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Ils s'admirent l'un et l'autre sans se connaitre. Malgré la distance qui les sépare, leurs chemins vont se rencontrer...
Tout les sépare. L’un à Arras dans le Pas-de-Calais. L’autre à Los Angeles en Californie. Elle romancière jeunesse à succès, mariée, mère de deux enfants. Lui acteur célèbre d’une série télévisée, célibataire, multipliant les conquêtes. Ils ne se connaissent pas. Chacun rêve de l’autre en tant que fan. Elle regarde tous les épisodes de sa série, le
Violoncelliste. Il lit ses romans
Edgar le pirate. Leur vie est terne. Leurs destins vont se croiser. D’abord au hasard. Des points communs vont les rapprocher : la solitude, l’envie de changement, la passion pour la science-fiction, l’écriture. Leurs zones d’ombre vont les éloigner : son addiction aux séries télévisées, son passé obscur et douloureux. Chacun va devoir avouer sa maladie, son passé pour construire une vie à deux. Mais à quel prix ?
Entre attirance et dissemblance, parviendront-ils à trouver un équilibre et à mener à bien leur histoire ? Une romance pleine de passions et d'actions, obscurcie un lourd passé.
EXTRAIT
— Arrêtez-vous !
Nathan prit Emma par la main et se tourna vers elle.
— Prête pour un sprint californien ?
Ils se mirent à courir aussi vite que possible. Emma faisait de son mieux pour suivre, essayant d’anticiper les accélérations, les changements de direction, les obstacles. Ils se retrouvèrent dehors. Emma fit signe à Nathan qu’elle n’en pouvait plus. Essoufflée, elle s’appuya contre le mur extérieur des studios. Le tireur arriva juste derrière eux. Nathan attira Emma à lui et l’embrassa passionnément, prenant son visage à deux mains, pour la cacher des regards, pour se cacher de tout regard. L’homme les cherchait. Il passa à côté d’eux, les ignorant. Un couple d’amoureux, pensa-t-il. Il rengaina en soupirant.
De retour chez Nathan, Emma interrogea :
— C’est quoi les sommes d’argent qu’Oliver encaisse dans ces sacs en papier ?
— Tu penses à quoi ? demanda négligemment Nathan.
— À tout. Drogue, corruption, chantage. Ou règlement d’une vieille dette. En tout cas, je suis heureuse qu’on ne lui confie pas la réalisation de notre série.
Nathan croisa le bras sous la nuque d’Emma, l’embrassa et caressa ses cheveux de l’autre main, jouant avec sa petite tresse. Elle se blottit contre lui. Il termina ses paroles par un baiser et un « chut ».
— Dors. On verra ça plus tard.
Devait-il lui avouer ? Avouer ce qui s’était passé deux ans auparavant ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Christelle Mordacq est diplômée de géographie et de droit des collectivités locales. À la fusion de la collectivité dont elle était secrétaire générale, elle change de mission pour être chargée de la culture et coordinatrice de la lecture publique. Sa passion pour la littérature la reprend. Elle franchit le pas : écrire. Écrire un roman se lance-t-elle comme défi. Son premier roman s’inspire de la série
Castle et des fans fictions qui entourent toutes les séries télévisées. Elle écrit actuellement un ouvrage sur la situation des Russes et des Cosaques dans la région Nord–Pas-de-Calais pendant la Seconde Guerre mondiale.
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Christelle Mordacq
Les cordes du violoncelliste
Roman
© Lys Bleu Éditions – Christelle Mordacq
ISBN : 978-2-85113-687-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
— Madame,revoyons votre déposition. Tout me paraît décousu, incohérent, annonça le policier du commissariat de Saint-Félicien, de l’agacement dans la voix.
Le nouveau venu s’assit face à Emma.
— Je suis nommé sur l’enquête. Je veux tout savoir, tout comprendre. Vos liens avec M. Beaumont ? Pourquoi étiez-vous à Saint-Félicien ? Votre emploi du temps de ces derniers jours ? Votre profession à Los Angeles ?
Des dizaines de questions. Le policier cherchait les réponses auprès d’elle.
Emma l’observait. Son esprit décrocha dès la deuxième question. Avec son allure, son uniforme rouge de la « police montée », il ressemblait à un personnage de leur roman Paré pour l’avenir. Il portait bien l’uniforme. Elle l’imagina vêtu de noir, dégainant le pistolet laser, comme Gordon dans le quatrième chapitre de leur saga.
Brutalement, un violent coup de poing sur la table la tira de ses pensées.
— Madame, vous avez l’air de prendre cela à la légère ! cria-t-il.
Emma le regarda, hébétée, revenant de loin, d’une séance d’écriture spatiale avec Nathan, d’une séance pendant laquelle il dégainait son épée en expliquant les moindres détails du scénario, en vivant l’histoire, en faisant le pitre entre chaque épisode.
— Bon, on reprend. D’ailleurs, il va falloir accorder vos violons avec votre copain, M. Beaumont, car vos versions ne coïncident pas. On reprend. Nom… Prénom… Profession… Relations exactes avec M. Beaumont.
Emma ne prenait pas cela à la légère. Se faire tirer dessus, cela n’arrivait pas tous les jours. Pourquoi ? Aucune idée ne lui venait à l’esprit. Aucun indice à leur fournir.
Cela faisait trois heures. Trois heures interminables. Trois heures dans ce commissariat de police dont dépendait Le Saguenay – Lac-Saint-Jean. Emma scruta le décor ambiant : les photographies de l’équipe au mur, la grande télévision qui clamait en boucle les informations locales, notamment leur affaire, le drapeau du Canada avec sa feuille d’érable rouge. Elle essaya de se concentrer sur l’interrogatoire.
La douleur à l’épaule se réveillait. Une heure avant de reprendre un cachet.
Dès sa sortie de l’hôpital, après une nuit réparatrice chez les parents de Nathan, ceux-ci étaient venus la chercher pour la conduire dans ce bâtiment carré en brique rouge, aux hautes fenêtres. L’espace intérieur était triste, austère, avec son soubassement en brique rouge et ses rideaux couleur ocre. C’était une atmosphère des années soixante, une autre époque, un arrêt dans le temps.
L’inspecteur, commandant du district, avait signifié à Emma la garde à vue de Nathan et sa mise en cause comme « témoin principal ». Mais elle ne comprenait rien aux explications des policiers, au soi-disant complot dans lequel ils étaient impliqués, au vol des scénarios, à l’argent qui transitait entre leurs mains. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’on leur avait tiré dessus cinq jours auparavant et qu’elle avait été blessée. Son épaule la faisait affreusement souffrir.
Son aventure à Los Angeles se soldait-elle par un échec ? Un retour à la case départ lamentable ? Ou une sortie royale pour la promotion de son nouveau livre ?
Le policier s’approcha d’elle.
— Et si on commençait depuis le début ?
Emma pensa au mot « début ». À sa signification. Quel début ? Quel début voulait-il entendre ? se demanda-t-elle.
À partir de quel moment tout cela avait-il commencé ?
Emma se décida. Le début : leur rencontre improbable, leur première rencontre dans cet avion.
— Ma première rencontre avec M. Beaumont, c’était dans un avion il y a dix mois, au mois de mai… un joli mois pour commencer une histoire…
— Bon sang ! s’époumona-t-il devant sa secrétaire, très énervé ce matin-là. Appelez-la encore. Insistez. Elle n’a pas disparu de la surface de la Terre ! Appelez son mari, ses amis, son concierge, son chat. Je ne sais pas, moi ! Mais trouvez-la-moi. Elle a rendez-vous avec moi ce matin. Je veux la voir. Elle me doit un manuscrit. Ou plutôt quelques pages d’un manuscrit !
Henry Mercato referma violemment la porte de son bureau. La vitre claqua, la porte vibra. Marie, la secrétaire, sursauta, contrariée par l’humeur colérique de son patron.
Celui-ci se servit un cinquième verre de whisky. Sa main tremblait. Il était 11 h 45. Plus d’une heure de retard ! Où était-elle ? Que cherchait-elle ? Voulait-elle changer d’éditeur ? Préparait-elle un tour du monde ou une retraite spirituelle ?
Depuis plus de six mois, Emma Miller, son auteur favori, lui filait entre les doigts. Celle-ci était un auteur phare de l’agence. Henry, qui l’avait découverte par hasard, avait toujours cru en son succès, en son don. Il en était persuadé : Emma, à sa naissance, avait reçu de la poussière d’encre d’une fée. Il avait raison sur un point : ses Edgar étaient de vraies pépites d’or, des bonbons savoureux que l’on suce pour en conserver le goût le plus longtemps possible.
*
**
***
Il pensa à leur première rencontre. Un jeudi soir. Le lendemain, il avait rendez-vous avec ses associés pour envisager de déposer un dossier auprès du tribunal de commerce pour une liquidation. Emma avait tapé, en dernier recours, à la porte de son agence.
Ses croquis dans un grand carton sous le bras, cette jeune femme frêle, timide, habillée de façon très sombre, quelqu’un, dont on ignore la présence, avait eu un sursaut d’audace : elle avait franchi sa porte avec ses histoires plus ou moins bien rédigées. Elle l’avait convaincu : il fallait investir sur elle, sur son personnage Edgar le pirate.
À cette époque, la toute petite agence d’édition d’Henry avait peine à décoller. Il l’avait créée avec ses économies et sa prime de licenciement de l’entreprise d’imprimerie dans laquelle il avait travaillé pendant vingt ans.
Il avait écouté Emma. Contrairement à ce qu’il avait envisagé, ses associés l’avaient suivi. Elle et son petit personnage avaient quelque chose de différent.
Ils avaient donc placé leurs dernières économies dans ces histoires de pirate rebelle qui sauvait le monde. Ils avaient prié. Ils ne s’étaient guère trompés.
Un an de travail, de relecture. La sortie du premier tome. Le succès. Inespéré.
Ce héros plaisait aux jeunes et aux moins jeunes, qui arrivaient à une période à laquelle on cherche quelqu’un pour sauver le monde : un héros gentil, vertueux, auquel on peut s’identifier sans risquer de moqueries.
Puis leur success-story était devenue un conte de fées qui se vendait dans la plupart des magazines people. Un auteur inconnu relançait une affaire en liquidation. Dix-huit histoires en cinq ans avaient été publiées. Toutes vendues à plus de cent mille exemplaires – un beau chiffre, un éditeur ne rentrant dans ses frais qu’à partir de la vente de plus de quatre mille exemplaires.
La maison d’édition d’Henry avait décollé. Désormais, elle était connue et reconnue pour lancer de nouveaux talents.Henry fréquentait le beau monde.
Du côté d’Emma, tout avait également changé. Ses revenus avaient augmenté, elle avait quitté son travail ennuyeux et réalisé son rêve : voyager dans le monde. Mais elle avait su rester simple, reconnaissante envers Henry, réinvestissant une partie de ses gains dans sa maison d’édition, y prenant des parts.
Elle s’était mise en colère le jour où ce dernier lui avait proposé d’en changer le nom, pour la rebaptiser « Edgar le pirate ». « Ah non ! avait-elle répliqué. Ça changerait l’âme de cette maison et celle d’Edgar ! »
Emma avait su tous les conquérir, de la secrétaire au vieil associé grincheux, ayant un mot, un geste, une attention pour chacun : un bouquet de fleurs pour les petites dépressions, une présence aux enterrements, un cadeau, une carte pour les naissances et les anniversaires.
Mais on l’enviait, on la jalousait. On les avait menacés, elle et son personnage. Trouvant cela ridicule, elle s’en était inspirée pour une aventure d’Edgar. Ses histoires étaient jugées trop « catholiques », moralisatrices. Henry lui avait conseillé de passer à autre chose. Et elle avait voyagé, entrepris des ateliers d’écriture avec les enfants et les adultes, fait une expérience dans l’humanitaire en Afrique.
Depuis dix-huit mois, aucun Edgar n’avait été écrit ni publié.
Les reproches sur le héros d’Emma avaient-ils fait du dégât ? La romancière préférée d’Henry sombrait peu à peu. Pourquoi ? Celui-ci n’en connaissait pas la cause. Mais il se reprochait de ne pas avoir su l’accompagner, trop occupé à parcourir des salons pour chercher de nouveaux talents.
La magie de l’écriture ne l’avait pas reprise. Enfin si, mais d’une façon bien différente. Ses proches s’en inquiétaient. Surtout son mari, Maxime.
Emma passait ses journées à regarder des épisodes télévisés « à la con » – comme ce dernier les qualifiait –, à faire des recherches sur le Net, à flâner dans les médiathèques, les librairies, les magasins, à la recherche de livres et de DVD sur un sujet : une série américaine classée dans le top 10, Le Violoncelliste.
Emma écrivait de longues lettres à l’acteur qui incarnait Kay Arkady, Nathan Beaumont. Sans réponse de sa part, elle avait imaginé un moyen de le rencontrer : lui écrire une histoire dans laquelle il serait son « héros ».
Elle avait lu tous les guides touristiques de la Californie, s’inquiétait des vagues d’incendies ou d’attentats qui se produisaient là-bas. Elle faisait taire ses enfants – comme si le monde en dépendait – lorsque les actualités évoquaient cette région. Elle buvait du vin californien, le trouvant exquis, parfois fort, mais très fruité.
Six semaines auparavant, Henry avait reçu ce « fameux roman », quelques feuilles manuscrites, un fil rouge, un plan, de la documentation. C’était très mauvais, cela ne ressemblait en rien au style d’Emma. Mais il n’avait pas relevé, gêné devant cet essai visiblement raté.
Deux jours plus tard, Emma avait exigé une aide financière et relationnelle, car elle voulait se rendre à Los Angeles pour assister à un tournage de la série Le Violoncelliste, afin de rencontrer l’acteur principal, Nathan Beaumont.
Elle s’était justifiée en disant que son voyage lui aurait permis de rendre l’acteur vivant, crédible pour son roman. Son espérance secrète : aller vers lui. Qu’il vienne à la maison d’édition, qu’il choisisse son livre comme scénario. Nathan Beaumont l’obsédait.
Cette attente la handicapait dans son écriture. Elle devait l’oublier, l’occulter. Il devait exister, mais seulement dans l’imaginaire de son roman.
Pourtant, pour Emma, l’écriture était un exercice prenant, stimulant, lui rappelant les rédactions que son professeur lui imposait auparavant – une chaque semaine. Les sujets, souvent assez étranges, faisaient appel à l’imagination, à l’esprit critique, à la construction narrative. Emma savait écrire intelligemment, structurant son récit, rendant son professeur impatient de la lire. Sa copie était l’une des dernières corrigée, rendue, souvent, avec une note au-dessus de dix-huit sur vingt. Emma voyait encore son professeur lui tendre sa copie, très fier d’elle, content qu’elle soit son élève, qu’elle suive ses indications à la lettre, qu’elle se surpasse dans ses réalisations.
Henry avait hésité avant d’accepter cette requête. Peut-être se raisonnerait-elle ? Peut-être trouverait-elle que son manuscrit n’avait rien d’un best-seller ? Mais il avait fini par accepter. À une seule condition : qu’elle produise quelques lignes.
Ces lignes devaient être livrées ce matin-là. Ultimatum décidé une semaine auparavant, devant l’absence de nouvelles depuis six semaines.
Henry avait d’abord cru qu’Emma s’était raisonnée, isolée pour écrire, pour terminer des chapitres qu’elle lui montrerait plus tard. Mais ce genre de retraite n’était pas dans ses habitudes, car elle adorait partager.
Depuis le début de leur collaboration et des aventures d’Edgar, Emma demandait l’avis de son éditeur et celui de son équipe sur la moindre ligne, le moindre paragraphe, discutant les idées, le plan, la situation historique, le contexte, soucieuse du lecteur et de la critique.
*
**
***
L’ultimatum prenait fin ce jour-là, à 10 heures. Mais, à 11 h 45, Henry n’avait donc eu aucune nouvelle : pas un e-mail, pas un coup de fil, pas un mot dans la boîte aux lettres. Pourtant, ce dernier rendez-vous était primordial.
Henry envisageait la fin de leur collaboration – fructueuse pour les deux. Les explications d’Emma ne lui suffisaient plus. L’inspiration avait disparu aussi rapidement qu’elle était apparue six ans plus tôt. Il doutait.
*
**
***
Au début, l’inspiration était simple, Emma écrivait sur tout, sur n’importe quoi. Sa seule frayeur était de ne pas réussir à enregistrer rapidement son fichier avant que sa supérieure hiérarchique, qui n’avait ouvert aucun livre de sa vie – elle s’en était persuadée –, ne revienne. Elle travaillait pendant l’heure du midi, ne prenant qu’une pause de trente minutes. Elle craignait d’être prise en faute, d’écoper d’un blâme si elle était surprise en train d’écrire un roman sur son lieu de travail. Emma, durant cette heure, rédigeait, corrigeait. Parfois, un élan d’écriture l’emportait bien au-delà de l’heure du midi. Elle aimait écrire. L’écriture comblait son ennui, consécutif à sa mutation et à son nouveau poste de travail.
Emma avait fait en sorte de s’occuper l’esprit, elle avait essayé d’autres activités : la vente à domicile, les cours d’informatique, de couture, la recherche d’un autre emploi. Aimant les livres, surfant sur le Net, elle entretenait un blog. Puis, se prêtant au jeu – parfois pour répondre à des concours sur le Net –, elle avait rédigé des histoires. Elle avait écrit sur de nombreux thèmes : le chien du voisin, ses enfants, les anecdotes du village. Souhaitant se perfectionner, elle avait lu des articles sur le sujet. Comment écrire votre premier livre ? Comment écrire un roman ? Comment améliorer son plan ? Elle avait travaillé sans relâche sur son plan, son style, son vocabulaire. Seule dans une pièce annexe de la maison – une extension où les enfants avaient établi leur quartier général, où les jouets envahissaient le moindre espace –, Emma s’installait entre deux oreillers, se couvrant les pieds d’un plaid, et écrivait. Edgar avait alors vu le jour.
C’était en été, en observant ses enfants jouer aux pirates, qu’Emma avait eu l’idée du personnage Edgar le pirate. Il parcourait le monde à la recherche de défis à relever, menait des enquêtes, trouvait des solutions à tout. Edgar, bizarrement, s’était tout de suite très bien vendu dans la littérature jeunesse. Emma écrivait aussi des petites histoires sur les animaux en peluche de ses enfants, leur prêtait des aventures, publiant sous un pseudonyme pour ne pas détruire la réputation d’Edgar le pirate.
Bref, depuis plus de cinq ans, elle vivait de son écriture, faisait des conférences sur la piraterie dans les quatre coins de France, parfois à l’étranger. Edgar s’exportait avec des traductions anglaise, allemande et italienne. Une traduction espagnole était en préparation.
*
**
***
Henry se leva brusquement, enfila son pardessus et lança à Marie :
— Je vais chez Emma Miller. Annulez tous mes rendez-vous de ce matin et du début de l’après-midi. Notez mes appels. Je contacterai les personnes en fin de journée ou demain. Je vous tiens au courant.
Il n’était pas question de perdre Emma.
Henry prit ses clés de voiture et les fit nerveusement sauter dans sa main. Il démarra sa Peugeot 308 au quart de tour. Rapidement, il se trouva dans les embouteillages. Des klaxons résonnaient. Il fit résonner le sien, ce qui le soulagerait peut-être. Un CRS lui demanda de se garer sur le côté. Henry ouvrit la fenêtre côté passager.
— Bonjour, monsieur. Où allez-vous ?
— Rue Chevalier-de-La-Barre, dans le Vieux-Lille.
— Cela va être compliqué pour vous.
— Pourquoi ?
Au même moment, le talkie-walkie cracha : « Les manifestants arrivent à la préfecture. »
— Manifestation en cours.
Henry souffla. Mais pourquoi Emma est-elle venue habiter et écrire ici ? se demanda-t-il. Il préférait les visites dans ses collines d’Artois. C’était plus paisible pour écrire.
Henry décida de se garer. Une rangée de voitures occupait toute la rue. Il pesta contre le manque de places, puis releva son col pour se rendre au domicile d’Emma, un immeuble assez moderne entouré, d’un côté, de hauts arbres et, de l’autre, d’un immeuble ancien en brique rouge. De l’immeuble très cubique, des balcons sortaient, des petits carrés ornaient la façade. Aucune comparaison avec la petite fermette qu’Emma occupait naguère avec sa famille.
Henry arriva essoufflé au pied de cet immeuble. Dans la loge du concierge, la télévision hurlait, le chien aboyait. L’homme lui ouvrit avec méfiance. Henry expliqua les raisons de sa présence. Le gardien accepta, à contrecœur, de l’accompagner jusqu’au deuxième étage.
— Emma ! Emma !
Henry appelait en frappant à la porte. Il prêtait l’oreille, puis frappait encore. Aucun bruit, aucun son n’était émis à l’intérieur.
Le concierge marmonnait :
— Normal qu’elle ne réponde pas. Les écrivains ont besoin de calme pour écrire.
Henry haussa les épaules. Emma avait toujours écrit dans le bruit, entourée de deux enfants, d’un mari architecte qui gérait ses affaires chez lui au téléphone, de deux chats et de deux perruches qui répétaient sans cesse ce que la télévision annonçait.
Le courrier débordait de la boîte aux lettres. Le concierge n’avait pas vu Emma depuis un mois, depuis que sa meilleure amie lui avait déposé l’enregistrement de sa série préférée. Depuis, aucun signe d’elle.
L’appartement était situé au deuxième étage – porte gauche –, à la sortie du petit escalier qui y menait – car il n’y avait pas d’ascenseur. Un Velux éclairait le palier. L’endroit semblait oublié. Deux portes se faisaient vis-à-vis sur le palier. Le second appartement était vide depuis quelques mois. Une seule occupante pour ce palier isolé : Emma, qui ne répondait à aucun appel.
L’idée du suicide effleura Henry. Emma, seule, divorcée, sans la garde de ses enfants, désespérée, ne produisant aucune ligne depuis des semaines.
Henry appela une dernière fois, puis fit signe au concierge. L’homme râla et, avec son gros trousseau, essaya toutes les clés.
La porte s’ouvrit. Un chat leur fila entre les jambes, pressé de sortir, d’aller prendre l’air après ces dernières semaines d’enfermement. L’appartement était plongé dans le noir. L’odeur était intenable – un mélange de sueur, d’effluves de plats réchauffés, d’urine, d’excréments de chat.
Henry entra, le concierge se tenant en retrait dans le couloir. Il alla directement dans la pièce principale, y ouvrit les volets, ainsi qu’une fenêtre, pour apporter de l’air frais.
Les pièces se suivaient en enfilade, le long d’un couloir étroit. À droite, une grande pièce, un petit salon et la cuisine. À gauche, une chambre et la salle de bains. Au fond, une chambre ou un bureau. La porte était fermée. Sur la table du salon, des livres, des montagnes de livres, des documentaires sur les États-Unis, la Californie, Los Angeles, San Francisco, les séries télévisées et des croquis, des petits pirates ressemblant à des personnages de série policière.
Puis un mot.
Non, Emma, je n’accéderai pas à ta demande pour Los Angeles. J’attends une partie de ton manuscrit.
Ce mot avait été chiffonné, déchiré, puis recollé avec du ruban adhésif. Il datait d’un mois, lorsque Henry était lassé des coups de fil d’Emma, de ses demandes pour Los Angeles.
Il y avait aussi une lettre, beaucoup plus longue, adressée à Nathan Beaumont.
Cher Nathan,
J’ai fini la saison 7 du Violoncelliste et j’ai achevé les bandes dessinées du personnage Kay, que l’on m’a offertes pour mon dernier anniversaire. J’attendais le lundi avec une telle impatience pour m’asseoir dans mon fauteuil, pour vous voir. Je tourne en rond dans cet appartement. Ne sachant à quoi me mettre. Peut-être à mon roman, dont vous êtes le héros.
Je m’imagine avec vous ou, permets-moi, avec toi, vivant tes aventures au bout du monde. Je peux être ta partenaire. Je souhaiterais être ta complice, celle qui te donne de précieux conseils. Car je suis avec toi dans chaque épisode. M’as-tu remarquée ? Je te parle, je te conseille.
Je sais que tout nous sépare. J’aimerais tellement te rencontrer, te parler, échanger avec toi sur la série et sur tes aventures. Je me sens si proche de toi que rien ne m’étonnerait si, ce soir, tu t’asseyais près de moi sur le canapé, si tu discutais avec moi de jeux vidéo ou de space operas.
Je t’ai écrit des milliers de lettres. Mais aucune réponse.
J’aimerais te rencontrer. Ta série m’a donné envie d’écrire sur toi. J’espère avoir terminé mon roman d’ici la fin de l’année et te rencontrer pour t’en parler.
Très amicalement,
Emma Miller
Henry reposa la lettre. Emma était réellement très fan.
Il continua à explorer. Cet appartement était bien décoré, avec des coussins brodés à la main sur le canapé, des tableaux de bord de mer, des pêle-mêle de photographies remplies d’enfants, de groupes, de paysages de mer. Emma devait aimer la mer.
Henry continuait d’appeler :
— Emma ! Emma !
Au fur et à mesure de son avancée, il constatait le réel délaissement de cet appartement. Comme si quelqu’un y vivait, mais sans femme de ménage. Les poubelles de la cuisine débordaient, la vaisselle n’avait pas été faite, le lave-vaisselle débordait également. Dans la pièce principale, des tas de livres étaient disposés. Partout, des carnets de notes, des magazines, des crayons de toutes les couleurs. Dans la salle de bains, le linge humide dans la machine à laver commençait à se couvrir d’une poudre verdâtre et à sentir le moisi. Le tas de linge froissé était tombé par terre, pour une bonne partie. On y devinait une forme. Le chat avait dû dormir dessus quelques nuits, vu le nombre de poils. Rien n’avait été accroché, ni décroché, ni repassé.
Henry ouvrit les volets et les fenêtres dans toutes les pièces. Celles-ci étaient vides, sales, délaissées. Il arriva devant la porte de la chambre du fond. Il s’arrêta. Il tapa une première fois, puis une seconde fois. Il appréhendait d’ouvrir cette porte, vu l’état de l’appartement, à l’abandon depuis plusieurs jours. Si Emma était là, dans ce capharnaüm, c’était dans cette chambre à coucher.
Henry entra. Tout était noir. Cependant, un filet de lumière passait à travers la persienne mi-close. Le silence était total, pesant. Un léger bruit de grésillement persistait. Henry s’approcha. Une forme était étendue sur le lit, enveloppée dans une couverture beige. Sous les chaussures d’Henry, cela crissait. Il marchait sur quelque chose.
Il ouvrit lentement la persienne, s’agenouilla à côté du lit, tendit le bras vers Emma et prit son pouls au niveau de la gorge. Elle respirait. Ouf !
Il lui parla à voix forte :
— Emma, vous m’entendez ? C’est Henry Mercato.
Il n’obtint aucune réponse. Il fit signe au concierge d’appeler les secours.
Le lit et l’espace autour étaient encombrés de déchets : chips, autres biscuits apéritifs, biscuits secs, sodas, petites bouteilles d’eau… Partout, des paquets vides, des DVD…
Henry se retourna. Face au lit trônait un grand écran de télévision. Sur l’écran, une dernière image fixe retint son attention. Une dernière silhouette gravée, fixée sur sa rétine : celle de Kay Arkady, le héros de la série Le Violoncelliste.
Pardon, Maxime. Tu ne peux plus rien m’offrir actuellement. Notre mariage est mort depuis tant d’années. Tu ne peux me donner davantage. Je rêve de recevoir encore tellement.
Puis il y a lui… Comment l’oublier ? J’y pense sans cesse. Ses yeux, sa voix. Je suis consciente qu’il me hante, que je ne suis pas guérie de cette obsession. Je ne peux rester éternellement en centre de soins, en maison de repos. J’ai besoin d’air, d’espace. Je veux vivre.
Je pars. Oui, je prends la fuite. Je vais au Québec. Peut-être ce pays m’aidera-t-il de nouveau. Comme à la mort de mon père.
Embrasse les jumeaux. Je les aime. Dis-leur que je les aime. Ils seront mieux, pour l’instant, avec toi. Je ne suis qu’une piètre mère.
J’espère me retrouver et vous revenir bientôt.
Ton Emma
— Mesdames, messieurs, décollage dans cinq minutes, annonça l’hôtesse de l’air. Veuillez prendre place, éteindre votre téléphone portable, ne pas fumer durant tout le vol et observer les consignes de sécurité.
Enfin, ils allaient décoller. Ces dernières heures, ces derniers jours lui avaient paru si longs.
Emma s’étira, détendit ses muscles endoloris. Elle fit tomber le peu d’affaires sorties de son sac pour le trajet.
Dans l’autre rangée de sièges, devinant son embarras, un homme s’adressa à elle :
— Tout va bien. Je suis médecin. Si vous avez le moindre souci, n’hésitez pas.
Le teint pâle d’Emma, sa mine déconfite et ses mains qui tremblaient avaient éveillé son inquiétude.
— J’ai quelques cachets et des astuces contre le mal de l’air, la rassura-t-il.
Emma aurait aimé lui répondre :
— Ça va mieux. Je m’en vais vers une nouvelle vie.
Mais elle acquiesça en baissant la tête, en marmonnant un « merci ».
Ce voyage était l’une de ses dernières chances. Son mari et ses enfants l’avaient-ils comprise ? Elle en doutait. Ils voyaient cette action comme une énième fuite face à ses responsabilités de mère et d’épouse, de romancière, et face à son incapacité à se guérir de cette soi-disant dépression nerveuse dont elle souffrait.
À vrai dire, Emma espérait avant tout, et plus que tout, retrouver l’inspiration. Réécrire était la clé de la guérison de son mal-être. Elle voulait redécouvrir le firmament de la célébrité, le sommet des ventes. Elle raconterait, lorsqu’elle reviendrait sur le devant de la scène, qu’Edgar avait été malade sur une lointaine planète et que le traitement avait été long et horrible. Ou peut-être qu’il était resté captif des affreux greuchs. Ou peut-être encore qu’il était amoureux et sur le point d’épouser la princesse Nûm, du royaume fantôme d’Urâm. Non ! L’amour n’était pas une cause d’absence plausible. Emma gardait secrètement le fait de vouloir écrire une belle histoire entre cette princesse et Edgar.
Elle pensait aux prescriptions de son éditeur, de son psychiatre, de son manager : écrire, écrire sur tout et sur n’importe quoi. Elle s’y était remise comme au premier temps de la découverte du plaisir de faire glisser la plume. Mais elle s’était attelée à une tâche ardue : la fastidieuse écriture d’un roman.
Emma se cala dans son fauteuil, près du hublot, rabattit la tablette et sortit, de son sac fourre-tout, son carnet à spirale, ses crayons de couleur, un surligneur et son feutre noir à pointe fine. Ce feutre avait vécu, mais, rechargeable, il était assez pratique. Ses enfants l’avaient fait tomber un nombre incalculable de fois, donc la mine était tordue. Emma aimait sentir, sous ses doigts, cet objet rassurant, qui glissait sur le papier.
Elle chaussa ses lunettes, plaça ses écouteurs sur ses oreilles et se réfugia dans sa « bulle d’écriture », comme elle l’avait si souvent entendu dire de son père. Rien ne pourrait la perturber.
Elle relisait les passages de son nouveau roman, les pages rédigées depuis plusieurs semaines, se concentrant sur la correction orthographique. Elle souhaitait éditer rapidement. Sinon, finie la carrière d’écrivain. Tranquillement, elle enchaînait les coups de crayon rouge et de surligneur vert, les ajouts de texte avec son feutre noir chéri.
Soudain, il entra. Une véritable tempête.
Emma leva les yeux, mais n’aperçut qu’un bout de tissu à carreaux bleus et blancs – un morceau de chemise d’homme – et une ceinture marron. Le bout de tissu bougeait très amplement, faisant voler, au passage, quelques pages du carnet d’Emma. Un homme en chemise était tellement craquant pour elle : il avait, à ses yeux, une allure distinguée. Malheureusement, Maxime en portait peu. Emma se réjouissait donc d’avance de partager son voyage avec ces carreaux et ces rayures bleues, blanches et vertes. Elle allait adorer le connaître, discuter avec lui. Mais qui était derrière ce bout de tissu ?
La voix d’homme qui s’élevait lui fit immédiatement penser le contraire. Il pestait, essayant de ranger quelques affaires dans le casier du haut.
— Qui a mis tout ce fatras dans ce casier ? Je ne peux plus rien y mettre, dit-il dans un français correct, mais à l’accent américain très prononcé.
Emma se sentit responsable, accusée.
Le porteur de la belle chemise s’assit en se laissant tomber lourdement sur le siège. Il se retourna.
Emma blêmit, paniqua, ne sachant quelle attitude prendre. C’était Kay Arkady, le « violoncelliste ». Enfin son interprète.
Emma se cacha derrière son carnet. Elle voulait fuir loin, très loin, rentrer sous terre, disparaître, prendre un autre avion. Tout sauf être là, maintenant, assise à ses côtés. Elle ferait n’importe quoi pour ne pas faire le trajet avec lui. Elle commença à trembler, sentant battre son cœur en elle.
Son voisin la regarda, enleva ses lunettes de soleil noires et lui tendit la main par-dessus ses écrits :
— Nathan Beaumont, se présenta-t-il avec arrogance. Vous me connaissez déjà, n’est-ce pas ?
Emma le regarda bouche ouverte, incapable de prononcer une seule syllabe. Oh non ! pensa Emma intérieurement. Pas lui !
Depuis plus de six mois, elle essayait de le fuir. Et il était là, devant elle, tout droit sorti de son imagination, de sa série préférée. Il était là, son héros, son acteur préféré, vénéré. Pourquoi la rattrapait-il aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Fallait-il l’emmener dans sa nouvelle vie ? Emma décida de ne plus y penser, de l’ignorer, simplement.
C’était une pure coïncidence, car ils auraient pu prendre des avions différents.
Nathan regardait Emma. La connaissait-il ? Elle était plutôt mignonne. Française ? Québécoise ? Étrangère ? Il hésita. Bah ! Il avait tout le voyage pour en savoir plus.
— Dites, je peux changer de siège ? On peut inverser nos places ? J’avoue m’être trompé dans la réservation. J’ai toujours la place à côté du hublot.
Nathan éleva la voix sur cette dernière phrase, pour montrer qu’il était le maître. Il se leva et attendit qu’Emma en fasse autant, qu’elle quitte sa place.
— Je réserve toujours la place la plus à gauche, ajouta-t-il, justifiant sa demande.
Il attendit près du siège, dans l’allée, sans aucunement lui proposer son aide. Emma s’exécuta néanmoins, sans pouvoir lui répondre. Elle attrapa ses affaires, le regardant attendre. Ils échangèrent leurs places.
— Ah ! je suis mieux, conclut Nathan, s’installant le plus confortablement possible dans l’ancien siège d’Emma.
Il désigna le carnet qu’elle avait laissé sur ses genoux.
— Vous écrivez ?
Il la dévisageait avec insistance. Mal à l’aise, elle rougit. Elle s’étonna d’une chose : il s’adressait à elle dans un français quasiment parfait, quoique très littéraire. Elle décida de ne pas lui répondre, de ne lui prêter aucune attention. Mais elle le fixait intensément. Ce rêve prendrait fin bientôt, celui dans lequel Nathan sortait de l’écran, s’installait à côté d’elle, discutait avec elle.
Emma reprit son carnet, se replongeant dans la correction de son manuscrit. À vrai dire, son esprit était incapable de se concentrer sur quoi que ce soit.
De temps en temps, chacun jetait un coup d’œil à l’autre, s’épiant, s’examinant. Emma trouvait Nathan grossi, fatigué, moins charmant qu’à l’écran. Cependant, son côté « gros nounours », son physique de gentil costaud, son look de boxeur, avec ses cheveux blond cendré ébouriffés, et ses yeux bleus expressifs étaient tels que dans son souvenir et le rendaient attendrissant. Il lui plaisait. Surtout, ne pas le montrer, se trouver une contenance en écrivant. Mais sa seule présence la déconcentrait complètement.
Nathan, de son côté, lui trouvait un côté enfantin. Emma paraissait jeune. Son visage était soucieux, marqué. La petite tresse à l’arrière de ses cheveux châtain clair coupés au carré éveillait sa curiosité. Ses yeux noisette lui donnèrent l’envie de s’y perdre. Il voulut rompre la glace entre eux.
— Dites, vous ne parlez pas ? Vous êtes sourde ? malentendante ? Française ? Américaine ? Chinoise ?
Il imita la Chinoise. Emma se cacha derrière son carnet pour ne pas rire. Nathan se gratta la tête. Quel était le mystère du mutisme de sa voisine ?
La regardant à la dérobée, il la détaillait mentalement. Elle écrivait. Était-ce une vraie romancière ? se demanda-t-il. Nathan était un grand lecteur. Son seul défaut : ne pas se souvenir des auteurs, ne regardant pas les photographies des quatrièmes de couverture, peu expressives à son goût.
Oubliant un temps Emma, il héla l’hôtesse pour se commander un café, car il n’était pas tout à fait réveillé. Il était complètement décalé. Depuis une semaine, il se couchait tard, se levait tard. Prendre un vol pour les États-Unis à 8 heures, c’était trop tôt pour lui.
Emma lui jeta un regard noir, il lui sourit bêtement.
L’hôtesse indiqua à ce dernier que son café serait servi après le décollage. Il inclina la tête et se demanda s’il n’aurait pas dû en commander un second.
— Mesdames, messieurs, veuillez attacher votre ceinture. Nous allons décoller.
Emma boucla sa ceinture après avoir rangé une partie de ses affaires. Le décollage était l’une de ses appréhensions. Mal aux oreilles, bourdonnements, cœur qui se soulève, estomac qui veut sortir de son enveloppe corporelle… Elle n’aimait ni les décollages ni les atterrissages.
L’avion s’éleva dans le ciel. Nathan ouvrit un paquet de caramels et le tendit à Emma machinalement, en montrant ses oreilles. Elle prit un bonbon et le porta à sa bouche. Elle remercia Nathan intérieurement. D’autres connaissaient les mêmes symptômes. Elle se concentra sur sa déglutition et remit ses écouteurs.
Nathan tapota le bras d’Emma.
— Dites, je peux reculer mon siège ? Cela ne vous dérange pas ?
Il appuya sur le bouton et bascula, par erreur, le siège d’Emma.
— Oh! sorry! sorry! dit-il, croyant sa voisine américaine ou anglaise.
Il réappuya sur le bouton, le siège rebascula. Emma regarda Nathan avec un peu d’énervement.
— Bon, enfin en contact avec le ciel et ses dieux ! s’exclama-t-il au moment du décollage.
Il s’abaissa, commençant à délacer ses chaussures. Il s’adressa à Emma :
— Cela vous dérange ? Puis-je enlever mes chaussures ? lui demanda-t-il en continuant à les délacer.
Cela avait beau être Nathan Beaumont, la moutarde commençait à monter au nez d’Emma. Son crayon en suspens, elle se tourna vers lui. Elle enleva ses écouteurs et posa son carnet. Gardant son calme, elle lui dit d’une voix claire :
— Kay, dans mon souvenir, est un gentleman. Il n’est pas aussi agaçant que vous.
Elle reprit son feutre et son carnet, furieuse d’être constamment dérangée par un Nathan Beaumont qui, vraisemblablement, n’avait aucune éducation. Celui-ci fut soufflé de sa réaction, aussi bien physique que verbale. Interloqué, il décida de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il réitéra sa demande.
Emma soupira :
— Oui, mais à condition qu’ils aient été astiqués !
Nathan sourit, enleva ses chaussures et porta un de ses pieds à son nez.
— Oui, il sent le savon de Marseille.
Il tendit le pied dans la direction d’Emma.
— Vous voulez vérifier ?
Elle sourit et marmonna :
— Peut-être.
Il s’exclama, trop heureux, vainqueur :
— Vous souriez ! Vous parlez ! Ô miracle, j’ai gagné !
Il claqua dans ses mains et regarda sa montre.
— Trois quarts d’heure. Vous avez résisté trois quarts d’heure. J’avais usé mon stock de vacheries. Vous êtes plus mignonne avec un sourire sur le visage.
Emma lui tendit la main et se présenta :
— Emma Miller. Je suis française.
En montrant ses carnets, elle précisa :
— Romancière.
Nathan l’observa à nouveau. Il claqua des doigts.
— Bien sûr ! J’aurais dû vous reconnaître.
Il disparut sous le siège, cherchant son sac à dos.
— Ah ! c’est vous l’auteur… l’auteur d’Edgar le pirate… bafouilla-t-il. C’est vous qui avez créé mon personnage préféré…
Il tendit la main devant elle et ajouta :
— Attendez… je dois l’avoir…
Il farfouilla dans son sac à dos.
— Je l’ai !
Il sortit, avec fierté, son trésor. Un exemplaire d’Edgar le pirate. Il brandit le livre Les Aventures d’Edgar le pirate. L’ouvrage était écorné, la couverture avait pâli. Il le tendit à Emma. Elle le lui prit et caressa la couverture. Cet exemplaire avait été chéri. Elle le regarda avec tendresse, surprise, heureuse, en son for intérieur, qu’il le possède. C’était l’un des premiers exemplaires publiés. Depuis, ce premier tome avait été réédité de nombreuses fois.
Emma interrogea Nathan, avec de la nostalgie dans la voix :
— Vous l’avez lu ?
Il lui répondit :
— Non, je m’en sers pour caler un bureau bancal dans les hôtels miteux où je descends.
Elle lui fit les gros yeux, comme si elle réprimandait un petit garçon.
Il ajouta, pour la rassurer :
— Oui. Lu, relu, partagé. Vous êtes l’auteur des romans préférés de Ryan et Lily-Rose, mes deux petits-cousins. Je leur lis vos aventures depuis qu’ils sont en âge de comprendre. J’adore Edgar le pirate. J’ai lu les cinq premiers tomes. J’attends avec impatience la sortie des suivants. Ils ne sont pas encore sortis aux États-Unis. Vous écrivez une nouvelle histoire ?
Il ajouta une question :
— C’est le but de votre voyage au Canada ?
Emma baissa la tête. Ce n’était pas l’unique raison de son voyage. Certes, il y avait l’écriture, mais aussi la fuite, l’espoir de se retrouver.
À son tour, Emma lui demanda la raison de son voyage en France. Nathan revenait du Festival Séries Mania, dont c’était la septième édition. Il avait été l’un des invités d’honneur du festival. Il y avait eu une fréquentation sans précédent, en constante augmentation. La soirée d’ouverture avait vu la projection, en simultané, de plus de dix séries en avant-première, réunissant plus de deux mille spectateurs. Nathan en avait profité pour prendre quelques rendez-vous professionnels pour de futures productions, peut-être en Europe. Il expliqua à Emma qu’il avait un projet, une série du genre space opera.
Elle s’en étonna et lui demanda, avec de la déception dans la voix :
— Alors, Le Violoncelliste, c’est la dernière saison ?
Très fan, pensa Nathan.
Emma poursuivit :
— Vous êtes génial en Kay Arkady. Je ne loupe jamais un seul épisode. J’ai acheté tous les DVD des saisons précédentes. J’ai même écrit quelques passages, qui comblent les manques de certains épisodes sur le site de fanfiction.
Elle s’arrêta net. Nathan n’écoutait pas. Ses bavardages avaient l’air de l’ennuyer. Elle baissa les yeux, se maudissant d’être retombée dans ses travers. Chassez le naturel, il revient au galop. Voilà, il en avait fallu de peu, d’un seul instant.
Nathan soupira, prit la main d’Emma, la tapota avec affection – comme avec un animal de compagnie – et la reposa sur l’accoudoir. Que pouvait-il dire ? Il sentait qu’elle était fan de la série. Tout ce qu’il pourrait dire ne ferait que la décevoir. Il sourit, conscient de l’embarras dans lequel il avait mis Emma.
— À vous maintenant. Qu’allez-vous faire au Canada ? Où débarquez-vous ? Québec ? Montréal ?
— Québec ! s’exclama Emma, sûre de son choix.
Elle avait repris confiance en elle. Nathan la taquina :
— Québec ? Vous allez vous y perdre, ma chère amie…
Il se moquait. Elle en fut meurtrie. Elle voulait de lui une certaine compréhension. Elle acceptait la déception des autres, de son mari, de ses enfants, d’avoir choisi Québec, mais pas de lui, dont elle se sentait étrangement très proche.
— Eh bien, mon cher, il y a quatorze ans, j’y ai vécu. J’ai passé deux ans à l’université de Laval, à étudier la géographie tellurique.
Nathan siffla, émerveillé :
— Pourquoi écrivain alors ? Les volcans se sont rebellés ?
Elle répondit :
— Aucune carrière sérieuse ne s’offrait à moi. Être professeur ne me convenait pas. J’avais envie de voyager, de suivre les traces de Jules Verne, de tenter l’aventure, d’expérimenter… Alors j’ai créé plein de mondes dans lesquels évolue mon Edgar. J’ai voyagé grâce à lui.
Ils parlèrent longuement des endroits du Québec qu’ils appréciaient. Nathan précisa que ses parents y habitaient, tandis qu’Emma lui indiqua que son seul regret était de n’avoir pas poussé jusqu’aux chutes du Niagara.
On leur servit leur repas. Emma rangea tout son petit matériel d’écriture, le glissant dans son sac fourre-tout. Une photographie aux coins abîmés tomba sur le sol. Nathan se pencha, la ramassa, la regarda et la lui tendit en souriant, avec un air de connivence. Une photographie de lui dédicacée. Il ne la lâcha pas immédiatement, la reprit, sortit un crayon-feutre de sa poche de chemise et réécrivit dessus.
À ma compagne d’un voyage fort sympathique en avion.
Le fan d’Edgar le pirate
Emma regarda la dédicace, remercia Nathan et vérifia, après avoir soufflé, que l’encre avait séché, avant de remettre la photographie bien en place dans son carnet de notes.
Chacun se tut. Emma s’endormit. Nathan dégagea doucement le carnet à spirale qu’elle serrait entre ses bras. Elle bougea légèrement. Il ne remua plus, de peur de l’avoir réveillée. Le souffle régulier d’Emma revint. Il ouvrit le carnet et fit grise mine. Une romance. Elle écrivait un roman d’amour. Il hésita à poursuivre sa lecture. Il la regarda. Déçu ! Comment un inventeur de récits fantastiques avec des bagarres et des histoires à rebondissements pouvait écrire une grotesque histoire d’amour entre un acteur et un écrivain ? Nul comme sujet !
Emma était peut-être en panne d’inspiration. Elle s’essayait sans doute à un autre style. Finalement, le syndrome de l’oubli, de la lassitude touchait les écrivains comme les acteurs. Au bout de quelques années, la magie n’opérait plus. Le talent devait jouer pour se relancer. Si l’envie n’existait plus, le talent n’était pas suffisant.
Emma avait du talent, Nathan en était sûr. Mais peut-être plus d’envie ? Il était quand même convaincu qu’elle y arriverait. En ce qui le concernait, il doutait. Il soupira et reposa le carnet. Affectueusement, il remit la couverture sur les épaules d’Emma. Puis il reprit le carnet et y ajouta quelques mots.
À Emma, mon écrivain préféré. À Edgar, son compagnon.
Continuez votre chemin dans la voie de la piraterie.
Rendez-vous à Hollywood pour une fantastique aventure.
Habituellement, Montréal bénéficiait d’un temps agréable et clément début juin. Mais pas ce jour-là, puisqu’il pleuvait.
Ryan et Lily-Rose regardaient la pluie tomber, les gouttes faire de jolis dessins sur les carreaux du salon de thé. Nathan ne savait plus comment les occuper. Pourtant, la journée avait bien commencé. Très ensoleillée. Ils avaient visité le Parc olympique, le biodôme, l’insectarium, le jardin botanique. Ryan s’était écrié qu’il désirait élever des papillons. Sa sœur lui avait précisé qu’elle ne viendrait jamais le voir. Elle avait horreur des ailes qui se posaient sur elle, car cela lui donnait des frissons.
Ce matin-là, les deux enfants étaient arrivés avec Nathan à Montréal. Ils avaient été fascinés par la traversée de la ville en métro, par toute la vie souterraine qu’ils devinaient en passant la tête à chacune des stations.
Ryan et Lily-Rose vivaient près de Chicoutimi, dans une petite localité. Leur père, Christian, le cousin de Nathan, était un véritable Bleuet du lac Saint-Jean. Il vivait de pêche, de culture de sirop d’érable, de trappe. Il emmenait des touristes et faisait office de guide. Adolescent, il avait eu peu d’affinités avec Nathan. Mais, depuis deux ans, époque trouble dans sa vie, ce dernier avait noué des liens très forts avec son cousin et ses enfants. Il les avait adoptés comme les siens, comme les neveux qu’il n’aurait jamais.
Il enviait souvent Christian d’avoir une vie en pleine nature, sans horaires, sans bruit, avec pour seul objectif de la journée : Que vais-je rapporter pour déjeuner ? Une belle truite ?
Ryan avait hérité de ce caractère. C’était l’aventurier de la famille. Nathan voyait souvent en lui son frère Richard. Il soupira. Il se souvenait de Christian et de Richard dévalant avec lui les pentes enneigées, rentrant trempés le soir. Ils traînaient toujours à trois, Christian étant fils unique. Sa mère et son père l’avaient eu tardivement. Ils l’avaient écouté et avaient répondu à ses moindres caprices. Il avait donc été couvé, chouchouté, mais, avec ses deux cousins, il avait trouvé une vraie famille, deux frères, deux amis. Plus tard, adolescent, Christian s’était rebellé. Il était devenu un « zonard », contrairement aux deux autres, qui avaient fait des études – l’un de droit, l’autre d’art dramatique. Mais qui des trois était le plus heureux désormais ? Christian ! Il avait choisi de rester dans les Laurentides, libre de ses journées.
Nathan était le héros de Ryan. Il passait à la télévision, il arrêtait les méchants, il résolvait des énigmes policières… Lily-Rose ressemblait plus à sa mère, la belle Katherine. Elle était pratique, plus terre à terre, l’air toujours inquiet de savoir « ce qu’on va avoir dans son assiette le soir même ». Tout devait lui être expliqué dès le départ. L’excursion devait être programmée. Alors l’improvisation de Nathan agaçait sérieusement la fillette de huit ans.
— Qu’est-ce qu’on fait, tonton ? lança-t-elle, faisant remarquer qu’elle avait terminé sa glace à la vanille et aux noix de pécan et qu’elle aimerait que cela bouge.
Ce fut Ryan qui sauva Nathan de l’angoisse de l’emploi du temps bouleversé.
— Tonton, on pourrait visiter la ville souterraine. Nous n’y sommes jamais allés. Ça a l’air génial. On pourrait faire du magasinage, rapporter des cadeaux à papa et à maman.
— O.K., répondit Nathan, peu bavard, déçu de n’offrir, à ses deux petits-cousins, qu’une demi-visite de Montréal, promise depuis tellement longtemps.
Il régla son café, le chocolat chaud de Ryan, la glace de Lily-Rose.
En avant pour la ville souterraine ! Tous trois s’y engouffrèrent. Cette ville, Nathan l’avait tellement parcourue, enfant. Il renseigna donc les enfants sur sa conception, grâce à une visite guidée dont il se souvenait vaguement. Peine perdue. Les enfants couraient de magasin en magasin, d’échoppe en échoppe, essayant les chapeaux, touchant à tous les articles, voulant tout acheter. Ils réagissaient comme lui, enfant, comme lorsqu’il était avec Richard.
Cette ville souterraine n’avait jamais été prévue au départ, dans sa conception, mais, de construction en construction, des passages s’étaient ouverts. Avec la venue du métro, l’idée de raccordement avait fait son chemin. C’était le premier réseau souterrain non seulement en tant que galerie commerçante, mais aussi dans l’accueil d’œuvres d’art, accessibles gratuitement au public. Nathan s’en souvenait. Il y avait croisé des conférenciers, des musiciens, des acteurs, des artistes de rue, des caricaturistes. Peut-être était-ce là que sa vocation d’acteur était née. Les enfants couraient, ne remarquant pas les œuvres technologiques exposées illuminant leur parcours. Nathan espérait qu’ils se calmeraient. Il ne voulait pas faire les trente kilomètres intérieurs qui reliaient édifices de bureaux, complexes hôteliers, stations de métro, magasins, boutiques et universités à ce pas de course là. Dans ce dédale permettant de relier les artères principales de Montréal, les enfants déambulaient, allant de découverte en découverte. Des fontaines, des animations, des centres commerciaux baignés de lumière, avec des escalators à n’en plus finir. Les deux enfants s’émerveillaient de tout.
Station de métro Place-des-Arts. Librairie Archambault. Les deux enfants s’y arrêtèrent. La devanture offrait, à leur vue, des CD, des DVD, des livres, des magazines, des périodiques, des journaux, divers articles de papeterie. Ils décidèrent d’y acheter leurs souvenirs. Nathan les laissa choisir et parcourir les rayons de la boutique.
Celle-ci était un bâtiment tout en verre, illuminé de l’intérieur, avec des étages et des étages de livres. Elle comportait un espace jeunesse, où les deux enfants se précipitèrent. Une affichette indiquait :
Aujourd’hui, « Raconte-moi une histoire » reçoit Edgar le pirate et son auteur.
Dans un coin, une voix familière attira Nathan. Les deux enfants, déjà assis sur le tapis, écoutaient. À son tour, Nathan s’assit avec les autres enfants par terre.
Les éléphants. L’ivoire. On les massacrait pour l’ivoire. Et pas seulement les éléphants, mais aussi les rhinocéros. Edgar comprit, au récit de ce garde de la réserve, que le problème de la disparition des éléphants et des rhinocéros était complexe. Mais il avait accepté cette mission : sauver les derniers pachydermes.
La narratrice ouvrit l’album. Nathan sourit, reconnaissant Emma. Ryan se pencha vers lui.
— Chouette… une nouvelle aventure d’Edgar le pirate.
Emma expliqua ses sources d’inspiration, son récent engagement pour la cause animale. Le trafic d’ivoire et le massacre d’éléphants étaient devenus son cheval de bataille. La jeune génération devait prendre conscience que leur patrimoine était menacé. Edgar était donc devenu un écologiste convaincu. La piraterie ne lui suffisait plus. Mettre fin au vol d’ivoire, faire de l’ivoire une denrée futile, arrêter les contrebandiers : voilà les objectifs d’Edgar. Emma défendait la cause animale. Nathan n’en fut pas surpris et se posa la question : Serait-elle devenue végétarienne ?
Ryan et lui étaient captivés. Ce dernier, émerveillé, ne quittait pas Emma des yeux. Il ressemblait à tous ces gamins. Assis sur ce tapis, grâce à la voix d’Emma, ils suivaient tous Edgar dans ses aventures.
Emma tournait les pages de l’album, une histoire d’Edgar en version illustrée.
Le vaisseau d’Edgar poursuivait la Jeep. Le bébé éléphant barrissait. Il n’aimait guère être malmené, il avait faim, réclamait sa mère à grands cris.
Edgar pointa sa loupe vers la Jeep pour l’aveugler de nouveau. La lumière se refléta sur le capot de la voiture des contrebandiers.
Jacquot le perroquet s’énerva :
— Un peu d’aide ! Un peu d’aide !
Edgar regarda à sa gauche.
— Hourra ! P’pa Swing !
La horde d’éléphants menée par P’pa Swing, l’oncle de Trompette, l’éléphant orphelin, prit en chasse les contrebandiers. Les éléphants avaient compris. Ils devaient se défendre, eux aussi. Les hommes n’avaient pas tous les moyens pour lutter contre la contrebande d’ivoire et l’exportation illégale d’animaux exotiques.
P’pa Swing se dressa devant la Jeep des contrebandiers, barrit bruyamment devant eux. La Jeep esquiva. Edgar tourna rapidement la roue à bâbord.
Le vaisseau vira. Sa trajectoire coupa le chemin de la Jeep, qui changea une nouvelle fois de trajectoire. Le vaisseau et la horde se trouvèrent nez à nez.
— Ouf ! de justesse !
Edgar s’épongea le front. La Jeep accéléra. La horde, trop lourde, ne put virer. Leur piste s’éloignait. Trompette s’éloignait.
Edgar descendit du vaisseau en brandissant son sabre vers la direction du point fuyant de la Jeep.
— Je te retrouverai, Trompette. Foi de pirate !
Emma ferma soudain l’album. L’auditoire n’en connaîtrait donc pas la fin ce jour-là, sauf à acheter l’ouvrage. Emma se leva, secoua son pantalon. Il s’y accrochait quelques poussières d’étoiles, quelques fragments d’aventures d’Edgar.
La libraire avança :
— Si vous voulez connaître la fin de l’histoire, rendez-vous au stand de dédicaces, au fond à droite. Mme Emma Miller sera heureuse de vous y recevoir.
Puis elle invita tout le monde soit à prendre congé, soit à prendre un rafraîchissement, soit à attendre une dédicace de l’auteur d’Edgar le pirate.
— Tu viens, tonton ! s’exclama Lily-Rose en secouant Nathan par la manche de sa veste légère d’été.
Celui-ci la regarda étrangement, comme s’il revenait d’un long rêve. Décidément, il adorait les personnages d’Emma. Il se releva avec difficulté, se rappelant, au passage, qu’il n’avait plus trente ans.
Ryan les rejoignit. Il s’était déjà emparé des deux livres présentés par Emma et sautait avec impatience. Il désirait avoir une dédicace.
Nathan avança vers la file des admirateurs d’Edgar le pirate et attendit, un enfant de chaque côté : Ryan, patient, tenant ses trésors contre lui, comme s’il avait tenu le monde lui-même ; Lily-Rose, sautant, tirant sur la main de Nathan, se lamentant que l’attente soit longue.
— C’est pour qui ?
Emma n’avait pas levé la tête une seule seconde depuis qu’elle dédicaçait. De temps en temps, elle adressait un sourire de courtoisie. Elle préférait ne pas engager de conversations. Son esprit était occupé par d’autres pensées. On lui épelait des noms, des prénoms, auxquels elle ajoutait : Avec toute mon affection ou Avec toutes mes amitiés.
— C’est pour Ryan, émit timidement le jeune garçon en tendant les ouvrages.
Voyant qu’Emma ne les regardait pas, qu’elle allait griffonner la sempiternelle phrase bateau à l’encontre de son petit-cousin, Nathan éleva la voix.
— C’est pour Ryan, Lily-Rose et Nathan, les trois plus fidèles admirateurs d’Edgar le pirate.
Nathan fit un clin d’œil à Ryan. Il essayait d’attirer l’attention d’Emma. Celle-ci releva la tête. Son visage s’illumina, elle sourit et secoua la tête pour remettre en place la mèche rebelle qui lui tombait sur le front. Elle les observa, caressa en silence sa lèvre inférieure, referma le crayon avec lequel elle dédicaçait et prit son feutre noir préféré, celui à la mine cassée.
Elle prit son inspiration et griffonna quelques mots et quelques dessins sur la page de garde du livre, mais en cachant, de sa main gauche, ce qu’elle écrivait. Cinq lignes horizontales, les contours d’un personnage, une marinière de pirate, un gros ceinturon, un sabre biscornu, un corsaire un peu élimé et trop court, des bottes beiges fines. Elle observa Ryan, ne lui trouvant pas trop de ressemblance avec Nathan. Il est vrai qu’il n’était que son petit-cousin. Nathan n’avait-il pas de parents plus proches ? de neveux ? d’enfants ?
Edgar le pirate prenait les expressions du garçon. Emma recula un peu, observa de nouveau le dessin, puis tous les deux, et y ajouta les mèches rebelles de Nathan. Elle fut fière du résultat. Pour la première fois, elle donnait un visage réel à son personnage. Peut-être Nathan et Ryan avaient-ils eu une autre vie auparavant ? Peut-être avaient-ils été pirates ?
Emma prit un petit signet, sur lequel elle ajouta quelques mots. Refermant le livre, elle le leur tendit sans un mot, mais avec un sourire jusqu’au milieu de la figure, heureuse comme jamais. Ils la remercièrent et quittèrent la file. Nathan et Ryan étaient impatients de savoir ce qu’elle avait noté. Ils ouvrirent l’ouvrage. Le marque-page glissa par terre. Lily-Rose le ramassa. Edgar le pirate était dessiné avec une grande bulle de bande dessinée.
Pour des pirates qui devraient voyager plus souvent, pour que nous les rencontrions encore et que nous partagions leurs aventures si palpitantes.
Nathan semblait déçu. Ryan exultait. Il sautillait, agitant le dessin. Il avait la meilleure dédicace du monde.
Lily-Rose tapa sur le coude de Nathan. Agacé par son comportement, il se retourna vivement pour la rabrouer. Elle lui tendit le marque-page. Il le prit.
Rendez-vous, après la dédicace, devant l’entrée de la librairie pour une réponse à une invitation faite dans un avion.
Amitiés,
Emma
Nathan glissa le marque-page dans sa poche, soulagé. Elle ne l’avait pas oublié, ni son invitation à Los Angeles. Il avait un ami écrivain. Bientôt, il lui ferait visiter Los Angeles et Hollywood.
Le bulldozer écrasa le tas d’ivoire et d’objets en ivoire récoltés durant cette mission. Les contrebandiers étaient sous les verrous. Aucun douanier n’avait eu de meilleurs alliés qu’Edgar et les éléphants. Ils allumèrent un feu. Le brasier dégagea une épaisse fumée noire. Jacquot toussa. La princesse prit la main d’Edgar. Il reniflait. Il était au bord des larmes. La fumée lui piquait-elle les yeux ? Était-ce la tristesse de la séparation ? La princesse lui caressa la joue et attrapa, du bout de l’index, une larme qui perlait. Elle la roula entre ses doigts. La larme se couvrit de nacre. La princesse l’enfila sur son collier. Une nouvelle perle, preuve de leur amitié sincère. Elle lui glissa, dans la main, une tablette en ivoire, et à son cou, un petit collier. Il y était accroché une petite dent. La dent de Trompette. Jeune héros tombé pour la cause.
Edgar leur fit signe de la main. Il essuya une larme au coin de son œil gauche et caressa les plumes multicolores de Jacquot, étrangement calme, respectant le caractère solennel de ces adieux.
La Terre n’avait plus besoin de lui, de son équipage, de son vaisseau. Sa mission était achevée. Ses étoiles et sa planète l’attendaient. Il pourrait s’y reposer, s’y ressourcer. Il était heureux et triste à la fois. Triste de quitter ses nouveaux amis.
Il envoya un dernier baiser avant de remonter dans ce vaisseau. Ce baiser atteindrait-il la joue de la princesse ?
Nathan s’étira. Il posa le livre contre ses lèvres, pensant : Magnifique. Cette Emma a un style, une belle écriture. Il avait mal dans les bras, les avant-bras, les mains, avait des fourmillements dans les pieds. Ses doigts le faisaient souffrir. Il referma le livre, le dix-septième tome d’Edgar le pirate. Il était admiratif de ce travail d’écriture. Écrire était pour lui un art. C’était un magnifique art, comparé à ses performances d’acteur. Il aurait tellement voulu avoir ce don de l’écriture. Raconter pour exister autrement, pour vivre autre chose, pour livrer une partie de soi-même. Être acteur ne l’amusait plus. Depuis deux ans, ce rôle le pesait. Il avait aimé être Kay pourtant.
La libraire lui avait trouvé les derniers exemplaires traduits en anglais d’Edgar le pirate. Elle lui avait même confié la première édition du dix-septième tome, mais en français, Ryan ayant gardé son exemplaire dédicacé par Emma – sa seule concession : Nathan avait pu conserver le marque-page. « C’est une édition originale, lui avait-elle dit. Je vous le confie. Vous avez l’air d’être un connaisseur. Vous avez de la chance. » Elle le lui avait donc tendu avec la certitude qu’elle lui confiait un trésor, une petite pépite d’or. C’était le dernier exemplaire original. Il était précieux.
Heureux d’être en possession de ces ouvrages, impatient de les ouvrir, de les découvrir, en entrant, Nathan s’était mis à l’aise. Avec un pantalon en molleton, un tee-shirt tunisien beige, une tasse de thé fumant et quelques cookies aux pépites de chocolat, il s’était calé sur le canapé face à la grande baie vitrée, d’où l’on apercevait l’immense plage de Santa Monica. La brume s’était levée. Nathan avait chaussé ses lunettes. Le temps qui passe lui avait certes donné plus de charme, mais avait aussi altéré quelques-uns de ses sens, dont la vue. Personne ne savait qu’il en portait – petite coquetterie masculine. Cependant, il en avait de plus en plus besoin pour lire, pour voir de près.
Il était 4 heures du matin ! Il faisait nuit dans sa maison de Santa Monica. Nathan se leva et regarda par la baie vitrée. La plage était illuminée. Elle était déserte. C’était l’un de ses moments préférés : voir la mer avancer et reculer sous la nuit étoilée. Puis il regarda le grand canapé sur lequel il s’était installé après son passage à la librairie de quartier. La nuit allait donc être courte. Il bâillerait le long de la séance de lecture du nouveau scénario de Kay Arkady. Il aurait dû le relire – enfin plutôt le lire –, au lieu de s’abreuver des histoires d’Edgar le pirate. Il entendait déjà Oliver : « Tu l’as lu en diagonale ! » Mais il ne se sentit pas en faute. D’ailleurs, ce scénario ressemblait étrangement aux scénarios des saisons précédentes : à celui de la saison 7 et à ce qu’aurait dû être la fin de la saison 8. Rien d’original pour cette saison 9, lors de laquelle Nathan allait certainement s’ennuyer.
Il se replongea dans Edgar le pirate. Quelle fantastique histoire ! Il repensa à son envie d’écrire. Cela devenait comme une évidence : il écrirait. Il se rappela avoir ébauché, quelque temps auparavant, un scénario de science-fiction. C’était bien avant d’être engagé pour Le Violoncelliste