Les cris du Sahel - Gulbert Yiepdjouo - E-Book

Les cris du Sahel E-Book

Gulbert Yiepdjouo

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Beschreibung

Un matin, des membres de Boko Haram envahissent un petit village du nord du Nigeria, déclenchant chaos et terreur. Ils pillent les habitations, tuent des adultes et emmènent de force plusieurs enfants jusqu’à leur camp caché dans la forêt de Sambisa. Dans ce lieu sinistre, ils les soumettent à des atrocités inimaginables, notamment des viols, l’esclavage, le meurtre et même l’endoctrinement en vue de perpétrer des actes terroristes. Malgré ces horreurs, certains parviennent à puiser un semblant d’espoir dans leurs souvenirs familiaux et leur foi.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gulbert Yiepdjouo s’intéresse aux questions relatives au droit civil dans les zones de conflit. Après la parution de son ouvrage Le temps d’un voyage publié en 2019 aux éditions Proximité, il dévoile son deuxième roman, Les cris du Sahel.

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Gulbert Yiepdjouo

Les cris du Sahel

Roman

© Lys Bleu Éditions – Gulbert Yiepdjouo

ISBN : 979-10-422-3512-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À tous ceux qui sont restés dans l’attente

avec le regard humide tourné vers l’horizon,

que la mémoire des damnés partis

ne s’efface jamais dans vos souvenirs.

Le soleil se levait et se recouchait sous leur regard embué. Leur voile balayait le tapis de poussière le long des galeries entre leur cuisine et leur champ de mil tandis qu’un foulard noué trop serré sur leur tête empêchait leur chevelure soigneusement ointe à l’huile de karité de bénéficier de l’éclat du soleil, et de grosses gouttes de sueur remplissaient leur visage crasseux. Leur peau d’ébène ne se plaignait jamais de l’atrocité de la chaleur encore moins de la douleur physique que leur affligeaient les coups de fouet des hommes de leur communauté.

Elles savaient qu’elles étaient des résidus, un reste pour leurs hommes, qu’il en était ainsi, qu’elles vivaient pour leur appartenir, pour eux… un rang social juste au-dessus de l’esclave, en dessous de celui de leurs fils. Et les jeunes filles étaient autant considérées que leurs mères. La consubstantialité de leur vie n’était pas possible et cela depuis leur plus tendre enfance. Les garçons avaient autant de respect que les hommes tandis que les femmes et leurs filles se casaient dans leur cuisine, à genoux sous leurs énormes marmites flambantes ; des morceaux de bois fumant énormément. Malgré la pression de leurs poumons, elles s’efforçaient tant bien que mal à réanimer la flamme qui mourait sous l’énorme et épaisse fumée grise. Elles s’éventreraient pour leurs hommes, elles se tueraient pour eux. C’était leur devoir, leur obligation, leur punition…

Elles avaient déjà été punies avant leur naissance, condamnées avant leur première respiration… elles portaient leur punition comme un fardeau sur leur crâne natté. Elles soulevaient leur punition en équilibre comme des canaris ronds sur leur natte en forme de coussins, elles les équilibraient toujours, car on leur rappelait incessamment que c’est pour cela qu’elles étaient nées. Elles devaient toujours harmoniser leur existence funeste, leur réalité irréfutable : «Soyez soumises à vos hommes et Allah augmentera vos jours » ; leur disaient leurs mères.

Les hommes attendaient sous le grand arbre de karité en profitant de l’ombrage que leur offraient les feuillages. Ils étaient rois, ils demandaient une natte et recevaient un hamac, ils priaient au vent de souffler et recevaient à l’aide de pailles séchées une ventilation par les femmes dont les abominables relents de leur robe empuantissaient avec une obstination embêtante. Ils aimaient pourtant ces odeurs, ce mélange de fumée, de sueur, de transpiration et de terre séchées. Ils aimaient ces corps puants qui se trimbalaient en longueur de journée devant leur regard indifférent entre la cuisine, la bassecour et les champs. Ils contemplaient ces filles-femmes qui se battaient pour faire vivre la famille et eux, de leur colère, la bite tendue et la main sauvage qui froissait avarement leur sein, ils abusaient d’elles sous cette chaleur caniculaire, reniflant ce relent à pleine narine, touchant de leur doigt sale cette leucorrhée qui coulait sauvagement sur leurs cuisses amaigries, propageant une odeur de vagin mouillé. Elles seraient enceintes à tout prix et à tous les prix, même au prix de leur faiblesse musculaire. Ils dégonflaient leur muscle dans cet exercice sexuellement physique. Ils déchargeaient leur semence dans chacune des jeunes femmes qui se pointaient devant eux.

En captivité chez Boko Haram dans les feuillages de la forêt de Sambisa, leur sort n’était pas différent de cette vie quotidienne, le regard avilissant de l’homme était le même, le sentiment hargneux de l’homme ne changeait pas, seuls les comportements sanguinaires, belliqueux et sauvages des maîtres dans les forêts salafistes faisaient la différence.

De toute façon, elles resteraient des esclaves pour ces hommes qui les traitaient toujours comme telles ; avec condescendance, arrogance teintée d’un mépris approuvé…

1

Les morts ne racontent pas d’histoires, pourtant je ne suis plus de ce monde, mais je veux vous raconter une histoire, un témoignage à laisser à la terre entière pour que plus tard – des millions d’années plus tard – la mémoire collective des hommes continue à féconder ce pan de l’histoire de ces femmes africaines ; celle des oubliées, des filles condamnées dans la forêt de Sambisa, cette brousse contrôlée par les hommes de Boko Haram. Je ne sais pas si après mon bref passage sur terre la barbarie a cessé dans le cœur de ces hommes, si elle a stoppé, si elle a eu ne serait-ce qu’un frein, mais je sais que de mon vivant la foi perfide de ces hommes a entraîné la mort de milliers de personnes. Que de mon vivant, on ne mettait plus de nom sur le corps de ceux qui tombaient tout le temps sous les coups de ces scélérats. C’était devenu une habitude de les chiffrer. Les morts portaient chaque jour des chiffres au point où la mort était devenue un fait de société, le plus banal possible. Nous étions devenus des vedettes de journaux dans la rubrique nécrologique en attendant que le chiffre du lendemain ne vienne effacer celui de la veille et que le monde ne reprenne son état habituel et qu’on nous oublie par la loi du silence (les gens oublient vite les douleurs du monde pour se concentrer à des choses personnelles).

Je vous parle désormais du purgatoire, à l’au-delà, quelque part dans l’espérance du repos éternel. Je veux me reposer. Souffler. Je veux connaître pour une fois dans ma vie la tranquillité, la quiétude… et ne pas être confrontée tout le temps, comme à mon vivant, à des tourmentes infinies, à la triture des souffrances, de peines atroces, de douleurs immondes, de viols incessants, de fractures, de coups de botte dans le ventre, de gifles infamantes… Ô, au seuil du purgatoire, j’attends qu’Allah soit assez clément pour me faire passer parmi les privilégiés que dans sa bonté inébranlable, il exauce assez tôt – pour une fois – mes prières et me laisse m’assouvir dans sa béatitude infinie. Ça ne serait pas mal qu’au moins une fois, soit privilégiée une femme ; femme tant méprisée de son vivant par la gent masculine, insultée par les hommes nonobstant le fait que c’est sous leur ombre que nous vivons déjà des vies précaires.

De mon vivant, j’ai été désarmée, désossée et ruinée par des hommes qui m’ont laissée planer comme l’ombre de moi-même. Je n’étais certes pas riche, plutôt très pauvre, mais avec beaucoup d’amour qui m’auréolait. Les problèmes, nous en rencontrions au quotidien chez nous et nous ne savions que ça. Nous bataillions de jour comme de nuit pour survivre, nous luttions chaque instant pour que le lendemain soit pareil à aujourd’hui sans chercher à l’améliorer, car nous savions d’office qu’il ne pourrait pas être mieux. À défaut d’aller à vau-l’eau, encore mieux atteindre la stabilité. Je n’avais pas le matériel, mais la fierté de vivre. J’avais une petite cabane (c’était une case en briques de terre, comme toutes les cases de ma tribu, une boue pétrie par nos pieds et la sueur de nos corps) ; ronde et laborieusement coiffée de chaumes, une sœur, le sépulcre de mes parents derrière notre case, morts tous deux par pandémie et exhumés quelques heures seulement de leur mort comme le veut la tradition musulmane. Je n’ai intimement jamais eu le temps de leur dire au revoir, de me recueillir sur leur corps pour un dernier adieu. Un soir, alors que je revenais du champ après avoir cueilli des tomates, j’aperçus ma tante dans la cour en larme et sans me ménager, elle me cria sur le visage, ces quelques mots que ma mémoire a toujours imprimés et conservés : « … Ton papa est mort et il repose désormais derrière la case, soit forte mon enfant et va puiser de l’eau pour les rites traditionnels, n’oublie pas, une fille doit toujours être patiente devant les épreuves et ne doit jamais montrer ses émotions, va au marigot ma fille. » Stoïque, ferme, mais affligée, je dévalisai la pente pour choir sur les roches où coulait une eau pure. Assise sur ces pierres, je revoyais mon père, son doux sourire, ses dents immaculées qui donnaient de l’éclat à la noirceur de sa peau et je l’imaginais mort, tout seul, sans que ma sœur, ni mère ou moi ne lui tenions la main. Et je revoyais le regard de ma tante quelques minutes plus tard, insensible face à ma douleur, face à ma perte, face à l’abandon.

Avant toute chose, elle vivait dans une tradition qui avait ses propres règles et dont l’une d’elles interdisait aux femmes de rester émotives face à la douleur du monde, elles devaient supporter quoi qu’il advienne.

Et puis, quelques mois plus tard, c’était au voisin de m’annoncer que maman reposait près de papa, alors que je revenais du village de ce marabout, l’homme chez qui maman voulait des décoctions pour soulager ses vomis et son mal gastrique.

J’avais des voisins, tout un clan sur qui je pouvais compter au besoin ; une tribu prête à tout pour soutenir la pauvre enfant désemparée. Je ne demandais plus rien d’autre à la vie, mais un jour, ils sont venus et m’ont arrachée à ce magnifique tableau qu’était mon village.

Avant ce jour, je n’avais jamais rencontré un membre de Boko Haram, du moins après sa conversion. Nous nous croyions loin d’eux. Les rumeurs couraient sur eux, nous les attrapions avec nos oreilles, les rependions du bout de nos langues en augmentant au besoin un peu de piment à l’histoire et nous nous réjouissions de l’effet que cela pouvait bien faire sur nos voisins. La routine des familles de mon village était de se convaincre à soi-même que toute cette histoire n’existait pas. Nous ne voulions pas les nommer, de peur de nous convaincre qu’ils pouvaient être l’un de nous ; un fils de notre village habillé désormais en mitraillette et habité d’un esprit de haine. Se convaincre qu’ils n’étaient pas de ce monde réel. Pour nous, les histoires sur Boko Haram étaient comme des contes imaginaires, car il était impensable qu’autant de cruauté puisse exister dans le cœur des hommes, qu’autant de maléfices soient embaumés sur la peau des hommes. Ces histoires nous semblaient tirées du mythique, des abîmes pensées d’un paranoïaque. Malheureusement, cette peur du réel nous a amenés à négliger les réalités et aujourd’hui, je suis morte, un mètre cinquante sous terre et le crâne dégarni.

C’est hallucinant tout ce que quelqu’un peut voir quand il meurt. J’ai encore plus appris sur ce monde et sur ceux qui m’ont arrachée à la vie.

La mort est un mécanisme facile à réaliser, mais complexe à vivre. Nous sentons d’abord une fatigue au niveau des muscles, un affaiblissement des genoux et puis une perte continue du souffle ; s’ensuit immédiatement une perte de mémoire et là, on se voit giclant au sol, on se regarde ne comprenant pas trop le phénomène. On ne comprend pas pourquoi on est là, debout, ressentant toute la fragilité et la rédemption, et, se voyant couché inanimé. On n’a pas le temps de penser au phénomène, car au loin, il y a la lumière qui nous attire, cette lumière au champ magnétique très puissant. Quand on meurt, on perd ses sens : on perd tour à tour la vue, le toucher, l’odorat, l’ouïe. Mais la vue – notre infaillible vue, elle ne se dégrade pas et demeure derrière nous pour contempler les souffrances que nous laissons. Pour contempler le monde avec un nouveau regard plus analytique. Quand il ne nous reste plus qu’un seul sens, on l’utilise mieux que quiconque et on sait mieux l’apprécier. On peut lire sur des lèvres, décrypter les faits et gestes. Interpréter les pensées et rêves, mais aussi, loin au purgatoire, on a la capacité de voir à travers les frontières et au-delà. De surpasser les limites, de contourner la hauteur des immeubles, de décortiquer un ensemble compact. Ma vue, elle me permettra de tout vous raconter dans les moindres détails, car le monde aujourd’hui n’accorde plus d’importance aux détails et ne reste plus que le vestige de la méchanceté et des tortures des hommes. L’Homme demeure infiniment un loup pour l’Homme.

Je vais vous conter mon histoire. C’est comme celle de plusieurs autres qui vivent sous l’action de la contrainte illégitime dans les tentes des salafistes. Comme celle de nombreuses gens forcés en réclusion dans les tréfonds de leur village avec une boule au ventre d’être découverts et de servir à la mauvaise cause. Je regarde le monde et j’ai peine à parler. Je perds presque la voix, cette voix nécessaire pour donner du son à ces milliers de sans voix cachés dans les savanes du Lac-Tchad qui subissent les injustices de ces hommes de crime. Je veux être forte et me dire que je suis assez loin aujourd’hui, loin de la crainte et de la peur. Loin des menaces et que seuls nous, celles qui ont subi le supplice de la mort et qui vivent désormais au Shéol ont assez de courage pour dénoncer les humiliations que nous vivions sous les tentes de Boko Haram.

Prenez le temps de m’écouter. Mon récit n’est pas un poème, n’est pas un beau récit ou un conte imaginaire. Mon récit n’est pas une jolie parodie, pas un mélange subtil de mots, mais une dénonciation de l’épée de Damoclès qui rôde au-dessus de nos têtes. Je vous prie de prendre le temps de m’écouter pour voir ce que subissent au quotidien ces innombrables femmes/filles au destin damné, une damnation dont l’homme perfide et pendard est le maître. Tirez vos oreillers et mettez vos têtes à leur aise, ce témoignage est le récit colérique d’une jeune fille qui en a vu des misérérés dans sa vie, alors que je vivais une routine des plus habituelles dans mon petit village. Ce récit vous fera faire des cauchemars et avoir une idée du comment peuvent vivre les captives de Boko Haram forcées au désarroi et contraintes à la réclusion.

2

Tout commença ici, dans mon village.

C’était un matin de saison sèche comme tous les autres matins de saison sèche. Des rayons de soleil venaient d’infiltrer ma chambre par les innombrables trous que les termites avaient faits sur la fenêtre et étaient venus se réfugier sur mon visage de Peulh grêle. Il était doux ce matin et ses rayons caressaient à volonté ma figure mi-vigoureuse, mi-frêle. D’ordinaire, je suis de sommeil fragile, mais ce matin mes courbatures ne me permirent pas de sauter du lit à la bonne heure. Je paressais en me lovant sur mon coussin en herbe. Il devait être plus de sept heures ou huit heures, ce matin le temps n’avait pas trop d’importance, bref rien ne valait réellement la peine, une atmosphère cynique régnait en grand-maître dans notre chaume. J’étais rongée par mes pensées nostalgiques qui me revenaient encore et encore. Je ne me souciais pas de la traînée de fumée que mes yeux mi-clos voyaient tournoyer et sortir par les constellations de trous que me donnait le spectacle de la fenêtre en bois usé de ma chambre obscure. Ce ne pouvait être qu’elle, ma petite sœur qui réchauffait les restes de la veille pour notre petit déjeuner. La fumée me piquait les yeux, un peu violemment, mais pas méchamment, car c’était ma fumée et mon bois et puis je les aimais parce qu’ils m’appartenaient et supporter cet inconfort était le petit prix à payer pour être propriétaire d’un bois et d’une lignée de fumée un peu trop envahissante.

Il faisait beau de paresser, de me retourner dans mon lit – ce lit surplombé d’une seule natte en osier tressée et d’un oreiller bourré de coton – et de me lover sur moi. Ça aurait été un instant de plaisir si ce n’était pas ces courbatures qui me faisaient des misères. Il y avait en permanence cette misère à laquelle je m’étais habituée au point d’éprouver du plaisir quand une inflammation se transformait en douleur atroce ou de me faire violence dans le seul but de me mettre dans mon état d’âme habituel, une association de douleur et de plaisir. Je restais sur mon lit ce matin et le relent de la fumée qui envahissait ma chambre ne m’inquiétait pas du tout. Il y avait toujours cette fumée tant que mon bois brûlait toujours dans les cendres de ma cuisine. Le bois qui consumait était humide à cause d’une calebasse que j’avais brisée la veille en cherchant aveuglément le chemin de ma chambre. Les céphalées m’obscurcissaient la vue et mon dos ne fléchissait plus. Il était bloqué, pas totalement, mais bloqué. Il me fallait du repos pour soulager mes maux et c’est en marchant sur mes pas habituels que j’atteignis mon lit. Ma sœur me regardait avec son regard désespéré, inquiète pour moi.

Quand la calebasse se brisa sur le fagot de bois qui gisait au sol, j’eus peur, peur de savoir que je venais sans doute de renverser notre seul repas sur le sol, peur de savoir que ma sœur ne mangerait sûrement rien de toute la journée à cause de moi. Je pensai rapidement avant même que le canari ne touche le sol qu’elle n’aurait pas autre choix que celui de ramasser la sauce sur cette poussière et de le remettre au feu pour tuer les microbes. De toute façon, elle n’aurait pas eu d’autres choix. Même comme la sauce de gombo est gluante, elle n’aurait pas eu d’autres choix. Seuls ceux qui ont plusieurs opportunités ont plusieurs choix, ma sœur n’avait que cette seule issue, cette seule opportunité et elle devait manger la poussière.

C’était avec un grand soulagement, quand j’entendis la calebasse se briser sur le fagot de bois, que j’entendis l’eau rouler au sol ; fluide, rapide, avec ce clapotis qui roulait des bois au sol compact, cette musique qui ne lui appartient rien qu’à elle. Liquide…

Cette purée de manioc et le gombo, elle ne les aimait pas et moi d’ailleurs non plus. On aurait préféré du riz ou du plantain avec du haricot, mais c’était notre seule option, notre seul choix. À force d’en manger, on finit par éprouver de l’amour pour cette purée, une fierté de l’avoir dans nos plats. Je regardais ma sœur les soirs piler le manioc dans un grand mortier en bois tandis que j’écrasais le gombo sur une pierre plate. Elle souriait, fière de manger pour une énième fois cette purée. Elle au moins devait se mettre quelque chose sous la dent avant de dormir et elle en souriait.

Le manque ne saurait tarder, car le grenier se vidait déjà et les tiges de gombos s’asséchaient dans mon champ. Elle ne survivra pas à cela, à cette recrudescence de la famine. Le mal reprit sur mon corps à cette pensée, les céphalées montèrent d’un cran, très vite, autant vite que les pensées de la famine ; cette famine éminente qui décimerait le village entier ; cette famine qui suit toujours de près la saison sèche et Allah seul sait à quel point la sécheresse est dure, longue, sévère et ardente. La famine aussi est dure, longue, sévère et ardente. Ma sœur mourrait sans moi, pensai-je, clouée sur mon lit, elle ne survivrait pas. J’étais son pilier et aujourd’hui un marteau de céphalées me clouait à ce vieux rosier tout sec, ma tête roulant dans du coton qui sortait des déchirures de mon oreiller et s’infiltrait dans mes cheveux au vent. Le monde cessait de tourner pour moi tandis qu’à l’extérieur, la vie suivait son cours.

Des pas se pressaient déjà au pied de ma fenêtre quand j’ouvris les yeux le lendemain dans l’après-midi. Des femmes, pour la plupart, couraient rejoindre le petit essaim qui se formait tous les matins sur la racine du vieux chêne de notre village. C’est à cœur joyeux et la voix à l’unisson qu’elles papotaient sur la vie tranquille de notre village. Des commères. Des jaseuses enjoliveuses des contes et destructrices des faits. Rien ne pouvait les séparer les unes des autres en ces matins des temps champêtres et c’est avec la même danse qu’elles partaient vers les champs. J’étais sur mon lit, à écouter ces pas s’avancer et s’éloigner de ma fenêtre. Je fourrais la tête dans mon vieil oreiller où quelques trous laissaient s’échapper des morceaux de coton et puis je regrettais le vieux mal qui rongeait mes os et la fièvre qui commençait à me faire suer abondamment.

Je voulais être au milieu d’elles, connaître les derniers popotins du village et les turpitudes des foyers, apprendre plus sur le vieux malingre Seiko, chef de notre quartier, ainsi que sur ses différentes épouses, car tout le monde savait que les trois premières s’étaient léguées contre la jeune Sali qui n’avait que quatorze ans. Je voulais savoir ce que le village disait sur Natifatou, la jeune citadine qui a rejoint notre village le mois dernier et avoir les nouvelles de ces jeunes qui ont quitté le village l’année dernière à la recherche du continent lointain. Je voulais suivre les nouvelles de Seydou qui est revenu au village il y a deux semaines avec une jeune fille de Bamako que nos pères n’appréciaient pas à cause de son caractère libertin qui ne seyait pas à nos mœurs et coutumes.

Je maudissais mon mal de dos et de genoux. Je haïssais la dernière fièvre qui s’était jointe aux festivités des courbatures. Je mordis dans mon oreiller pour refouler une montée de larmes, avec grand succès. Je mordis une fois de plus persuadée que grâce à mes efforts je pouvais sortir de ce lit qui m’emprisonnait pour rejoindre la troupe qui montait au sommet du morne, où se perchait le grand chêne. Une montée de vomis remplie ma bouche, je sautai du lit et tombai au pied de la calebasse que ma petite sœur avait fait poser la veille et je me mis à vomir de la bile qui emplissait ma bouche de son amertume, qui atterrissait dans la vieille calebasse qu’une corde de tige de patate reliait les deux extrémités. Ma petite sœur qui faisait la vaisselle dehors s’empressa de venir dans la chambre après avoir entendu le bruit sec sur le sol. J’étais allongée, ma tête dans la calebasse, mes cheveux fins et longs dans les yeux et les mains aux abords du récipient en train de m’époumoner. Je criais. Je sentais des nausées, des dégoûts, des céphalées et une forte envie simultanée de me coucher et me relever. Elle soutint ma tête et m’aida à vomir grâce à des petites tapes qu’elle exerçait sur mon dos. Elles me soulageaient dans cet inconfort, une sensation de sécurité que je n’avais plus ressentie depuis très longtemps. Ses tapes étaient douces, légères, réconfortantes et moi je vomissais avec des larmes dans les yeux.

La matinée entière s’écoula. Les bruits s’amenuisaient au pied de ma fenêtre au fur et à mesure que le soleil se pointait au zénith. Mes vertiges me quittèrent peu à peu et mes remontées gastriques s’estompèrent, c’était le temps d’accalmie avec mon organisme et je profitai de cette accalmie pour me lever et longer les ruelles de mon quartier à la recherche du soleil. C’est fou comme la fièvre peut nous faire aimer le soleil. On se sent très froid, et on devrait pourtant éviter le soleil de peur d’augmenter la migraine, mais c’est ce soleil qui nous attire, une force d’attraction, une lévitation. Le corps flotte sous ce soleil d’aplomb, il se sent léger et mes pas aussi flottaient sur la terre. Le contact entre le sol et mes pieds avait disparu, je lévitais sur les ruelles de mon village pour rejoindre le soleil qui était tellement flatteur et lointain tandis que l’eau n’avait pas de goût dans ma bouche à cause de l’immonde bile et ce relent qui empuantissait à profusion ma misérable bouche. Mais comment résister devant une eau bien fraîche ?

Un vent de sable soufflait de temps en temps sur moi. Il passait dans mes cheveux, se versait sur mon pagne et c’est de ma main moite et rêche que je me protégeais les yeux. Toutes les cases s’étaient déjà séparées de leurs femmes et seules quelques jeunes filles sortaient des lieux avec des paniers de linges sales pour rejoindre le marigot qui se trouvait au pied de la montagne sacrée. Je les suivais du regard, assise sur une roche recroquevillée dans mon vieux pagne sous ce soleil d’aplomb.

La plus jeune de la troupe (la fille de mon cousin Sali) se tourna et me salua poliment, vint aux nouvelles et me proposa de les joindre à l’eau. Cette gentillesse me marqua et je ne pus décliner l’offre, mais si seulement j’avais su, si j’avais su que c’est dans ce marigot que ma vie allait basculer. Que cette remontée de bile, cette douce main posée sur mes cheveux ce matin – au-dessus de la calebasse m’aidant à vomir, ce spectacle de lumière s’infiltrant par les innombrables trous de ma fenêtre, ce lit en terre battue avec son matelas en herbe séchée que je détestais et que je savais que je ne pouvais pas changer malheureusement, ce coussin sur lequel je déversais mes frustrations, allaient me manquer. Si je pouvais m’imaginer un instant que les pas que je posais avec grande difficulté, en me redressant par moment pour soutenir ma hanche fatiguée, étaient les derniers qui allaient fouler le sol humide de cette route à l’aval de la colline. Si un laps de temps, il m’était venu à l’esprit que ces bestiaux s’abreuvant dans le petit trou au milieu de la cour de tatie Agatha devaient être la dernière fois que je les rencontrais. Si on m’avait dit un court moment que près des berges de notre petit cour d’eau allait descendre les membres de Boko Haram, qu’ils allaient nous ramasser les unes après les autres en battant celles qui chercheraient à se défendre, coudant celles qui chercheraient à sauter du camion ou les plaquerait une gifle à la joue pour avoir vomir sur l’un d’eux, je ne serais sans doute pas allée avec ces jeunes filles au marigot.

Le seul regret que j’avais en m’éloignant dans le camion des salafistes n’était pas de quitter prématurément mon village en regardant les maisons se perdre derrière moi, c’était de laisser terrer toute ma vie sous les jantes de ce camion qui roulait à vive allure. Je regrettais de quitter mes terres, de quitter ma fratrie, de quitter les seules empreintes qui me restaient. De voir ses empreintes être remblayées par un pneu qui crissait sur le sable grossier.

Ma sœur, la seule personne la plus importante qui me restait sur terre. Après le décès de nos parents, il ne restait plus que nous deux dans notre petite maison. Nous avions laissé nos études pour nous concentrer aux travaux champêtres. On n’avait pas de choix, il fallait survivre et aller de l’avant, fourrer la terre, remuer pour extraire tout et n’importe quoi pour manger et survivre. Je n’étais qu’une jeune fille et elle encore un enfant. La vie est parfois injuste, mais comme ne cessait de répéter notre cousin Moustapha : « Allah sait pourquoi il fait cela mes enfants, battez-vous le mieux que vous pouvez, nous sommes là au besoin, Incha’Allah… » Je n’avais besoin de personne pour prendre soin de ma sœur ; j’avais mes bras et ma houe. Dieu lui-même sait que j’ai fait de mon mieux tout au long de ma courte vie pour que ma sœur ne souffre pas. C’étaient mes dernières pensées en regardant le camion s’éloigner. Je ne pouvais penser qu’à elle. Si petite. Si fragile. Si mignonne. Et paradoxalement si forte. Je n’avais qu’elle et elle n’avait que moi. Dans les tribus peulhs, la famille est importante et la communauté aussi. Mais la famille plus encore. La communauté vous dit qu’elle sera toujours là pour vous, que vous pouvez compter sur elle, mais quand les choses commencent à se corser, elle vous lâche et se retire du jeu. Elle vous promet monts et merveilles et au final, elle prend la poudre d’escampette. Tandis que la famille vous comprend, vous accepte et vous soutient, vous engage et vous protège. La famille ne vous choisit pas, c’est un don d’Allah. Le lien de sang ne se dissocie jamais, il reste éternel, Amine.

Mon départ prématuré a s’en doute dû être un gros choc pour elle, mais Dieu sait pourquoi il fait cela… Dieu sait combien de fois dans ce camion qui me traînait au-delà de chez-moi, je priais pour elle. J’étais assise dans un coin, recroquevillée sur moi, mon pagne sur la tête à psalmodier silencieusement des sourates que je connaissais par cœur, j’en inventais même d’autres, j’improvisais d’autres encore en me disant que je priais sûrement moins pour mériter un tel sort. Et pourtant toute ma vie j’ai respecté les cinq prières du jour, j’ai fait avec honnêteté mon carême et j’ai suivi avec respect les consignes du grand Imam de la grande mosquée.