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Ce chef d’oeuvre de la littérature romanesque italienne nous raconte l’histoire d’amour de deux fiancés ayant pour décor une Lombardie déchirée par la guerre et par la peste. Ce magnifique et envoûtant roman historique nous dévoile de superbes tableaux d’une Italie en pleine crise. Alessandro Manzoni décrit avec précision l’épidémie de peste s’emparant de Milan. Il en parle longuement, avec un regard d’une intelligence exceptionnelle. Il arrive à nous plonger au sein de la population qui est dans le refus le plus total d’y croire, puis la suspicion, le désordre, le chaos, le mensonge, la cruauté aussi… Manzoni ne nous épargne rien de cette maladie qui pourrit tout jusqu’au coeur des hommes.
Extrait : « Nous avons déjà vu quelle froideur, en recevant les premiers avis de la peste, il avait mise à agir et même à recueillir des renseignements : voici un autre fait où se montre une lenteur encore plus étonnante, si pourtant elle ne fut le résultat forcé d’obstacles provenant des magistrats supérieurs. Cette ordonnance pour les
bullette, dont nous avons parlé tout à l’heure, décidée le 30 octobre, ne fut prête à paraître que le 23 du mois suivant, ne fut publiée que le 29. La peste était déjà entrée dans Milan. »
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AVANT-PROPOS
PRÉFACE
INTRODUCTION (DE L’AUTEUR)
CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.
CHAPITRE XXV.
CHAPITRE XXVI.
CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVIII.
CHAPITRE XXIX.
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
CHAPITRE XXXII.
CHAPITRE XXXIII.
CHAPITRE XXXIV.
CHAPITRE XXXV.
CHAPITRE XXXVI.
CHAPITRE XXXVII.
CHAPITRE XXXVIII.
NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR LES PERSONNAGES CITÉS AU CHAPITRE XXVII
Il y a des livres qui n’appartiennent pas à une seule nation, mais au monde entier. La beauté littéraire est universelle, et tous ont le droit et le devoir de s’en emparer. Shakespeare, Byron, Goethe, Schiller, Voltaire, Rousseau, Dante, le Tasse, par la nature de leur génie, par la beauté de leurs œuvres, ne sont ni Anglais, ni Allemands, ni Français, ni Italiens ; toute la terre est leur patrie ; leur langage est devenu universel, car tout le monde lettré les comprend, les admire et s’efforce de les imiter. Manzoni, dont le nom est acquis à la postérité, est du nombre de ces hommes universels, moins par la quantité et la diversité de ses œuvres, que par leur beauté, et par l’influence qu’elles ont exercée sur la littérature moderne de l’Italie. Par ses hymnes et par ses tragédies, il a servi de modèle à la poésie romantique ; par son roman les Fiancés, il a montré aux classiques qu’on peut allier l’invention à l’histoire, sans nuire ni aux œuvres d’imagination ni à celles d’érudition.
Il est inutile de parler ici de la querelle littéraire que ses poésies et son roman ont soulevée chez les Italiens. Pendant longtemps, Manzoni ne fut pas apprécié à sa juste valeur ; et, comme tous les grands hommes, il vécut ignoré par les uns, désavoué par les autres. Mais une partie de ses compatriotes lui resta fidèle, et, dès que sa patrie fut délivrée du joug étranger, l’opinion générale lui revint, et les honneurs, les hommages qu’il avait refusés dans sa jeunesse et dans son âge mûr, entourèrent sa vieillesse respectée. Enfin les classiques en prirent leur parti et lui reconnurent le génie que, jusqu’alors, ils lui avaient contesté. On le salua chef d’école ; il fut, en effet, un esprit inventif, un historien érudit et profond, un Italien sincère et patriote, un linguiste pur et digne d’être imité.
Le comte Pierre Manzoni épousa le 12 septembre 1781 la fille aînée de César Beccaria, l’auteur du célèbre Traité des Délits et des Peines. De ce mariage naquit à Milan, le 7 mars 1785, Alexandre Manzoni. La famille, qui demeurait une grande partie de l’année au Galeotto, vieux palais tout près de Lecco, y conduisit l’enfant. Le jeune Manzoni fit ses études au collège dirigé alors par les pères Somasques dont il garda toujours un bon souvenir. Il eut, entre autres, comme professeur, le père Soave, auteur d’une grammaire latine très-estimée. En 1799, Manzoni fut envoyé au collège Longone, à Milan, appelé alors le collège des Nobles ; il se trouvait à Castellazzo des Barzi, maison de campagne du collège près de Magenta, lorsque les Français se retirèrent en abandonnant la République Cisalpine à son malheureux sort.
En 1808, après la mort de son père, sa mère le conduisit à Paris où elle avait déjà fait un séjour. Il fut reçu avec beaucoup d’égards dans l’élégante demeure où Mme Cabanis, à Auteuil, recevait les survivants de la Révolution de 1789 et de l’Encyclopédie. Dans cette maison, le jeune Manzoni connut Cabanis, le médecin matérialiste, les philosophes Garat, Volney, Villers, Fauriel, l’historien idéaliste, et beaucoup d’autres savants de cette époque. Il se lia d’amitié plus particulièrement avec Fauriel.
Rentré en Italie en 1808, il épousa une charmante jeune fille : Henriette-Louise Blondel, fille d’un banquier de Genève. Elle était protestante ; mais, bien que son mari lui eût laissé une pleine liberté de conscience, elle fut frappée par la pompe, la douceur, la vérité du dogme catholique, et en adopta la foi religieuse. Manzoni, qui avait fréquenté à Paris la société des incrédules, saisit cette occasion pour étudier les vérités religieuses et abandonna des idées qui, pendant trois ans, l’avaient éloigné de toute espèce de croyance. Son esprit le portait à étudier les ressorts secrets de la politique humaine, et personne ne sut, comme lui, concilier la foi avec la liberté de la pensée.
Revenu à Milan, il partagea son temps entre l’étude des classiques, de l’histoire, et l’éducation de sa petite famille. À cette époque, il voyait toujours Monti, Silvio Pellico, Charles Porta, Thomas Grossi et des étrangers illustres de passage à Milan. C’est alors que parurent ses beaux hymnes sacrés ; en 1812, il composa la Résurrection ; en 1813, le Nom de Marie et la Nativité ; en 1815, la Passion. La Pentecôte ne parut qu’en 1822.
Après trois ans de travail, il termina en 1819 la tragédie : le Comte de Carmagnola, que Fauriel traduisit immédiatement en français. Il publia ensuite la Morale catholique, livre dans lequel il défendait sa foi religieuse contre le protestant Sismondi, qui prétendait prouver que le catholicisme avait contribué pour une large part à la corruption des mœurs et à la décadence de l’Italie. Manzoni réfuta victorieusement les accusations : il avoue les crimes dont la religion a été le prétexte, il condamne sévèrement les prêtres qui ont oublié l’esprit de charité et d’humilité ; mais, sans jamais sortir des limites du respect, il défend chaleureusement des opinions pour lesquelles il a toujours combattu. Il démontre ce que la morale chrétienne a d’élevé et de sublime, combien elle est opposée aux persécutions et aux guerres religieuses. Il comprend la religion conforme à l’idée la plus haute de la divinité et ayant pour but de rendre l’homme bon, le peuple grand, l’humanité heureuse. Aux arguments de Sismondi, il oppose les vérités et les principes que, depuis les Apôtres jusqu’à nos jours, les éminents défenseurs de la foi ont propagés.
La lutte entre les romantiques et les classiques était alors dans toute sa fureur, et Manzoni écrivit au marquis d’Azeglio une lettre sur le Romantisme dans laquelle, avec son bon sens habituel, il s’élève contre l’idolâtrie des formes établies et contre ces règles serviles qui paralysent l’imagination.
Dans le silence de sa maison, il suivait avec anxiété les mouvements révolutionnaires qui agitèrent l’année 1821. De son cœur, débordant de patriotisme, sortit le chant inspiré : Mars 1821, qu’il n’osa pas publier, mais qu’il communiqua à quelques amis intimes. On l’accusa de tiédeur, mais le futur poète national, fort de sa conscience, aima mieux se taire en attendant des temps meilleurs. En effet, si la prudence de Manzoni en politique laissa quelque prise à la critique, il faut reconnaître qu’il ne faillit jamais à la dignité que son nom lui imposait. Peut-être la persécution eût-elle mieux consacré son dévouement à la cause de la justice et du droit ; mais le poste qu’il occupa parmi les défenseurs de l’unité italienne n’en est pas moins pour lui un glorieux titre à la reconnaissance de son pays.
Son écrit sur l’Unité de temps et de lieu dans la tragédie, en réponse à Chauvet qui avait combattu dans un journal de Paris l’école romantique, date de cette époque, de même que son ode immortelle le 5 Mai, écrite en un seul jour, et qui ne lassera jamais l’admiration du monde.
Nous arrivons maintenant à son chef-d’œuvre les Fiancés. Se trouvant un jour à Brusuglio avec Thomas Grossi, il lut dans l’Essai sur l’Économie de Gioia un écrit de Ripamonti sur l’Innominato (l’Inconnu) et les bans contre les bravi ; réfléchissant aux misères de ces temps, l’idée lui vint de les décrire dans un roman historique. Il rechercha alors les auteurs qui parlaient des doctrines économiques, de la peste, des maladies épidémiques, fouilla dans les archives ecclésiastiques et civiles, dans les bibliothèques, partout, enfin, où il espérait trouver des renseignements utiles à son projet, et commença à écrire les Fiancés, qui furent publiés en 1827.
L’apparition de ce roman, qui est sans contredit l’œuvre la plus belle de Manzoni, lui valut une gloire sans égale.
Cette histoire d’opprimés et d’oppresseurs commence sous le beau ciel qui avait éclairé la première enfance du poète. C’est le charmant récit des amours d’un fileur avec une douce et modeste jeune fille de même condition ; amour honnête et saint que l’égoïsme timide d’un prêtre peureux abandonne aux pièges d’un châtelain brutal qui s’oppose à leur mariage. Les fiancés sont protégés par un humble moine, qui, au nom de la justice égale pour tous, résiste aux menaces et réussit enfin à les soustraire au tyran qui les persécute. La jeune fille se réfugie dans un monastère, mais cet asile sacré est violé ; l’alliance de l’orgueil de race avec les intrigues monacales avaient entraîné dans un cloître une victime rebelle, victime qui par ses passions est poussée dans la voie du crime et qui livre à son persécuteur la jeune fille qu’on lui a confiée. Cependant, par sa parole évangélique, un saint évêque finit par avoir raison du ravisseur que le crime avait endurci, et lui persuade de laisser libre la jeune Lucia, l’héroïne du roman.
Manzoni retrace avec un esprit incontestable de vérité le caractère de cette époque ; il fait ressortir, par la fidélité de ses portraits, les conséquences funestes d’un gouvernement despotique. Il nous intéresse à ce peuple victime de nombreux préjugés où le maintenaient encore l’ignorance et la misère, et qui semblait ne vivre que pour satisfaire les caprices des grands. Parmi les personnages qui nous émeuvent et nous initient aux misères de cette époque, se détachent quelques figures que Manzoni semble avoir animées de son esprit de justice et de charité.
Bien que certains faits paraissent étranges, on ne saurait douter de la véracité de l’auteur qui s’appuie sur des témoignages authentiques. L’existence des coupe-jarrets nous est attestée par les édits si souvent dirigés contre eux ; l’annaliste Ripamonti raconte dans un certain chapitre les aventures de la religieuse de Monza ; Rivola nous affirme, dans la vie de Frédéric Borromée, la vie et la conversion de l’Inconnu. Manzoni puise aux meilleures sources : il ne crée pas les faits, mais il les anime par son génie.
Manzoni évite le défaut du roman historique qui trop souvent altère l’histoire et même s’y substitue. Au mérite d’une narration vive et animée, il joint la netteté, l’élégance, le naturel du style ; il charme, il entraîne, il séduit. Ses descriptions sont simples et colorées ; ses réflexions courtes et judicieuses. Il connaît tous les détours du cœur humain, il sait par quels degrés passent les émotions ; il n’excite pas les passions violentes, les feux de vengeance et de haine ; il adoucit, il apaise les colères, il donne l’espoir de la délivrance. Peut-être lui reprochera-t-on certains détails inutiles ; mais qui voudrait retrancher quelque chose à cette œuvre où sont réunies tant de beautés ? Si l’auteur étale souvent sous nos yeux les horreurs de la peste, ne nous fait-il pas connaître plus intimement les misères de ce peuple dont il prend la défense ? Les délais apportés au mariage de Renzo n’ont-ils pas fait naître ces observations délicates où le cœur de Manzoni se révèle ?
Son séjour à Florence, pendant l’automne de l’année 1827 lui fournit l’occasion de se lier d’amitié avec les hommes les plus distingués de l’époque : Gino Capponi, Tommaseo, Leopardi, Nicolini, Montani.
Tout semblait se liguer pour éprouver le courage de Manzoni et sa fermeté religieuse. Cet homme, qui ne trouvait de bonheur que dans la vie de famille, vit mourir successivement sa femme et ses trois filles, Julie, Sophie et Christine. Cependant les malheurs domestiques, les railleries des sceptiques, ne purent le détourner du but qu’il s’était proposé et qu’il résumait par ces mots : justice et charité.
En 1838, après le couronnement de l’empereur d’Autriche, tous les nobles, oublieux de leur dignité et de leur nom d’Italiens, affluaient à la cour pour y solliciter les charges et les honneurs ; Manzoni sut résister à cet entraînement, et refusa tout d’un pouvoir qu’il ne pouvait combattre, mais que son patriotisme répudiait.
C’est à cette époque que, cédant aux instances de ses amis, il se remaria. Il épousa Thérèse Borri, veuve du comte Stampa. Le jeune Stampa, son beau-fils, subissant l’ascendant qu’exerçait Manzoni sur tous ceux qui vivaient dans son intimité, conçut pour lui une affection vraiment filiale.
En 1841, quelque temps après avoir décliné l’honneur de faire partie de l’institut Lombard, Manzoni publiait l’Histoire de la Colonne Infâme. Ce livre fut une grande déception : on s’attendait à un roman tel que les Fiancés, et l’on ne trouva qu’une œuvre historique, digne, il est vrai, d’être appréciée par les lettrés et les gens de goût, mais aride et sans aucun attrait pour les lecteurs ordinaires.
Étant à sa villa de Lesa, il noua avec le philosophe Rosmini des relations amicales. Le grand poète et le grand philosophe devaient se comprendre, et les lettres n’avaient qu’à gagner à la rencontre de ces hommes supérieurs par le cœur et par le génie.
De nouveaux malheurs allaient encore éprouver Manzoni. En 1846, il perdait sa dernière fille, la jeune Mathilde, qui succombait à une maladie de langueur ; en 1849, l’insuccès de la guerre de l’indépendance italienne le forçait de s’éloigner de Milan et de chercher un refuge sur les bords du lac Majeur : bientôt après il perdait sa seconde femme.
Cependant, si tant d’infortunes étaient venues fondre sur lui, une joie suprême lui était réservée. Il devait voir l’Autrichien chassé de l’Italie et cette unité italienne, rêve de son existence, se réaliser enfin. C’est alors qu’il crut devoir accepter sans honte les honneurs qui lui étaient offerts et qu’il se laissa nommer sénateur en 1861. Toutefois, il prit peu de part aux travaux parlementaires ; son grand âge, son amour pour la tranquillité, l’éloignaient du tumulte des affaires, et, satisfait d’avoir vu la délivrance de son pays, il attendait avec calme le jour de la mort. Le 22 mai 1873, cet homme qui sut acquérir l’estime même de ses ennemis politiques, termina sa longue carrière, consacrée entièrement aux lettres et à la défense des intérêts de sa patrie.
La nouvelle de la mort du poète parcourut, comme un éclair, l’Italie entière. De toutes les villes, de tous les villages, arrivèrent des lettres de condoléance à sa famille affligée. Le 29 mai, jour anniversaire de la victoire de Legnano, l’Italie rendait avec une magnificence royale les honneurs funèbres à son grand poète.
Manzoni a exercé une grande influence sur l’opinion de ses contemporains ; dans ses poésies, dans ses livres, dans son immortel roman, il combattit sans pitié les erreurs, les sophismes, les préjugés sociaux, en s’adressant toujours aux opinions, jamais aux hommes qui les défendaient.
Il nous laisse peu de volumes, mais ses écrits ont acquis l’admiration universelle, et les Fiancés, œuvre impérissable d’une âme profondément chrétienne, resteront comme un des plus beaux ouvrages dont l’Italie puisse s’enorgueillir.
B. Melzi.
d’une nouvelle édition de la traduction des Fiancés de Manzoni, par le marquis de Montgrand, ancien maire de Marseille.
Une figure noble et sympathique à la fois, c’est bien celle de M. le marquis de Montgrand, maire de Marseille pendant dix-huit ans, démissionnaire en 1830, consacrant aux lettres, au culte des plus intimes vertus chrétiennes, les loisirs que lui faisait, — non un Dieu, comme à Virgile, — mais une révolution. Marseille n’oubliera jamais sa longue magistrature, qui avait passé par quatre réélections successives ; souvenirs impérissables dont le peuple a gardé la mémoire, qui sont le guide le plus sûr dans la mission délicate et si difficile de servir ses concitoyens et de mériter leurs bénédictions.
Le marquis de Montgrand était issu d’une de nos plus anciennes familles : Guillaume, qualifié de damoiseau dans un titre de l’an 1275, était seigneur de la terre de son nom dans le Vivarais ; ses descendants donnèrent des officiers à nos armées, des chevaliers à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; Simon, dont la branche s’éteignit, et Dominique s’établirent en Provence ; treize de leurs enfants moururent sur les champs de bataille ou des suites de leurs blessures à Rocoux, au Col-de-l’Assiette, à Laufeldt. Celui dont nous parlons était fils de Jean-Baptiste de Montgrand, seigneur de la Napoule, chevalier de Saint-Louis, mestre de camp de dragons d’Aubigné, maréchal des camps et armées du Roi, et de Marie-Philippine le Coigneux de Bélabre, qui comptait parmi ses aïeux Jacques le Coigneux, grand président au Parlement de Louis XIII, qui joua un rôle dans la Fronde, que nomment souvent le cardinal de Retz et Mme de Motteville. M. le comte Godefroy de Montgrand, Marseillais comme d’Hozier et, comme lui, profondément versé dans la science héraldique, a publié (1864) la Généalogie de la maison de Montgrand, depuis 1275 jusqu’à nos jours1.
Le marquis de Montgrand (Jean-Baptiste-Jacques-Guy-Thérese), officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre royal de Constantin des Deux-Siciles, gentilhomme de la chambre de Charles X, naquit à Marseille le 9 septembre 1770. Il était orphelin déjà lorsque les personnes qui prenaient soin de son enfance le firent sortir de France, ce qui lui valut d’être, à treize ans, inscrit sur la liste des émigrés et dépouillé d’une partie de sa fortune. Il trouva, sur la terre d’exil, une puissante et douce consolation : il épousa (1790) la fille du comte Mosconi, de Vérone, pendant que les Français, chassés de la ville par les Autrichiens, les chassaient, à leur tour, dans la même journée. La vie était alors pleine de bruits et d’incertitudes ; on ne savait si le lendemain on trouverait une pierre pour reposer sa tête ; on marchait vers l’avenir, vers l’inconnu, le cœur agité, l’âme en proie à mille émotions toujours renaissantes.
Enfin, les Français purent revoir la France. Le marquis de Montgrand vivait dans une studieuse retraite, quand il fut appelé aux importantes fonctions de maire de Marseille.
La catastrophe de Juillet arriva : la révolution, en renvoyant dans la solitude tant d’hommes de talent et de haute probité, en privant le pays de leurs lumières et de leur dévouement, ouvrit à leur intelligence une voie nouvelle.
L’ancien maire de Marseille, après avoir si dignement rempli, pendant de longues années, de si pénibles devoirs, oublia, dans les joies intimes de l’étude, les jours d’un pouvoir qu’il ne regrettait pas. Lorsque la police fit chez lui, à la campagne de Saint-Menet, une visite domiciliaire, elle ne trouva, pour toute preuve de conspiration, que le manuscrit d’une traduction, non terminée, des Promessi Sposi. Le noble auteur ne conspirait que contre les traducteurs qui l’avaient précédé. Il ne conspirait pas autrement ! Un conspirateur se cache. M. de Montgrand ne se cacha jamais ; toute sa vie il eût pu prendre pour devise : DROIT EN AVANT ET LE FRONT DÉCOUVERT. Il avait longtemps vécu en Italie. Jeune encore, il avait étudié non-seulement en voyageur, mais en artiste, la langue de Dante, de l’Arioste, du Tasse, de Pindemonte, de Monti ; aussi sa traduction est-elle celle qui reproduit le mieux l’admirable et délicieux roman :
« J’aurais deviné, si vous ne m’aviez pas fait l’honneur de me l’apprendre, lui écrivait l’auteur, que vous avez habité ce pays-ci, car la simple connaissance littéraire, même la plus approfondie, de notre langue si éparpillée, si mêlée, si peu constatée dans les livres, ne saurait donner l’intelligence d’une foule de locutions dont vous avez parfaitement saisi le sens, quelquefois détourné par un caprice de l’auteur, de l’acception, capricieuse elle-même, mais convenue :
« Sic oculos, sic ille manus, sic ora gerebat. »
En effet, le style de Manzoni n’est point uniforme : tantôt d’une élégante et gracieuse simplicité, tantôt suave d’amour et d’onction, il s’élève tout à coup à une grande hauteur. Il fait, en outre, des emprunts aux mille dialectes des provinces italiennes ; le toscan, le milanais, le lombard, le romain, le vénitien même, lui prêtent leurs expressions fleuries, colorées, fortes, énergiques, familières, populaires, chaque fois que la pensée a besoin de leur secours. Le traducteur a lutté habilement avec les heureux caprices de l’original, il a triomphé des obstacles.
Manzoni ne tarit pas d’éloges ; il exprime, sous toutes les formes, ses sentiments de gratitude :
« Oui, monsieur, j’ai reçu, en son temps, l’exemplaire des Fiancés… Je les ai lus et relus avec ce plaisir qui fait qu’on s’arrête devant une glace, quand on se trouve bien mis. »
(Milan, 23 novembre 1832.)
« … L’exemplaire que vous avez bien voulu parer, même extérieurement, reste dans ma famille comme une tentation d’orgueil, mais aussi comme un souvenir de reconnaissance… On trouve, comme moi, que vous avez parfaitement réussi à faire ce que vous aviez bien voulu vous proposer, c’est-à-dire de faire passer l’esprit de l’ouvrage dans votre heureuse langue… Si quelque chose pouvait me donner l’envie d’entreprendre un nouveau roman, ce serait la bonne et bienveillante disposition que vous montrez de lui donner une seconde vie, comme aux Fiancés. Mais, hélas ! ce n’est plus sur des fictions que je travaille, mais sur des vérités bien niaises qui ne peuvent avoir d’importance qu’en Italie, justement parce qu’elles y sont, ou me semblent y être, non pas contestées, mais méconnues… En un mot, c’est notre vieille et déplorable question de la langue qui m’occupe. Vous voyez d’avance que ce que la bonté d’un étranger pourra faire de plus héroïque pour l’ouvrage qui en résultera, sera de le lire… »
(Milan, 22 décembre 1832.)
La famille du marquis de Montgrand garde précieusement les lettres du grand poète milanais, trésor littéraire, preuve de la complète sympathie qui unissait ces nobles cœurs, ces esprits éminents.
Et cependant l’excellent traducteur nous parlait souvent de ce qu’il appelait l’imperfection de son œuvre ; il regrettait que sa santé affaiblie l’empêchât de la refaire sur la nouvelle édition italienne ; puis, ce travail avait été le bonheur de ses loisirs si dignement occupés :
« J’ai traduit les Promessi Sposi et les Inni sacri, nous disait-il un jour ; j’en ai du regret, parce que je n’ai plus à les traduire. Un de mes amis, ajoutait-il dans une ingénieuse allégorie, un de mes amis avait découvert, dans sa vigne, une caille ; tous les jours il la poursuivait à travers champs, mais si, par hasard, elle se trouvait au bout de son fusil, il relevait son fusil, et disait : À demain ! — C’était son occupation, sa préoccupation constantes. La caille, enfin, disparut : avait-elle été tuée par un autre ? Était-elle morte de vieillesse ? Quoi qu’il en soit, mon ami, désespéré, ne pouvait, comme Calypso, se consoler du départ de sa caille. — Ma traduction de Manzoni, concluait spirituellement M. de Montgrand, c’était ma caille ! »
Ces regrets, qu’aurait partagés le public lettré, n’ont plus de raison d’être ; la famille du noble solitaire a trouvé dans ses papiers le manuscrit d’une nouvelle traduction achevée quelques mois avant sa mort : c’est celle qu’on nous donne aujourd’hui ; revue, corrigée avec soin sur le texte revu et corrigé par Manzoni lui-même, l’œuvre est complète et ne laisse plus rien à désirer. Une correspondance s’établit, à ce sujet, entre l’auteur et le traducteur :
« Je vous dirai, écrivait le premier, que je m’occupe à préparer une édition illustrée, seul moyen qui me reste d’en donner une revue par moi, sans avoir à soutenir une lutte inégale avec les contrefacteurs. Cette édition aura une foule de corrections de détails, surtout pour la partie de la langue… »
(23 octobre 1839.)
« J’ai l’honneur de vous envoyer le prospectus de ma nouvelle édition, et je prendrai des informations sur le plus sûr et plus court moyen de vous faire parvenir les livraisons, à mesure qu’elles seront imprimées… Quant à la Colonna infame, qui fera suite au vieux ouvrage, je vous l’adresserai le plus tôt possible, avant la publication ; mais j’ose vous répéter que ma condition est que vous ne vous croyiez engagé qu’à lire, ce qui, au moins, ne fera qu’un court exercice de patience. »
(16 septembre 1840.)
« Quant à des traductions qui pourraient devancer la vôtre et qu’une bonté, dont je suis confus, vous fait craindre, il n’y a que trop de motifs de ne pas s’en inquiéter. La plupart des corrections ne tombent que sur des mots ou sur des phrases, sans toucher au sens ; les autres sont en trop petit nombre et de trop peu d’importance ; tout cela ne peut avoir de chance de traduction que dans une indulgence aussi obstinée que la vôtre. »
(2 octobre 1840.)
« Je fais partir aujourd’hui pour Marseille, par un expéditionnaire, un petit paquet renfermant les épreuves corrigées des cinq premières feuilles, et je continuerai à fur et à mesure… Vous savez que je ne partage pas vos craintes, mais elles sont trop bienveillantes et trop honorables pour moi pour que je ne m’associe pas aux précautions que vous jugerez nécessaires. »
(Milan, 14 novembre 1840.)
Dans l’intervalle de ces deux travaux, le marquis de Montgrand était revenu une fois encore à son auteur de prédilection : il voulut faire connaître aux personnes peu familiarisées avec la langue italienne les Inni sacri, ces chefs-d’œuvre lyriques où rayonnent tout à la fois, et sans confusion, les élans les plus sublimes de l’âme et les pensées les plus touchantes du cœur, les figures les plus hardies et les expressions les plus simples, les souvenirs bibliques et les trésors de la plus féconde imagination. Ces richesses empruntées aux Écritures ou qu’il a tirées de lui-même, ces images étincelantes ou suaves, pleines d’onction et de magie ; la foi surtout, la foi vive, entière, sans restriction aucune, qui plane sur ces grandes poésies et les embrase de ses feux, tout cela fait de chacun de ces hymnes une prière ravissante.
Dans cette étude de bien moindre étendue, il y avait plus de difficultés à vaincre : des six odes du pieux poète de Milan, le traducteur a fait pourtant une richesse nationale : le lecteur n’est plus soutenu par l’intérêt de la narration, par la variété des caractères de Lucia, de Renzo, d’Agnese, d’Abbondio, de Cristoforo, de l’Innomé, de Borromée ; par ces admirables tableaux de l’émeute, de la famine, de la peste. Il fallait que tout vînt de l’imitateur, qu’il sût captiver l’attention par l’énergie et la grâce de la forme, qu’il épuisât la magie des mots et qu’il conservât en même temps la pensée de l’original dans toute sa profondeur et sa magnificence. Il n’a point faibli dans sa tâche. Sa prose harmonieuse et cadencée rend merveilleusement la cadence et l’harmonie de ces beaux vers. Elle est, dans Noël, empreinte de joie et de reconnaissance ; — dans la Passion, elle devient grave et mélancolique, douce et suave dans Marie ; — dans le Cinq Mai, dont Lamartine a su si bien, dans son Bonaparte, reproduire quelques-unes des plus belles images, elle s’élève à la hauteur du texte. — Elle ferait presque trouver moins ridicule le système de la Motte qui voulait qu’on essayât des odes en prose. — Je ne crois pas, en effet, que la poésie imitatrice nous eut initiés plus heureusement au génie si varié, si flexible, si élevé de Manzoni ; je ne crois pas que cette sorte de lutte avec l’original nous l’eût fait mieux connaître : la prose s’est pliée à la fidélité la plus scrupuleuse, n’a rien omis, pas une pensée, pas une image, pas un effet d’harmonie.
Certes, ceci n’est point le développement d’un système toujours débattu : Faut-il traduire les poètes en vers ou en prose ? Non ; c’est une exception ; il s’agit seulement du poète des Inni sacri et de son éminent traducteur.
« Tout comme pour les Fiancés, écrivait le poète, je me suis surpris à me relire avec plaisir dans votre belle traduction. Vous avez la modestie de vouloir être jugé par moi ; en pareil cas, exprimer sa vive reconnaissance, c’est une forme de jugement. Je ne pouvais vous obéir que de cette manière. »
(7 juin 1838.)
« Si je ne songeais qu’à mes intérêts, je devrais remercier celui qui, le premier, a rêvé un nouveau roman de ma façon, puisque ce rêve m’a valu un nouveau témoignage, bien précieux, de votre inépuisable bonté pour moi. Mais, hélas ! ou plutôt heureusement, ce roman n’existe pas même en projet. Je sens même, dans cette occasion plus que jamais, combien la pensée de tenter une seconde fois le public par un ouvrage de ce genre est loin de moi, puisque si quelque chose pouvait me la donner, certes, ce serait la perspective d’avoir une fois encore un aussi sûr et aussi élégant interprète. »
(Milan, 3 avril 1839.)
Le marquis de Montgrand mourut le 19 août 1847, à sa terre de St-Menet :
« Ses vertus privées et les services qu’il avait rendus dans ses fonctions publiques, dit l’Encyclopédie biographique du XIXe siècle, lui avaient valu un grand nombre d’amis sincères et une foule d’appréciateurs dans toutes les classes de la société ; aussi ses funérailles ont-elles donné lieu aux manifestations les plus émouvantes. Les personnages les plus considérables de Marseille, à quelque opinion qu’ils appartinssent, assistaient à ses funérailles. C’est là le plus grand éloge que l’on puisse donner à un magistrat qui a occupé, pendant dix-huit ans, des fonctions aussi pénibles… »
Tout cela est vrai ; nous y étions.
La population des campagnes se pressait autour du cercueil ; une députation des portefaix, qui se souvenaient du bien fait à leur ville par l’ancien maire, les paysans se pressaient dans l’église sur la place, au cimetière : on éclatait en sanglots. — Un article de son testament fut lu en face du cercueil : « Peut-être dans ma longue administration ai-je causé, par d’involontaires erreurs, quelque préjudice à autrui ; ne connaissant pas ceux qui auraient pu en souffrir, que les pauvres, du moins profitent de l’expiation. » — « Allez, ne craignez rien, s’écria l’orateur d’une voix émue, ne craignez rien ! Jamais homme ne s’est présenté devant Dieu avec des mains plus nettes et une conscience plus irréprochable ; entré dans cette haute et longue magistrature avec une fortune modeste, vous en êtes sorti plus pauvre que vous n’y étiez entré !… »
Tel fut le marquis de Montgrand. Ses inclinations étaient douces, son caractère affable et digne, ses plaisirs ceux de l’esprit et du cœur ; l’étude des lettres, les affections de famille, les jouissances de la campagne, les relations avec ses amis, voilà tout son bonheur, dans cette longue retraite dont il ne sortit plus.
........La douce solitude,
Le jour semblable au jour lié par l’habitude.
Lamartine.
Ce régime n’est bon qu’aux faibles.
Rousseau.
Il a tort : les forts seuls peuvent le supporter et savent en jouir ; il faut seulement que l’habitude soit pure, noble, digne. Rousseau, qu’a-t-il donc gagné en bonheur dans ses pérégrinations vagabondes, dans ces caprices, dans ces inquiétudes qui le faisaient sans cesse changer d’horizons ?
Homme de probité scrupuleuse, notre si regretté maire fut suivi dans sa retraite par les vœux, les affections, les respects de ses concitoyens ; — homme de cœur, il aima, il fut aimé ; — homme d’intelligence, il dut à son amour pour les arts de nobles et douces jouissances ; homme de foi, il est mort en philosophe chrétien et résigné, donnant à la prière les moments que lui laissaient d’intolérables souffrances. — Nous, penché vers le chevet de son lit de douleurs, témoin de sa longue et cruelle agonie, nous l’avons vu conserver jusqu’au dernier soupir son esprit sain et lucide, son calme admirable, son énergique sensibilité ; nous l’avons vu, au milieu de ses ferventes et religieuses aspirations, s’entretenir de sa fin avec une touchante sérénité, ne regrettant de ce monde que sa famille et ses amis !
L’unanimité des louanges, surtout de la part des hommes que, en politique, un abîme séparait de lui, honore à la fois sa mémoire et ceux qui ont compris qu’une telle vie, admirée de tous, supprime les partis.
Memoria justi cum laudibus.
(Prov., cap. X., vers. 7.)
De telles existences laissent un long souvenir : — elles laissent surtout de grandes leçons !
Baron Gaston de Flotte
Saint-Jean-du-Désert (près Marseille) 1870.
1C’est à M. le comte Godefroy de Montgrand, neveu du traducteur, qu’est due l’initiative de cette édition des Fiancés.
« L’histoire sera vraiment bien définie si on la nomme une guerre illustre contre le temps, parce que, lui reprenant des mains les ans ses prisonniers, ou déjà même devenus cadavres, elle les rappelle à la vie, les passe en revue et les range de nouveau en bataille. Mais les illustres champions qui, dans une telle arène, font des moissons de palmes et de lauriers, n’enlèvent que les dépouilles les plus riches et les plus brillantes, en embaumant de leur encre les entreprises des princes, des potentats et des personnages titrés, et en conduisant avec la très-fine aiguille de l’esprit les fils d’or et de soie qui forment une perpétuelle broderie d’actions glorieuses. Il n’est pourtant pas permis à ma faiblesse de s’élever à de tels sujets, à des hauteurs si périlleuses, en parcourant les labyrinthes des intrigues politiques, non plus qu’en prenant pour guide le son retentissant des clairons belliqueux. J’entreprends seulement, ayant eu connaissance de faits dignes de mémoire, bien qu’arrivés à des gens de condition commune et de peu d’importance, j’entreprends de les transmettre à la postérité, en faisant du tout un récit, où soit une relation, sincère et véritable. On y verra, sur un théâtre de peu d’étendue, des tragédies où règnent le deuil et l’horreur, et des scènes d’éclatante méchanceté, avec des intermèdes d’entreprises vertueuses et des traits d’angélique bonté, opposés aux œuvres de la main du diable. Et vraiment, si l’on considère que nos contrées sont sous l’empire du roi catholique, notre seigneur, qui est ce soleil qui ne quitte jamais l’horizon, et que sur elles, par une lumière réfléchie, comme une lune qui ne décline jamais, brille le héros de noble race qui, pro tempore, le représente, et que les très-hauts sénateurs, tels que des étoiles fixes, et les autres respectables magistrats, tels que des planètes errantes, répandent partout la lumière, formant ainsi un très-noble ciel, on ne peut trouver de causequi le transforme en un enfer d’actions ténébreuses, de méchancetés et de crimes que des hommes téméraires vont sans cesse multipliant, si ce n’est l’art et l’opération du diable, attendu que l’humaine malice, seule et par elle-même, ne devrait point résister à tant de héros qui, avec des yeux d’Argus et des bras de Briarée, travaillent au bien de la chose publique. C’est pourquoi, en écrivant ce récit de choses arrivées dans les temps de ma verte saison, quoique la plupart des personnes qui y jouent leurs rôles aient disparu de la scène du monde en se rendant tributaires des Parques, cependant par de justes égards on taira leurs noms, c’est-à-dire celui de leur famille, et on fera de même pour les lieux, indiquant seulement les territoires generaliter. Et nul ne dira que ce soit une imperfection dans le récit et une difformité de cette œuvre grossière que j’ai enfantée, à moins que l’auteur d’une semblable critique ne soit une personne tout à fait à jeun de philosophie ; car les hommes versés dans celle-ci verront bien que rien ne manque à la substance de ladite narration. C’est pourquoi, étant chose évidente et que personne ne nie, que les noms ne sont que de simples et très-simples accidents… »
Mais lorsque, luttant dans cet autographe contre son encre pâlie et son écriture griffonnée, je me serai donné l’héroïque peine de transcrire l’histoire qu’il rapporte, lorsque je l’aurai, comme on dit, mise au jour, se trouvera-t-il ensuite quelqu’un qui se donne la peine de la lire ?
Cette réflexion dubitative m’arrivant au milieu de ma laborieuse étude à déchiffrer sous un large pâté ce qui venait à la suite du mot accidents, me fit suspendre la copie et penser plus sérieusement à ce qu’il convenait de faire. — Il est bien vrai, disais-je en moi-même, en feuilletant le manuscrit, il est bien vrai que cette grêle de concetti et de figures ne continue pas ainsi tout le long de l’ouvrage. Le bon secentista1 a voulu, au début, faire montre de son talent ; mais ensuite, dans le cours de la narration, et parfois dans de longs passages, le style est bien plus naturel et plus uni. Oui, mais comme il est commun ! Comme il est lâche ! Comme il est incorrect ! Idiotismes lombards à foison, locutions employées à contresens, grammaire arbitraire, périodes décousues. Et puis quelques traits d’élégance espagnole semés ça et là2, et puis encore, ce qui est pire, dans les endroits de l’histoire les plus propres à inspirer ou la terreur ou la pitié, à chaque occasion d’exciter l’étonnement ou de faire penser, à tous ces passages, en un mot, qui demandent un peu de rhétorique, il est vrai, mais une rhétorique mesurée, fine, de bon goût, cet homme ne manque jamais de mettre de celle dont son préambule nous a fourni l’échantillon. Et alors, accolant avec une admirable habileté les qualités les plus disparates, il trouve le moyen d’être tout à la fois trivial et affecté dans la même page, dans la même période, dans le même mot. En somme, déclamations ampoulées composées à force de solécismes de bas lieu, et partout cette gaucherie prétentieuse qui est le caractère propre des écrits de ce siècle dans nos contrées, voilà ce que vous offre cette œuvre. En vérité, ce n’est pas chose à présenter aux lecteurs de nos jours ; ils sont trop avisés, trop dégoûtés de ce genre d’extravagances. Il est encore heureux que cette bonne pensée me soit venue au commencement de ce disgracieux travail, et je m’en lave les mains. — Tandis, cependant, que je refermai la vieille paperasse pour la laisser là, je ne pouvais m’empêcher de regretter qu’une histoire aussi belle fût destinée à demeurer inconnue ; car, comme histoire, et sans que j’ose affirmer que le lecteur n’en jugera pas autrement, elle m’avait effectivement paru belle, fort belle. — Mais, pensai-je alors, ne pourrait-on pas prendre de ce manuscrit la série des faits et en refaire la diction ? — Aucune objection plausible ne s’étant présentée, le parti fut aussitôt embrassé. Et voilà l’origine du présent livre exposée avec une sincérité égale à l’importance du livre même.
Quelques-uns de ces faits cependant, certains détails de mœurs décrits par notre auteur étaient pour nous si nouveaux, nous semblaient si étranges, pour ne rien dire de plus, qu’avant d’y ajouter foi, nous avons voulu interroger d’autres témoins ; et nous nous sommes mis à fouiller dans les mémoires du temps pour nous assurer si réellement le monde marchait alors de cette manière. Cette recherche a dissipé tous nos doutes. À tous les pas, nous rencontrions des choses semblables ou même plus surprenantes ; et, ce qui nous a paru plus décisif, nous avons même retrouvé quelques personnages dont, jusque-là, n’en ayant eu connaissance que par notre manuscrit, nous avions mis en doute l’existence. Dans l’occasion, nous citerons quelques-uns de ces témoignages, pour déterminer la foi du lecteur là où, par l’étrangeté des faits, il pourrait être le plus tenté de la refuser.
Mais, en rejetant comme intolérable la diction de notre auteur, quelle diction y avons-nous substituée ? Ici réside la question.
Quiconque, sans en être prié, se mêle de refaire l’œuvre d’autrui, s’expose à rendre de la sienne un compte sévère, et en contracte en quelque sorte l’obligation. C’est là une règle de fait et de droit à laquelle nous ne prétendons point nous soustraire ; et même, pour nous y conformer de bonne grâce, nous nous étions proposé de rendre ici raison en détail de la manière d’écrire que nous avons adoptée ; et dans ce but nous avons, pendant tout le temps de notre travail, cherché à deviner les critiques dont il pourrait être l’objet, avec l’intention de les réfuter toutes par anticipation. Ce n’est point là qu’eût été la difficulté ; car (nous devons le dire pour l’honneur de la vérité) il ne s’est pas présenté à notre esprit une critique sans qu’il n’y vînt en même temps une réponse victorieuse, je ne dis pas de ces réponses qui résolvent les questions, mais de celles qui les changent. Souvent aussi, mettant deux critiques aux prises entre elles, nous les faisions battre l’une par l’autre ; ou, les examinant bien à fond, les rapprochant attentivement, nous parvenions à découvrir et à démontrer que, bien qu’opposées en apparence, elles étaient pourtant du même genre, qu’elles naissaient l’une et l’autre d’un défaut d’attention aux faits et aux principes sur lesquels le jugement devait être fondé ; et après les avoir, à leur grande surprise, mises ensemble, nous les envoyions ensemble se promener. Jamais auteur n’eût prouvé avec une telle évidence qu’il avait bien fait. Mais quoi ! lorsque nous en sommes venus à ramasser toutes ces objections et ces réponses pour les ranger en un certain ordre, miséricorde ! elles faisaient un livre. Ce qu’ayant vu, nous avons renoncé à notre idée pour deux raisons que le lecteur trouvera sûrement bonnes : la première, qu’un livre composé pour en justifier un autre, ou plutôt pour en justifier le style, pourrait paraître une chose ridicule ; la seconde, qu’en fait de livres, un à la fois suffit, lorsqu’il n’est pas de trop.
1Nom que l’on donne en Italie aux écrivains du dix-septième siècle.
2L’Espagne gouvernait alors cette partie de l’Italie.
Ce bras du lac de Como qui se dirige vers le midi entre deux chaînes non interrompues de montagnes, en formant autant de petits golfes et de petites baies que ces montagnes forment elles-mêmes de sinuosités, se resserre comme tout à coup et prend le cours et l’apparence d’un fleuve, entre un promontoire à droite et une large côte à l’autre bord. Le pont qui dans ce lieu réunit les deux rives semble rendre plus sensible à l’œil cette transformation et marquer le point où le lac cesse et l’Adda recommence, pour reprendre ensuite le nom de lac là où les rives, s’éloignant de nouveau, laissent l’eau s’étendre et son cours se ralentir dans de nouveaux golfes et de nouvelles baies. La côte, formée du dépôt de trois forts torrents, vient en pente, s’appuyant dans sa partie supérieure au pied de deux monts contigus, dont l’un porte le nom de San-Martino et l’autre s’appelle, en dialecte lombard, Il Resegone1, à cause de ses nombreuses dentelures qui le font en effet ressembler à une scie, de sorte qu’il n’est personne qui, le voyant de face, comme par exemple des murs de Milan tournés vers le nord, ne le distingue aussitôt, à ce seul indice, dans la longue et vaste chaîne de montagnes d’un nom moins connu et d’une forme plus ordinaire, parmi lesquelles il se montre. Assez longtemps la côte s’élève sur une pente douce et continue ; puis elle se rompt en coteaux et en petites vallées, en éminences et en bas-fonds, selon la structure des deux montagnes et l’ouvrage des eaux qui en descendent. La rive extrême sur le lac, coupée par les torrents à leur embouchure, n’est à peu près que gravier et gros cailloux ; le reste présente des champs cultivés et des vignobles, au milieu desquels se voient des sillages, des maisons de campagne, des hameaux, et, sur quelques points, des bois qui s’étendent jusqu’à la montagne et s’y prolongent. Lecco, le principal de ces lieux d’habitation, et qui donne son nom à tout le territoire, est situé à peu de distance du pont, sur le bord du lac, et même se trouve en partie dans ses eaux lorsqu’elles s’élèvent. C’est maintenant un gros bourg qui tend à devenir ville. Au temps où se passèrent les événements que nous entreprenons de raconter, ce bourg déjà considérable était en même temps un château fortifié, et avait, en conséquence, l’honneur de loger un commandant, ainsi que l’avantage de posséder une garnison permanente de soldats espagnols qui enseignaient la modestie aux jeunes filles et aux femmes de l’endroit, caressaient de temps en temps les épaules de quelque mari ou de quelque père, et vers la fin de l’été ne manquaient jamais de se répandre dans les vignes pour amoindrir la quantité du raisin et soulager ainsi les paysans dans les travaux de la vendange. De l’un à l’autre de ces villages, des hauteurs au lac, d’une éminence à celle qui l’avoisine, couraient et courent encore de petits chemins et des sentiers, assez unis en quelques endroits, inégalement escarpés en d’autres, tantôt enfoncés et comme ensevelis entre deux murs d’où, levant la tête, vous n’apercevez qu’une étroite bande du ciel et quelque cime de montagne, tantôt élevés sur des plateaux ouverts : et de là s’offrent des points de vue plus ou moins étendus, mais toujours riches et toujours nouveaux en quelque chose, selon que, des divers sites où vous vous trouvez, vous embrassez plus ou moins de la vaste scène environnante, et que telle ou telle partie se détache ou se raccourcit, se montre ou disparaît tour à tour. Ici une échappée sur le vaste miroir des eaux, là une autre, là sa gracieuse variété s’étalant sur un plus grand espace. De ce côté le lac fermé à l’extrémité ou plutôt dérobé dans un groupe, un labyrinthe de montagnes, puis reparaissant et s’élargissant parmi d’autres montagnes qui se déploient une à une à vos regards, et que l’eau réfléchit, renversées avec les villages et les habitations situés sur les rives : du côté opposé un bras de fleuve devenant lac, puis fleuve encore, qui serpente dans son cours lumineux et va de même se perdre à travers les monts qui l’accompagnent en s’abaissant par degrés et se perdant presque, eux aussi, dans l’horizon. Le lieu d’où vous contemplez ces divers spectacles vous fait lui-même spectacle de toutes parts. La montagne dont vous parcourez les premiers plans déroule au-dessus de vous, tout autour de vous, ses cimes et ses précipices, marqués, dessinés, changeants, presque à chaque pas, ce qui vous avait paru un mont s’ouvrant et se contournant en une chaîne de monts, une crête vous apparaissant là où vous n’aviez vu que la pente : et l’aspect riant, l’aspect, pourrait-on dire, domestique de ces plans inférieurs tempère agréablement ce que présentent de sauvage les autres perspectives, en orne d’autant plus la magnifique grandeur.
C’est par l’un de ces petits chemins que, le 7 novembre 1628, vers la fin du jour, revenait à petits pas de la promenade, pour rentrer chez lui, don Abbondio, curé de l’un des villages dont nous avons parlé tout à l’heure : le nom du village, non plus que le nom patronymique du curé, ne se trouvent dans le manuscrit, ni ici ni ailleurs. Il disait tranquillement son office : et quelquefois, entre un psaume et l’autre, il fermait le bréviaire, y tenant en guise de signet l’index de la main droite : après quoi, mettant cette main dans l’autre derrière son dos, il poursuivait sa marche, regardant à terre et rejetant du pied vers le mur les cailloux qui faisaient obstacle sur son passage. Ensuite, relevant la tête et portant nonchalamment les yeux autour de lui, il les arrêtait sur une partie de montagne, où la lumière du soleil déjà caché, passant par les intervalles que laissait la montagne opposée, jetait ses teintes ça et là sur les masses saillantes de rochers, comme de larges et inégales bandes de pourpre. Puis, ayant ouvert de nouveau son bréviaire et récité une autre tirade de versets, il arriva à un détour du chemin où il avait l’habitude de lever toujours les yeux de dessus son livre ; et c’est ce qu’il fit encore ce jour-là. Le chemin, après ce coude, allait en droite ligne une soixantaine de pas, et puis se divisait en deux sentiers, à la manière d’un Y : celui de droite montait vers les hauteurs et menait à la cure : l’autre descendait dans le vallon jusqu’à un torrent ; et de ce côté le mur n’arrivait pas au-dessus des hanches du passant. Les murs intérieurs des deux sentiers, au lieu de se réunir en angle, se terminaient à un oratoire sur lequel étaient peintes certaines figures allongées, tortueuses, finissant en pointe, et qui, dans l’intention de l’artiste comme aux yeux des habitants du voisinage, signifiaient des flammes ; et à ces flammes se joignaient, alternant avec elles, certaines autres figures impossibles à décrire, qui étaient censées représenter les âmes du purgatoire : le tout, âmes et flammes, en couleur de brique sur un fond grisâtre, avec quelques brèches ça et là. Le curé, ayant passé le détour, et dirigeant, comme de coutume, ses regards vers l’oratoire, vit une chose à laquelle il ne s’attendait pas et qu’il n’aurait nullement voulu voir. Deux hommes, vis-à-vis l’un de l’autre, se tenaient au confluent, pour ainsi dire, des deux sentiers ; l’un à cheval sur le mur bas, une jambe pendante en dehors, et l’autre pied posé sur le sol du chemin ; son compagnon debout, appuyé contre le mur et les bras croisés sur la poitrine. Le costume, la tournure et ce que le curé, de l’endroit où il était arrivé, pouvait distinguer de leur physionomie, ne laissaient aucun doute sur leur condition. Ils avaient l’un et l’autre, autour de la tête, une résille verte qui leur tombait sur l’épaule gauche, finissant en une grosse houppe, et d’où sortait sur le front un énorme toupet ; deux longues moustaches bouclées en pointe ; une ceinture luisante de cuir à laquelle tenaient deux pistolets, une petite corne pleine de poudre suspendue à leur cou comme un agrément de collier ; un manche de grand couteau qui se montrait hors de la poche de larges et bouffantes braies ; un espadon à grosse garde, travaillée à jour, en lames de laiton tournées en chiffre, polies et reluisantes : au premier coup d’œil on les reconnaissait pour des individus de l’espèce des bravi.
Cette espèce d’hommes, aujourd’hui tout à fait perdue, était alors très-florissante en Lombardie et déjà fort ancienne. Voici, pour qui n’en aurait pas une idée, quelques extraits de pièces authentiques qui pourront faire suffisamment connaître ses principaux caractères, les efforts tentés pour la détruire, et combien le principe vital était en elle tenace et vigoureux.
Dès le 8 avril de l’année 1583, l’Illustrissime et Excellentissime seigneur don Carlo d’Aragon, prince de Castelvetrano, duc de Terranuova, marquis d’Avola, comte de Burgeto, grand amiral, et grand connétable de Sicile, gouverneur de Milan et capitaine général de Sa Majesté Catholique en Italie, pleinement informé de l’intolérable souffrance dans laquelle a vécu et vit encore cette ville de Milan à cause des bravi et vagabonds, publie contre eux un édit de bannissement. Il déclare et décide que sont compris dans cet édit et doivent être tenus pour bravi et vagabonds........ tous ceux qui, soit étrangers, soit du pays, n’ont aucune profession, ou, en ayant une, ne l’exercent pas, mais s’attachent, avec ou sans salaire, à quelque chevalier ou gentilhomme, officier ou marchand........ pour lui prêter aide etmain-forte, ou plutôt, comme on peut le présumer, pour tendre des pièges à autrui........ À tous ces gens il ordonne que, dans le terme de six jours, ils aient à vider le pays, prononce la peine de la galère contre ceux qui n’obéiront pas et donne à tous officiers de justice les pouvoirs les plus étrangement étendus et indéfinis pour l’exécution de cet ordre. Mais l’année suivante, et le 12 avril, le même seigneur voyant que cette ville est encore pleine des susdits bravi,........ lesquels se sont remis à vivre comme ils vivaient auparavant, sans que leurs habitudes soient en rien changées ni leur nombre diminué, fait paraître une nouvelle ordonnance plus sévère et plus remarquable, dans laquelle, entre autres mesures, il prescrit :
Que tout individu, tant de cette ville que du dehors, que deux témoins déclarent être tenu et communément réputé pour bravo et en avoir le nom, quand bien même n’aurait été vérifié aucun délit de son fait........ pourra, pour cette seule réputation de bravo et sans autres indices, à la diligence desdits juges, et de chacun d’eux, être soumis à la corde2et à la question, pour procès d’information,........ et que, lors même qu’il n’avouerait aucun délit, il sera toutefois envoyé aux galères pour trois ans, pour la seule réputation et le nom de bravo, comme dessus ; le tout, ainsi que le surplus que nous omettons, parce que Son Excellence est décidée à se faire obéir de chacun.
À entendre les paroles d’un si haut personnage, paroles si énergiques, si précises, et accompagnées de tels ordres, on serait grandement porté à supposer qu’il a suffi de leur seul retentissement pour que tous les bravi aient disparu à jamais. Mais le témoignage d’un autre personnage non moins imposant, non moins riche en noms et en titres, nous oblige à croire tout le contraire. Et celui-ci est l’Illustrissime et Excellentissime seigneur Juan Fernandez de Velasco, connétable de Castille, grand chambellan de Sa Majesté, duc de la cité de Frias, comte de Haro et Castelnovo, seigneur de la maison de Vélasco et de celle des sept Infants de Lara, gouverneur de l’État de Milan, etc. Le 5 juin de l’année 1593, pleinement informé, lui aussi, de quels dommage et ruine sont........ les bravi et vagabonds, et du très-mauvais effet que telle sorte de gens produit contre le bien public, et au mépris de la justice, il leur enjoint de nouveau d’avoir, dans le terme de six jours, à vider le pays, répétant à peu près les ordres et les menaces de son prédécesseur. Plus tard, et le 23 mai de l’année 1598, informé, au grand déplaisir de son âme, que le nombre de ces gens (bravi et vagabonds) va croissant chaque jour dans la ville et dans l’État, et qu’on n’entend parler, jour et nuit, que des blessures qu’ils font par guet-apens, des homicides, des vols et toutes autres sortes de crimes qu’ils commettent, et auxquels ils se rendent plus faciles dans la confiance où ils sont d’être soutenus par leurs chefs et leurs fauteurs,........ il prescrit de nouveau les mêmes remèdes, augmentant la dose, comme cela se pratique dans les maladies opiniâtres, et il conclut ainsi : Que chacun donc se garde pleinement de contrevenir en quoi que ce soit à la présente ordonnance, parce que, au lieu d’éprouver la clémence de Son Excellence, il éprouvera sa rigueur et sacolère,........ Son Excellence étant résolue et déterminée à ce que ce soit ici son dernier et péremptoire avertissement.
Ce ne fut pourtant pas l’avis de l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le seigneur don Pietro Enriquez de Acevedo, comte de Fuentes, capitaine et gouverneur de l’État de Milan ; ce ne fut pas son avis, et pour bonnes raisons. Pleinement informé de la souffrance dans laquelle vit cette ville et État à cause du grand nombre de bravi qui y abondent........ et résolu d’extirper totalement une engeance si pernicieuse, il publie, le 16 décembre 1600, une nouvelle ordonnance pleine encore des plus sévères comminations, avec le ferme propos que les mesures prescrites soient de tout point exécutées en toute rigueur et sans espérance de rémission.
Il faut croire cependant qu’il n’y mit pas toute cette bonne volonté qu’il savait employer à ourdir des trames et à susciter des ennemis à son grand ennemi Henri IV ; car en ceci l’histoire montre comme il parvint à armer contre ce roi le duc de Savoie auquel il fit perdre plus d’une ville ; comme il réussit à faire conspirer le duc de Biron, auquel il fit perdre la tête ; mais, quant à cette engeance si pernicieuse des bravi, il est certain qu’elle continuait à pulluler le 22 septembre de l’année 1612. Ce jour, l’Illustrissime et Excellentissime seigneur don Giovanni de Mendozza, marquis de la Hynojosa, gentilhomme, etc., gouverneur, etc., pensa sérieusement à l’extirper. À cet effet, il adressa à Pandolfo et Marco Tullio Malatesti, imprimeurs royaux, l’ordonnance accoutumée, avec corrections et additions, afin qu’ils l’imprimassent pour l’extermination des bravi. Mais ceux-ci vécurent encore pour recevoir, le 24 décembre de l’année 1618, des coups semblables, ou même plus forts, de l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le seigneur don Gomez Suarez de Figueroa, duc de Feria, gouverneur, etc. Comme pourtant ils n’en étaient pas encore morts, l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le seigneur Gonzalo Fernandez de Cordova, sous le gouvernement duquel eut lieu la promenade de don Abbondio, s’était vu contraint de recorriger et republier l’ordonnance ordinaire contre les bravi, le 5 octobre 1627, c’est-à-dire un an, un mois et deux jours avant ce mémorable événement.
Et cette publication ne fut pas la dernière, mais nous ne croyons pas devoir faire mention de celles qui suivirent, attendu qu’elles sont en dehors du période de notre histoire. Nous en citerons seulement une du 13 février de l’année 1632, dans laquelle l’Illustrissime et Excellentissime seigneur, le duc de Feria, pour la seconde fois gouverneur, nous avertit que les plus grandes scélératesses viennent de ceux qu’on appelle bravi. Cela suffit pour nous donner la certitude qu’au temps dont nous parlons, les bravi continuaient d’exister.
Que les deux hommes à qui nous avons reconnu ce titre, en donnant leur portrait, fussent là pour attendre quelqu’un, c’était chose évidente ; mais ce qui causa le plus de déplaisir à don Abbondio fut de ne pouvoir se dissimuler, à certains mouvements qu’ils firent, que la personne attendue était lui. En effet, dès qu’il avait paru, ils s’étaient regardés l’un l’autre, levant la tête d’une certaine manière à faire voir qu’ils s’étaient dit tous deux en même temps : Le voici. Celui qui était à califourchon sur le mur s’était dressé, ramenant sa jambe sur le chemin ; l’autre avait quitté le mur où il était adossé, et tous deux s’acheminaient à sa rencontre. Le curé tenant toujours son bréviaire ouvert devant lui comme s’il lisait, jetait ses regards par dessus pour observer les mouvements de ces personnages ; et, les voyant marcher droit à lui, mille pensées toutes à la fois l’assaillirent. Il se demanda précipitamment si entre lui et les bravi il y aurait quelque issue dans le chemin à droite ou à gauche, et se souvint aussitôt qu’il n’y en avait aucune. Il fit un rapide examen dans ses souvenirs pour rechercher s’il aurait péché contre quelque homme puissant, contre quelque homme vindicatif ; mais, au milieu même de son trouble, le témoignage consolant de sa conscience le rassurait jusqu’à un certain point. Et les bravi cependant s’approchaient, les yeux attachés sur lui. Il mit l’index et le doigt du milieu de sa main gauche dans le col de son rabat, comme pour le rajuster ; et, faisant circuler les deux doigts autour de son cou, il tournait en même temps la tête en arrière, tordant la bouche et cherchant à voir du coin de l’œil, aussi loin qu’il pouvait, si quelqu’un n’arrivait pas ; mais il ne vit personne. Il lança un coup d’œil par-dessus le petit mur, dans les champs : personne ; un autre plus timide en avant sur le chemin ; personne que les bravi. Que faire ? Retourner sur ses pas ? Il n’était plus temps. Fuir ? c’était comme dire : poursuivez-moi, ou pis encore. Ne pouvant se soustraire au danger, il y courut, parce que les moments de cette incertitude lui étaient désormais si pénibles qu’il ne songeait plus qu’à les abréger. Il pressa le pas, récita un verset d’une voix plus haute, composa sa physionomie pour lui donner autant de calme et d’hilarité qu’il lui fut possible, fit tous ses efforts pour préparer un sourire, et quand il se trouva face à face avec les deux honnêtes gens, il dit mentalement : « Nous y voilà, » et s’arrêta tout court.
« Monsieur le curé, dit l’un des deux, en le regardant fixement au visage.
— Que désire monsieur ? répondit aussitôt don Abbondio, levant les yeux de dessus son livre qui resta tout ouvert sur ses mains, comme sur un pupitre.