Les belles-terres - Irène Vendryes - E-Book

Les belles-terres E-Book

Irène Vendryes

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Beschreibung

"Les Belles-Terres", c’est le récit des tribulations de Pierre, un Parisien qui a décidé de changer de vie en s’installant à la campagne en Picardie. Mais à travers son cheminement intérieur, c’est aussi sa découverte et sa participation aux luttes de plusieurs communautés confrontées à l’implantation de parcs éoliens dans leurs paysages ruraux. Entre les aspirations individuelles de Pierre et les combats collectifs d’habitants devenus ses amis, cet ouvrage est l’occasion d’une réflexion inédite sur les thématiques environnementales, juridiques et humaines suscitées par un tel sujet.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Irène Vendryes est avocate au barreau de Paris. À l’instar de leurs fervents défenseurs dans tous les territoires, elle s’intéresse de près à la cause des paysages naturels, qu’elle perçoit comme objets d’intérêt sociétal et humain majeur.

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Couverture

Page de titre

Irène Vendryes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Belles-Terres

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Irène Vendryes

ISBN : 979-10-422-3576-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux Isabelle V. et D.

qui savent bien pourquoi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous tirions des paysages une idée de l’harmonie, de la paix, d’un équilibre qui sont un privilège […]

 

Triste réalité, sous les appeaux trompeurs de la modernité on tue notre paysage français pour du vent.

 

Jean-Marie Rouart

de l’Académie française

 

 

 

— Les arbres, jeune Virgile, les arbres t’apparaissent-ils comme des caprices de la nature ?

— Je ne le pense pas, maître, mais les sources, mais les plaines ?

— À l’unisson, les arbres, les sources, les plaines exhalent leur âme.

— Écoute, écoute donc l’âme des paysages1.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

— Magnifique, n’est-ce pas ? avait-il fait, la tête un instant tournée vers la jeune femme debout derrière lui… Quelle vue imprenable... Comme c’est beau !

À l’enthousiasme du propos et à seulement entrapercevoir l’expression un peu émue de son visage, la commerciale de l’agence immobilière avait tout de suite compris qu’il venait de tomber sous le charme enveloppant du lieu. Ce qui, en professionnelle aguerrie, devait l’inciter à laisser peu à peu le silence s’installer entre eux, tout en s’éloignant de quelques pas discrets d’un visiteur dorénavant plongé dans une rêverie qu’il convenait de ne pas interrompre…

Depuis la terrasse où elle était ainsi remontée l’attendre, la jeune femme ne voyait plus désormais Pierre que de dos. Le sachant l’unique visiteur de sa matinée, rien ne s’opposait à ce qu’elle lui laisse savourer à loisir l’intense agrément de cette découverte. D’autant plus qu’en l’écoutant la veille, au soir, lui exposer au téléphone son attirance particulière pour cette maison et son désir de la voir de plus près, elle avait aisément reconnu en lui l’urbain en rupture de ban, avide d’espaces et d’évasion. Soit le genre de nouveau client que son agence, ces temps-ci, avait appris à entourer de toutes sortes de prévenances.

Un peu étonnée, cependant, en le rencontrant ce matin même, non qu’il se présente en solo, mais qu’aucune ombre féminine ne vienne, d’un instant à l’autre, se glisser dans leur conversation. Car s’il pouvait arriver que des hommes visitent seuls une maison, très vite, et surtout si celle-ci était vaste, une épouse, une compagne, ou même toute une famille, faisaient leur apparition dans les commentaires de ces simples devanciers. Intervention qui, curieusement, se produisait en général au moment d’évaluer l’état de la cuisine ou celui de la salle de bains. Or, celui-là avait tout examiné de près comme si personne d’autre que lui n’était destiné à vivre entre ces murs, s’enquérant même avec intérêt du fonctionnement des diverses installations ou du devenir des appareils électroménagers restés en place.

Sa curiosité naturelle aiguisée par tout nouvel entrant, elle s’amusait, chaque fois, à qualifier sa propre impression dominante en quelques mots. Et tout à l’heure, en lui serrant la main, c’est, tout de suite, le terme de « présence » qu’elle avait retenu. Celui qu’elle aurait, à coup sûr, choisi pour décrire ce qu’elle pressentait en lui d’aisance innée à occuper l’espace et à s’y imposer. Peut-être, accoutumé, s’était-elle demandé, à évoluer devant un public et à retenir son attention, écartant cependant d’emblée qu’il puisse s’agir d’un acteur de métier… La scène chez cet homme, si scène il y avait, lui aurait paru davantage vouée à une occupation collective plutôt qu’à l’ambition d’une mise en valeur individuelle.

Et c’est pourquoi le mot « partage » lui était venu en second, à déceler en lui une sorte de facilité naturelle à trouver sa place parmi ses semblables et à s’y sentir bien. Comme une sorte de don, sans doute contrebalancé par un égal besoin de longues et fréquentes plages de solitude. Nécessité qu’exprimait, à l’évidence, son choix, pour y vivre, d’un village aussi paisible que Villars-l’Eglise. Là où, précisément, elle lui avait donné rendez-vous ce matin.

Pour parfaire son portrait, elle aurait pu ajouter qu’il était d’une taille un peu trop moyenne à son goût, mais que son regard ferme et vif exprimait bien toute la maturité d’une soixantaine atteinte sans faire perdre à ses traits une certaine juvénilité. Surtout en ce moment, envahi, comme il devait l’être, d’une très perceptible émotion. Ainsi, un visage aux traits fins, sensible et expressif, sans rien pourtant de frappant, et dont la seule originalité était d’être couronné de cette chevelure poivre et sel à l’épaisseur peu fréquente chez un homme de cet âge.

Mais pour l’heure, et en l’observant d’un peu loin, les deux coudes familièrement appuyés sur la barrière qui séparait le bas de la propriété des champs alentour, elle augurait l’affaire en très bonne voie. Sans, du reste, se tromper… Car s’il s’était laissé aller aux confidences, son visiteur lui aurait sûrement exprimé tout son emballement à seulement se perdre dans la contemplation de ce paysage largement ouvert sous ses yeux comme depuis un belvédère naturel. Avec cette sensation qui s’était imposée à lui sans crier gare, tel un coup de foudre, de ne plus faire qu’un avec l’immensité de ce ciel dégagé, comme avec les courbes et ondulations de ces terres, alternant à perte de vue entre le beige clair, le brun roux et le vert profond.

Sur sa droite, aucun obstacle ne s’interposait jusqu’à la ligne d’un horizon lointain illuminé du jaune vibrant des colzas en fleurs. Quand, à plusieurs centaines de mètres sur sa gauche, un corps de ferme entouré de ses bâtiments d’exploitation arrêtait le regard, posé, solitaire, au milieu des terres cultivées. Tout à l’heure, depuis l’un des balcons du premier étage, il en avait déjà admiré de loin la majestueuse architecture en quadrilatère avec sa cour fermée, ses toitures de tuiles brunes et sa tourelle d’angle. Remarquant aussitôt, qu’au-delà d’une petite route, ce bel ensemble était répliqué à quelque distance par un second parfaitement identique de forme et de composition.

Il était secrètement convaincu, en cet instant, d’être en train de vivre une des heures majeures de son existence, gagné d’une euphorie à l’unisson de ce soleil printanier et des frémissements de la nature tout autour de lui. Pour une mi-avril, le fond de l’air était d’une douceur exquise, parcouru d’un vent léger agitant faiblement le feuillage de bosquets d’où lui parvenaient le chant matinal des oiseaux et les signes d’une agitation annonçant le renouveau. Quitté seulement deux heures auparavant sous un ciel gris menaçant, Paris semblait tout à coup très loin.

Après tous ces mois de vaines recherches, de déplacements inutiles et d’espérances déçues, une sorte de mystérieux appel intérieur lui signifiait qu’il touchait enfin au but tant espéré. Tellement cette maison où il venait de pénétrer pour la première fois de son existence ressemblait au rêve qu’il s’en était fait. À croire que, sans rien en savoir, il serait né ici et que, depuis tout ce temps, elle n’ait fait qu’attendre son retour… Et déjà certain, au fond de lui, que si, pour une raison ou une autre, il ne pouvait prétendre y demeurer à l’avenir, il en garderait toujours au cœur une nostalgie teintée du puissant regret d’un impossible paradis.

Située en sortie de bourg, entièrement tournée vers l’immense paysage qu’elle dominait légèrement, sans vis-à-vis ni voisinage immédiat, elle lui était apparue solide et bien conçue. Avec, dans cet environnement plutôt rural, l’aspect faussement bourgeois de sa façade aux deux grandes fenêtres encadrant son seuil et ce toit d’ardoises grises où s’ouvraient les lucarnes du grenier.

Sur le devant, une grille recouverte de glycine l’isolait de la rue, donnant accès à un premier jardin de taille modeste traversé en son centre d’une allée menant directement à sa porte d’entrée. Quand, sur l’arrière, et beaucoup plus attractif, se trouvait celui où il se tenait en ce moment, perdu dans la découverte des perspectives rares et très préservées de ce coin de Picardie.

Par la fenêtre de la cuisine, comme de celle de l’autre pièce du rez-de-chaussée, les regards se portaient sur le plus petit des jardins tandis, qu’à l’étage, les deux portes-fenêtres de la plus spacieuse des trois chambres ouvraient chacune, côté paysage, sur leur propre balcon à la balustrade en fer forgé. De ce point de vue élevé, le panorama dégagé sur toute la campagne était véritablement exceptionnel.

Mais, c’est en bas, le vestibule une fois traversé en contournant le pied de l’escalier, que l’on accédait à la plus grande des pièces. Belle salle de séjour éclairée de larges baies à travers lesquelles tout le vaste paysage semblait chercher à pénétrer à l’intérieur de la maison. Sa porte à demi-vitrée franchie, le visiteur se retrouvait sur une terrasse en léger surplomb du jardin. Observés du haut de ses quelques marches, l’organisation soigneuse des massifs et l’agencement étudié des bosquets entre des plates-bandes et des pelouses bien entretenues témoignaient du constant plaisir de son propriétaire à s’en occuper. Rendant ainsi sa décision de s’en séparer d’autant plus incompréhensible…

Les travaux d’entretien de la toiture et de la chaudière à bois paraissaient récents, la cuisine parfaitement agencée, les deux petites salles de bain de l’étage rénovées et la plupart des pièces encore garnies de leurs rideaux et de leurs meubles. Pierre en faisant remarquer le parfait accord avec les lieux, son interlocutrice l’avait aussitôt prévenu de l’intention de son vendeur d’en céder le plus grand nombre possible avec la maison. De quoi en faciliter grandement la négociation.

Cette situation lui apparaissant un peu trop idéale pour ne pas être précipitée et le prix demandé relativement bas pour un bien de cette qualité, il s’était aussitôt enquis de possibles, quoiqu’encore imperceptibles, nuisances… Nouvelle ligne de train à grande vitesse à proximité ? Projet de quatre voies routières délestant sans relâche de ses poids lourds une autoroute saturée ? Site d’enfouissement ou d’incinération d’ordures ménagères ? Usine de retraitement des eaux usées ? Méthaniseur géant ? Élevage industriel de porcelets ?

À chaque suggestion formulée par lui sur un ton de plus en plus amusé, la jeune femme avait secoué la tête en signe de dénégation. Finissant quand même par reconnaître, un peu gênée et le regard au sol, que le principal inconvénient de l’endroit ressortait plus du vide que du trop-plein. Dès lors qu’il ne restait plus grand-chose sur place pour faciliter au quotidien la vie matérielle des habitants de Villars-l’Eglise.

Comme souvent, les commerces ruinés par la grande distribution avaient fini par lâcher prise au fil du temps. L’école, la poste, la gendarmerie et tous les autres services publics avaient fermé. Plus de médecin, ni de pharmacie, un café faisant office d’improbable dépôt de presse et de point de retrait de quelques rares colis, une épicerie-boulangerie ambulante pour assister les plus âgés et les plus isolés. Il fallait se résigner à ce que toute l’animation ait peu à peu déserté définitivement la commune au profit du premier centre urbain situé à une dizaine de kilomètres. Là où, à n’en pas douter, il trouverait tout ce dont il pourrait avoir besoin. Gare et grandes surfaces étant, elles, encore plus lointaines.

Dans de telles conditions, excepté deux ou trois artisans et quelques agriculteurs occupant des fermes alentour, personne ne conservait plus le moindre espoir de trouver un emploi durable à demeure. C’est pourquoi ceux qui vivaient là partaient très tôt le matin, rentraient tard le soir, après avoir passé leur journée ailleurs, parfois à des heures de transport. Placés, de fait, en grande dépendance du bus du réseau départemental marquant un arrêt, matin et soir, dans la Grand-Rue aux mêmes horaires que le car de ramassage scolaire qui conduisait les quelques enfants de tous les environs à la ville voisine. Mais, à force, ce mode de vie rythmé par la contrainte de ces navettes journalières à heures fixes avait dû finir par en rebuter plus d’un, lassé de voir leur temps libre se réduire comme peau de chagrin. Explication, sans doute, à ces mises en vente signalées par des panneaux apposés bien visibles sur plus d’une façade.

En revanche, et la jeune femme avait bien insisté sur ce point, il trouverait ici tout le calme qu’il pouvait désirer.

Que la maison soit située au bord de la rue principale qui traversait la commune de bout en bout ne devait pas l’inquiéter outre mesure du moment que, trop étroite, elle n’était plus fréquentée que par les riverains depuis la création d’une déviation à deux kilomètres de là. Quant à la vie agricole locale, consacrée pour l’essentiel au maraîchage ou à la culture de la betterave et des céréales, et non à l’élevage, elle ne générait aucune nuisance, les exploitants empruntant depuis toujours avec leurs engins des chemins très éloignés du centre.

Pierre l’avait écoutée avec attention, peu étonné dans le fond par ces révélations.

Partout où il était passé dans la région, la situation lui était apparue plus ou moins identique. Villages dépeuplés, populations âgées, esseulées, tapies derrière leurs volets entrouverts quand, seules, de minces volutes de fumée sortant des cheminées révélaient une présence à l’intérieur. Et toujours, en parcourant ces rues sans animation, les vestiges d’un monde disparu, comme désagrégé, sans que l’on se souvienne quand et comment ce déclin avait commencé et ce qui l’avait provoqué.

Mais comme tout était resté en place, et que la plupart des commerces avaient simplement baissé leurs rideaux de fer sans démonter leurs enseignes ni effacer leurs calicots, celui qui s’aventurait au cœur de ces bourgs silencieux avait souvent l’étrange sensation d’un univers simplement plongé dans un sommeil pesant. Et, que, dès lors, un rien suffirait, comme dans un conte de fées, pour qu’en une seconde, la vie reprenne, les rues se remplissent et que les cours d’école délaissées retentissent de l’invariable chahut des mêmes récréations sonnées aux mêmes heures de la journée durant des décennies.

Après avoir fait un nouveau tour complet des lieux et pris quelques photos, Pierre avait remercié son obligeante guide, s’engageant ensuite à pied dans la Grand-Rue avant de retourner à sa voiture.

Dans la claire lumière du matin, tout était d’un calme inattendu tandis que le soleil éclaboussait ce décor vacant de toute sa gaîté. Typique de la région, l’alignement des façades en briques rouges à la faible élévation créait une harmonie fort plaisante à l’œil. Lors de leur construction, sans doute avait-on veillé à la cohérence d’aspect et de volume de ces habitations les unes avec les autres afin de définir la ligne d’un front bâti uni et sans rupture disgracieuse. Si l’on avait été en bord de mer, celle-ci aurait formé une sorte d’anse autour de laquelle toutes ces maisons seraient venues sagement se ranger côte à côte. Chacune pourvue d’un jardin bien à l’abri de la rue et orienté, comme tous ses voisins, vers le paysage grand ouvert sur la campagne. Celui que lui-même venait tout juste de quitter. Presque déjà à regret.

Ayant atteint l’église, édifice médiéval de style roman entouré de son cimetière, il en avait poussé la porte décorée de ferrures anciennes avec précaution. Se retrouvant subitement, après la clarté du matin, dans sa demi-pénombre à l’odeur si caractéristique, composite de vieil encens, de suif de bougies refroidi et de persistante humidité.

Tout en foulant un pavement de splendides dalles patinées par le temps, il avait emprunté à pas lents le déambulatoire qui faisait le tour du chœur garni de bancs et de chaises à l’assise de paille. Heureux tout à coup de se ressentir intérieurement si disponible à la profonde sérénité émanant de ce lieu désert et silencieux…

À travers de vieux vitraux, la vive lumière du dehors créait sur le sol comme un chemin de couleurs qu’il avait suivi des yeux en se souvenant d’aimer depuis toujours ces petites églises de campagne pour leur noble modestie et la nudité de leurs volumes. Celles qui, de toute éternité, organisent la vie autour d’elles, comme si leurs pierres sanctuarisées cherchaient à incarner une tranquille résistance aux temps qui passent et à l’incessant mouvement du monde. Structurant ainsi l’espace de leur présence tout en offrant aux regards le repère lointain de leurs clochers et la solidité à toute épreuve de leurs vieux murs réchauffés des rayons d’un soleil éternel.

Parvenu à l’arrière désert du chœur, il était soudain tombé en arrêt, subjugué par la stupéfiante beauté d’un très haut vitrail qui semblait attendre sa venue tout au fond d’une chapelle latérale. À son pied, un homme représenté à demi-allongé, enveloppé d’un ample manteau rouge, était plongé dans un profond sommeil, les yeux clos et un sourire extatique aux lèvres. De sa poitrine s’élançait le tronc d’un arbre dont toutes les branches étagées au-dessus de lui étaient habitées de personnages, tous porteurs de phylactères recouverts d’illisibles inscriptions. Apposée sur le mur à sa droite, une petite pancarte en carton indiquait en lettres calligraphiées à l’ancienne : « Arbre de Jessé – XVe siècle ».

Le soleil qui brillait derrière cette somptueuse composition en faisait resplendir les couleurs tout en révélant l’expressivité des visages et la finesse de leurs traits. Comme pour défier le temps, les rouges et les bleus vibraient de toute leur puissance originelle restée miraculeusement intacte.

Même si les connaissances bibliques de Pierre étaient des plus incertaines, il savait, qu’à travers les âges, plus d’un maître-verrier s’était inspiré de la symbolique de cet arbre mystique pour façonner de tels chefs-d’œuvre. Quand, ici, la facilité à s’en approcher et l’inattendu de son apparition augmentaient encore l’intensité de l’émotion ressentie à sa contemplation.

Et ainsi, depuis sept siècles, animé chaque jour à la même heure par les rayons d’un soleil au zénith, son éclat intemporel invitait chaque passant à se recueillir. Confronté par hasard en lui-même au profond mystère de l’acte de foi et d’énergie spirituelle à l’origine d’une telle création…

 

 

 

 

 

2

 

 

 

De toute sa longue expérience de conducteur, il ne se souvenait pas d’avoir été, un jour, encerclé d’un brouillard aussi épais… Surtout à quatre heures de l’après-midi… Même au début du mois de novembre. Mais depuis qu’il avait quitté l’autoroute, c’était de plus en plus impressionnant. À ne plus pouvoir distinguer du dehors que les épaisses volutes de brume humide entourant sa voiture, telles des tentures d’ouate grise à peine entamées par la lumière de ses phares.

Les mains crispées sur son volant, les yeux rivés, pour tout repère, sur le tracé de la ligne blanche qui s’étirait sur le sol à sa gauche, il cherchait sa route au jugé avec d’infinies précautions. Redoutant tout autant le surgissement inopiné d’un autre véhicule en sens inverse que l’embardée soudaine qui, après l’avoir déporté sur le bas-côté, le précipiterait directement dans le fossé.

Tout en s’enfonçant prudemment dans cet univers opaque et assourdi qui contrastait tellement avec l’agitation de la grande ville qu’il venait de laisser derrière lui, il remontait le fil de tous ces événements qui avaient si bien su chambouler son existence ces derniers mois… Se les remémorer lui procurant toujours le même plaisir, il revivait, une fois de plus, les jours de son installation dans cette maison qui l’attendait au bout de cette route interminable.

Repensant alors aux merveilleuses semaines insouciantes de l’été dernier, telles de longues vacances épicuriennes et paresseuses, tout entières passées à se laisser vivre en ne savourant que l’instant présent… Seulement occupé à observer le soleil se lever et se coucher, à flâner dans son jardin, à suivre des yeux le vol lourd et planant d’un oiseau de proie dans un courant d’air ascendant, la forme mouvante d’un nuage, les mouvements du vent dans les branches des arbres, les nuances changeantes de la lumière sur les paysages grands ouverts devant lui…

Puis, assis sur sa terrasse, un livre à la main dans la douceur du soir et les odeurs d’herbe coupée, à attendre que la nature s’apaise peu à peu et que les ombres du couchant s’allongent jusqu’au crépuscule dans la virevolte des hirondelles et les cris des martinets. À regarder, ensuite, la nuit tomber lentement en apportant la première brise tiède du soir embaumée des senteurs exaltées par une terre en surchauffe. Avant qu’enfin, l’heure bleue passée et les nuées d’étourneaux assagies, une lune de plein été s’élève peu à peu au milieu du scintillement des étoiles.

Il gardait intacte la mémoire de l’absolu bien-aise éprouvé lors de ces heures de pure félicité passées à explorer à pied les chemins de terre ou à parcourir interminablement à bicyclette les petites routes autour de ce village devenu sien. Se fondant à plaisir dans l’immensité de terres étales à la platitude de steppes animées, ici et là, de quelques haies verdoyantes. Traversant ensuite, toujours en vélo, le soleil sur la peau et le vent dans les cheveux, la forêt proche jusqu’au point d’eau solitaire ombré de saules pleureurs et aménagé en baignade sommaire.

Là où il avait si souvent aimé se glisser avec délices dans l’eau fraîche au milieu d’une coulée de roseaux, de joncs et de nénuphars. Et parfois même dans l’obscurité de certaines soirées d’intense chaleur, une lanterne allumée posée sur la dernière marche du petit ponton de bois.

Car cette saison à présent achevée avait connu bien des jours brûlants. Mais, il en avait tout apprécié : les lumières, les jeux d’ombres, la transparence des matins et la torpeur de midi. Comme ces nuits passées à interroger sans fin depuis son balcon l’immensité paisible d’une voûte céleste veloutée pour y chercher le sillage de perséides traversant une voie lactée criblée d’étoiles. Et presque autant, ces jours de canicule où le ciel de plus en plus obscurci et la lourde température précédaient les coups de canon fracassants d’orages âpres et violents avec leurs torrents de pluies chaudes venant inonder la terre sèche et craquelée de son jardin. Dont il aimait, ensuite, aller humer les fortes senteurs mouillées en foulant son sol détrempé entre des buissons encore tout brillants du ruissellement de l’ondée.

Rien, pendant toutes ces semaines, n’aurait su le sortir de cet état contemplatif et de ce sentiment inattendu de complet bonheur si ce n’est la visite de quelques amis, conduits à deux ou trois reprises un vendredi soir par Bérénice et dont le départ, deux jours plus tard, malgré son agrément à l’avoir près de lui, le rendait à cet autre lui-même qu’il se sentait peu à peu devenir.

Il s’était facilement lové entre les murs de sa maison comme dans un vêtement d’un très grand prix admirablement coupé à ses exactes mesures et aussitôt ajusté à chacun de ses gestes. La familiarité instaurée avec ce lieu avait été si immédiate et d’une telle évidence qu’à aucun autre moment de son existence, il n’avait eu cette certitude d’avoir enfin trouvé sa place. D’avoir enfin accédé à ce lieu unique à partir duquel toute la suite de sa vie allait s’organiser comme depuis son socle naturel.

Dès l’aube, chaque matin le rendait à cette euphorie légère qui guidait ses pas tout au long de la journée. Incapable de résister à l’appel du dehors, son besoin d’explorer le moindre recoin de son nouveau royaume en vivant chaque instant à fond était si impérieux qu’il aurait presque fini par s’en étonner. Comme si cette exigence portait en elle la prémonition confuse d’une épreuve imminente que rien ne pourrait empêcher. Il lui semblait même, quelquefois, entendre une voix commander à son oreille avec autorité : « Dépêche-toi ! Regarde ! Profite de chaque instant… Admire l’éphémère… Emplis tes yeux et contemple tout ce que tu vois afin de mieux t’en souvenir… Il n’y a pas de temps à perdre ! La belle saison est bien courte et n’est pas faite pour durer. »

En son for intérieur, il lui arrivait de s’interroger sur la pertinence de sommations aussi impératives et sur ce sentiment d’une urgence qu’aucune circonstance de sa vie actuelle ne pouvait, en apparence, justifier. Allant même, parfois, jusqu’à se demander si -sans qu’il n’en sache rien – cette voix mystérieuse n’avait pas deviné qu’il couvait à bas bruit une maladie préoccupante venue abréger le temps qui lui restait à vivre en parfaite santé.

Alors, pour se rassurer, il préférait imputer cette crainte indéfinissable d’une menace sous-jacente au fait de mener enfin une existence si conforme à son réel désir, jusque-là plus refréné qu’il ne l’aurait cru. S’efforçant de dépasser la sensation de précarité sous-tendant ces moments heureux pour se convaincre, qu’au lieu de n’être qu’une parenthèse enchantée dans sa vie, ils en étaient tout autant le présent que l’avenir.

En y pensant, il se disait aussi qu’en lui suscitant cette vague inquiétude, sa conscience cherchait sans doute à lui rappeler qu’il lui faudrait bientôt s’éloigner de son petit éden pendant quelques semaines, lorsque, frappé en plein cœur, cet été radieux commencerait à décliner.

Mais, comme, en juillet et en août, un écolier évite de trop penser à la prochaine rentrée des classes, il faisait de son mieux pour tenir cette échéance à distance, allant même jusqu’à s’avouer en secret que, seul vrai maître du cours des événements, il aurait peut-être cédé à la tentation de renoncer à tout autre engagement extérieur. Aussi inédite et extravagante qu’une telle initiative puisse lui apparaître.

Comme si lui pouvait ignorer que l’organisation de cette tournée de concerts sur la côte est des États-Unis et au Canada remontait bien avant son installation dans son coin de paradis. Et que le soin de son agent et vieille amie Stella à en régler tous les détails avait été, comme à son habitude, si parfait de minutie qu’il n’aurait pu, sans la stupéfier, y renoncer au seul prétexte de demeurer en paix dans sa nouvelle thébaïde. Quand, en tant d’années d’intense complicité artistique, ni lui ni son violon ne lui avaient fait faux bond, ne serait-ce qu’une seule fois, ce qui aurait, sans doute, représenté un impardonnable crime de lèse-majesté aux yeux de la directrice de l’agence d’artistes la plus cotée de la capitale...

Et puis, en dehors même de la réprobation de Stella devant un tel manque de rigueur professionnelle, il lui suffisait d’imaginer celle des autres musiciens de leur quatuor destinés à accompagner certaines des étapes de son périple des prochaines semaines. Cet ensemble à cordes créé à son initiative plus d’une vingtaine d’années auparavant et dont l’entente durable avait permis d’asseoir une enviable notoriété confortée par l’enregistrement régulier d’œuvres les plus diverses.

À son propre exemple, et depuis l’origine, chacun de ses membres y contribuait en parallèle à ses activités individuelles, restant ainsi libre de répondre, selon leurs programmations, aux invitations d’orchestres nationaux ou étrangers. De par sa désormais longue habitude de pareilles organisations, il savait que, là-bas, et comme souvent, l’attendait un calendrier bien défini pour passer d’une grande ville à une autre, de l’invitation d’un festival d’automne à celle de telle ou telle formation d’orchestre, d’une classe de maître à un débat mené à plusieurs devant un aréopage d’étudiants férus de musicologie.

Dès lors, et à moins de se heurter inopinément à de graves difficultés personnelles, ou à une soudaine et incontestable incapacité physique, se soustraire au sérieux de ses propres obligations n’était donc pas envisageable. Qu’il s’agisse de rencontrer et de partager la scène avec d’autres musiciens ou d’aller au-devant des marques de reconnaissance de publics lointains. Tous si aimablement disposés à patienter le temps nécessaire en files disciplinées pour venir échanger avec les interprètes à la fin de leurs concerts après les avoir chaleureusement applaudis.

 

Le matin de son départ, il s’était réveillé très tôt, juste au moment où cinq heures sonnaient dans le lointain au clocher de son village. Prêts depuis la veille, ses bagages l’attendaient dans l’entrée, avec, posé tout près d’eux, l’étui de voyage où était rangé son violon précieusement emmailloté dans ses tissus protecteurs. Cet étui, qu’à peine sorti de chez lui, et chaque seconde à venir des prochaines semaines, il ne quitterait des yeux qu’une fois assuré de sa mise préalable sous clef.

Il faisait encore nuit noire et, assis sur sa terrasse, il avait attendu que les premières lueurs du jour rosissent lentement à l’horizon. L’air sentait le frais et seuls quelques derniers bruits nocturnes émis furtivement par la nature venaient ponctuer le silence environnant. Des étoiles s’attardaient encore dans le ciel. Lui semblant très proches de lui, deux chouettes poussaient leurs ultimes hululements à la tonalité si humaine qu’elles paraissaient converser à travers l’obscurité et se raconter leur nuit de chasse finissante à traquer mulots et souris avant de regagner la cime d’un arbre. Tout à leur écoute, il n’aurait su dire combien de temps avait duré pour lui ce moment de ferveur et d’absolu, si miraculeux d’abandon et de pure présence quasi mystique à ce cosmos sauvage et impénétrable auquel cet été enchanteur n’avait cessé de le relier au plus intime de lui-même.

Mais le temps pressait… Un oiseau au cri inconnu venait de lancer à travers l’espace comme une sorte d’appel : l’aube laissait place à l’aurore et l’heure était venue de s’arracher à contrecœur au charme profond de ce moment de grâce et à son sentiment d’éternité. Alors, après avoir soigneusement verrouillé la porte-fenêtre de la terrasse, il avait fait un dernier tour complet des pièces de sa maison comme pour lui faire part ainsi de toute sa tristesse à devoir la délaisser. Chaque objet était en bonne place. L’ordre était parfait…

Depuis l’un des balcons du premier étage, il avait, une ultime fois, embrasser le paysage du regard avec avidité comme pour l’inscrire au plus profond de lui-même, un peu déconcerté, soudain, de voir, au fond de la plaine, très très loin sur sa gauche, bien au-delà des deux fermes, le jour à peine naissant brutalement troué de lumières artificielles en mouvements. Qui, sans qu’il puisse en être totalement sûr à une telle distance, auraient pu ressembler à celles des puissants phares de quelque engin agricole ou de chantier de taille imposante. Mais, sur le moment et l’esprit déjà ailleurs, il avait seulement veillé à bien fermer son volet.

 

À la fin de son circuit nord-américain marqué de son lot de succès et de nombreuses rencontres, Bérénice l’avait rejoint à New York qu’elle connaissait de longue date. À sa demande pressante, il avait accepté de prolonger encore de dix jours les plus de deux mois de voyage et d’absence prévus initialement, le temps que sa compagne lui fasse les honneurs de cette ville et de ses inépuisables secrets. À sa suite, il avait parcouru les avenues et les rues, visitant musées et galeries, courant les magasins et les expositions, les cinémas et les théâtres, les bars et les restaurants. Sans pouvoir lui avouer – pour ne pas troubler son contentement à elle – que la plupart du temps il aurait volontiers échangé ces épuisantes pérégrinations dans la chaleur et le bruit d’une ville en bouillonnement perpétuel contre la promesse d’une simple promenade à pied dans le silence de la forêt proche de chez lui. Ou dans le vallonnement des chemins creux abrités de leurs haies bocagères qui entouraient son village.

Souvent, la nuit, allongé près d’elle endormie dans leur chambre d’hôtel anonyme au trentième étage d’une tour bien placée au centre de cet univers agité, il y cheminait en pensées et rêvait à sa maison comme à un havre de paix lointain et désirable. Se représentant chaque pièce, s’éblouissant de loin de la beauté du paysage qu’il s’appliquait à recomposer et anticipant déjà l’agrément de l’apaisement des journées d’automne et des soirées d’hiver. Occasions toutes trouvées de se livrer, des heures durant, à l’étude approfondie d’œuvres du répertoire encore trop peu abordées parmi les plus ardues. En vérité, sa nouvelle enclave de quiétude faisait maintenant si bien partie de lui-même qu’elle lui paraissait occuper l’arrière-plan de toutes ses rêveries.

Au terme de leur séjour, son impatience à la retrouver était devenue si grande qu’il avait beaucoup insisté auprès de Bérénice pour partir très en avance à l’aéroport afin de ne courir aucun risque de rater l’avion du retour, sa fébrilité exacerbée d’un même cauchemar qui l’avait traversé et réveillé en sursaut les deux nuits précédentes.

C’était chaque fois le même déroulé : retenu à bonne distance par une autorité aussi invisible qu’intraitable et réduit de ce fait à l’impuissance, il voyait distinctement un groupe de gens quitter précipitamment sa maison… Toutefois, circonstance extrêmement troublante, ces cambrioleurs qui opéraient en plein jour sans aucune effraction apparente, au vu et au su de tous, s’enfuyaient de chez lui les mains vides et sans rien emporter avec eux.

Et pourtant, dans ce rêve récurrent dont le souvenir persistant continuait à le perturber, il était intimement persuadé d’avoir été dépossédé de quelque chose de rare et d’irremplaçable qu’en dépit de ses efforts il ne parvenait pas à identifier. L’obscur mauvais pressentiment d’avoir subi un vol majeur et le besoin d’être rassuré en se rendant très vite sur place le tenaillaient encore au moment de monter enfin dans l’avion du retour, l’étui de son violon bien serré contre lui. Tandis que Bérénice prenait tout son temps pour investiguer les boutiques du hall et faire quelques emplettes supplémentaires, il avait été le premier passager à se précipiter à l’intérieur de l’appareil comme pour en hâter le décollage.

C’est cependant dans ce huis clos hermétique où, assis à côté de Bérénice plongée dans la lecture d’un magazine il savait devoir passer ces dernières heures d’attente, qu’il avait pris tout le temps de se délecter des bonnes nouvelles transmises par Stella le matin même. Informé par son mail de la signature par leur maison de disques attitrée du prochain album de son quatuor en attendant de fixer plus précisément les dates d’enregistrement et d’une future tournée.

Grâce à elle, il savait aussi qu’une autre grande surprise l’attendait à son retour. Et, la tête calée sur le dossier de son siège inclinable, les yeux clos dans une demi-somnolence, comme pour lutter contre la claustrophobie et son immobilité forcée, il s’était complu à en prendre la pleine mesure.

Même si ce n’était pas la première fois que cela se produisait, c’était toujours ce même ravissement un peu étonné d’avoir été privilégié parmi d’autres violonistes de valeur. En bon agent parfaitement rompue à de telles négociations, Stella avait attendu une confirmation définitive. Mais, au final, c’était bien lui que ce jeune chef d’orchestre allemand, à l’étoile mondiale montante, avait choisi pour être son chef de pupitre, assis au premier rang de la scène sur sa gauche à deux pas du violon soliste, lors des futures représentations de ce concerto pour violon et orchestre de Beethoven auquel il rêvait depuis si longtemps, empli d’admiration et de respect envers ses illustres prédécesseurs parvenus au sommet de leur art.

Certes, bien des aspects pratiques de cette vaste et difficile entreprise restaient encore à définir, mais il était cependant prévu que les répétitions débuteraient d’ici quelques mois. Le temps pour lui de s’y préparer en se mettant, sans retard, au travail.

Sitôt débarqués à Roissy, il avait récupéré sa voiture au parking de l’aéroport, conduit Bérénice chez elle dans cet appartement où lui-même venait de passer ses quatre dernières années. Le temps de rassembler plusieurs caisses pleines de livres, de partitions et d’objets divers, pour le moment empilées dans le coffre et sur la banquette arrière et dont le poids ralentissait encore sa progression. Et maintenant, il roulait, contraint à la prudence et à la lenteur par ces nappes de brouillard qui, loin de se dissiper, semblaient s’épaissir au fur et à mesure qu’il se rapprochait de son but. Tout en reconnaissant, au fond de lui, qu’en ces instants, cette luminosité déclinante contribuant à rendre l’ambiance extérieure de plus en plus irréelle, n’était pas pour lui déplaire.

Car d’avance tout rempli d’aise à cette seule perspective, il se disait que revenir chez lui par un temps pareil lui donnerait, ce soir, une bonne raison, après une douche bien délassante, de faire une belle flambée dans la cheminée du séjour. Puis, sa cantate préférée de Bach en fond musical, de se prélasser dans sa douce chaleur tout en savourant un quart-champagne pour fêter son retour. Après des jours et des jours de nourritures indigestes, il se promettait de choisir, ensuite, le bocal au contenu le plus goûteux parmi tous ceux soigneusement rangés dans le placard de la cuisine, avant de le déguster à bonne température assis devant sa table bien dressée. S’annonçait enfin ce moment idyllique de bien-être dont, depuis des semaines, il ne cessait de rêver en l’enjolivant à plaisir. Comme c’était bon de rentrer enfin chez soi !

De la buée s’étant formée sur son pare-brise, il avait descendu sa vitre en fredonnant, laissant aussitôt entrer un peu de bruine légère et cette odeur fraîche, reconnaissable entre toutes, de sous-bois humidifiés par l’automne. Tout compte fait, la vie était belle. Il est vraiment des soirs de réconciliation facile avec le monde entier…

Allez ! Encore quelques kilomètres après une bifurcation sur sa droite, un premier village à traverser, puis un second, en apparence tout aussi engourdi dans son enveloppe de brume, avant d’emprunter cette dernière portion de route étroite qui le conduirait chez lui. Un carrefour, quelques virages encore… Et, déjà, il contournait l’église, longeait les maisons de la Grand-Rue totalement déserte, atteignait la sortie du bourg. Et enfin, elle était là… Dressée en plein brouillard au bout de cette longue route où il l’avait laissée seule pendant toutes ces semaines. Sa maison, sa chère maison.

Il s’était dépêché de descendre de voiture pour aller ouvrir sa porte, soulagé, dès le seuil franchi, de revoir intact l’ordre familier des lieux. Mais avant de prendre pleinement plaisir à leurs retrouvailles, il avait décidé de profiter des derniers instants de jour pour décharger son coffre de tout ce qu’il y avait entassé. Très vite frappé, tout en transbahutant valises et cartons les uns après les autres vers la pièce du rez-de-chaussée, d’éprouver l’ambiance de sa rue encore plus silencieuse qu’à l’accoutumée. Avec, cependant, l’intuition imprécise que, ce soir, ce lourd silence n’avait rien de naturel et presque aussi oppressant que s’il était, en cette heure, traversé de l’impalpable tristesse d’un lent et morne glas répété sur une seule note au clocher de l’église. De même, ce grand calme environnant le renvoyait à celui, involontaire et artificiel, d’un couvre-feu imposé à une population soumise et dont la pesanteur, elle aussi un peu funèbre, serait sournoisement venue plomber sa propre satisfaction d’être de retour.

Au bout d’un moment, il avait remarqué que le brouillard environnant tendait à s’élever du sol en laissant peu à peu entrevoir tout un pan de jour gris. Alors, un peu lassé de cette tâche fastidieuse, et cédant à l’envie irrépressible de laisser son regard fatigué se reposer un peu sur l’harmonie du paysage dans la sérénité de cette fin de journée, il s’était hâté jusqu’à la terrasse. Ouvrant un volet d’une main que la précipitation rendait maladroite.

Et c’est là, soudain, que dans un ultime sursaut, son cœur avait cessé de battre, comme vidé de son sang et pétrifié par un froid glacial…

Émergeant du brouillard où elles dissimulaient la honte de leur extrême laideur, à une distance que son œil éberlué aurait eu bien du mal à évaluer tant elles lui semblaient proches, elles étaient là. Gigantesques et tragiques, hideuses et maléfiques, lugubres d’imprécises menaces mortifères : cinq éoliennes surgies du sol, telle une sinistre armée d’immenses squelettes blanchâtres unijambistes et affreusement décapités, articulant grotesquement leurs moignons décharnés et pointus vers un ciel trop bas et désespérément vide.

Aussi stupéfait que s’il venait d’échapper de peu au tir d’un tueur dissimulé derrière son volet ou qu’en effleurant simplement sa poignée il avait provoqué une explosion d’une violence inouïe, il était resté plusieurs instants cloué sur place, sans pouvoir ni bouger ni émettre le moindre son. Car, si ses yeux horrifiés enregistraient bien ce qu’ils voyaient, rien ne parvenait plus à se transmettre à son esprit rigidifié et comme effondré au plus profond de l’ahurissement.

Et si effaré que, dans une hallucination cauchemardesque, il avait même l’impression qu’animée par les molles ondulations des bancs de brume blafards qui voltigeaient autour d’elle, cette terrifiante cohorte de spectres, échappés d’on ne savait quel outre-monde infernal, se mouvait au ralenti dans sa direction. Bien décidée à tout anéantir sur son passage avant de venir s’écraser sur sa maison et l’ensevelir vivant sous ses décombres. Menace si imminente que pour s’en protéger, et comme retombé en enfance, lui était aussitôt venu le réflexe de se couvrir le visage de ses deux avant-bras dressés. Puis, saisi d’un affolement incontrôlable, il avait pris la fuite.

Lorsque, plus tard, il tenterait de revivre les émotions si ingouvernables dont il avait été transpercé tout au long de cette soirée dramatique, il se reverrait se jeter littéralement hors de sa maison en franchissant les marches du perron d’un seul bond. Laissant tout ouvert derrière lui avant de se lancer comme un fou en bras de chemise au hasard de la rue principale, aussi perdu et terrifié que s’il venait de découvrir le cadavre momifié d’un inconnu au travers de son canapé.

Un peu plus loin, à une cinquantaine de mètres sur sa gauche, une jeune femme s’occupait à faire franchir le trottoir à la poussette de son enfant pour pénétrer dans son jardin. Toujours au pas de course, et comme si un grave péril exigeait qu’on lui portât immédiatement secours, il l’avait rejointe pour constater, juste avant de l’accoster, qu’elle était déjà en grande conversation avec un homme penché à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. À l’idée soudaine que ces inconnus risquaient de trouver son attitude suspecte, et devinant d’avance leurs regards interloqués dans son dos, il avait poursuivi sa trajectoire comme si de rien n’était. Attendant que la Grand-Rue soit à nouveau vide pour revenir sur ses pas, essoufflé, les jambes coupées et le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine après cette course folle.

De retour chez lui, il était resté de longues minutes debout sur sa terrasse, tout frissonnant dans le froid qui commençait à descendre sans pouvoir se détacher du spectacle surréaliste qu’il avait sous les yeux. L’effarante onde de choc qui venait de le percuter de plein fouet était d’une telle violence qu’il ne savait comment se soustraire à l’intensité de ses incessantes répliques. Dans son égarement, il s’entendait répéter en boucle : « Je n’y crois pas… Ce n’est pas vrai… Ce n’est pas possible… Ce n’est pas à moi que cela arrive… »

Puis, toujours sous le coup de cette vision sidérante, il avait passé plus d’une heure à aller et venir comme un automate énervé de la maison au jardin, d’une fenêtre à une autre, du séjour à la terrasse, du rez-de-chaussée à l’étage, de l’étage au grenier, comme si en la considérant sous tous ces angles, il lui fallait encore se persuader de la réalité et de l’ampleur d’une telle catastrophe, son esprit plongé dans un accablement frôlant, de plus en plus près, une irrémédiable confusion mentale.

À force de les examiner à s’en crever les yeux de désespoir, il avait ainsi pu constater que chacune des cinq éoliennes – à la hauteur comparable pour un Parisien à celle, vertigineuse, de la tour Montparnasse – composait une très longue courbe partant tout près du village pour aller fermer le fond de l’horizon sur sa gauche. Car, espacés régulièrement les uns des autres, ces engins titanesques divisaient dorénavant la perspective depuis chez lui en deux parties bien distinctes.

S’il s’efforçait de ne regarder que vers la droite, rien n’avait vraiment changé. La vue sur la campagne restait intacte et ne se heurtait à aucun nouvel obstacle. En revanche, s’il tournait la tête sur sa gauche, le bouleversement radical qu’on lui avait fait subir rendait le paysage absolument méconnaissable. Car, de ce côté-là, la quinzaine de pales blanches déployées en enfilade obstruaient toute vision lointaine, tout en apparaissant, pour certaines, superposées les unes sur les autres de façon complètement anarchique.

Cet effet de chaos visuel s’aggravait encore aux abords des deux fermes situées en pleine terre à quelque distance du village. De là où il l’observait, l’une de ces machines démesurées semblait même implantée si près de la plus proche que, par un curieux effet d’optique, l’extrémité de l’une de ses immenses pales surplombait littéralement une partie de ses bâtiments agricoles. De toute façon, où que l’on porte le regard dans cette direction, ces installations surdimensionnées ne semblaient n’avoir été ancrées dans le sol que pour contraindre l’œil et l’esprit de leur monstruosité. Annulant désormais avec une brutalité sans égale chaque élément d’un paysage dont il avait tant admiré les vastes amplitudes.

À la nuit tombée, jusque-là blancs, les flashs des balises lumineuses installées sur la nacelle de chaque éolienne, ainsi qu’à mi-hauteur de leurs mâts, étaient passés au rouge vibrant, l’intensité fulgurante de ces feux d’obstacle dans le ciel noir étant censée assurer leur visibilité sur trois cent soixante degrés. Durant toutes les prochaines heures, et ainsi jusqu’au matin, tels de spectaculaires feux de détresse déréglés, chaque balise allait clignoter imperturbablement tous azimuts à la fréquence de quarante éclats à la minute. Mais, à défaut d’être synchronisées entre elles, l’effet dans le noir de leurs clignements mécaniques serait permanent. Telle la répétition à l’infini des signaux désordonnés d’un absurde et incompréhensible langage morse venant trouer l’obscurité avec l’insistance d’un idiot devenu dément.

Tétanisé par cette nouvelle calamité, il s’était rué à l’étage pour voir ce qu’il en était depuis le balcon de sa chambre. Réalisant dans un redoublement de consternation que, si on laissait ouvert le volet de la porte-fenêtre de gauche, le vitrage du tableau accroché au-dessus de son lit réfléchissait de loin les éclats rouges intermittents de certains flashs. En réalité, que ce soit de jour ou de nuit, le panorama de ce côté-là était à présent si irrémédiablement dégradé qu’il valait mieux le condamner en se résignant à ne plus ouvrir que le volet de droite…

Posé en évidence sur la console de l’entrée, son portable lançait, lui aussi, des signaux d’appel tandis que l’image du plaisant visage de Bérénice s’encadrait sur l’écran. À trois reprises déjà, elle avait tenté de le joindre directement, lui envoyant à présent une salve de messages qui exprimaient, probablement, sa préoccupation à le savoir rentré sans encombre chez lui. Dès qu’il passait à sa portée, il percevait les sons émis par l’appareil sans pouvoir se décider à s’en saisir. Si submergé par la soudaine et irrémédiable bascule de tout son univers habituel dans un monde parallèle que, la gorge nouée, il lui était devenu impossible de parler à qui que ce soit. Y compris à Bérénice dont il se sentait séparé par toute la largeur de ce gouffre incommensurable où un sort contraire venait de le précipiter la tête la première. Afin d’en finir avec son impatience, l’envoi de quelques brefs propos laconiques par messageries interposées avait été sa seule réponse.

 

 

 

 

 

3

 

 

 

Le petit matin suivant l’avait trouvé endormi de guingois dans le canapé du séjour, toujours en tenue de voyage, désormais en piteux état, et mal recouvert du plaid en lainage cherché à tâtons en fin de nuit sur l’un des accoudoirs.

Tout courbaturé et frigorifié par le courant d’air glacial qui s’engouffrait par la porte de la terrasse restée entrouverte, l’esprit arraché à quelque lambeau de cauchemar, il avait mis quelques instants à réaliser où il se trouvait, avant de reprendre brutalement conscience de ce qui venait de lui arriver, le cœur aussitôt cruellement contracté d’un sentiment de sourde angoisse.

Mais plus rien à faire. Car comme une fois dépassée la toute première réaction de déni à l’annonce d’un grave accident ou d’un décès, la vérité était bien là, incontournable... Plus jamais, et sans le moindre espoir de pouvoir influer sur le cours des événements, son environnement ne ressemblerait à celui qu’il avait connu et aimé jusque-là… C’en était fini d’une harmonie et d’une quiétude relevant désormais d’un passé révolu, perdues pour toujours.

Tout près de lui, son ordinateur était demeuré allumé sur la table basse. Compagnon improvisé et docile de la nuit blanche qu’il venait de vivre, occupé la majeure partie du temps, les yeux rivés à son écran, à passer en revue tout ce qu’Internet pouvait lui apprendre sur ces éoliennes dont la violente intrusion venait de fracturer le cours de son existence. Terrassé par le choc et bien trop sonné pour seulement penser à se nourrir ou à se reposer, tandis qu’entre deux questionnements, il multipliait, les nerfs à vif, de fébriles allées-venues à travers toutes les pièces de sa maison. Et ne cessant finalement de lutter que pour se laisser tomber d’épuisement dans son canapé.

La première commotion à peine atténuée c’était, en effet, le seul moyen trouvé à sa portée pour tenter d’endiguer son profond désarroi, encore aggravé de ce qu’il pressentait de sa complète solitude, perdu, loin de tout et de tous, dans les ténèbres de cette province peu connue et devenue brutalement si adverse.

Tant il est vrai que, jusqu’à cette nuit d’épreuves et de dérives, il ignorait à peu près tout d’un sujet qui ne le concernait guère. N’en connaissant finalement l’existence qu’à travers ces reportages qui rapportaient de plus en plus souvent les innombrables doléances des riverains des parcs en service et la résistance de leurs futures victimes à les voir venir dégrader leurs cadres de vie familiers. Mais, à l’instar de la majorité des vrais citadins, de sa sorte jusque là, s’interroger sur les conditions de leur implantation ou leur véritable utilité ne l’avait jamais particulièrement préoccupé.

Comme la plupart de ses contemporains, sa propre expérience se limitait à jauger ces engins d’un œil vague, plantés, ici et là, le long des autoroutes et des voies de chemin de fer, le regard quelques instants alerté par leur profonde incongruité dans des paysages que leur soudaine apparition dénaturait du tout au tout. Mais aussitôt soulagé de pouvoir dépasser rapidement ces cortèges d’immenses potences aux pales blafardes souvent inertes, l’idée de s’interroger plus avant à leur sujet ne l’aurait pas effleuré.

Hélas, à présent, aucune voiture, aucun train, ne viendrait l’emporter loin d’ici à pleine vitesse. Ces machines étaient là et bien là, campées en face de chez lui, à distiller l’ennui mortel de leur encombrante présence industrielle et, quoi qu’il fasse, rien ne saurait l’aider à se soustraire à l’arbitraire de leur domination.

Sauf, peut-être, avait-il fini par se dire après plusieurs heures d’abattement et de dépit, à chercher à en apprendre davantage sur ces objets de tant de controverses. Histoire, sait-on jamais, d’arriver à composer avec les discours de leurs fervents supporters, unanimement prêts à lui en démontrer tout autant l’absolue nécessité que sa propre obligation de se soumettre à son tour à leurs exigences.

Cruel chemin de croix et de résilience qu’il savait emprunté par bien d’autres avant lui quand, par exemples, et entre autres déveines, la construction d’un nouveau tronçon d’autoroute ou d’une ligne de train à grande vitesse les condamnaient à être expropriés de leurs terres. Bien obligés à l’issue d’un vain combat de rendre les armes et de partir de chez eux. Mais triste renoncement que la loi elle-même n’aurait su cependant autoriser sans justification précise et préalable de l’indiscutable utilité publique du projet qui les en chassait. Ni juste et préventive indemnisation des incommensurables préjudices froidement imposés au nom d’un intérêt collectif jugé fondamental et tellement supérieur à leurs modestes personnes.

C’est pourquoi lui-même, luttant contre sa rétractation instinctive face à ces engins, avait-il voulu laisser à toute cette logomachie redondante et adulatrice qui en était l’apanage une chance réelle de le convaincre. De pondérer un peu de sa détresse en l’assurant que ces éoliennes étaient vraiment un mal nécessaire au service de la cause écologique et d’une efficacité énergétique si irrécusable qu’il finirait bien par se résigner à accepter un peu de l’inacceptable d’un pareil sacrifice de son paysage. Ou, à tout le moins, à en comprendre, preuves en main, et tous ses préjugés raisonnés, le sens et la portée.

Aussi, en cette nuit tourmentée, s’était-il évertué à juguler le tumulte de ses premières réactions émotionnelles et à faire taire ses idées préconçues. Tentant alors de sortir le plus possible de ce prisme manichéen entre le beau et le laid qu’il savait pourtant inscrit au fond de lui depuis toujours.

Par acquit de ce que certains disaient relever d’une bonne conscience citoyenne, et avant toute condamnation expéditive, d’une énergie dite verte – vantée comme propre et décarbonée par une autorité publique de plus en plus inflexible – il avait voulu faire l’effort de tout comprendre. Se hasardant pour cela, au début, à taper sur un moteur de recherche une suite d’occurrences empruntées à ce qu’il pouvait déjà connaître de la rhétorique langagière en la matière. C’est ainsi que formuler en premier « transition énergétique » l’avait très vite conduit à « énergies renouvelables » pour aboutir immanquablement à « éoliennes ».

Partant de là, s’était aussitôt ouvert devant lui un long périple le menant d’apprentissages en révélations, d’interrogations en surprises, au fil des sites, des blogs, des réseaux sociaux et autres sources d’enseignements sur la création et l’exploitation de ces parcs. Univers foisonnants d’informations défilant en continu devant ses yeux si fatigués qu’à plusieurs reprises il n’avait pu résister à la tentation de s’allonger sur son canapé et de s’y assoupir quelques minutes, rappelé sans cesse à l’ordre par la froide lumière bleue de son écran.

Tenu de reprendre aussitôt le cours à marche forcée de cet apprentissage laborieux, il avait ainsi crapahuté pas à pas entre les arcades d’un univers complexifié à l’extrême par l’enchevêtrement les unes dans les autres de multiples ramifications absolument incompréhensibles pour le simple profane.

 

Mais, en cette heure où, depuis sa terrasse, il regardait le jour se lever sur un tel spectacle de désolation, ne lui restait plus qu’une totale sidération, pour ne pas dire un écœurement, devant ce qui lui était de plus en plus apparu au fil de ses investigations multiples comme une vaste mystification environnementale doublée d’une aussi vaste mystification économique.

Pour se forger sa propre opinion, il ne lui avait d’ailleurs suffi que de juxtaposer et de mettre bout à bout toutes les données recueillies au fil de ses errances électroniques. Occasion d’évaluer enfin la parole officielle sur cette question sensible à l’aune des opinions contraires qu’elle suscitait…

Et, dès lors, instruit par tant de témoignages concordants bien étayés par de nombreux développements et autres reportages, et comme s’il avait dû payer de sa personne éreintée par cette longue nuit sans sommeil pour entrevoir la réalité en face, il savait… Sans pouvoir désormais éviter de se demander pourquoi de telles installations continuaient d’être présentées avec tant d’insistance aux citoyens comme leur étant utiles et protectrices de leur environnement. Quand – et quelque soit l’angle sous lequel on tentait de les considérer – leurs inconvénients et multiples nuisances concourraient implacablement à démontrer le contraire…

Car en creusant le sujet, il avait ainsi découvert que la construction de toute éolienne implique le bétonnage irréversible des sols alentour et leur artificialisation pour y enterrer à jamais son énorme socle. Tandis qu’à son sommet, son rotor recèle des tonnes d’aimants fabriqués à l’aide de métaux critiques qui, sous leurs jolis noms dignes d’un herbier : lithium, scandium, yttrium ou lanthanides, dissimulent en fait desdestructions et des pollutions majeures. Quand on apprend que, comble du paradoxe, on ne peut les extraire et les traiter à une échelle industrielle qu’au prix de dégâts épouvantables causés à des sols et sous-sols lointains d’où il faut, ensuite, les faire venir à grands frais du bout du monde.

Terres qualifiées de « rares », exploitées par de pauvres autochtones dans des conditions sordides et misérables qui en condamnent la santé et la vie, et dont les inestimables enjeux géostratégiques sont en mesure, à chaque instant, de déclencher des guerres et des conflits infiniment meurtriers dont personne ne saurait être capable d’augurer l’issue finale.

Plus près de lui, il réalisait, à présent, quel mortel effet-couperet la rotation des immenses pales avait sur toute une biodiversité pourtant réputée extrêmement vulnérable.

Comme les chauves-souris, dont la joliesse de quelques noms d’espèces lui restait en mémoire : grand et petit rhinolophe, pipistrelle de Nathusius, oreillard roux, grande noctule de Leisler, vespertilion de Daubenton, barbastelle d’Europe…

Sans omettre ces dizaines de populations d’oiseaux plus fragiles les unes que les autres exposées en permanence à des hécatombes infiniment supérieures en nombre à tout ce qu’il aurait pu imaginer avant de prendre la mesure des ravages constatés. Découvrant ainsi les très lourds tributs payés un peu partout dans le pays par les migrateurs : grues cendrées, hérons, cigognes noires, busards-Saint-Martin, busards cendrés, pigeons ramiers, grandes aigrettes…

Et, à seulement en parcourir la liste, les graves dérangements causés à toutes ces espèces nicheuses sédentaires, hivernantes sur place, tels les pluviers dorés, vanneaux huppés, œdicnèmes criards, corbeaux freux, pie-grièche grise, pinsons des arbres, grives litornes et autres bruants jaunes… Sans même encore se pencher sur le triste sort réservé aux rapaces. Qu’il s’agisse des diurnes : aigles, milans royaux, faucons pèlerins, éperviers, buses… Ou des nocturnes : hiboux, grand-duc, chouettes-effraie, hulottes…

En apprenant avec effarement les carnages recensés, bien qu’inévitablement sous-évalués, il réalisait que la plupart de ces espèces étaient partout signalées comme en déclin, au risque de provoquer, dans un futur proche, leur rapide et complète extinction.

Bien sûr, des textes nationaux et internationaux prévoyaient d’assurer la protection légale de leurs habitats ainsi que celle de leurs trajectoires de vols et de migrations. Cependant, peu ou mal appliqué au moment de valider les implantations d’éoliennes, tout cet arsenal juridique se révélait bien inutile pour soustraire cette si frêle avifaune au préjudice majeur d’être happée et déchiquetée par des pales pouvant tourner sur elles-mêmes mille cinq cents fois par minute tout en étant capables d’atteindre les trois cents kilomètres-heure à leur extrémité. À croire devenu tragiquement impératif de sacrifier tant de pauvres dépouilles aux ailes brisées à l’appétit insatiable de ces ogresses de fer et de béton.

Afin de dénoncer l’intolérable effet d’abâtardissement subi par leurs paysages proches et lointains, nombre de liens postés sur Internet par des riverains de parcs ouvraient sur des vidéos et photographies parlant d’elles-mêmes du triste sort infligé à la physionomie d’environnements désormais spoliés sans merci de toute leur unité par ces ancrages insensés.

Vidéos et photographies collectées en toutes régions, et à la centaine, par des citoyens pleins de colère et d’incompréhension, ulcérés de devoir subir pareils outrages. Et comme autant de témoignages de leur profonde affliction à voir surgir ces machines dans l’entourage immédiat ou plus distant de leurs habitations ou de leurs villages en imposant leurs innombrables inconvénients à des existences jusque-là paisibles.

Les descriptions de certaines situations de saturation et d’encerclement étaient même si spectaculaires qu’on aurait pu les croire exagérées par leurs détracteurs, mais elles ne faisaient, hélas, que rapporter toute la rudesse d’un réel infamant imposé par certains à d’autres.

Exemple après exemple, un sentiment d’effroi avait fini par lui venir à mesurer l’ampleur de la paupérisation et de la dégradation de paysages millénaires. Navré d’apprendre les menaces plus que sérieuses de futures exactions pesant, sans rémission possible, sur certains des plus illustres sites et monuments du pays.

Abasourdi, il avait enfin pris la mesure de la gabegie financière qu’accompagnait cette irrémédiable déliquescence. Stupéfait d’apprendre qu’au meilleur de leur forme, ces machines ne produisaient qu’une part infime de l’énergie électrique nécessaire à la vie quotidienne des populations en toutes saisons… Huit pour cent, au mieux, leurs promoteurs confondant sans vergogne capacité installée et production effective quand celle-ci restait, par définition, intégralement soumise au régime des vents.