Les fraises de Plougastel - Henri Minos - E-Book

Les fraises de Plougastel E-Book

Henri Minos

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Beschreibung

Un homme prend un train et se souvient pendant ce voyage de son enfance, de sa jeunesse, de sa famille...

Un type sur le retour. Une Anglaise en transit. Un train à grande tristesse. Et la vie qui défile.

Suivez, le long du trajet, les pensées d'un homme qui prend du recul sur sa vie et son passé. Un roman qui aborde le passé et le deuil avec sensibilité et mélancolie, tout en relatant un voyage en train fait d'observations et de rencontres.

EXTRAIT

La tiédeur du véhicule, le défilement du paysage, lui rappelèrent l’insoutenable tristesse des trajets dans le break 403 gris – la Châtelaine – le dimanche soir, lorsqu’après un week-end passé sur le terrain à la campagne, à débroussailler pour les uns, à courir dans les restanques pour les autres, la petite famille rentrait vers Marseille, vers une nouvelle semaine d’école, de devoirs, de dîners en famille pris dans la cuisine. Une nouvelle semaine de bonne soupe de légumes, de bifteck haricots verts, de blanquette de veau. Il appuyait comme il le faisait aujourd’hui son visage contre le froid de la vitre, répertoriant un à un tous les points de repère de ce trajet effectué chaque semaine, pendant des années, le même jour à la même heure : les lacets du col de Belle-Fille, la descente vers Cassis avec à gauche la falaise calcaire du Diadème du Roi dont on distinguait la masse blanche au-dessus des vignobles, la remontée vers la Gineste avec sur les parapets en bordure de route et sur les murs de masures en ruine des inscriptions écrites à la hâte à la peinture noire – Algérie française, OAS vaincra, SFIO – et des affiches à moitié décollées – des gueules de tigres menaçantes ou des faces de clown – annonçant la venue prochaine du Cirque Amar, puis l’entrée du camp militaire de Carpiagne, déserte comme à l’ordinaire, avec, un peu plus loin, les croix de ciment en bord de route et leurs fleurs en plastique, pour commémorer ceux qui avaient pris le virage un peu trop vite et puis soudainement, après un dernier tournant, la plongée brutale vers Marseille et ses lumières, tout en bas des collines, la grande boucle de Vaufrèges et les premiers quartiers de la ville, le rond-point et les avenues éclairées de Mazargues, les pilotis de la Cité Radieuse, et, sur la droite, les arches mussoliniennes du Stade Vélodrome, enfin, au bout de la longue avenue Michelet, les bars, désertés à cette heure, de la place Castellane. Dans la voiture, les conversations étaient réduites au minimum, chacun repassant dans sa tête l’emploi du temps des prochains jours.

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Les fraises de Plougastel

Henri Minos

Roman

1

« Mesdames, Messieurs les voyageurs, nous vous rappelons que le compostage des billets est obligatoire avant l’accès à bord. » Bien entendu, il avait oublié. Il avait pourtant pris la précaution d’arriver à la gare vingt minutes à l’avance pour être certain d’être assis près d’une fenêtre dans le sens de la marche et maintenant qu’il avait rangé sa valise au-dessus de sa tête, sorti ses journaux et placé son étui à lunettes et sa sacoche sur la tablette, il lui fallait ressortir pour aller valider son billet. Pour fabriquer des machines qui vont extrêmement vite, ils sont très forts. Mais ce compostage était pour parler franc un système à la con. Après tout, il avait en sa possession un billet tout à fait valable qu’un contrôleur ne manquerait pas de vérifier et de poinçonner dès le départ du train.

Le composteur – était-ce bien ainsi qu’on appelait cette machine à poinçonner ? – était évidemment à l’autre bout du quai, à une distance d’au moins deux cents mètres. Il allait devoir laisser toutes ses affaires sur son siège sinon, c’était réglé, l’un de ces types sans vergogne allait lui prendre sa place. Déjà, ils commençaient tous à affluer, leurs valises à la main, les mâchoires tendues, scrutant du regard les rangées de sièges à droite et à gauche. « Cette place est-elle libre, Madame ? » « Tout à fait, Monsieur. » « Merci bien, Madame. » « Je vous en prie, Monsieur. » La politesse française : sourires forcés, et derrière les formules de circonstance, les regards mauvais qui les trahissent et qui clament : « Tu vas le pousser ton sac, vieille vache, que je puisse m’installer » et, elle, en réponse : « Il y a de la place partout. Il faut qu’il vienne s’installer à côté de moi, cette tête de con ! » Oui, mais s’il laissait sa sacoche, il risquait de se faire dévaliser. Il avait lu quelque part qu’il existait des équipes spécialisées qui opéraient au départ des trains grandes lignes. Les voleurs profitaient de la confusion pour s’emparer des bagages laissés sans surveillance. De l’autre côté, s’il emportait ses affaires avec lui jusqu’à la machine à composter, il allait, c’était certain, perdre sa place et passer huit heures assis, au mieux sur un strapontin, près de la porte au milieu des valises et des sacs à dos.

Il pouvait aussi jouer les idiots devant le contrôleur. « Ah, il fallait composter ? Excusez-moi, je ne me rappelais plus. Vous savez, je vis à l’étranger depuis si longtemps. » Après tout, c’était vrai : il y avait des chances que le contrôleur s’y laisse prendre, s’il ajoutait une petite pointe d’accent. Mais non, c’était une idée ridicule. Il jouait très mal la comédie dans de telles circonstances. Si le contrôleur l’avait réellement confronté pendant le trajet avec son billet non composté, il n’aurait eu aucune difficulté à lui exprimer sa surprise et son incrédulité. Mais là, il s’agissait d’autre chose puisqu’il s’était aperçu avant le départ que son titre de transport n’était pas valable. Il aurait fallu feindre la stupeur ce dont il se savait, par expérience, tout à fait incapable. Il imaginait déjà la scène, son humiliation devant les autres passagers prétendant ne rien entendre, continuant à lire leurs magazines, mais n’en perdant pas une miette, un regard amusé jeté de temps en temps au-dessus de leurs verres demi-lune.

Il n’avait pas le choix. Il lui fallait prendre le risque. Il étala ses journaux sur la tablette, plaça sa sacoche bien en évidence sur le siège et se faufila vers la sortie. Il regarda sa montre : il lui restait cinq minutes avant le départ du train. Par dignité, il se refusa à courir. Mais c’était tout comme : il avançait à grands pas contre le courant, évitant de justesse la masse des retardataires qui se pressaient en sens inverse, essoufflés, le regard inquiet, tirant derrière eux leurs bagages à roulettes. Le train allait être complet, c’était certain. Il pensa avec un soupir d’angoisse à son siège vide, si vulnérable, à peine protégé de la rapacité des autres voyageurs par un journal à moitié déplié et sa vieille sacoche de facteur. Arrivé à la machine, il enfonça à plusieurs reprises d’une main rageuse le billet dans la fente jusqu’à ce qu’il l’entendît claquer. Le parcours de retour fut brillant : sans bagages, il esquiva les attardés avec aisance, les doublant par la droite comme par la gauche, accélérant parfois entre deux valises pour s’infiltrer dans un espace laissé libre, laissant derrière lui ses concurrents manger sa poussière. Arrivé à la porte de sa voiture, il rencontra un bouchon.

Mais qu’avaient-ils donc à emporter avec eux ainsi toutes leurs possessions ? Le sujet des bagages avait été pendant longtemps un motif classique de dispute avec Susan qui, même pour quelques jours, ne pouvait partir en voyage sans emporter avec elle la moitié de sa garde-robe. Le comble c’était que c’était à luique revenait la tâche de soulever et de charrier ces valises monstrueuses, alourdies par le poids de paires de chaussures inutiles. Maintenant qu’il voyageait seul, il pouvait enfin profiter de sa liberté de mouvement. Travel light, comme on dit en anglais. Un sac de cabine dans le compartiment à bagages lui suffisait. Dans les aéroports, il filait directement vers la sortie tandis que ses compagnons de voyage, amassés autour du tapis roulant, guettaient la sombre ouverture de la machine qui délivrait à intervalles réguliers, entre ses lanières de plastique noir, des sacs, des valises et des boîtes en carton comme une tortue pondant ses œufs un à un dans le sable.

Il ne pouvait s’empêcher de penser à son siège réservé, si proche de lui maintenant et pourtant de plus en plus soumis à la convoitise de ceux qui se trouvaient devant lui. Pendant un instant, il imagina le pire : la présence à la place qu’il avait jalonnée d’un de ces hommes d’affaires sûrs de leur bon droit, installé à son aise dans son siège, prêt à en découdre avec quiconque voudrait l’en chasser. Il en eut immédiatement les mains moites. Il avait horreur des affrontements.

Le flot de voyageurs progressait lentement. Il n’y avait plus maintenant que quelques mètres à franchir. Il tendit le cou pour constater avec soulagement que sa place et ses objets personnels étaient exactement tels qu’il les avait laissés cinq minutes auparavant. Il se laissa tomber sur la banquette avec délectation. Il resta ainsi plusieurs instants, les yeux fermés, une douce chaleur au ventre, rassuré d’être enfin à l’abri, protégé du désordre extérieur, intouchable dans son îlot de confort.

Il se pencha pour observer le quai : dehors des gens couraient toujours à la recherche d’un wagon moins bondé que les autres. Des employés des chemins de fer renseignaient des voyageurs affolés brandissant des billets. On entendit de nouveau dans les haut-parleurs l’ennuyeux jingle et la voix féminine inanimée annonçant le départ, puis le chuintement des portes qui se refermaient et les bruits de l’extérieur tout d’un coup lui parvinrent en sourdine. Une atmosphère feutrée s’était installée et les conversations se faisaient désormais à voix basse. Soudain, la voiture s’ébranla dans un grincement, et après quelques secousses, le quai se mit à défiler lentement devant ses yeux.

2

Maintenant, il s’en voulait d’avoir ainsi cédé à ces angoisses ridicules. Comment pouvait-il, à son âge, se comporter comme s’il avait treize ans, comme si c’était son premier voyage non accompagné, celui qui l’avait emmené en Angleterre à l’insistance de sa mère « pour perfectionner ton anglais » ? Ce voyage en train avait fait partie, il s’en rendait compte aujourd’hui, de la grande stratégie qu’elle avait mise au point pour lui assurer une bonne situation. De nos jours, disait-elle, l’anglais, qu’on le veuille ou non, est un atout dans la vie. La perspective de ce séjour linguistique à l’étranger l’avait paralysé pendant de longues semaines et il avait tenté d’y échapper mais sans succès. Son frère était passé par là trois années avant lui, lui avait-on rétorqué et il en avait gardé un très bon souvenir. Ce dont il se souvenait, lui, aujourd’hui, c’était surtout la terreur qu’il avait ressentie à l’idée de ce premier voyage en solitaire et de toutes les catastrophes qui allaient, il en était convaincu, s’abattre sur lui : la perte de son portefeuille et de son argent, les billets égarés, la correspondance manquée à la gare de Victoria, la mauvaise ligne empruntée par erreur et l’arrivée, la nuit, dans une ville inconnue peuplée de gens dont il ne comprendrait pas la langue. C’était bien sûr l’autre objectif de cette épreuve : lui mettre un peu de plomb dans la tête. Il était rêveur, un peu trop sensible et délicat – peut-être même un peu trop fifille avec ses longs cils et ses grosses lèvres pulpeuses, de vraies lèvres de mérou, comme l’avait fait remarquer à toute la classe ce petit connard de Jean-Marc Signorini. Il avait besoin d’être endurci et ce séjour initiatique dans une famille britannique était un plan idéal. Il était donc parti un petit matin de juillet de la gare Saint-Charles, sa petite valise en cuir dans une main, ses sandwichs, l’un au jambon, l’autre au camembert, bien enveloppés dans du papier aluminium, un billet de cent francs plié en quatre dans son portefeuille et les tickets surtout qu’il ne fallait pas perdre dans la poche intérieure de son veston, un veston d’été en Tergal bleu acheté spécialement pour l’occasion au petit magasin habituel de la rue du Jeune Anacharsis. Aucune de ses craintes ne s’était évidemment matérialisée : il avait franchi avec aisance les obstacles des correspondances ferroviaires, personne ne lui avait chipé ses affaires et sa famille d’accueil avait été au rendez-vous à l’heure prévue à son arrivée à la petite gare de Worthing. Il était resté trois semaines dans cette famille – dysfonctionnelle comme l’écrivent aujourd’hui les magazines – passant ses journées, en compagnie des deux fils de la maison, deux grands benêts avec des têtes à claques, à tirer au fusil de chasse sur des pigeons dans le petit bois derrière la maison et à fumer des cigarettes blondes en regardant la télévision. Mais il avait passé brillamment l’épreuve. Il était revenu en héros : non plus un petit garçon à sa maman mais un vrai jeune homme, avec le regard blasé de ceux qui ont bourlingué. La preuve : le 45 tours des Animals – The House of the Rising Sun –qu’il avait soigneusement placé au centre de la valise entre deux couches de vêtements et les deux cartouches de Senior Service qu’il avait achetées à bord du ferry pour sa consommation personnelle et que sa mère s’était empressée de confisquer dès son arrivée malgré ses protestations.

Son enfance, il s’en rendait compte, n’était après tout qu’une série d’épreuves désagréables que ses parents lui avaient imposées et qu’il avait successivement traversées pour les satisfaire. Ainsi avait-il été inscrit par son père, à son corps défendant, dans l’équipe de jeu à treize de son lycée. Son père n’appréciait guère le football, selon lui un sport de comédiens, qui se laissaient tomber à terre comme des fillettes, dès qu’un adversaire les effleurait. Il préférait de beaucoup les sports de contact – la boxe, le catch, le rugby – les affrontements virils où des mastodontes se rentraient dans le lard tête baissée.« Vas-y, fous-lui un bon coup dans la boîte à ragoût ! », lançait-il, hilare, devant la télévision, les samedis de tournois des cinq nations, en offrant en modèles, à son frère et à lui-même, ces colosses au nez écrasé qui se relevaient des mauls, le visage en sang, et reprenaient leur place dans la mêlée après un simple coup d’éponge dégoulinante d’eau glacée. « Vous voyez, ils se tapent dessus mais à la fin du match, ils iront boire un coup ensemble, comme s’ils étaient les meilleurs copains du monde. » Avec sa grosse tête ronde de paysan calabrais, son coup épais, ses épaules carrées au-dessus d’un torse puissant, son père aurait pu lui-même, malgré sa petite taille, faire un talonneur acceptable. Mais il n’avait pas l’esprit d’équipe. Il voulait toujours faire les choses à sa façon, pour ne pas avoir à dépendre des autres. Ce qu’il préférait c’était l’effort individuel, le geste primitif de l’homme face à la nature : la terre qu’on retourne, les arbres débités à la hache, les buissons défrichés pour faire propre, pour repousser l’invasion anarchique de la végétation, pour remettre temporairement de l’ordre dans la pagaille générale qu’était le monde autour de lui. Il revenait de ses journées de débroussaillage sur le terrain, où un jour il ferait construire, la poitrine luisante, les poils sur ses énormes pectoraux encombrés de brindilles, des égratignures sur chaque bras et sur le visage une expression sereine, reposée, celle de celui qui a fait son devoir en donnant de sa personne, celle du soldat après la bataille, celle du héros qu’il n’était pas dans la vie. Ce que ce visage trahissait aussi, c’était la fausse modestie de celui qui cherche à être admiré mais qui prétend que ce qu’il vient de faire n’était rien du tout, qu’il n’y avait pas là de quoi en faire un plat.

Il n’obtenait guère pourtant de ses deux fils la reconnaissance qu’il cherchait, tant ils se sentaient écrasés par sa supériorité physique. Comme il aurait aimé qu’ils le défient sur son terrain, se transforment comme lui en gros bras, en durs à cuire, en forces de la nature ! Peut-être pas l’aîné qui avait poussé en hauteur, sans s’épaissir, comme une scarole montée. Mais en lui, le second, qui avait hérité de sa tête ronde et de sa carrure, son père avait longtemps placé beaucoup d’espoir. Il aurait voulu en faire un rival avec qui il aurait pu monter sur le ring, lui montrer à la dureles secrets du métier.

Ce n’est pas qu’il n’aurait pas aimé lui-même à cette époque plaireà son père, lui montrer qu’il était lui aussi costaud et énergique. Mais c’était sans espoir. À la fin des matches de rugby, malgré les paroles encourageantes, les tapes sur le dos, il sentait bien que son père était déçu. Son fils n’était pas le champion, le vrai sportif, qu’il avait souhaité. Il ne courait pas assez vite, il n’était pas un battant. Ce manque d’agressivité était ce qui inquiétait le plus ses deux parents. Comment allait-il s’en sortir dans la vie ? Faire son trou ? Si rien n’était fait pour contrecarrer cette nature indolente, ce tempérament amolli, c’était clair, il allait terminer comme l’oncle René – un rêveur, un raté, un aigri. Pour réussir dans la vie, il fallait savoir jouer des coudes.

L’expérience rugby n’avait guère duré, toutes les parties impliquées – lui-même, son père, le prof de gym, Monsieur Veyssière, un excité qui hurlait sans cesse, et ses équipiers – étant tombées d’accord sur son manque de talent. Il se souvenait d’un match perdu par une marge démoralisante, un samedi après-midi glacial, dans un terrain boueux de banlieue, coincé au bord de l’Huveaune, entre deux usines. En rentrant aux vestiaires, le coach avait ironisé sur sa tenue immaculée qui contrastait avec l’état lamentable de ses camarades, crottés de la tête aux pieds. Peu de temps après cette petite humiliation, il avait demandé à abandonner le rugby. Ni son père, ni sa mère ne s’y étaient opposés. On n’en avait plus reparlé. Son père avait finalement dû admettre que sous ses apparences de petit balès, son fils était un pied-plat, un bras cassé, un moulegas. Il n’y aurait personne pour faire la compète avec lui, il n’aurait plus qu’à jouer tout seul. À quoi bon avoir des fils à soi, s’ils sont comme des étrangers, si on ne les reconnaît pas, comme si c’était le voisin qui les avait faits?

Incapable de rivaliser avec lui sur le terrain de la force physique, il s’était rattrapé plus tard lorsqu’il s’était rendu compte que son père qui, pendant des années avait été incollable en tables de multiplication, en histoire de France, en sciences naturelles, commençait à lâcher prise. L’algèbre, la trigonométrie, les équations différentielles, le nombre d’Avogadro, tout cela désormais le dépassait. Du latin, il ne se rappelait plus que quelques expressions tirées des pages roses du Larousse, « asinus asinum fricat » ou de ses années d’enfant de chœur « Ite missa est ». Quant au grec ancien, qu’il n’avait jamais étudié, il ne connaissait que la fameuse « Ouqu’élabon’ polin’ ? Alla gar elpis ephè kaka ! » qu’il énonçait toujours doctement, l’index levé vers le plafond, comme s’il s’agissait des tables de la loi. Ce n’était pas sa faute: il aurait pu aller plus loin, devenir ingénieur ou architecte, mais il avait abandonné ses études pour fonder un foyer et faire chauffer la marmite. Il s’était écorché les mains et éreinté le dos sur les chantiers pour payer à ses deux garçons des vêtements corrects et une alimentation bien équilibrée : des bonnes soupes de légumes, de la purée avec du beurre, du foie de veau à cause du fer et du poisson deux fois par semaine parce que ça contient de l’iode et que l’iode c’est bon pour la matière grise. Ces circonstances atténuantes, son fiston les avait reconnues sur le tard mais à l’époque, c’était une affaire de revanche et il ne manquait pas de faire sentir à son père que sur le plan des choses intellectuelles, il ne lui arrivait pas à la cheville. Oh, comme il prenait plaisir à la table du dîner à étaler ses connaissances fraîchement acquises ! Comme il aimait faire le malin et le sophistiqué ! Tel un petit Verdurin, il citait du Horace ou du Pline l’Ancien, la chimie n’avait pas de secrets pour lui – la pincée de chlorure de sodium que son père laissait tomber au fond du saladier pour préparer sa vinaigrette se dissolvait dans l’acide acétique et formait avec l’huile d’olive une émulsion. Mais son père le prenait bien. Il était généreux dans la défaite. « C’est très bien, fiston », disait-il en se resservant un verre de rouge. « Continue à bien travailler comme ça. Un jour tu seras aussi intelligent que ton père. »

Le train avait quitté la ville proprement dite et se faufilait entre des murs d’usine et des entrepôts de banlieue. Des tours d’immeubles surgissaient parfois au-delà des terrains vagues. Partout des graffitis aux couleurs crues, des tags aux grandes lettres acérées, les signatures mégalomanes des laissés pour compte qui lançaient ces défis pitoyables aux voyageurs assis dans le confort climatisé de leurs fauteuils de première classe. Les Ozmek et les Rapax en immenses lettres fluo ne faisaient pas lever les yeux des hommes d’affaires tapotant sur leurs ordinateurs portables ou ceux des bourgeoises feuilletant leur Figaro Madame. L’annonce du système sonore le fit sursauter. Une voix masculine à l’accent du sud-ouest annonçait la présence d’une voiture buffet vers l’avant du train, trois voitures devant la sienne. Déjà quelques personnes, des assoiffés, se levèrent et prirent le chemin du bar.

De toutes façons, ces souvenirs du père étaient ridiculement sentimentaux : une réaction bien naturelle d’embellissement, de reconstruction après la disparition d’un être cher. Quelle prohibition bien enfouie nous inclinait ainsi à gommer les ombres pour ne laisser en place que les parties illuminées ? À l’enterrement, on avait évoqué l’homme intègre, courageux, travailleur. On avait mis en relief son rejet des honneurs et des conventions, ses goûts simples, sa passion pour la chasse et la pêche, son amour de la nature. Tout cela n’était pas faux. Mais l’ordre, la droiture, le goût de l’effort et du travail bien fait, le maintien droit et altier, le regard vif et direct, la poignée de main franche et virile, le cheveu court et bien peigné, les poils du nez et des oreilles régulièrement élagués, tout cela avait quand même une odeur flagrante d’Ordre nouveau, des relents de travail, famille, patrie