Le voyage de Renata - Marie-Claire Mir - E-Book

Le voyage de Renata E-Book

Marie-Claire Mir

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Beschreibung

En suivant l’itinéraire du voyage de sa grand-mère vers Le Havre dans les années 50, Thérèse est amenée à reconstruire l’histoire d’un grand-père qu’elle n’a pas connu. Son enquête la conduit sur les sentiers de l’immigration espagnole ainsi que vers un questionnement touchant sur sa famille, sa classe sociale et son identité sexuelle, des questions qui sont aujourd’hui d’une grande actualité. Le voyage de Renata est le récit d’une histoire entourée de mystère, avec des personnages attachants…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Marie-Claire Mir est née dans la littérature : lectrice et écrivaine dès l’âge de 6 ans, elle a entretenu sa passion jusqu’au doctorat de lettres. Professeur de littérature mais aussi comédienne et metteur en scène, elle n’a pu se consacrer à la publication qu’après avoir pris sa retraite en 2012. Depuis, elle a publié neuf livres. Avec Le voyage de Renata, elle poursuit sa quête mémorielle en se servant de l’écriture pour raconter une histoire à suspense où l’intime croise la grande Histoire.

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Marie-Claire Mir

Le voyage de Renata

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marie-Claire Mir

ISBN :979-10-377-6698-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Toute ressemblance avec des personnes ayant existéserait à la fois fortuite et inévitable…

1

Tout a commencé par là

Un jour de l’été 1953, alors qu’elle était sur le chemin du Havre, ma grand-mère Renata est venue me chercher chez une nourrice qui me maltraitait. J’avais trois ans.

Je suis toute petite, le trou de la serrure est au-dessus de moi, je dois me hausser sur la pointe des pieds pour voir, à l’extérieur, la femme qui va et vient, cette femme qui n’arrête pas d’aller et de venir, elle rentrera bientôt dans le réduit sombre où elle m’a enfermée et elle me pincera très fort la joue, elle me tirera longtemps le lobe de l’oreille pour m’apprendre à vivre avant de me laisser sortir, j’ai encore pissé dans ma culotte, il faudra bien que j’arrive à comprendre qu’il faut « demander ».

Heureusement, Renata est arrivée, elle a tout de suite compris que cette femme était une mauvaise femme, mercantile et mauvaise, une femme aux mains de qui il ne faut pas laisser des enfants, elle en a parlé à mes parents et ils m’ont enlevée de là. J’étais sale, pleine de morve, c’était pas dieu possible qu’on m’ait foutue là, ¡ madre de dios, hijo mio ! ¡ No era posible que yo estuviera jodido ahi ! ¡ Dios mio !

Lorsqu’elle est venue chez ma nourrice, Renata était sur le chemin du Havre pour aller au chevet de mon grand-père, Angel, son mari. Il l’avait quittée, abandonada, environ quinze ans auparavant, quatorze en fait, ou moins, juste avant la guerre en fait, il s’était enfui avec la plus jeune sœur de Renata, celle-ci restée seule avec leurs deux enfants, Michel, mon père, qui partirait ensuite par-delà les Pyrénées et finirait par s’engager dans la Marine française, et Elisa, ma tante, qui serait bientôt, on verra pourquoi, capturée par la police française puis déportée à Auschwitz. En 1953, se retrouvant seul à son tour, et impotent – je ne sais si c’était pour la vie – après un accident du travail, Angel avait envoyé à Renata une sorte de carte postale sous enveloppe, en forme de télégramme, pour lui demander de venir le retrouver… il l’attendait, il avait glissé des billets de banque dans l’enveloppe, mais, selon toute apparence, Renata prit son temps, puisqu’entre la date de l’envoi, mars 53, et la visite de Renata à l’île aux Oiseaux, l’établissement où Angel était en convalescence, en décembre 53, neuf mois ont passé.

Tout a commencé par là : outre que je me suis toujours intéressée à ma grand-mère Renata, me promettant d’écrire un jour sa biographie, c’est cet événement-là qui a tout déclenché après que j’en ai rêvé, cet événement d’elle venant me chercher chez ma nourrice, c’est cet événement-là, suffisamment important pour qu’on me l’ait raconté tant de fois – et jusqu’à presque maintenant j’entends encore le récit de comment Renata, alors qu’elle était de passage à Paris, est allée me chercher et m’a ramenée à la maison, me la llevo a la casa, aurait-elle dit – c’est cet événement-là qui est venu s’inviter récemment dans un rêve : j’ai même entendu la voix de Renata derrière la porte du cagibi. J’en ai entendu parler tant de fois, quoique par bribes et, le plus souvent, par la langue fourchue de Berta, ma mère, je n’en connais pas les vrais détails, je sais seulement qu’en passant par Paris pour aller au Havre ma grand-mère-chez-qui-je-suis-née, tout en bas, vers la frontière entre la France et l’Espagne, est venue me chercher, qu’ensuite elle est allée au Havre où elle n’a pas retrouvé Angel… on n’a jamais plus entendu parler de lui après ce télégramme, personne ne savait pourquoi, mais toutes les hypothèses n’étaient pas en sa faveur, et moi, par conséquent, je n’ai jamais rencontré cet homme qui fut mon grand-père.

Je m’intéresse à Renata comme à l’une de ces mystérieuses personnes tutélaires qui peuvent sembler avoir veillé sur votre vie. Son histoire avec Angel me hante depuis longtemps, elle est difficile à comprendre, je vais devoir beaucoup inventer pour bien comprendre l’histoire de ma grand-mère Renata qui a accompli ce long voyage depuis la frontière espagnole jusqu’au Havre, et celle d’Angel, mon grand-père… je les appelle par leurs prénoms parce qu’ils sont devenus des personnages familiers dans ma rêverie de reconstruire leur histoire. Je ne me servirai pas seulement de mes souvenirs, mes propres souvenirs ne seront pas suffisants pour construire l’édifice… ce seront des souvenirs volés, comme d’habitude, volés aux lambeaux de paroles et aux vieux papiers, aux archives plus ou moins officielles et aux vieux écrits collectionnés, volés aux récits tardifs de ceux qui, déjà, ne se rappelaient plus très bien de ce qui s’est passé exactement, ou qui s’en rappelaient à leur sauce, la sauce amère du ressentiment, des souvenirs volés au silence et à l’absence…

Sur la route du Havre, où elle n’a pas retrouvé Angel, Renata s’est arrêtée à Paris pour voir mes parents qui venaient de s’installer dans une rue de Paris où ma mère était concierge, elle est allée chez cette nourrice, et elle m’a sortie, sacada, de chez cette mauvaise femme. Me la llevo a la casa1…

2

Un tertre d’herbes folles

Hay muertos que no hacen ruido2

Avant de commencer le récit du voyage de Renata, j’ai cherché à retrouver la trace de celui qui fut mon grand-père. En téléphonant aux services de la Mairie du Havre, j’ai appris qu’il était décédé le 1er février 1982 et inhumé au cimetière Sainte-Marie… à l’accueil du cimetière, un employé m’a informée que la concession, achetée par une certaine Amelia Behar le 22 février 1982, avait expiré en 1997. Si vous voulez, a-t-il ajouté, je peux vous envoyer une photo de la tombe de votre grand-père. J’apprends que la concession n’a pas encore été « reprise » par la municipalité du Havre, bien que le délai supplémentaire de deux ans et un jour soit lui aussi largement expiré… Il y aura réduction du corps, recueil des ossements qui seront déposés dans un reliquaire, puis dans un ossuaire…

Sur la photo, la sépulture d’Angel est un simple rectangle d’herbes folles, entre deux tombes aux stèles de marbre, Angel Arocena, lui, n’a pas eu droit à une stèle.

Je crains de ne pas avoir tout compris et je rappelle l’accueil du cimetière, c’est le même employé au bout du fil … au cas où la municipalité souhaiterait reprendre la place, tout sera détruit, il a pris la photo qu’il m’a envoyée par SMS, et il a lui-même constaté qu’il n’y avait rien à détruire puisqu’il n’y a ni marbre ni plaque, ni fleurs en stuc et autres objets funéraires, peut-être a-t-il eu un peu de compassion pour moi, si vous voulez, madame, je peux photographier la tombe de votre grand-père et vous envoyer la photo, j’avais manifesté ma joie d’avoir retrouvé la trace d’Angel, je ne lui ai pas parlé de ma grand-mère, Renata, qui est allée au Havre durant l’hiver 53-54 et ne l’a pas retrouvé, je ne lui ai pas parlé de tout ce mystère qui plane autour de cet homme dont je viens d’apprendre qu’il est mort en 1982, donc bien après Renata, l’employé m’a parlé avec beaucoup d’empathie, comprenant, sans doute, combien il est émouvant, après tant d’années passées à ne plus avoir aucune nouvelle d’une personne, de savoir qu’elle repose quelque part, dans un endroit géographiquement situé, sous terre, certes, et la plupart du temps sous une tonne de marbre, et réduite à un tas d’ossements desséchés, combien je devais être heureuse d’avoir retrouvé mon grand-père, je ne lui ai pas dit, bien sûr, pourquoi je le cherchais, pourquoi il était devenu l’homme dont il ne fallait pas parler, le paria … l’employé m’a envoyé la photo : un tertre d’herbes folles, déjà peuplé de feuilles mortes rouges comme des taches de sang en ce mois d’octobre venteux, il paraît qu’il y a beaucoup de vent au Havre … l’employé a certainement pensé que je devais être déçue, mais non … certes, ma première réaction a été la déception, mais très vite elle a fait place à l’étonnement, voilà pourquoi je l’ai rappelé, nous avons conversé comme si nous étions tous deux membres de la même famille, de cette famille toute en souvenirs d’aigreur et de mauvais silence.

Ainsi après sa mort, depuis qu’il est mort, personne n’a rien construit pour recouvrir la terre et indiquer au moins le nom du défunt, Angel AROCENA, son nom, si vous ne faites rien tout sera détruit, m’a répété l’employé, on « défoncera » le rectangle d’herbes folles, il y aura une réduction du corps, les os seront envoyés à la crémation puis les cendres seront placées dans un ossuaire, un jardin du souvenir, c’est ce que m’explique l’employé du Cimetière Sainte-Marie alors que je lui parle au téléphone, je lui ai téléphoné plusieurs fois pour être sûre de bien comprendre, louant, dans mon for intérieur, la patience et la gentillesse de ceux qui font ce métier et doivent recevoir une foule d’appels de gens qui cherchent leurs morts, vous pourrez tout de même venir vous recueillir, a-t-il ajouté, j’habite loin vous savez, ai-je répondu…

Ainsi le mystère s’épaissit, je vais aller au Havre, il le faut, si vous voulez vous pourrez venir vous recueillir, 41ème division, allée J15, si je viens, si je vais là-bas, on me guiderajusqu’à la sépulture de mon grand-père , mais dépêchez-vous, pendant qu’il est encore temps…

Je vais aller au Havre, moi aussi, pour arpenter l’espace de cette histoire qui est aussi un peu la mienne puisque j’en ai hérité, puisque ma mémoire se souvient de ce qu’elle n’a pas vécu, de ce qui s’est inscrit en douce dans mon corps, de ce qui fut caché et qui, en tant que tel, est devenu l’objet d’une obsession, je pressens que cette tombe herbue de mon grand-père promet beaucoup plus que seul lui enseveli là-dessous, je me sens obligée de reconstruire l’histoire, de la construire tout court, à partir de cette presque table rase, de ces quelques herbes retrouvées en fouillant dans la poussière du temps.

3

Desembolsado

Renata devait prendre trois trains différents pour aller au Havre.

Elle avait hésité longtemps avant de partir, elle ne voulait pas se précipiter, pour quelle raison aurait-il fallu qu’elle coure là-bas, qu’elle accoure, après tout, Angel s’était carapaté depuis si longtemps, quelques jours de plus ou de moins, elle avait attendu un peu, beaucoup, avant de se décider. Elle lui avait envoyé un télégramme « J’arrive. Stop. », rien de plus, c’était déjà en mars et elle est partie en août … ce qu’il y avait de pratique avec les télégrammes ou les cartes postales, c’est que, comme avec les SMS aujourd’hui, on n’avait pas besoin de s’étendre, d’expliquer, pas même de justifier le retard à répondre, cela faisait partie de la loi même du télégramme, on répondait quand on voulait, c’est comme aujourd’hui, on n’est pas censé avoir constamment son téléphone sur soi et lire ses messages, on les lit à retardement, l’instantané du SMS n’ayant rien changé, fondamentalement, à la communication en différé du télégramme, sauf que là, on n’était pas obligé d’en écrire des tartines, on pouvait juste dire « J’arrive », c’est ce qu’il voulait, qu’elle vienne, qu’elle aille là-bas, lui il avait seulement écrit quelques mots en français au dos d’une carte postale du Havre, même pas datée, « Lili est partie, définitivement, suis malade, accident, fauteuil roulant, viens ! » … c’est tout, ah ! si ! il avait noté un numéro de téléphone …

et puis aussi une adresse, Résidence de l’Ile aux Oiseaux, elle avait compris, il devait être mal en point, il ne pouvait pas se déplacer, il était malade, un accident du travail sans doute … que Lili eût disparu importait peu à Renata, elle aussi, c’était pareil, elle ne l’avait pas revue depuis si longtemps, elle ne s’était même plus souvenue d’avoir une sœur, elle n’y avait plus pensé, elle en avait fait son deuil, comme d’Angel, ces deux-là avaient disparu de sa mémoire depuis longtemps déjà, depuis le temps elle s’était habituée à vivre sans eux dans sa vie quotidienne, ils n’existaient plus, ou alors un peu dans un coin de son esprit, parfois ils surgissaient avec leur visage d’il y avait presque quinze ans, et encore, pour Lili elle ne l’avait pas revue à ce moment-là, elle s’était sauvée avec Angel avant même de venir à la maison … elle les imaginait avec leurs visages de quand elle les avait vus pour la dernière fois, mais à peine, et sans voix de toutes façons, c’était des visages flottants, immobiles, sans même ciller des yeux, ils étaient devenus tous les deux comme des personnages historiques, sans plus. Et maintenant Lili avait disparu, pfffuit !, enfuie, elle aussi, partie, définitivement, disait la carte… et dans le même message il lui disait qu’il fallait qu’elle vienne, qu’elle y aille, elle, Renata, là-bas, au Havre où il était parti habiter avec l’autre, Lili, il fallait qu’elle vienne, elle, Renata, bon, pourquoi pas, après tout, elle était encore sa femme, il avait glissé quelques billets dans l’enveloppe, pour le voyage… et puis la curiosité la guidait, en arrivant au Havre il faudrait qu’elle téléphone à L’Île aux oiseaux pour demander comment s’y rendre, c’était peut-être une résidence de convalescence, les malades convalescents allaient dans des maisons de repos, il y en avait une ici aussi, à la Frontière, là où j’allais souvent en vacances tenir compagnie à Renata, là où ils avaient atterri, avec Angel, en venant de Fuendetodos, près de Huesca…

Quand elle se décida à partir, Renata ne savait pas si Angel habitait encore là-bas, à l’île aux Oiseaux, il y avait déjà trois mois qu’elle avait reçu la carte quand elle avait répondu, cette fois avec un vrai télégramme, « J’arrive », « ¡ Voy ! STOP. Renata », elle verrait bien, il serait peut-être rentré chez lui, Renata ne savait pas où il habitait, elle ne savait rien de lui depuis cette carte postale qu’il avait envoyée à la Libération… c’est la curiosité qui la conduisit à partir, il vivait donc encore là-bas, au Havre, il avait préféré vivre au Havre, il faut dire que c’était loin, il était tranquille, jamais Renata n’aurait pensé aller le chercher là-bas, même la Police n’y avait pas pensé. Quand elle était allée au commissariat déclarer la disparition de son mari, l’agent de police lui avait demandé si elle avait une idée de l’endroit où son mari avait pu aller, elle avait dit, non, aucune idée, il a pris la moitié de l’argent, c’est tout ce que je sais, avait-elle dit, et l’agent avait souri, elle s’en rappelait bien, il avait souri, il s’était moqué d’elle, et vous ne lui connaissiez pas de… liaison… de… petite amie… non, avait-elle dit, et c’était vrai, et puis plus tard elle avait reçu cette lettre de Lili, une lettre où elle lui demandait pardon, mais tu parles, c’était trop tard, il fallait être culottée pour écrire une lettre pareille, non, au moment où elle était allée déclarer la disparition d’Angel, Renata ne savait pas encore qu’il était parti avec Lili, elle s’était sentie ridicule face au sourire de l’agent, en fait elle n’aurait pas dû déclarer de disparition, son mari était parti, tout simplement, il avait fui, s’était enfui, desembolsado, disait-elle le plus souvent, c’est-à-dire carapaté, taillé, il s’était barré, il avait mis les voiles, il l’avait laissée là, plaquée, n’ayons pas peur des mots, et ce qui était vrai, c’est qu’elle ne savait pas où il était allé, il avait fallu cette carte postale, après toutes ces années, pour qu’elle découvre qu’il vivait au Havre, à l’époque on avait eu besoin de maçons là-bas, avant, pendant, et après la guerre il avait dû participer à la reconstruction, ils avaient sans doute vécu un certain temps avec l’argent qu’il avait emporté, et puis il avait dû trouver très vite du travail…

Tout de même, Renata se demandait comment Lili avait pu renoncer à devenir écrivain, dans ses lettres d’adolescente, alors qu’elle vivait encore en Aragon, elle lui disait qu’un jour elle serait écrivain, apparemment elle ne l’était pas devenue, écrivain, du moins Renata n’en avait-elle jamais entendu parler, ce qui n’était pas une preuve, en fait, c’est vrai, peut-être était-elle devenue un auteur, comme on dit, un écrivain, mais méconnu, ou connu seulement de quelques lecteurs…

Que Lili eût disparu, qu’elle fût morte peut-être, ne lui faisait aucune peine, elle l’avait rayée de sa vie, et puis, avec la différence d’âge, elles n’avaient jamais vraiment été très proches, Renata avait 14 ans quand Lili était née, elles n’avaient presque pas vécu ensemble, Renata et Angel avaient tout de suite émigré en France après leur mariage, les deux sœurs ne s’étaient pas revues, Lili était restée à Fuendetodos, elles s’écrivaient, comme ça, de loin en loin… un jour Lili était rentrée en France, elle avait écrit pour annoncer sa visite, pour demander à sa sœur si elle pouvait l’héberger en attendant qu’elle trouve du travail, Renata se souvenait qu’elle devait arriver par le train, que le train avait eu du retard et était arrivé au moment où il y avait une grande affluence, elle ne l’avait pas vue passer, elle finissait de nettoyer le train de Bordeaux… quand elle était sortie de la gare après avoir vidé les poubelles, elle n’était déjà plus là…

Renata est rentrée à la maison mais il n’y avait personne, Angel n’était pas rentré, alors elle avait attendu, attendu, mais personne n’est venu…

Renata pensait que Lili avait pris un taxi pour aller à la maison, mais en arrivant à la maison il n’y avait personne, alors elle est allée au chantier de l’Hôtel de la Gare où Angel travaillait mais les autres maçons lui ont dit qu’Angel était parti subitement, ils ne savaient où, c’est seulement grâce à l’agent de police qui la reçut ce jour-là au commissariat, que Renata prit conscience qu’Angel n’avait pas disparu mais s’était enfui avec Lili, ils étaient partis peut-être déjà directement au Havre, ils avaient choisi cette ville parfaitement à l’opposé de la Frontière pour être sûrs qu’on ne viendrait pas les chercher là-bas… Renata ne donna pas suite à sa déclaration de disparition, elle s’excusa, et sortit du commissariat.

Cette histoire-là, Renata me l’a souvent racontée.

4

Une erreur sur la personne

Je suis née un 8 mars, journée internationale des droits des femmes.

S’agit-il d’un hasard, ou d’une coïncidence, je suis née fille un jour du calendrier où l’on rappelle, encore aujourd’hui, parce qu’ils ne sont toujours pas suffisamment reconnus, les droits des individus sexués féminins.

À cette époque, il était impossible de savoir si l’enfant qui allait naître serait une fille ou un garçon. Tout au plus un garçon s’annonçait-il à coups de pied dans le ventre de sa mère, ce fut le cas, ma mère reçut énormément de coups de pied, donc mes parents attendaient un garçon et s’en réjouissaient. Ils avaient préparé un joli nom : René. Mais je suis née fille. Ils n’avaient pas prévu de nom pour moi. Après quelques heures de désarroi, ils se décidèrent, et je partageai le doux nom de Thérèse avec ma grand-mère Renata et ma mère Berta, qui s’appelaient toutes deux Teresa en second prénom… ainsi francisé, le nom faisait plus chic et allait dans le sens de la volonté affichée dans cette famille de s’éloigner le plus possible de ses origines.

Ma grand-mère, Renata, présente lors de l’accouchement qui faillit coûter la vie à ma mère – il paraît qu’on l’entendait crier dans tout le village – se répandit en pleurs et balbutia – c’est Berta qui me l’a raconté – ¡ ah ! povrecita, ah ! ¡ Senor Dío !ah ! hija mia ! ¡ que povrecita !3 Il avait fallu utiliser les fers pour me sortir du ventre de ma mère, j’en sortis toute mâchurée et de travers, aujourd’hui encore je cherche à me représenter cette scène barbare, tant de fois racontée, où le docteur R., après être accouru pour faire cesser les cris de ma mère, entra dans la chambre de douleur avec deux tiges de fer pour m’extirper d’entre les jambes de cette femme suppliciée, elle avait ameuté tout le village au point qu’on en parle encore, là-bas, de ma naissance, des souffrances inhumaines qu’elle causa à ma pauvre mère, normales mais tout de même, et de cette déconvenue, unanime – des gens du village étaient entrés dans la maison, dans la chambre, il y en avait partout – lorsque le docteur R. me sortit de là en disant : c’est une fille.

¡ Povrecita ! ¡ Senior dio ! ¡ Hija mia !

Ainsi se forgea le mythe de ma naissance qui, maintes fois raconté – allez savoir si, ainsi, on ne cherchait pas à me convaincre de ma monstruosité –, a fini de me persuader que je suis venue au monde comme une catastrophe, dans la douleur et le désarroi, dès le départ, même mon père s’est évanoui, cela fait partie intégrante du récit.

Dès le départ, il y a eu comme une erreur sur la personne.

Il y eut ensuite un grand mystère dans la vie de Berta, à partir du moment où elle accoucha de cette enfant, dont ni Michel ni elle ne voulaient au départ, c’est un fait sur lequel il faut bien insister, il ne lui fit plus l’amour, il ne la baisait plus, c’est ainsi qu’elle appelait l’étreinte amoureuse dont elle parlerait plus tard à sa fille pour lui expliquer pourquoi elle lui en voulait, à elle, c’est à cause d’elle, de sa naissance, qu’il ne lui avait plus fait l’amour, qu’ils n’avaient plus « baisé » du tout, en général c’est lui qui donnait le signal, mais là, rien, il prenait son journal, elle était là à côté de lui, il lisait, et rien, la gosse dormait plus loin, pas loin, ils vivaient dans une seule pièce avec l’eau et les WC dans la cour, ils pouvaient entendre sa respiration, à la gosse, elle leur rappelait sa présence, ah ! ça oui ! elle était là, ils n’allaient quand même pas la tuer, maintenant qu’elle était là ils allaient la garder, elle avait pas intérêt à chialer, c’est tout, et ils étaient là, dans le même lit, sans se toucher, sans se parler, il lisait son journal et elle, elle ruminait, et puis, au bout d’un moment, elle s’endormait. Une fois, Michel sembla se réveiller, et c’est ainsi que mon frère naquit, ils l’appelèrent René.

Berta a toujours représenté un contre-repère pour moi, pour rien au monde je n’aurais voulu être cette femme-là qu’était Berta. C’est Berta qui m’apprit à ne pas me préoccuper de l’existence de mon grand-père, de celle d’Elisa, elle les haïssait, je ne sais pas pourquoi, soi-disant qu’ils avaient fait « des choses pas jolies-jolies » pendant la guerre, lui, ton grand-père – elle habillait son visage d’une moue de dégoût –, il a travaillé pour les Allemands, et elle, ta tante – elle levait les yeux au ciel –, elle faisait « passer » les réfugiés espagnols, non mais est-ce que je me rendais compte, non, je ne me rendais pas vraiment compte, no me daría la cuenta, je sentais seulement comme une honte d’avoir à charrier dans mon être d’enfant tant de malveillance à l’égard de gens que je ne connaissais pas.

Quant à Michel, il était français, il était pas espagnol, c’était pas un pouilleux, un pauvre, non, il avait du travail, il gagnait de l’argent, et il frappait sa femme quand elle parlait espagnol, au début, au bébé, Renata me l’a raconté, tu lui parles français, disait-il, il criait,