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Jane quitte le confort de sa Provence natale pour Saïgon en 1905, une aventure qui transformera sa vie. Son esprit généreux et curieux la propulse vers l’indépendance et la modernité. Un siècle plus tard, son arrière-petite-fille découvre son héritage, délivrant ainsi une autre femme de ses tourments. Ce récit initiatique explore les vicissitudes de l’humanité tout en célébrant l’espoir infini qui persiste malgré tout.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie-Pierre Chatard a transformé sa passion pour la lecture en métier en devenant professeure de Lettres. Inspirée par les traditions épicuriennes du Beaujolais et le romantisme sauvage du Yorkshire, son amour pour William Shakespeare rivalise avec celui qu’elle voue à Albert Camus. Elle nous livre le récit du parcours improbable d’une jeune femme cherchant à surmonter une douleur d’enfance et à repartir de zéro.
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Marie-Pierre Chatard
Les perles d’Orient
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie-Pierre Chatard
ISBN : 979-10-422-2712-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Mon roman raconte ces moments que nous connaissons tous, ceux des souffrances, ceux des choix, ceux des erreurs, ceux des réussites, ceux des doutes, mais surtout ceux des réparations.
Il s’attarde sur l’humain ; celui qui détruit, le vil, le malhonnête, sur l’humain le généreux, le sage et le doux, sur l’humain qui a une révélation et celui qui va s’accrocher aux petits bonheurs pour résister. Il raconte une réparation miraculeuse, car elles le sont souvent.
Il parle de la grande pesanteur et des petites grâces indispensables.
Depuis que je sais tenir un crayon, j’en ai commencé des romans.
J’ai des dizaines de boîtes remplies de bouts de papier avec des personnages et des histoires.
Jamais terminés.
Certains de mes professeurs à l’université me reprochaient « une tendance à faire du style » tandis que d’autres m’en félicitaient. À ne plus rien comprendre.
Alors, j’ai étudié les livres, j’ai pris plaisir aux textes des grands auteurs. Je suis devenue professeur de Lettres.
Après, pas facile d’imaginer que je pouvais rivaliser !
Finalement, je trouvais toujours une bonne excuse pour ne pas affronter le danger de me relire, de me relire, de retravailler mon texte, de me rendre compte qu’il fallait agiter le coupe-coupe, mettre des phrases en pièces et passer les mots au fer rouge.
J’ai repris la toute première de mes histoires. Celle que je m’inventais avec les cartes postales de ma grand-mère. Et voilà !
Elle aime les tartes framboise-pistaches, les morceaux de poires d’Erik Satie, les orchidées et ses fils. Par le plus beau des hasards, elle va se plonger dans le passé de son arrière-grand-mère. Accompagnée par deux dragons rieurs, elle s’évade dans l’Indochine des années 1900 et trouvera enfin le courage de se délivrer et de se réinventer.
À ma grand-mère, Marie-Francine
Aux hommes de ma vie
Mon grand-père Marius Eugène
Mon père Claude Modeste
Mes fils Quentin, Allister, Gawayn, Liam,
mes espoirs, mes lumières et ma plus belle réussite.
Il sembla que le cours du monde venait de s’arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillirait plus ni ne mourrait. En tous lieux, désormais, la vie était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, quelqu’un pleurait de peine et d’émerveillement.
Albert Camus, L’exil et le royaume
All the world’s a stage.
William Shakespeare, As You Like It
On a sonné à la porte. Mes fils regardaient une série policière. Un visage grave apparut, vaguement larmoyant. Après avoir vérifié qu’il ne pouvait être entendu que de moi, il m’a annoncé qu’elle était morte hier soir et retrouvée au matin par les aides-soignants.
Le jour est venu. Nous nous sommes habillés de noir en silence. Mes amis Dzovâg et Lennox nous ont accompagnés, ont commandé et sont allés chercher la couronne de fleurs sans dédicace, que je n’ai pas choisie mais que j’ai déposée avec une gestuelle furtive de la culpabilité pour cette hypocrisie pimpante et harmonieuse qui ne correspondait en rien à mes sentiments. Ils nous ont regardés cachés derrière leurs gros sourcils broussailleux. Selon eux, elle avait été retrouvée assise dans son canapé, crise cardiaque. Pendant sa dernière prévision météo, elle avait dû lancer une de ses pantoufles à pompons contre son téléviseur tout neuf. Un violent choc avait causé un impact sur l’écran. Elle adorait regarder la présentatrice et l’insulter.
Drôle de Cendrillon morte avec une seule pantoufle aux pieds et vêtue d’une pitoyable chemise de nuit à petites fleurs. Ses derniers moments furent donc consacrés à conspuer la présentatrice de la météo qui la mettait dans une rage folle, morte comme elle a vécu, détestant. Elle gisait sur le sol, sa pantoufle écorchée par des morceaux de verre.
— Le téléviseur est foutu, m’ont-ils annoncé comme si je l’attendais en héritage.
Elle n’a pas souffert.
Non, je n’ai pas lu de texte pendant la cérémonie, ni un évangile ni un éloge, non, je n’ai pas lu de poèmes, elle n’aimait pas la poésie, elle trouvait cela bébête.
Non, je ne me suis pas placée pas en tête du cortège.
Non, nous n’avions jamais parlé des souhaits qu’elle avait pour la cérémonie, à part une messe en latin mais le prêtre a du mal à prononcer le latin car il est togolais.
Elle n’avait jamais rien compris au latin de toute façon. Mais elle pensait que dire des prières dans cette langue lui faisait briguer une place au plus proche à la droite du père.
Nous sommes présents parce qu’il le faut.
Non, je ne suis pas triste. Je n’arrive pas à pleurer ni à faire semblant derrière des lunettes noires. Il fait un temps si gris, que les lunettes noires seraient déplacées.
Je n’éprouve pas un micron de colère. Je regarde le spectacle, comme on regarde un enterrement, celui d’une personne de fiction.
Demain, ma vie ne sera pas sombre, au contraire, je serai plus légère.
Oui, je me souviens encore de mes prières et récite le rosaire après la mise en terre. Le sordide orgue de la petite église de campagne me laisse les doigts paralysés, je n’en jouerai pas.
J’ai été condamnée par une dizaine de costumes noirs, deux manteaux de fourrure marron glacé surmontés des tambourins à voilette noire. J’ai été exécutée par des par-dessus sombres et élimés, stèles dérisoires pour leur tête grisonnante. Le juge d’application des peines m’a dit à voix basse dans le creux de l’oreille que je devais avoir honte et que j’étais morte pour la famille depuis longtemps. Cela m’a rassurée.
Ce qui est mort pour eux est source de vie pour moi. Je l’ai compris un peu tard, j’espère que ce ne sera pas trop tard pour moi. Leur rejet représente une pleine satisfaction.
J’ai dit merci, je crois. Mais je ne sais pas pour quelle raison.
Ils sont venus parce que c’est comme ça que se passent les enterrements. Au bar du village, je ne sais qui a payé une collation pour ceux qui viennent de loin. Personne ne vint de loin pour cet enterrement. Ils vivent tous agglutinés les uns aux autres pour se donner l’air d’être proches et vivants.
Ils se sont détournés de dédain au moment des condoléances, quand mes amis homos, qui étaient arrivés main dans la main, ont voulu les saluer. Ils ont couvert de baisers ventouses, mélange de bave et de larmes, mes fils qu’un dégoût, parfaitement adéquat aux circonstances faisait grimacer. Mes enfants sont plus courageux que moi qui ai retenu un soupir de soulagement. Il s’est mis à pleuvoir. Lennox, l’ancien presbytérien leur a jeté un regard dédaigneux depuis sa stature tout imprégnée de prestance austère. Il fut du plus bel effet dans la parade. Je le regardais emplie d’une joie qu’il me fallait cacher. Il était notre façade de bon ton.
Nous sommes tous remontés dans nos véhicules respectifs. Mon écossais conduisait, il mit un CD des meilleurs morceaux de Debussy, par délicatesse, celle de son âme tout entière. Il s’est retourné vers moi.
— Tu te sens comment ?
— Il va pleuvoir toute la soirée.
— Tu veux qu’on en parle autour d’une tasse de thé. –
— Ça doit faire bizarre de ne pas sentir de chagrin quand sa mère meurt ? Moi, j’aime dire le mot maman. Toi non, remarqua Dzovâg.
Lennox ne disait rien, il sifflotait.
— J’ai du mal à me faire à l’idée qu’on ne t’aime pas.
— Après le tunnel, le temps aura sûrement changé. C’est OK pour la tasse de thé. Un thé au goût de petit beurre, au goût d’enfance.
Il n’y avait de désagréable que ma tête devenue un peu lourde et la paume de ma main sur le cuir du siège mouillé par quelques secondes d’exposition à la pluie. Rien de plus pour rien de moins.
Il a fallu vider l’appartement de sa « résidence pour seniors » comme elle aimait tant à le dire. Tout y était rangé dans un ordre effrayant. Empilement d’enveloppes et de boîtes étiquetées. Piles de linge amidonné, odeur de naphtaline, rien ne manquait à l’horreur de cette vie terminée, mais qui s’était arrêtée depuis longtemps. À se demander même si elle avait un jour commencé cette petite vie étriquée ?
Deux manteaux de fourrure me narguèrent au premier coulissement de la porte du placard et en dessous, s’étaient cachées, anonymes, d’anciennes boîtes et des piles de lettres enrubannées ? Je les reconnus. Je les avais ouvertes et éparpillées chez mes grands-parents, du temps de l’enfance, du temps du partage avec ma grand-mère Francine. Je reconnus le coffre de métal, protégé par une petite serrure que j’avais le droit d’ouvrir, comme on ouvre un journal intime.
J’ouvrais à nouveau le coffre que ma grand-mère me prêtait pour rêver avec elle. J’y redécouvrais des images anciennes en noir et blanc, colorisées, en couleurs, dessins de clochettes de muguet, d’œufs de Pâques, de houx et de gui, quartiers inconnus de New York ou de Glasgow. Les cartes que Francine recevait de sa mère. Mes cartes postales préférées se lisaient comme un livre vertical ou une estampe. On trouve encore de ces objets dans les villes touristiques ; des livrets qui s’ouvrent à l’horizontale et dont les cartes se déploient à la verticale comme un escalier qui sort de la trappe du plafond. Plutôt que de m’étalonner contre une porte ou un mur, je me suis vue grandir en comparant ma taille au déploiement des cartes banderoles indiquant ainsi ma croissance sous le regard ému de Francine.
Notre rituel, c’était que je pose la couverture de livret sur ma tête et je laisse tomber sur moi les images. La première couvrait mon visage. Ma frimousse d’enfant était recouverte par la promenade des Anglais ou le port et les quais d’Alger.
Le coffre contenait une large guirlande de cartes détachables, que personne ne sépare jamais et qui butait sur le bout de mon nez et le bout de mes pieds quand j’avais moins de cinq ans. Le temps passant, les guirlandes du bout du monde se mirent à pendre dans le vide et je dansais avec elles. Les silhouettes de papier se transformaient en princes charmants exotiques qui m’invitaient au bal des fleurs. Francine me voyant tournoyer sortait ses épais vinyles de valses d’un des Strauss, mon grand-père allumait la coupole en pâte de verre brune dont la lumière rebondissait sur les miroirs de la salle à manger. Le miracle de Jane, une arrière-grand-mère dont je ne savais presque rien, à part qu’elle avait voyagé à une époque où les voyages prenaient du temps et que rares étaient les femmes aventurières.
Le souvenir de ma grand-mère restait présent en permanence dans ma vie de tous les jours. Dans mes souvenirs, Francine ne parlait de sa mère qu’avec économie sauf une fois par an quand nous rendions visite à madame Odette Thiers à Aigues-Mortes ; une vieille dame, approchant malicieusement les 100 ans, qui me préparait des confitures d’abricots et des fougasses au sucre et à la fleur d’oranger. Je me délectais de la fraîcheur de sa petite maison tout près de l’église des pénitents gris et de l’odeur des pruneaux à l’eau de vie que ma grand-mère et elle dégustaient en parlant de Jane, agitant des petits mouchoirs brodés dont la soie pétillait dans les raies de lumière qui filtrait entre les persiennes.
Après le grand soleil de mai et les couleurs de la Provence qui n’en peuvent plus de jaillir, après les voix qui chantent et hurlent, les guitares en larmes, l’agitation des bêtes dans les manades, la boue et le crottin, Francine m’emmenait me reposer dans l’appartement propret de Madame Thiers où régnait l’odeur de la lavande apaisante et où les volutes de broderies sur les draps blancs et lourds avaient un effet hypnotique. Petite fille, je n’aimais faire la sieste que chez La Mamie Thiers, le ventre plein de douceurs. Par les persiennes fermées, les rayons de lumières dévoilaient d’infimes petites étoiles de poussière avec lesquelles je jouais. Je les balayais avec les doigts ouverts, je les faisais virevolter. Une fois les persiennes à nouveau ouvertes, les petites étoiles disparaissaient dans un quelque part invisible d’où un être suprême, pour combler mon ennui, m’envoyait des étoiles que j’étais seule à voir. Cela me conférait un pouvoir magique, une vérité uniquement perceptible à mes yeux d’enfant. Je compris alors que ce n’est pas parce que nous ne voyons pas les choses qu’elles ne sont pas là, nous entourant. Plus tard, je voulus comme cadeau de Noël un microscope.
Ce santon de Provence vivant, au sourire mutin me racontait l’histoire de Mireille et me promettait à mon réveil de me parler de Monsieur Vincent qu’elle avait vu peindre un jour près des roulottes à Aix. Cette petite dame toute de noir vêtue se séparait le temps d’un récit de son austérité et prenait un morceau de fougasse qu’elle bloquait dans sa joue, minait son visage déformé par la douleur d’un abcès dentaire pour m’expliquer les circonstances de sa venue à Aix. Puis elle faisait tomber son fichu en arrière sur son cou, ébouriffait ses cheveux blancs sortant de son petit chignon bas, se voûtait encore plus qu’elle ne l’était déjà et de sa main osseuse, peignait dans le vide une toile invisible. Elle pouvait décrire dans les moindres détails, cette peinture entrevue quelques secondes à l’âge de cinq ans dans le délire fiévreux de l’infection qui avait failli lui coûter la vie. Elle créait alors, une sorte de lien entre moi et le génie qui devenait comme un membre de la famille, une personne familière et j’attendais un genre de contamination de son talent. J’imaginais que Mamie Thiers avait pu retenir dans son regard pâli par le temps, dans ses gestes ou dans un endroit caché de son être l’inspiration du peintre. Je voulais croire qu’elle en saupoudrait dans la daube que nous mangions le soir chez sa fille, et qu’elle en glissait dans les poches des tabliers brodés qu’elle m’offrait tous les ans. Je voulais qu’elle fût une sorte de dépositaire sacré des tourments créateurs qu’elle avait su apaiser dans ses recettes de cuisine et ses napperons avant de me les transmettre à moi et uniquement à moi qui pouvais en faire quelque chose.
Elle portait toujours une paire de boucles d’oreille que son amie Jane lui avait offertes et avec lesquelles elle voulut être enterrée. J’entendais Francine et Mamie Thiers parler à voix basse de Jane, de Modeste et de Louise. Francine lui réclamait toujours de toucher le premier Louis d’or que ses amies et elle avaient gagné. Francine avait gardé celui de sa mère dans un bel écrin bleu d’encre. Madame Thiers le conservait dans son livre de messe. Louise, dont la photo à dos de chameau ornait un petit guéridon dans le salon, l’avait fait transformer en médaillon qu’elle porta longtemps sur elle. Mais qui pendait à une chaîne en or accroché au cadre de sa photo. Les autres pièces avaient été converties pendant la guerre en silence et en nourriture.
L’envie de connaître Jane aujourd’hui, de me rapprocher d’elle, je le tiens peut-être de Mamie Thiers et des échanges à mots couverts que j’entendais entre deux femmes dans la pénombre d’un appartement aux persiennes bleues. Voix basses et chuchotements attirent l’oreille d’une enfant rêveuse.
Je rentrais chez moi et nous offrais aux garçons et à moi une tournée de tartes framboise-pistaches. Déguster une tarte aux framboises et pistaches peut prendre plus d’une heure, si petite bouchée par petite bouchée, du bout des dents, on croque une graine de framboises, on lèche de la pointe de la langue la crème de pistaches et que l’on fasse fondre sous la langue la pâte biscuitée. L’espoir naïf de l’enfance s’attache souvent à la douceur d’un dessert. Je tirais ainsi sur le fil de tous ces beaux moments passés avec Francine. Elle, la mère de ma mère. Elle aurait dû être son modèle comme elle sera toujours le mien. Mais, il en fut autrement. Et je souriais en imaginant une série de livres qui aurait pour héroïne non pas La Martine de mon enfance, mais ma grand-mère Francine. Francine prépare les bocaux de cornichons, Francine coud un costume pour la fête de l’école, Francine achète une robe de soirée à sa petite-fille adorée, Francine invite ses amies, Francine va à l’hôpital raconter des histoires aux enfants malades. Je retrouvais ma grand-mère sur les touches du piano, sur le revers du col de mon manteau par l’odeur de son numéro 5 ou une trace de poudre de riz à la rose.
Je savais que je possédais une photo de Mamie Thiers dans l’album photos des chats, celui de mes premières années de vie. Un peu affadie, me représentant entourée de mon père, de mon grand-père et de Francine au bord de la mer, et je supposais à nos tenues que c’était un dimanche et que nous étions sur le chemin du restaurant du filleul de madame Thiers, pèlerinage tout aussi important que celui des gitans aux Saintes Marie. Je retrouvais l’album et la photo. Je remémorais l’odeur de la daube. Les ingrédients de la daube de la Mamie Thiers comportaient le prodige de Vincent Van Gogh et le miracle de la guérison de sa fille. Quand je fus assez grande pour comprendre que certains secrets doivent être scellés dans le cercle intime, Francine me raconta pourquoi, tous les ans, nous nous rendions au pèlerinage des gitans. Paulette, son amie, la fille de Mamie, avait souffert d’un mal étrange qui la paralysa. Les mauvaises langues de l’époque trouvaient cela normal, qu’elle ait une santé fragile.
Elle n’avait que neuf ans et ne quittait plus son lit. Elle ressortit guérie un soir de fête d’une roulotte bariolée qu’une vieille gitane décorait spécialement pour les pèlerinages.
La pénombre rentrait dans mon appartement. Je n’allumais pas les lumières laissant celles de la rue créer une atmosphère de recueillement semblable à celle de la crypte où la vierge noire bénit les gens du voyage.
Qu’il pleuve ou que le soleil brille, je rentrais du travail à pied en m’obligeant à passer devant le six bis, l’immeuble où Francine et Marius avaient vécu les dernières années de leur vie. Parfois, je montais jusqu’au second, parfois je m’attardais dans la petite cour où une tribu de chats se reproduisaient, les mêmes chats, les mêmes chatons depuis quarante ans. Le temps s’y était arrêté.
Le soir, j’ouvrais la boîte en fer trouvée chez ma mère. Je me glissais dans l’intimité de ses premiers échanges avec Modeste. À cette époque, faire la cour à une jeune fille passait par un échange de belles lettres poétiques et prometteuses. Modeste racontait ses découvertes de pays orientaux. Les lettres de Jane fleurissaient de lavande, se parfumais de fleur d’oranger, se délectaient de miel et de nougat. Elle citait des extraits des livres qu’elle lisait. Modeste parlait technique et ethnologie, Jane le régalait de saveurs multiples. Chacun posait sur le monde un regard singulier, regards qui finirent par se croiser et s’enrichir de leurs différences.
Je piquais une carte et parcourais le monde au hasard des voyages de Modeste qui écrivait à sa bien-aimée, qui devint sa fiancée. Plus tard, ils écrivirent d’une seule plume à leur fille ma grand-mère. Je cherchais sur internet les lieux que je voyais sur les cartes postales ; la rue Michelet à Alger, Jamaica street à Glasgow, le lycée français de Pondichéry. J’achetais une carte du monde et une plaque de gommettes de sept couleurs différentes.
J’attribuais une couleur à chaque destination. Je fabriquais avec du canson de la même couleur des enveloppes à la taille de la boîte en fer et je classais définitivement les cartes par destination. Je découvrais à ce moment le dos des images et les cachets de la poste qui me permettaient de les dater. Francine avait dû prendre l’habitude de collectionner les cartes que sa mère lui envoyait. Puis je classais aussi les plus récentes, en couleurs, des années soixante de ses propres voyages, elle ramenait aussi des cartes vierges. Le contenu des messages de Jane à sa fille n’était souvent plus lisible à part quelques mots ; arrivée, fête, bonne santé, jours, impatience, tendrement, baisers, l’encre effacée ne me donnait que des mots doux et aimants.
Je m’endormais en rêvant aux lieux où Jane avait posé ses rubans, ses dentelles et les tenues dont parlait Francine, cette garde-robe adaptée à tous les climats, du plus chaud au plus froid et du plus désertique au plus humide, ces vêtements de soirées, ses jupes-culottes pour les expéditions. Hélas, plus rien ne subsistait de ces toilettes car elles avaient fourni à ma grand-mère le tissu des vêtements de la famille et des juifs contraints à fuir.
Dans les costumes de laine de Modeste, elle avait pu tailler des manteaux, dans les robes de la layette et elles bourraient de papier les bottes qu’elles distribuaient à ceux qui se cachaient dans le Vercors. Dentelles, bas et rubans ravirent les jeunes filles privées des joies de l’adolescence par les restrictions.
Il me restait la fierté d’être leur petite-fille.
Je jouais du piano et je le laissais clamer ma douleur. On l’entendait, je la laissais sortir cette passion que je ne pouvais définir. Je l’aimais pour la hardiesse qui l’accompagnait. Mes émotions se perdaient dans le bruit.
J’allais au travail, je voyais du monde, j’éludais les questions sur la famille et surtout sur la mort de ma mère.
Premier paquet de lettres enrubanné de satin violine
Papier blanc soyeux et jauni
Saint-Nazaire, Le 24 mars 1904
Ma douce Jane,
Votre dernière lettre m’a apporté un ravissement sans pareil. Je n’osais espérer une aussi belle réponse. Votre apparition au bal de Saint-Zacharie me parut si irréelle que j’ai encore peine à croire aujourd’hui que vous avez accepté de danser plusieurs valses avec moi, un si piètre danseur. Vos pieds et votre taille si légère défiaient les lois de la pesanteur. L’ingénieur que je suis ne s’explique encore pas comment vous m’avez si bien guidé et comment j’ai pu tourbillonner aussi gracieusement que les meilleurs danseurs qui nous entouraient.
Le décor qui m’entoure n’est que grisaille et métal. Le plus beau ciel de Saint-Nazaire n’est que bleu buvard et je vous imagine sous l’azur.
Je suis avec vous les aventures de cette Annie, nouvelle héroïne d’un des derniers romans de Madame Colette. Vous me communiquez cet élan vers la liberté qui manque tant à mes planches mécaniques.
Je vous imagine dans l’air parfumé des abricotiers, sous votre grand chapeau de paille ou les cheveux au vent, assise sur le sommet d’une colline, votre livre à la main. J’aimerais savoir dessiner d’autres choses que des pièces mécaniques et pouvoir d’un seul trait fixer votre silhouette sur un billet que je garderais près de mon cœur.
Pardonnez les impétuosités de mon cœur. Vous illuminez depuis quelques semaines la grisaille du ciel et l’âpreté du métal.
La compagnie m’accorde quelques jours de repos pour les fêtes de Pâques et j’espère vous revoir à cette occasion. Je reviens en Provence et donc vers vous le 10 avril et le temps me tarde.
Avec toute mon admiration et mon respect
Bien à vous,
Modeste
Papier fleuri
Manosque, le mardi 26 avril 1904
Cher Modeste,
Je dois dire que vous nous avez à tous fait fort belle impression lors de votre visite pour les fêtes de Pâques. Ma vieille Tachet qui d’habitude a le mot rare s’est plu à discourir sur votre personne en termes élogieux. Ce qui nous a tous étonnés. Je me fie beaucoup à son bon sens, elle a l’instinct des gens de la terre qui lisent dans le ciel et dans les âmes avec une sûreté qui vaut bien toute la philosophie des savants.
Vous avez réussi avec succès les épreuves de la garrigue, comme mon cher père aime à nous raconter votre journée de promenade sur ses terres.
Quant à moi, j’ai pu lire dans vos yeux noisette, entre deux notes de mes partitions pour piano, que la musique vous émeut tout autant que moi.
Je relis avec fébrilité le recueil de poèmes d’amour de Monsieur Mallarmé que vous m’avez offert. Quelques larmes perlent à mes joues quand je relis ces vers :
Le sais-tu, oui ! pour moi voici des ans, voici
Toujours que ton sourire éblouissant prolonge
La même rose avec son bel été qui plonge
Dans autrefois et puis dans le futur aussi.
Vous reviendrez bien vite, mon cœur l’espère. Pour ma joie bien sûr, et pour celle des miens qui vous aiment déjà tant.
Votre douce amie
Jane
Papier fleuri
Aix En Provence, le dimanche 18 septembre 1904
Comme je vous l’avais indiqué avant votre départ, je me suis rendue quelques jours à Aix avec ma tante Mathilde qui doit consulter un médecin spécialiste car son œil droit la fait souffrir et que la vision qu’elle a depuis cet œil lui paraît floue.
Nous longeons chez une amie de pensionnat de ma chère mère. Pour ne pas me faire trop de peine, nous ne parlons d’elle que brièvement.
Toute portée par cette énergie vitale qui la caractérise, ma chère Mathilde n’a aucun doute sur la guérison de son œil. Elle n’a jamais autant joué du piano. Elle sait tant de morceaux par cœur que sa vision troublée ne la dérange que peu. Il me semble simplement qu’elle choisit des pièces plus nostalgiques ou tristes que d’habitude.
Mon âme s’est emplie de chaque instant du jour de nos fiançailles. C’est à peine si j’arrive à contenir ma joie.
Le 30 août restera à jamais gravé dans ma mémoire, comme le jour béni où nous avons enfin pu échanger des regards amoureux. Nous avions été sages et éloignés. Nous ne le sommes plus depuis.
Je chéris cette grande nappe blanche qui couvrait notre table de fiançailles et qui est aujourd’hui tachée à jamais par les pétales multicolores des bouquets composés par nos invités. Je l’ai jetée aux barreaux du pied de mon lit. Elle symbolise discrètement vos promesses.
Je fais miroiter au soleil déclinant le grenat vert et les perles fines de la bague d’engagement que vous m’avez offerte.