La Mausse.

Le retour en classe ne se fit pas aussi facilement que monsieur Galibert avait pu l’espérer. Il y avait de la jalousie, certains, dont le plus grand Césaire, voyaient en Hyacinthe le chouchou du maître et comme dans toutes les écoles, il y a une tête de Turc et là, c’était bien Hyacinthe. Pourtant, cela cessa dans les jours qui suivirent. Un jour, alors que cela était strictement interdit. Césaire, le plus grand en taille et le plus intrépide de l’école, voulut durant la récréation se faire prévaloir aux yeux de ses petits camarades qui n’avaient d’yeux que pour lui. Ayant récupéré du carbure de calcium, on ne sut jamais où il avait pu se le procurer. Bien à l’abri du regard perçant de monsieur Galibert, il fit un trou dans le sol de la cour de l’école, y mit de l’eau, du carbure et craqua une allumette. Une explosion se déclara qui fit sortir à toute hâte l’instituteur de sa classe, suivi de peu par les habitantes du quartier. Leurs maris étant tous dans les vignes.

Le visage de Césaire était rouge comme de la braise, les bras également, il criait de douleur et ne savait plus comment se mettre n’y où aller. Les bigotes se signaient à tout-va, implorant un saint ou un dieu à la rescousse. Hyacinthe, calmement comme à son habitude, alla vers Césaire et lui parla doucement, posément. Il posa son pouce droit sur le haut du visage de Césaire, comme s’il avait toujours fait cela. Puis, parlant tout bas comme s’il priait, il fit des signes de croix avec son doigt sur son visage et son bras une bonne dizaine de fois en tout. Il laissa son camarade assis à même la cour de l’école. Comme par enchantement, il avait arrêté le feu qui brûlait en lui et Césaire s’arrêta de pleurer et de crier. Il était certes abattu, mais les brûlures ne lui mordaient plus sa chair.

Personne jusqu’à présent n’avait vu une personne arrêter le feu ainsi. Les plus anciens connaissaient des personnes qui avaient eu affaire à des coupeurs de feu, mais n’en connaissaient pas elles-mêmes. De ce jour, la vie de Hyacinthe prit une autre tournure. Il était habité par Jésus au nom de monsieur le curé qui avait eu vent de la chose. Rien de cela, disait haut et fort monsieur Galibert qui voyait en lui un vrai don de coupeur de feu. À vrai dire, le village se partageait en deux, les pros curés et ceux qui soutenaient monsieur Galibert.

Depuis ce jour-là, dès qu’une personne se brûlait, on faisait appel au brave Hyacinthe qui, sans se décourager, allait de bon gré enlever la morsure du feu.

Les deux anciens ennemis jurés, depuis cette histoire, étaient devenus de grands amis. Césaire, une fois son certificat d’études en poche, dut, malgré sa réussite à l’examen, reprendre la suite de son papa et l’aider dans son travail à la vigne. Pour Césaire, il lui était impossible de faire valoir son diplôme ailleurs. Il était fils unique, de ce fait-là, il se sentait redevable envers ses parents qui lui avaient tout donné. Comme beaucoup d’entre eux, c’est dès 12 ans qu’ils reprenaient le flambeau en accompagnant leurs pères dans la rudesse du travail de la vigne. Mais, quel plaisir lorsque les vendanges arrivaient ! Malgré la dureté du travail, tout n’était que joie et bonheur au moment des vendanges. Ces jours-là, pour tout le monde, propriétaires et ouvriers, c’était la fête. Comme si le vin nouveau arrivait au bon moment pour réconcilier les anicroches, les mésententes, les rancunes parfois tenaces, tout s’estompait en ces temps de récolte. Tous les soirs, la jeunesse s’ébattait dans les rires, les chants, les danses autour d’un joueur de bandonéon et le lendemain, comme si de rien n’était, ils reprenaient le travail pour refaire la fête en soirée. Beaucoup de couples se sont formés durant ces périodes-là. De temps en temps, les amours duraient toute une vie, parfois ils se défaisaient, les vendanges finies par des regrets, ou bien des soulagements.

La vie au village reprenait. La folie des vendanges terminée, un temps calme arrivait. Le vin allait fermenter dans les cuves, foudres, et autres barils, il était à maturité au mois de novembre. Les vignerons, ouvriers agricoles, continuaient sans relâche leur besogne du travail de la vigne. Les dimanches étaient consacrés à la messe pour les femmes et à la chasse pour les hommes. Rares étaient les hommes du village qui n’avaient pas un fusil. Florimond en fine gâchette avait voulu initier Hyacinthe. Mais, ce dernier ne trouva pas goût à tuer des animaux, il préférait lire, s’instruire, il faut dire que maintenant, il allait sur ses 14 ans et était rentré en 3e au collège de Cazouls les Béziers. Il y était pensionnaire depuis son entrée en 6ᵉ avec un an d’avance. Comme dans son école primaire, il n’avait aucun problème pour sa scolarité. Ayant une bourse, cela ne revenait pas trop cher à ses parents. Sa famille s’était encore étoffée d’un autre garçon en plus de Céline née en 1889, en 1893 naquit Edmond et maintenant le dernier, en 1899, Robert allait voir le jour. Tout le monde se portait comme un charme. À chaque baptême, c’était le même cérémonial, à la différence que certains manquaient à l’appel. Edmondine et Léon, la maman de Séraphine et le papa de Florimond avaient quitté ce monde, laissant un grand vide. Lors des réunions de famille, d’autres cousins et cousines les avaient remplacés, ainsi va la vie depuis la nuit des temps.

Premiers émois

Dans la tête de Hyacinthe, Berlou était déjà loin. Même si son cœur, son âme, ses racines étaient là-bas auprès de tous les siens, il savait que sa vie allait prendre un tout autre chemin. Il venait de passer le brevet avec succès au collège de Cazouls et les portes du lycée Henry IV de Béziers lui étaient grandes ouvertes. Le XXe siècle ouvrait en grand les portes du lycée Henry IV à Hyacinthe qui, sous les conseils avisés de ses professeurs, entrait en seconde C.

Il n’avait rien oublié de son vieil instituteur, monsieur Galibert, qui avait su voir en lui le futur lycéen qu’il allait devenir. Il lui devait beaucoup, à cet homme d’un certain âge, au regard curieux, aux paroles douces, à sa vision extérieure qui permet de détecter les valeurs de chacun d’entre ceux qui étaient passés dans ses mains. Il savait maintenant que sans lui, il aurait végété dans une torpeur et ne se serait pas épanoui. Là, au lycée Henry IV, il serait encore pensionnaire. Le dortoir était au dernier étage du grand bâtiment central. C’était un dortoir commun, il n’y avait pas d’intimité comme l’on peut actuellement trouver avec une chambre individuelle ou à deux. Là, ils étaient une bonne cinquantaine dans la chambrée. La plupart d’entre eux venaient des villages alentour. Hyacinthe rentrait uniquement une à deux fois par mois, contrairement à d’autres qui réintégraient leur chez-eux en fin de semaine.

Pour se rendre au Lycée Henry IV, il lui fallait descendre à pied ou accompagné en charrette à bras tirée par un cheval jusqu’à Prades sur Vernazobe pour prendre le car qui partait de Saint-Chinian direction Béziers. Il y en avait un à l’aller et au retour de Béziers chaque jour pas plus, autant dire qu’il ne fallait pas le manquer si l’on voulait se rendre en ville et rentrer chez soi. Le plus gênant dans l’affaire était qu’aucun de ces cars n’allait sur Berlou. Rares étaient les cars qui desservaient le petit village enclavé en fond de vallée. Lorsqu’il revenait les fins de quinzaine, il faisait le parcours à l’envers en espérant que quelqu’un soit présent pour le remonter ou alors prendre son courage à deux mains, faire les quatre bons kilomètres qui le séparaient de son village natal tout cela à pied, jusqu’à Berlou.

Il y avait en cas de mauvais temps, un abri près du terrain de boules dans le centre du minuscule village, ce qui permettait de se mettre à sous un toit le temps que cesse la pluie ou si la chance était te son côté, que quelqu’un vienne le chercher.

En dehors de ses venues dans sa famille, il avait durant les longs dimanches et aussi les jeudis après-midi du temps de libre pour visiter Béziers. C’est ainsi qu’il fit la connaissance lors de sa deuxième année au lycée d’une jolie brunette aux yeux noirs. C’est en parcourant les allées ensoleillées de ce début de printemps du plateau des Poètes qu’il fit sa connaissance.

Hyacinthe était maintenant un beau jeune homme de 16 ans. Sa musculature et son allure générale faisaient que beaucoup de jeunes filles qui se promenaient sur les allées Paul Riquet se retournaient sur son passage, mais imperturbable, Hyacinthe ne voyait rien. D’ailleurs, il se trouvait quelconque, même si certains pensionnaires comme lui disaient !

— Tu dois avoir un succès fou auprès de la gent féminine ?

— Je ne suis pas intéressé par les filles, je préfère finir mes études puis j’aurai tout le loisir par la suite.

Et il est vrai qu’il ne se présentait jamais comme le parfait dragueur ou coureur de jupons comme certains de ses camarades pouvaient l’être.

Pourtant un jour de printemps de l’année 1902, alors qu’il se baladait dans les allées ombragées du jardin des Poètes, appelé familièrement le Plateau, il eut un coup de cœur en voyant une jolie fille menue, son visage fin ressemblait à ces visages de la Rome antique sculptés dans le marbre de Carrare ou l’albâtre gypseux tant il était pâle, ce qui dénotait avec sa chevelure brune, presque anthracite, ses mains graciles tournaient machinalement les feuilles d’un livre au rythme de sa lecture. Le regard de Hyacinthe n’arrivait pas à se décoller de son image. Sa timidité l’empêchait d’aller vers elle. Puis, ne lui avait-on pas toujours appris à ne pas importuner les gens que l’on ne connaissait pas. Mais là, quelque chose au fond de lui, lui commandait d’aller plus loin. Pourtant cette chose lui était impossible, il passait, repassait devant elle, dans l’espoir qu’elle le visse, qu’elle lui fasse un signe, mais rien, pas un seul battement de cil, pas un mouvement qui aurait pu lui permettre d’oser aller vers elle, rien, rien ne la perturbait, il n’existait pas à ses yeux, c’était le vide sidéral entre eux. C’est perturbé comme jamais qu’il regagnât le lycée Henry IV. Cette semaine-là, les cours s’en ressentirent si bien qu’il eut une remarque désobligeante de la part d’un de ses professeurs de Physique.

— Monsieur Hyacinthe ! Soit, vous êtes malade ! Soit amoureux ! Mais vous n’êtes pas aux études !

— Oui ! Heu non ! Pour la première fois, il perdait pied, ce qui ne manquât pas de faire rire toute la classe.

À la récréation, certains de ses meilleurs camarades vinrent l’interroger pour en savoir plus.

— Alors Hya ! Il paraîtrait que tu as trouvé l’âme sœur ?

— Mais qui vous a mis cette idée-là en tête ! C’est seulement que je ne suis pas bien, un peu de fatigue, voilà tout.

Mais hélas ! Il mentait mal, il n’avait jamais su mentir. Malgré tout, il garda secrète cette sublime vision qui avait perturbé son esprit. Au plus profond de lui, il savait déjà sans avoir dit le moindre mot, échangé les moindres idées, fais plus ample connaissance, il était certain qu’elle allait être l’élue, celle avec qui il partagerait sa vie.

S’étant remis de ses émotions, il reprit les cours comme si de rien ne s’était passé. Mais en son for intérieur, il n’avait pas oublié cette jeune lectrice qui avait fait chavirer son âme et son cœur. Le jeudi arrivant, dès le début de l’après-midi, seul comme à son habitude, il prend la direction des allées Paul Riquet, file jusqu’au bout, traverse la grande avenue et va directement au Plateau des Poètes dans l’espoir secret de revoir celle qui l’avait marqué à jamais. Il fit rapidement le tour de tous les petits sentiers et allées du jardin public, mais de jolie lectrice, point ne s’y trouve. Ce jour-là, il dut refaire dix fois les allers-retours dans ce parc, mais ne croisa plus le joli minois de cette charmante personne.

En cette fin de jeudi après-midi, ce fut déçu et quelque peu désemparé, il retourna à ses chères études au lycée. Il faut dire qu’il l’avait vue un dimanche, aussi, il se mit à espérer pour que les trois jours à venir passent le plus rapidement possible.

Nous y étions, le repas du midi englouti, le peu de pensionnaires qui restaient le dimanche devait se compter sur les doigts de la main. Dès qu’ils sortirent, ils se dispersèrent seuls ou par petits groupes dans les rues de Béziers. Comme le précédent jeudi, Hyacinthe reprit le chemin du jardin des Poètes. Ce dimanche était radieux, le soleil brillait à son zénith, lorsqu’il aborda l’entrée du parc, une odeur de tilleul embaumait l’allée principale du jardin public. Les bancs disposés de part et d’autre étaient pleins à craquer, les Biterrois venaient prendre l’air et le soleil après les longs mois d’hiver. C’étaient pour la plupart des personnes âgées accompagnées ou pas de leurs conjoints, quelques jeunes mamans berçaient un nourrisson dans un landau, d’autres lisaient le journal, quelques amoureux se promenaient, se tenant par le cou et se regardaient avec ces expressions béates du bonheur. Plus loin, les bancs étaient plus ou moins occupés, peut-être du fait de leurs orientations ou tout simplement prisés par les promeneurs pour se reposer d’une balade bucolique. Il fit un tour complet du parc et dut se rendre à l’évidence que la jeune fille n’y était pas.

— J’ai dû la rêver, pensait-il au fond de lui ! Mais alors quel beau rêve !

Il allait partir, lorsqu’il lui sembla reconnaître la silhouette qui se trouvait à quelques bancs de lui. Son cœur s’arrêta de battre, elle était bien là, en jupe longue, bleu foncé qui lui couvrait les mollets, son joli chemisier blanc légèrement entrouvert laissait apercevoir la proéminence de sa petite poitrine, un gilet de couleur beige-jaune dont les manches étaient nouées autour de son cou, et toujours son sempiternel livre à feuilleter. Il s’assit à trois bons bancs d’elle, ne cessant de la regarder en coin sans oser aller à son devant. Je pense qu’à ce moment-là, il aurait aimé que ce soit elle qui fasse le premier pas, mais à cette époque-là, il n’en était pas question. Les filles vivaient sous la domination paternelle, aussi elles n’avaient aucun intérêt à faire du gringue à un inconnu, cela aurait été mal perçu et leur aurait attiré les foudres paternelles.

Mais Hyacinthe avec sa légendaire timidité se serait passé de tout cela. Il la désirait, en ne bougeant pas, elle lui compliquait durement la tâche d’approche, il avait peur de se faire rembarrer, ainsi tout se serait arrêté. Par prudence, il décida d’attendre le bon moment.

Le jeudi suivant, il sortit, mais alla se balader vers les neuf écluses. Il savait qu’elle ne viendrait pas. Par conséquent, il voulut que sa promenade soit attractive. Là, il put admirer l’ingéniosité de l’architecte Biterrois Paul Riquet. En créant ces écluses ovoïdes qui permettaient aux péniches chargées de vin, de charbon, de gaz, de céréales et d’autres denrées de monter ou de descendre de 21,50 m de dénivelé sur environ 300 mètres. Ce qu’il regardait et qui lui plaisait énormément, c’était cette prouesse qu’avait eue Riquet en contournant l’obstacle de Fonseranes en construisant ces écluses. Il y restait une bonne partie de l’après-midi à voir monter puis descendre ces longues péniches chargées. L’éclusier n’en finissait jamais de monter les vannettes du bas pour permettre à l’eau de s’équilibrer. Ensuite, lorsque les eaux étaient au même niveau, il pouvait ainsi ouvrir les lourdes portes de bois et de métal qui séparaient les deux sas. La péniche pouvait alors avancer d’une écluse. Il devait continuer neuf fois la même manœuvre pour qu’enfin le bateau puisse continuer sa route, soit vers Sète en descendant, et donc vers Carcassonne et Toulouse en montant.

Il entendit dire que quelques kilomètres plus loin, il y avait le célèbre tunnel de Malpas, ce qui voulait dire un mauvais passage. Le tunnel traverse l’oppidum d’Ensérune qui, à l’époque du creusement du tunnel, n’avait pas encore la renommée actuelle.

Connaissant sa curiosité naturelle des choses, Hyacinthe se promit d’aller jusqu’au tunnel la prochaine fois qu’il se promènera dans les parages.

Dimanche prochain, il se devait d’aller voir toute sa famille. S’il était heureux de revoir ses parents adorés, ses frères et sa sœur, il avait au fond de lui un picotement bien compréhensible. Il ne verrait pas celle qui déjà était gravée dans ses pensées. Par conséquent, le samedi après les cours, il courut le plus vite possible en direction de la place de la Citadelle pour prendre le car qui l’amènerait jusqu’à Pierrerue. Sur la place de la Citadelle, il y avait une multitude de cars avec chacun sa propre destination. Certains étaient en partance pour Narbonne, d’autres Capestang, Saint-Pons, Bédarieux, Pézenas, Agde et Sète. En ce qui le concernait, il lui fallait prendre celui de Saint-Pons, vérifier l’arrêt à Pierrerue qui se trouvait à côté de Prades-sur-Vernazobre. Bien calé dans le car près du chauffeur, ce qui lui permettait de voir la route, il attendait sagement le départ. Les 18 h venaient de sonner à la cathédrale Saint-Nazaire. Le chauffeur grimpa dans son car, démarra le moteur, le ronronnement du diesel se faisait entendre régulier, sans saccades ni soubresauts. Il demanda si tout le monde était là et un ouiiiiiiiiii ! Général se fit entendre. Hyacinthe se posait toujours la question, comment pouvaient-ils savoir s’il en manquait ou non ? Il pensa que tous étaient plus ou moins pressés de rentrer chez eux sans attendre les retardataires. Ce qui lui fit penser qu’il ne faut pas arriver avec trop de retard, sinon on est bon pour passer la nuit sur un banc.

Le car s’ébranla dans un cri de soulagement des voyageurs qui revenaient, pour la plupart d’entre eux, les bras chargés de leurs emplettes qu’ils ne trouvaient pas dans leur village d’appartenance. Si Hyacinthe restait muet comme une carpe, ce n’était pas le cas de tout le monde, surtout les femmes qui devaient se connaître depuis qu’elles devaient prendre ce moyen de transport. Il y avait bien un petit train l’Interlocal, qui depuis la gare du Nord de Béziers desservait entre autres les gares. De Lignan su Orb, Maraussan, Cazouls les Béziers, Cessenon, Prades sur Vernazobre, Saint-Chinian, Ferrière Poussaroux, et Saint-Pons qui était à cette époque une des trois sous-préfectures de l’Hérault. Le problème, c’est que ce petit train déraillait de temps en temps et prenait un retard considérable sur l’horaire.

Trois quarts d’heure étaient passés entre les descentes et les montées des voyageurs aux différents arrêts lorsque Hyacinthe descendit du véhicule. Il traversa le pont au-dessus du Vernazobre. Cette petite rivière qui se jette dans l’Orb en amont du village de Cessenon. Connu entre autres pour ses usines de draperies et son usine de tuile canal en terre cuite, l’usine Cathala-Riche qui venait juste de se monter. Il marchait tranquillement en direction de Berlou, il faisait beau, la marche ne lui faisait pas peur et puis il connaissait bien la route depuis qu’il avait été pensionnaire au collège de Cazouls. Florimond arriva presque au moment où il finissait de traverser Prades. Il caracolait dans sa charrette tirée par une pouliche noire au doux nom de Bergère. C’était le mari de Germaine qui la lui prêtait lorsqu’il fallait aller chercher Hyacinthe. Père et fils se prirent dans les bras et s’embrassèrent longuement. Ils en avaient des choses à se dire, Florimond sur la vigne et la famille, Hyacinthe sur la suite de ses études. Ils passèrent le petit col du lac, puis en douceur, descendirent sur Berlou avant de remonter vers La Mausse par la route d’Escagnès. La brave Bergère trottinait allègrement sur cette route en lacet. Les deux hommes étaient silencieux, bien qu’ils aient une multitude de péripéties à dire. Ils gardaient tout cela lorsqu’ils seront tous en famille ce dimanche. Parce que dès dimanche après-midi, il leur faudrait refaire le chemin à l’envers.

En remontant vers La Mausse, Hyacinthe voulut que son père le dépose devant la petite maison où habite monsieur Galibert. Depuis que celui-ci avait fait valoir ses droits à une retraite bien méritée, après avoir œuvré auprès de cette jeunesse en quête de connaissances.

Il descendit de la charrette et alla droit vers la porte vert olive de la modeste maisonnette.

— Il frappa à la porte, et aussitôt dans l’entrebâillement de celle-ci le visage calme et radieux du maître d’école apparut.

— Hyacinthe ! Mais, que fais-tu là ?

— Je monte chez mes parents et j’en profite pour vous raconter un peu comment est ma vie grâce à vous.

— Mais tu ne me dois rien, Hyacinthe ! Ce n’est qu’à toi et à toi seul que tu dois ton parcours. Je n’ai fait que te lancer. J’ai tout de suite vu en toi les capacités de réussite qui étaient celles d’un enfant précoce. Tu n’étais pas un enfant comme les autres ! Tu comprenais tout du premier coup, tu anticipais tout avant les autres.

— Tu étais exceptionnel ! Je n’ai pas de mérite, crois-moi ! Je t’ai seulement mis le pied à l’étrier. Hyacinthe ! Ton papa y est pour beaucoup, me dit-il en baissant le ton.

— Tout de même, j’ai une dette envers vous, que vous le vouliez ou pas, c’est ce que je ressens !

— Ne dis pas de bêtises ! C’était mon travail de faire réussir les enfants que j’avais sous ma protection !

— Raconte-moi plutôt comment ça se passe au lycée ?

— Très bien, je suis en première et comme avec vous, je n’éprouve pas de difficultés.

— Tu es en C.

— Oui, je suis en C l’année prochaine, je passerai le bac si redouté, j’espère que je l’aurai !

— Mais si tu suis les cours tel que tu me le présentes, il n’y a aucune raison que tu ne l’aies pas ce Bac !

— Et ton avenir, tu le vois comment ?

— Étant en scientifique et ayant toujours eu une attirance pour l’électricité, je m’orienterai vers une grande école qui me permettra d’assouvir ma passion. Puis, qui sait, j’enseignerai ! Où j’irai dans la recherche.

— Voilà qui est bien réfléchi, mais je ne vais pas te retenir mon Hyacinthe, ta maman, tes frères et ta sœur Céline doivent t’attendre.

— C’est vrai ! Je vous remercie et vous souhaite une bonne soirée Monsieur !

— Merci et au revoir !

— Au revoir !

C’est d’un pas, sûr et vigoureux, que le jeune homme montait les deux bons kilomètres qui le séparent de son chez-lui.

Arrivé dans la cour, Céline l’enlace tendrement. On sent en elle une fierté d’avoir un grand frère si instruit. Elle avait réussi son certificat d’études depuis quelques années, mais n’avait pas voulu poursuivre ses études. Par ailleurs, elle avait trouvé un petit emploi de quelques heures à la poste ainsi qu’à la mairie de Berlou. Edmond qui allait vers ses neuf ans s’approcha de lui, émerveillé de voir ce grand frère qui savait tant et tant de choses. Lui, hélas, avait plus de difficultés et depuis que monsieur Galibert n’était plus là, il se sentait plus à l’aise avec la jolie institutrice qui l’avait remplacé. Il en faisait plus à sa tête au grand dam de Florimond qui le grondait souvent.

Il était, à vrai dire, plus manuel qu’intellectuel. Au moins, il reprendra le flambeau de la vigne, pensait en secret Florimond.

Robert, le petit dernier de trois ans, arrivait en babillant, un grand sourire aux lèvres, Hyacinthe le pris sous les aisselles et le fit sauter en l’air une fois, deux fois, Robert riait aux éclats.

— Attention ! criait Séraphine, tu vas le faire tomber !

Hyacinthe prit sa maman dans ses bras musclés et la serra si fort qu’elle fut surprise de la force de son rejeton.

— Dis donc tu es plus costaud que papa !

— Comment ça ! dit celui-ci, vexé, qui se mit à rire, prit d’un rire communicatif.

Toute la famille se prenant dans les bras, formant un cercle au milieu de la cour, on sentait la joie, le bonheur qui les unissait tous.

— Allez ! On se lave les mains et on passe à table, il allait être midi bien tassé.

Les discussions étaient interminables. Il en était de même chaque fois que toute la famille se réunissait. Chacun y allait de son anecdote. Edmond était le plus déluré, il était joyeux et se satisfaisait de la vie qu’il menait ainsi que de celle qui s’ouvrait à lui, car il avait compris que les vignes seraient pour lui son gagne-pain. Robert avec ses mimiques faisait rire tout le monde. Ses petits yeux devenaient de plus en plus lourds, Séraphine dut le monter dans la chambrette qu’il partageait avec Edmond, il s’endormit d’un seul bloc. Céline, devenue une belle jeune fille de presque quatorze ans, parlait peu d’elle. Comme si elle avait, elle aussi, un secret en elle et qu’elle n’était pas prête à le divulguer. Hyacinthe avait ressenti cela, car lui-même avait son secret et ne voulait surtout pas en faire profiter qui que ce soit, c’était à lui, à lui seul. D’ailleurs, que faisait-elle en ce moment ?

Balaruc-le-Vieux

À l’opposé de Berlou, pas très loin de Mèze et Bouzigues, le petit village côtier de Balaruc-le-Vieux. Balaruc-le-Vieux est coincé au nord par le massif de la Gardiole, au sud, il se retrouve à l’extrémité Est de l’étang de Thau. Il est proche de la Venise languedocienne, Sète.

C’est un village typiquement languedocien, de forme géométrique ronde, ces villages sont des villages dits en circulade. Ils possèdent, de ce fait, des rues étroites et tortueuses, communes de ces patelins languedociens, tous construits de la même façon dans l’ancien temps.

Toujours autour d’une église ou parfois d’un fort ou d’une maison forte, les autres maisons d’habitations s’enroulaient autour de la forteresse. Ainsi, ils étaient protégés par un rempart de défense, qui dans l’ancien temps permettait de mettre la population à l’abri des envahisseurs.

Tout autour de Balaruc-le-Vieux, des marais, des terres humides, des lagunes saumâtres, d’anciens marais salants. Une large faune sauvage d’oiseaux migrateurs tels que les flamants roses, des grèbes, des sternes vient nicher dans les marais à l’abri des prédateurs.

Les thermes connus depuis l’Antiquité feront scinder la commune de Balaruc-le-Vieux en deux communes, dans le milieu du XXe siècle. Ainsi naîtront Balaruc-le-Vieux et Balaruc-les-Bains.

La vigne est cultivée du côté de Frontignan, les habitants de Balaruc, les Balarucois sont peu nombreux à vivre de la vigne. Certes, il y en a, mais ce n’est qu’à partir de 1936 que le muscat de Frontignan se fera connaître. Les vignerons font en cette fin du XIXe, début du XXe siècle un bon vin de consommation courante.

C’est l’élevage des huîtres et des moules qui a la primeur du travail. Ainsi que la nouvelle usine, une fonderie.

La conchyliculture méditerranéenne est née, il n’y a pas si longtemps, sur le bassin de Thau en 1875 exactement. Voilà maintenant 25 ans que des hommes élèvent des huîtres en suspension sur des plateaux appelés table, les fameuses huîtres de Bouzigues. Ce sont des huîtres creuses, leurs coquilles sont dentelées, très iodées, certains leur trouvent un arrière-goût de noisette. La conchyliculture comprend, l’ostréiculture qui ne s’occupe que des huîtres, et donc la mytiliculture pour l’élevage des moules qui date d’un peu plus longtemps. Ces deux cultures font de cet étang une renommée gastronomique dans toute la France. Au début, ce sont les huîtres de l’Atlantique qui viennent finir leur affinage dans les eaux plus salées et iodées de la Méditerranée à Sète. Mais, celles-ci se trouvant polluées par l’activité portuaire, elles furent déplacées sur l’étang de Thau aux eaux plus douces, plus ou moins salées et calmes.

En 1900, Balaruc-le-Vieux est donc un village tourné plus vers la mer que la terre. On y vit principalement de la pêche et depuis quelques années de la conchyliculture.

Ce joli petit village est le berceau d’une jolie jeune fille qui approche les 16 ans, qui fait ses études à l’École normale de Béziers en vue d’être un jour institutrice.

Elle est la fille de Graziano, un maçon, dur au mal, aux mains d’or, à la carrure impressionnante, aux muscles saillants, toujours coiffé d’une casquette qui lui cache une calvitie déjà bien avancée. Il doit maintenant friser une petite cinquantaine, peut-être à une ou deux années près. Son visage buriné par le soleil, le vent, le froid paraît avoir été sculpté par un artiste Etrusque de la Rome antique dans du marbre de Carrare. Mais pas celui qui est blanc, mais dans le mat, tirant vers le marron foncé. Parce que comme tous ces hommes qui vivent et travaillent à l’extérieur, Graziano a une peau hâlée.

Graziano, comme son prénom l’indique, est d’origine italienne. Ses parents sont arrivés courant 1864 ou 1865 en provenance de Gaeta, petit port de pêche au nord de Naples. Lorsqu’il arrive à Sète, il a environ 15 ans et déjà un solide métier de maçon en main. Pour ces parents, c’est plutôt l’appel de l’anchois et de la pêche qui les a fait venir dans ces terres languedociennes. Il se dit dans son petit village sur la côte Tyrrhénienne que Sète est une jolie et accueillante ville portuaire. La pêche à l’anchois y est pratiquée depuis très longtemps et le poisson ne manque pas.

Sète devient alors la ville d’une immigration joyeuse et sympathique. Les Italiens ce sont immédiatement plus dans cette petite ville languedocienne, ce port de pêche, cette ambiance chaleureuse, ce soleil méditerranéen qui réchauffe les âmes et les cœurs. Ils ont fini par y rester et y vivre de divers métiers. Ils ont été immédiatement intégrés dans cette communauté de pêcheurs.

Si les parents de Graziano étaient des marins pêcheurs, du moins son papa, il était retourné à la maçonnerie. Parfois, il avait la nostalgie de son village. Ils habitaient une ancienne maison dans la péninsule en forme de corne de rhinocéros. Elle lui manquait et ses amis aussi. S’il n’en avait tenu qu’à lui, il serait bien resté dans son pays natal, mais il se devait de suivre sa famille, et surtout sa mama pour qui il avait un amour particulier. Il excellait dans son art, la maçonnerie. Tous les patrons de ce corps de métier se battaient pour l’avoir dans leurs rangs. Il faut dire qu’il était une force tranquille, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours valeureux au travail, il donnait sans compter, son amitié était précieuse et son savoir en matière de construction aussi. Il savait aussi bien faire du neuf que retaper à l’identique une ancienne chapelle, une église ou un rempart datant du Moyen Âge. Personne ne l’a entendu un jour se plaindre. Il était corvéable, toujours prêt comme les scouts.