Louis et les esprits de Banie - Jean-Thierry Tanakas - E-Book

Louis et les esprits de Banie E-Book

Jean-Thierry Tanakas

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Beschreibung

Embarquer à la conquête du Pacifique

En son temps inconnu et désormais dans l’oubli, comme des milliers d’autres bougres, assoiffé de curiosités et de découvertes, un homme tenta, un peu malgré lui, l’aventure qu’offraient tous ces mondes, qui, aux yeux de la vieille Europe, paraissaient bien nouveaux. Il s’embarqua un jour sur un navire qui promettait les merveilles de l’Orient, les perles du Pacifique et l’Eldorado. Le temps d’une épopée, il se tint dans l’ombre de son capitaine, qui se fit seul une place dans l’histoire. Comme ces illustres hommes, il ne voulait point conquérir. Il espérait mettre l’Homme en contact avec l’Homme. Il voulait rencontrer ses congénères, il voulait comprendre les autres, il désirait savoir. Aujourd’hui comme hier, on se souvient des massacres perpétrés par les Européens au nom de la foi et de l’or. Puisse demain, se souvenir aussi de ces hommes des premiers contacts, car eux n’avaient qu’une seule ambition : la connaissance.

Un roman historique et exotique hors du commun

EXTRAIT

(Bateau…)
Lorsqu’il vit au loin la silhouette de l’imposant navire, il referma les yeux et l’ignora. Il crut à un autre de ses fantasmes.
— (Bateau.)
Il rouvrit un œil face au soleil aveuglant. Sa joue se décolla de la peau de son avant-bras dans un bruit de déchirure, il releva la tête et posa un coude sur le sable.
— (Bateau !)
— Bateau ?
Il se pétrit le visage et plaça sa main sur son front en guise de visière. Il fronça les sourcils, se frotta les yeux. Il se toucha ; se pinça, comme pour s’assurer que ce n’était point un mirage, et se leva. Le simple spectacle d’un navire qui passait lui paraissait parfaitement irrationnel. Il lui fallait réfléchir.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Thierry Tanakas est né en 1975 à Marseille où il vit. Louis et les esprits de Banie est son premier roman, il a été écrit et développé dans les îles Salomon et en Indonésie.

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Jean-thierry Tanakas

Louis et les esprits de Banie

À l’Ours,

Premier mouvement

La liberté vient en errant

*

– (Bateau…)

Lorsqu’il vit au loin la silhouette de l’imposant navire, il referma les yeux et l’ignora. Il crut à un autre de ses fantasmes.

– (Bateau.)

Il rouvrit un œil face au soleil aveuglant. Sa joue se décolla de la peau de son avant-bras dans un bruit de déchirure, il releva la tête et posa un coude sur le sable.

– (Bateau !)

– Bateau ?

Il se pétrit le visage et plaça sa main sur son front en guise de visière. Il fronça les sourcils, se frotta les yeux. Il se toucha ; se pinça, comme pour s’assurer que ce n’était point un mirage, et se leva. Le simple spectacle d’un navire qui passait lui paraissait parfaitement irrationnel. Il lui fallait réfléchir.

– (Un navire, que diable ! Un navire !)

Il sourit.

Les mains posées sur les hanches, il commença à avancer sur la plage d’un pas lent et fébrile, il mit un pied dans l’eau, il rit. Un bourdonnement de bonheur envahit soudain son corps décharné. Les frissons, les tremblements, les spasmes, les grelottements, la chair de poule, le poil hérissé, les gouttes de sueur. Tout ce que pouvait produire son corps pour manifester l’ensemble des émotions qui le traversait fut mis à contribution. Émerveillé, il reprit son souffle. Il ne pouvait y croire, un navire enfin, cet inespéré navire que lui et ses compagnons avaient tant attendu. S’ils savaient, eux qui désormais reposent sur les hauts de cette île funeste.

– Comment s’appelle cet endroit qui a servi de cimetière ?

– (Piano ? Parno ?)

Il n’arrivait pas à s’en souvenir, son esprit divaguait depuis déjà trop longtemps et sa mémoire était farceuse. Il leva les bras. Il commença à appeler, doucement, il se tut. Il rappela. Se tut à nouveau. Puis il cria, hurla, sauta. Il gesticulait autant qu’il pouvait. Il se mit à courir sur la plage en faisant de grands gestes, du bruit, du bruit, il fallait faire du bruit, il fallait qu’il soit vu, on devait le voir, on devait le croire, on devait venir. Le navire s’approcha. C’était un gros galion espagnol d’au moins mille tonneaux.

– Au moins !

Puissant et massif, il portait sur sa poupe l’inscription de son nom en lettres d’or : Esperanza.

– (Esperanza !)

– Esperanza…

Il le trouva très beau. Il n’avait pas vu de tel gréement depuis bien longtemps. Sa grand-voile repliée, le fier galion semblait examiner les alentours. Les géographes du bord devaient tracer leurs cartes. Les artistes devaient être à pied d’œuvre pour décrire, de tout leur talent, ces îles perdues. Les officiers étudiaient la position ; le commandant retranscrivait le tout sur son carnet de bord. Dans ces moments, il le savait, on s’équipait de sa meilleure longue vue, on scrutait l’horizon, on voyait tout. Et forcément, on allait le voir, lui, seul être vivant à des lieues à la ronde, on allait le voir. On allait envoyer un canot vers lui et le sortir d’ici.

Forcément.

Le son rauque du soulagement qui sortit de ses tripes provoqua un rire incontrôlable et les larmes lui montèrent aux yeux. L’excitation prit le dessus. Déjà, il trépignait d’impatience à l’idée d’être à bord, de conter son histoire, de manger, de se laver, de boire, de parler.

– Enfin sauvé !

Il riait et dansait.

– Sauvé ! Sauvé !

Sur de grands sauts de joie, il clamait désormais son bonheur d’avoir été retrouvé. Il exécutait des cabrioles et des acrobaties absurdes, il se jeta par terre dans un grand soupir d’allégresse. Son corps se décontracta entièrement, sa poitrine émit un tremblement d’émotion, il s’étira et les bras croisés derrière la tête, il partit en rêvasserie.

– Tous ces mois de misère et d’attente n’auront pas été vains ! Sauvé ! Je suis sauvé !

Il allait prendre le chemin de l’Europe, ce ne serait qu’un simple voyage de quelques mois…

– Qu’est-ce qu’un mois ?

Devant lui, se dressait déjà le tableau bucolique de son retour héroïque. Il arriverait en France et la première chose qu’il ferait, ce serait se procurer un bon gueuleton.

– Un vrai ! Avec des fromages frais, du pain croustillant, des viandes plus rouges que le sang, et le meilleur vin !

Il se toucha le ventre et éructa. Une fois repu, il prendrait la direction de Paris dans une confortable voiture, paré de bons vêtements, qu’il aurait pris soin de faire confectionner par le meilleur tailleur de la ville. Un collant de soie dans les tons de beige, une chemise blanche de belle facture, un gilet de même couleur ou peut-être jaune – (soyons fantaisiste !) – le tout surmonté d’un très beau pourpoint foncé, – (mais pas trop) –, et un couvre-chef digne de ce nom.

À Paris, son bon oncle Urbain lui offrirait l’hospitalité.

– Ce bon oncle, quelle joie de le revoir !

Dans les salons cossus de la capitale, il raconterait son aventure, son épopée.

– Que dis-je ! Mon odyssée ! Ah ! Comme beau est le monde et bien faite est la nature !

Il fantasma longtemps, sa tête tournait à la vue de ces songes délicieux. Il soupira de satisfaction. Le sourire béat et les yeux mi-clos, son esprit commença à couler dans les profondeurs de ses illusions. Il ressentait un bien-être jusque-là jamais atteint. Son esprit et son corps sombrèrent dans les transes vertueuses de la félicité. Tel un roi vaillant saluant son peuple au retour d’une bataille hardiment gagnée, il savourait sa victoire homérique sur les éléments, les maladies, les corruptions humaines et le destin en général. Il régnait en maître sur la fatalité dans son habit de soie, dans les salons cossus… Les mains dans le sable… La tête sous un cocotier… Habillé de guenilles puantes… Et l’épée affûtée de son ennemi ressuscité lui transperça le corps d’une douleur tranchante, qui mit un terme violent à ses chimères. Il se réveilla brusquement, les larmes aux yeux, terrorisé par sa propre bêtise. Sot qu’il était, il n’avait pas assez crié. Il réalisa hébété, tel un pauvre bougre sur son îlot sablonneux, que les marins du navire n’avaient montré aucun signe qu’il fût vu, et pour faits et actes, ils ne le virent pas. Il regarda autour de lui et l’épouvantable réalité éclata. Le navire avait disparu. Pris de panique, il courut sur la plage pour le rattraper, il courut en criant, en hurlant, mais rien n’y fit, il ne le voyait plus ; ils ne le verraient plus et il n’avait aucun moyen de le faire revenir. Alors, il se jeta à l’eau et il nagea tant qu’il put, mais à bout de souffle, il s’arrêta. Il insulta le navire, ses marins, les îles, les cocotiers, l’eau, le sable et la vie. Les vagues mouvements de brasse, qui lui maintenaient la tête hors de l’eau, devenaient de plus en plus difficiles ; résigné, il fit demi-tour et retourna au rivage. Il sortit en titubant et tomba à genoux. Les idées fusaient dans sa tête. De tous ses sens réunis, l’information atteignit son cerveau. Ses pauvres méninges analysèrent la situation : Bateau parti, bateau plus là. – (Pauvre idiot !) – Fin de l’analyse.

Ses yeux s’inondèrent de larmes. Vide de force, il s’écroula sur le sable brûlant. Son visage offert au puissant soleil, sa balafre se mit vite à rougir et le brûla. Le bateau était parti. Sans lui. Il pleurait. Il poussa un hurlement de douleur, tapa de ses poings contre le sable, tapa de sa tête. Il vomit. Il se releva, courut vers un maudit cocotier et le frappa hargneusement à mains nues. Son visage s’était avachi sous l’effet de la haine. Il était rouge, difforme, hoquetant, les poings et le front en sang. Il s’écroula à terre, épuisé de rage. Ses pensées divaguèrent. Il ne se souvenait même plus depuis combien de temps il était là. Là ou ailleurs, il allait d’îlot en îlot depuis des semaines, des mois peut-être, qui sait. Il essayait de se souvenir de son âge, il lui semblait savoir quelque chose de son nom. Cela devait être « Antoine », à moins que ce ne soit « Ambroise », ou bien « Anselme », en tout cas, ça commence par un A, enfin par une voyelle.

– Quelle voyelle déjà ? Une consonne peut-être ?

C’était sans importance, cela faisait longtemps que son nom n’avait plus d’utilité. Il était seul, seul au milieu du Pacifique. Ils avaient tous disparu. Il y avait ceux qui étaient morts dans le naufrage, puis ceux qui étaient morts de maladie, ceux massacrés par les indigènes et ceux qui s’étaient entretués. Il y avait eu les noyés, les empoisonnés, les assassinés. Trois étaient tombés dans une crevasse, deux avaient été écrasés par un arbre, un s’était pendu par étourderie et l’on ne comptait plus les disparitions inexpliquées. Ils avaient, lui et Brétel, creusé de leurs mains les tombes du capitaine et de Bérenger.

– Brétel ! Ce scélérat ! Ce vaurien ! N’est-ce pas de sa faute que tout cela ? Les poules, la rixe, les indigènes ennemis ! Que le diable t’emporte Brétel ! Ou mieux encore, que le diable te laisse, comme moi, pourrir sur une de ces îles !

Il ne restait plus que lui… Que lui… Et les autres. Les autres, là, dans sa tête. Ces voix qui jamais ne se taisaient. Ces ordres et ces contrordres, et ces cris, qui sans cesse résonnaient. Il prit son crâne entre ses mains et s’arracha les quelques misérables cheveux sales, qui pendaient encore à son crâne croûteux. Les autres le fatiguaient. Les autres ne l’aidaient pas. Des boulets qu’il traînait d’île en île, de pirogue en pirogue… Mais les autres étaient sa seule compagnie, eux, au moins ne l’abandonnaient pas, voilà bien là, quelle était leur unique qualité. Alors il les tolérait, il leur parlait. Depuis longtemps, il avait abandonné l’idée de s’opposer à eux, les combats étaient vains. Il écoutait, sans se plaindre, le flot constant de leurs humeurs haineuses et débridées. Il les laissait le mener doucement à la folie de l’homme seul. Quand enfin les autres consentaient à se taire, alors il se sentait solitaire et laissé pour compte. Il coulait.

Après que son corps eut évacué la haine par les cris et le désespoir par les larmes, il s’endormit, vidé de toute énergie. Il se réveilla, amnésique, à la tombée du jour. Il reprit son activité habituelle, il tourna en rond. Il attrapa un crabe et en fit son déjeuner, comme d’habitude. Il s’attela à se construire un nouveau rafiot avec lequel il prendrait la mer et arriverait sur une autre de ces îles maudites, comme d’habitude.

– Ô universelle routine ! Partages-tu donc le quotidien de l’humanité tout entière ? Que je fusse travailleur aux champs, bonne de curé, notaire véreux ou naufragé pacifique dans les îles lointaines de l’océan, tu es là, sans merci et sans répit !

Le bateau ressurgit en sa mémoire.

– Un bateau ? Quel bateau ? Qui me parle de bateau?

Pris d’un doute affreux, il scruta l’horizon.

– (Un bateau ?)

– Mais enfin, se disait-il, s’il y en avait eu un, il y en aura d’autres ! Certes, c’était le seul bateau à être passé en… En combien de temps déjà ? Peu importe, nous dirons que s’il y en a eu un, il y en aura d’autres. Nous dirons aussi qu’on est tout près d’une terre habitée, mais qu’on ne le sait pas encore. Également, nous dirons que le crabe est notre plat préféré, que l’on serait beaucoup mieux avec encore plus de crabes ! Et nous en domestiquerons un pour faire de la compagnie ! On le prénommera Henri… C’est ça, Henri, Henri…

– (Henri.)

Il se mit à danser frénétiquement en riant. Son visage, jadis joufflu, n’était plus qu’un peu de cuir de mauvaise qualité collé sur un squelette poreux. Des cernes mauves, des yeux verts sur fond rouge, des dents jaunâtres, des cheveux gris, une barbe noire, hirsute et sale. Quel vilain arc-en-ciel ! « Prendre des couleurs » lui disait souvent sa mère ! Voilà qui est fait. Les parties les plus intimes de sa personne étaient recouvertes de haillons, qu’il avait récupérés sur les corps de ses camarades. Il portait le pantalon d’un officier et la chemise d’un pauvre drille qui était tombé d’un arbre. Voilà à quoi il ressemblait, il ne le savait pas, car il n’avait pas de miroir, sans doute était-ce mieux ainsi.

Il lui restait un espoir, un maigre espoir. Il avait la conviction, bien fragile, que certains de ses compagnons avaient réussi à construire l’embarcation de secours, la fameuse embarcation de secours dont on avait tant parlé.

– Cette satanée embarcation de secours ! Quelqu’un aura bien réussi à la construire cette embarcation de secours ! À l’évidence ! En voilà une bonne raison d’espérer !

Ses compagnons lanceraient une expédition à sa recherche.

– C’est sûr ! C’est sûr, vous dis-je ! Ils ont atteint un port important, ils ont raconté leur aventure aux autorités et celles-ci s’en sont émues. Ils ont remué ciel et terre pour lancer les recherches, ils sont si inquiets ! Après ce que nous avons vécu, m’abandonneraient-ils ? Ah ! chers compagnons ! Les secours arrivent. Les secours arrivent ! Les secours arrivent ! Hosanna ! Enfin, peut-être…

Sa respiration se coupa et il fut pris d’une bouffée d’angoisse. Il fondit en larmes.

– Comme ils sont loin maintenant ces compagnons d’infortune. Ils ont sûrement réussi à retourner en France. À l’heure qu’il est, ils sont au chaud dans leurs doux foyers, ils festoient, ils ripaillent, ils enlacent leurs épouses et embrassent leurs enfants et toi tu es là, misérable.

Ils l’ont oublié. D’ailleurs comment le retrouverait-on ? Il avait migré d’île en île tant de fois, mais avait-il eu le choix, après tout ce qui s’était passé ? Après toutes ces guerres, toutes ces tueries… Il resta accroupi longtemps, les yeux dans le vague et le cœur lourd.

Quand l’averse fut passée, il fit le tour des plantes grasses, pour y débusquer quelques gastéropodes téméraires, qui se seraient aventurés hors de leurs trous mouillés.

– C’est bien les gastéropodes, ça nourrit !

Après son festin gluant, il se remit au travail. Tressage de corde, découpe de branches, lissage, ramassage, ramonage. Il ne se décourageait pas, il était très déprimé. Il fallait au moins ramer sur l’île suivante, il arriverait bien quelque part, inévitablement. Dans ses rêves les plus fous, il pagayait quittant un nouvel îlot haï et au détour d’un coup de rame s’offrait à lui le faste d’un port de commerce grouillant de vies et de navires. Il sautait de joie, il en pleurait, enfin ! Puis non. Il se réveillait. Il ouvrait les yeux sur le même ciel, la même plante, le même arbre. Il poussa un gros soupir, il s’allongea, et ses émotions se calmèrent. Il commençait à s’assoupir, quand ses yeux se rouvrirent subitement. Son cerveau était vide. Sa tête tournait. Il prit une ample respiration et les globes exorbités, il se releva, d’un coup. Il s’était brusquement animé de la sensation confuse que le navire fut toujours dans les parages. Il se mit à courir sans but. Il prit par la plage, il enjamba les troncs d’arbres morts, il sauta par-dessus les pierres, il poussa sa course jusqu’à l’endroit qu’il appelait « l’autre côté ». Il passa l’embouchure du petit ruisseau et continua à courir.

Sur sa gauche, à travers les feuillages, il vit le bateau.

– (Le bateau, le bateau…)

Il s’immobilisa.

– Le bateau !

Il se remit à courir, son cœur battait fort. À bout de souffle, il coupa à travers les fourrées et s’enfonça dans le bois, ne perdant pas le navire des yeux. Il ne voyait plus que lui. Son champ de vision était trouble et flou, au milieu, brillait le navire.

– (Le bateau !)

Il pleurait. Dans sa course effrénée, il se prit les pieds dans quelques lianes, tomba, se releva, reprit sa respiration. La tête en avant, il se remit à courir de plus belle, il poussait à grand mouvement de bras tout ce qui se trouvait sur son passage. Il arriva en vue d’une autre plage, les jambes en sang.

– Le bateau !!

Dans le panorama de sa folie était au loin le bateau. Sur l’horizon bleu, la plage, l’orée du bois, des arbres, ce gros arbre, cette branche, cette grosse branche…

– (Le bateau…)

Elle fonça sur lui.

– (Non…)

Il n’eut le temps que de fermer les yeux, et son front rencontra le bois. Sous le choc, sa respiration se coupa. Il fut propulsé en arrière et s’écrasa par terre. Dans son crâne retentit le son rauque du glas. Perdu au fin fond du monde, au pied d’un arbre épais, Antoine ne continuait à exister que dans son inconscient. Cette île déserte donnait refuge à son corps fatigué, son pauvre corps étalé au milieu du sable et des feuilles. Cette partie de l’océan, que l’on dit pacifique, au sud du monde était saturée d’autres îles identiques ; d’autres îles où il n’y avait personne. Personne pour le voir et lui tendre la main secourable. Personne pour le relever, le rassurer, l’embrasser. Personne pour se souvenir de lui. Face contre terre, il ne se releva pas.

*

Le nom de cet obscur matelot, qui gît sous l’atmosphère brûlante de cette île lointaine, est Antoine. En son temps inconnu et désormais dans l’oubli, comme des milliers d’autres bougres, assoiffé de curiosités et de découvertes, il tenta, un peu malgré lui, l’aventure qu’offraient tous ces mondes, qui, aux yeux de la vieille Europe, paraissaient bien nouveaux. Il s’embarqua un jour sur un navire qui promettait les merveilles de l’Orient, les perles du Pacifique et l’Eldorado. Le temps d’une épopée, il se tint dans l’ombre de son capitaine, qui se fit seul une place dans l’histoire. Comme ces illustres hommes, il ne voulait point conquérir. Il espérait mettre l’Homme en contact avec l’Homme. Il voulait rencontrer ses congénères, il voulait comprendre les autres, il désirait savoir. Aujourd’hui comme hier, on se souvient des massacres perpétrés par les Européens au nom de la foi et de l’or. Puisse demain, se souvenir aussi de ces hommes des premiers contacts, car eux n’avaient qu’une seule ambition : la connaissance.

Antoine sentait bien en lui cette envie d’apprendre et de côtoyer l’autre. Bien sûr, on lui apprit à se méfier et à avoir peur de ce qui est rare et nouveau, mais l’expérience et la sagesse lui apprirent à faire la part des choses. Jean, son père, lui enseigna que ce qui n’est pas commun n’est pas forcément l’œuvre du diable. Lui disant, il lui fit promettre de ne pas répéter cela, surtout en présence d’un religieux trop curieux et de noir vêtu. Jean aussi avait eu la soif de connaissance et d’aventure, mais par amour, il y renonça sans regret. Jean de Clairet épousa la belle Hortense Paniaud en 1761. Elle était roturière, il était de petite noblesse, de celles que l’on dit « dormantes ». La famille de Clairet descendait en ligne directe de quelques intrépides guerriers françoys, qui servirent vaillamment sous le règne de Philippe le Bel. Ils avaient été vassaux de comtes et de ducs successifs qui guerroyaient, qui se mariaient entre eux, et qui avaient oublié au fil des siècles, dans la multitude de leurs fiefs, la belle et sereine seigneurie de Clairet. Les Clairet avaient depuis longtemps dérogé aux règles d’or de la noblesse. Ils exerçaient les basses œuvres des métiers du commerce et de l’agriculture, car ils étaient sans le sou. Ils n’avaient jamais eu droit aux honneurs de la cour, ils ne s’étaient alliés avec aucune puissante famille, ils n’avaient plus donné de preux chevaliers au Royaume depuis bien longtemps. Il n’y avait parmi eux ni militaires prestigieux, ni prêtres de haut rang, ni diplomates adroits, ni courtisans en vogue. D’ailleurs, ils n’étaient jamais allés à Versailles et n’étaient les titulaires d’aucune charge royale. Sur leurs armoiries usées par le temps, on ne distinguait plus aucune couleur qui ne valait la peine d’être décrite. La famille avait pour devise ancestrale « Autant que faire se peut », et en ces temps de disette, ils faisaient comme ils pouvaient. Ces gens, de modeste noblesse campagnarde, rêvaient de redorer le blason familial. Ils vivaient dans le vieux manoir dans lequel des générations entières de Clairet étaient nées, avaient vécu et avaient trépassé. La résidence patriarcale se trouvait sur les bords de la Creuse, dans un joli domaine frais et annuellement printanier, entouré d’arbres fruitiers et de champs de blé, près du bourg d’Argenton, dans la verte et authentique province du Berry.

Jean et Hortense n’eurent qu’un seul enfant. Ce fut donc à cet enfant que revint l’honneur de redorer. Ils l’appelèrent Antoine, simplement parce que ce prénom leur plaisait. Malgré le manque de moyens, il fut éduqué avec soin. On lui choisit les meilleurs précepteurs que l’on fit venir de loin. Il apprit le latin et le grec avec un professeur italien, les mathématiques et l’astronomie avec un vieux fou et les choses de la vie avec la jolie Sidonie. Garçon joyeux, joueur et rêveur, il se montra doué pour les langues. C’est donc naturellement, et non sans quelques sacrifices, que lorsqu’il atteignit l’âge de 15 ans, Antoine fut envoyé à Paris pour étudier les sciences, dans un collège dirigé par de savants religieux. Il n’eut le droit d’y entrer que grâce à une vague relation de son oncle paternel, qui était devenu négociant en vin dans le centre de la turbulente capitale. Il avait donc des amis dans tous les milieux, car comme il disait savamment : « Rien n’est vain, tout est vin. » Avant que son fils ne quittât son village natal, Jean de Clairet lui prodigua les derniers conseils qu’un père donne à son garçon, lorsqu’il sent que celui-ci s’en va devenir un homme. Les femmes, l’argent, les amis, les beuveries, la satisfaction et la honte.

Mais la prime recommandation fut de ne pas oublier d’écrire à sa mère. Jean se trouva dubitatif face à l’air un peu benêt de son adolescent de fils. Il lui rappela donc que la vie est faite de réussites, mais aussi d’échecs. Dans ce dernier cas, qu’il se souvienne bien que de toute façon, on a toujours l’air ridicule un jour ou l’autre, c’est comme ça, on est tous passé par là.

– Ne t’inquiète pas, lui dit-il, c’est juste un mauvais moment.

Mme de Clairet versa sa larme. Elle plaça dans la besace de son petit, un bout de son gâteau aux fraises favori et un bouquet de lavande pour mettre dans son armoire. Antoine fut mis dans l’attelage pour Paris et s’en fut en homme, en direction de la capitale. Le choc fut grand de découvrir que la ville puait la pisse. À sa sortie de la voiture, il faillit bien vomir. À son oncle Urbain venu l’accueillir, il demanda quelle était cette odeur nauséabonde.

– Mon neveu, dit l’oncle, au bon pays du Berry, on urine sur les arbres ou dans les buissons. Ceux-ci absorbent nos liquides, dont ils s’abreuvent et se nourrissent. À Paris, tout n’est que pierre et les gens sont sans terre. A-t-on déjà vu un minéral se nourrir ? La réponse est non. Donc, méfiez-vous ; la cité de pierre n’est point endroit pour un être humain et elle est pleine de coquins. Je vous conseille cependant d’en profiter, car malgré l’odeur, on s’y amuse bien.

Sur cette élégante salutation, l’oncle conduisit son neveu au collège. On y constata qu’il avait été plutôt bien éduqué dans le fin fond de sa campagne berrichonne. L’abbé fut surpris de ses connaissances linguistiques et de sa facilité à apprendre de nouveaux idiomes. Il le confia évidemment au père Hervé qui dirigeait ces études-là. Il y passa quatre ans, apprit beaucoup, mais s’y ennuya fort. Il sortait peu ou pas du collège et bien que civil, il vivait en religieux. Il se levait tôt, déjeunait peu, priait un instant, puis s’en allait vers son atelier d’écriture où il s’occupait à traduire des langues germaniques. Il préférait les langues latines, mais le père Hervé considérait que celles-ci étaient beaucoup plus sujettes à débauche et donc, peu recommandables pour un jeune homme. Antoine rêvait d’être envoyé en ambassade dans un pays lointain, il rêvait d’être le premier à retranscrire une de ces nouvelles langues que l’on trouve sur le nouveau continent. Il ambitionnait de faire partie du Collège Royal des Linguistes, qui n’existait pas encore, mais qu’il se ferait fort de créer. Le soir, il jouait aux dames ou aux échecs avec ses camarades. Un jour qu’il s’appliquait à traduire du hollandais, la vie et l’œuvre de saint Frédéric, l’abbé le convoqua en son office. Il entendait l’instruire d’une nouvelle qui allait, par les aléas incroyables de l’aventure humaine, le mener sur une île déserte de l’océan Pacifique.

Il lut la missive que lui apporta un de ses camarades. Il s’informa auprès de ce dernier de ce que l’on pouvait lui vouloir, mais n’eut pas de réponse. Il nettoya donc méticuleusement sa plume, reboucha son encrier et referma son livre. Il prit bien soin de placer une feuille de buvard sur la dernière page, afin que l’encre ne bavât et se rendit d’un pas inquiet vers l’office du bon abbé. Il traversa maintes bibliothèques, salles d’écriture et de cours. Il passa par les jardins d’agrément parés de fontaines reposantes et une intéressante galerie de portraits d’illustres inconnus, qui firent la grandeur de la science. Il traversa la salle à manger et la petite chapelle dédiée à Saint-Robert. Il regarda à droite, il regarda à gauche, et voyant qu’il n’y avait personne, il ne se signa pas, en signe de rébellion. Il déguerpit en ricanant. Il grimpa quelques escaliers colimaçants, vira à droite, emprunta le long couloir dit « des repentis », tourna à gauche au portrait de Sa Sainteté et arriva dans l’antichambre de l’office. Le frère secrétaire l’avisa que l’abbé et le père Hervé l’attendaient.

Il entra dans cette pièce austère, décorée de portraits de papes et de cardinaux tous plus vieux les uns que les autres, il salua, puis baisa la grosse bague du religieux en chef. Il baisa aussi celle du père Hervé qui était bien plus petite, car étant moins chef. On ne l’invita point à s’asseoir et comme il n’avait pas le droit de parler, il attendit, penaud, que l’abbé et le Père Hervé eussent terminé de le scruter, comme s’ils étaient sur le point d’acheter une nouvelle mule pour l’écurie.

– Connaissez-vous l’Angleterre, mon jeune ami ? lui demanda le bon abbé.

– Je la connais mon père, répondit-il, mais je n’y suis jamais allé.

– Et bien, vous allez la connaître mieux ! lui dit l’abbé d’un ton allègre.

Il jubila, enfin un voyage, enfin l’aventure, enfin l’exotisme et la découverte ! Il eut la larme à l’œil et se retint de sourire.

– Père Hervé, je vous prie, expliquez donc à notre jeune ami de quoi il en retourne, ordonna l’abbé.

– Mon cher Antoine, vous n’êtes pas sans savoir que nos relations avec le royaume d’Angleterre n’ont jamais été des plus simples.

Il n’était effectivement pas sans le savoir.

– Souvent, nous, les Français, avons fait des efforts considérables, dit-il en levant l’index et en insistant sur ce dernier mot, pour maintenir la paix et nous adapter au mieux aux mœurs et à la culture de nos voisins d’outre-Manche.

L’abbé opina du chef d’un air las.

– En effet, ne nous sommes-nous pas toujours appliqués à parler la langue de M. Shakespeare avec la plus grande virtuosité ?

– Oui mon père, répondit Antoine perplexe.

– Et bien imaginez-vous que la nouvelle génération de nos chers Anglais se fait plus ouverte à notre belle culture – la plus belle à mon sens – et elle se décide enfin à apprendre les charmes de notre superbe langue.

– Vous m’en voyez fort aise mon père, répondit Antoine.

– La fille de Lord Fairfield est une de ces gentes demoiselles, qui souhaite fort s’enrichir de l’apprentissage de notre bel idiome. Lord Fairfield étant un ami personnel de Monseigneur, c’est tout naturellement que celui-ci, connaissant la réputation de notre établissement, nous a demandé d’envoyer vers elle un linguiste, afin de lui enseigner le français.

Un blanc se fit et les trois hommes s’observèrent furtivement.

– Et c’est vous mon cher Antoine, continua le père Hervé, avec l’aval de monsieur l’abbé et de Monseigneur, qui avez eu la distinction d’être choisi, annonça-t-il fièrement.

– C’est un grand honneur mon père, je m’acquitterai de mon devoir avec le plus grand soin, dit Antoine d’un ton des plus sérieux, tout en pavoisant intérieurement.

– Avec le plus grand soin certes ! enchaîna l’abbé qui était tout d’un coup sorti de son état léthargique, et même plus encore ! N’oubliez pas, jeune homme, qu’en vous confiant cette tâche, nous mettons entre vos mains la réputation de notre collège ! Nous devons nous montrer dignes de cette mission, nous ne pouvons pas décevoir Lord Fairfield, nous ne pouvons pas décevoir Monseigneur. Vous ne pouvez pas nous décevoir. Faillir à votre mission jetterait l’opprobre et la honte sur notre établissement !

– Cette demoiselle, mon cher Antoine, enchaîna le père Hervé d’un ton plus calme, est de la plus haute extraction. Elle a reçu un enseignement de grande qualité dans les écoles les plus prestigieuses de son pays, nous devons lui enseigner notre langue de la manière la plus noble.

– Bien mon père, répondit stoïquement Antoine.

– Les leçons débuteront ce mardi, rajouta le père Hervé, cela vous donne deux jours pour préparer votre cours et lundi, vous voyagerez.

– Bien mon père, je serai prêt et je m’en vais de ce pas préparer mes affaires pour l’Angleterre, dit Antoine cachant son ravissement.

– L’Angleterre ? demanda le Père Hervé, jetant sur l’abbé un coup d’œil étonné.

– Oui mon père, l’Angleterre, balbutia Antoine.

– Je crois que nous nous sommes mal compris mon cher, Lord Fairfield est un diplomate en poste en France ! dit l’abbé.

– En France ?

– Oui en France, répondit l’abbé, à Brest pour être exact.

– À Brest ? répéta Antoine dépité.

– À Brest, confirma l’abbé.

À Brest ! Il se rêvait en ambassadeur, en linguiste de premier ordre, prodiguant son savoir aux plus grands et il partait à Brest pour faire le précepteur à une adolescente. Il alla confier son désarroi à quelques-uns de ses camarades, qui considérèrent qu’il avait bien de la chance. Eux étaient là depuis de nombreuses années, et simplement partir pour Brest serait déjà bien exotique. Antoine se dit que c’était à croire que son immense talent ne serait jamais reconnu et que décidément, ses collègues ne comprenaient rien. Il rentra dans sa chambre fantasmant aux charmes de Londres, aux verts pâturages, aux sons des cornemuses et des binious. Il prépara ses leçons avec minutie et boucla son barda. Le lundi, avant de s’en aller prendre la voiture qui le mènerait à Brest, il prit quelques heures pour s’en aller embrasser son oncle, qu’il n’avait pas vu depuis fort longtemps. L’école étant loin de tout, il dut traverser Paris d’est en ouest, pour atteindre la résidence de son oncle qui résidait rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il arriva devant l’hôtel particulier qu’Urbain avait racheté au dernier descendant d’une famille déchue. La demeure de quatre étages avait une façade savamment sculptée d’images arboricoles ; lesquelles étaient recouvertes par un lierre grimpant qui donnait au bâtiment des allures campagnardes. Une immense porte à double battant, faisant au moins une fois et demie une hauteur d’homme, en bois massif et en ferronnerie fine, donnait directement sur le boulevard, face à une petite église récemment construite. Sur la gauche de la grande porte figurait une plaque de marbre blanc, sur laquelle on pouvait lire : Le Gong Gastronome – Monsieur Urbain de Clairet – Vins & Spiritueux. Lorsque la porte de la maison s’ouvrit, c’est la vieille Adélaïde qui apparut derrière.

– Ton oncle t’attend mon p’tit, lui dit-elle de sa voix brisée par l’âge.

Antoine fit à son oncle, état de sa destination et de son but. Il lui confia être déçu de ne pas partir pour l’Angleterre.

– Il faut un début à tout mon neveu ! lui répondit l’oncle, hier, le Berry ; aujourd’hui Paris ; demain Brest ; bientôt l’Amérique !

– J’aurais préféré commencer par l’Amérique, mon oncle.

Urbain prit son neveu par l’épaule.

– Tu es trop pressé, tu n’as pas d’expérience et en plus tu es imberbe ! s’esclaffa l’oncle Urbain. Qu’irais-tu faire aux Amériques ? La danse du ventre ? continua-t-il. Alors que Brest, mon cher, ce sont les verts pâturages, les escargots, le fromage et le cidre ! Sais-tu que depuis que je fais venir du cidre de Bretagne, mes affaires reprennent ? Le savais-tu ? Et puis tu es puceau ! Tu es toujours puceau n’est-ce pas ? Les Américains n’aiment pas les puceaux, ils veulent de la main-d’œuvre virile ! termina-t-il hilare.

– Je ne suis pas puceau ! s’agaça Antoine.

– Allons, calme-toi et assieds-toi donc, dit l’oncle Urbain amusé, nous allons passer à table.

Dans la résidence parisienne de ce cher oncle Urbain, l’ordre d’attablement s’annonçait au gong. Un bel instrument de cuivre, mesurant près de deux mètres de diamètre et monté sur une superbe armature en bois de teck. L’instrument lui avait été offert par un client ruiné pour paiement de dettes et ramené des îles indochinoises. Le Gong Gastronome avait bonne réputation auprès des Parisiens amateurs de bonne chère. Car l’oncle Urbain était de ces hommes pour qui passer à table, relève de la cérémonie ; se sustenter relève du sacrement et digérer en faisant une bonne sieste, de l’ultime extase. Le repas fut donc long, copieux et bien arrosé. Sur un hoquet de satisfaction, l’oncle, inquiet de l’avenir de son frêle neveu, lui donna quelques conseils en lieu et place de son père. Les mains posées sur sa panse heureuse, il prit place au salon, s’installa confortablement et s’exprima en ces termes :

– Mon bon neveu, profitez donc de ce qui vous est offert, au moment où cela vous est offert, car rien n’arrive tout cuit dans le bec de l’homme du monde. Saisissez-vous de l’opportunité d’aujourd’hui, car à l’évidence, elle vous apportera celle de demain. Vous vous plaignez d’aller à Brest, alors que vous rêviez d’Amérique. Brest n’est certes point bien excitant, mais gardez ceci en tête : bien des gens n’iront jamais plus loin que le bout de leurs rues et d’autres ayant été trop loin se sont perdus. Celui qui se perd en cherchant le chemin du retour, revient confiant et instruit, car il a su, non pas trouver le chemin, mais initier sa recherche sans peur. Celui qui jamais n’a passé le bout de la rue aura toujours la frousse de ce qui se trouve au coin de celle-ci. Mais vous êtes jeune et donc impatient, l’expérience aura raison de ce défaut. Moi qui ai voyagé de par le monde, je vous le dis simplement : qui veut voyager loin doit s’arrêter en chemin.

Il alluma un gros cigare, tiré d’une boîte qui lui avait été offerte par un ami, s’en revenant justement d’outre-Atlantique. Il prit une grosse bouffée et continua.

– Toujours est-il, que tout homme qui part aux Amériques est nécessairement passé par Brest. Alors, ne vous lamentez point, levez votre séant et partez donc.

Sur ces bonnes paroles, qu’Antoine écouta sans s’en soucier, les digestifs furent servis. L’oncle lui donna aussi une recommandation pour son ami Fernand Duratin, ingénieur naval sur les chantiers brestois.

– Un bon homme, ce Duratin ! lui dit-il. Tiens ! Tu lui demanderas de te raconter l’affaire de l’auberge de Pertuis… Une bien belle auberge… dit-il pensif, en s’affalant sur son fauteuil.

Il demanda à son neveu d’aller le saluer de sa part. Il lui prodigua de grands conseils sur l’art et la manière de cuisiner les escargots, qui sont nombreux en Bretagne. Il lui avoua ne rien connaitre de ce monsieur Fairfield, mais sans doute, cet homme aurait-il eu vent de l’illustre famille de Clairet. Il lui expliqua quelques règles d’or à suivre avec les Anglais et bien que n’ayant jamais posé le pied en pays angloys, il fut très affable sur le sujet. Il lui donna aussi quelques pièces d’or pour qu’il aille s’acheter de meilleurs vêtements, car lui dit-il :« Chez Clairet, on n’est point moine, mais on aime les habits ! » Et l’heure de la Sainte-Sieste ayant sonné, il congédia son neveu et s’en alla pieuter.

*

Personne ne se souvient précisément comment Antoine se débrouilla pour louper le départ de la voiture pour Brest ce jour-là. Il dut néanmoins passer une nuit de plus à Paris et prendre la voiture du lendemain. Si l’on compte avec le cassage de l’essieu, l’embourbement en pleine campagne picarde et la grosse dame qui dégobilla partout, et à des heures régulières, Antoine arriva en la résidence Fairfield avec plus de quarante-huit heures de retard. Il fut blâmé pour ce manque de civilité. Le majordome de la maison lui indiqua de se trouver à 18 heures précises au petit salon, afin d’être présenté au Lord et sa famille, aucun retard, bien sûr, ne serait toléré.

C’est donc à 18 heures précises, qu’il se rendît, non sans une certaine appréhension, au petit salon. Après les quelques courbettes d’usage, il fut présenté à son hôte. Lord Henry-Reginald Fairfield, douzième du nom. Un homme de haute taille, plutôt fin, dont les cheveux n’avaient pas encore commencé à grisonner. Antoine constata avec surprise qu’il portait une jupe surmontée d’une espèce de ceinture à grosse boucle dorée. Lord Fairfield n’était donc pas Anglais, mais Écossais. Il repensa, amusé, aux grands discours du père Hervé sur les relations entre la France et l’Angleterre. Puis, il fut nommé à Mme l’épouse du Lord Écossais, Lady Audrey, femme charmante et élégante donc le subtil parfum embaumait la pièce. Il se courba et lui fit un courtois baisemain. Il serra gentiment la main de Mlle Margaret, leur fille, qu’il trouva au contraire de sa mère d’un physique fort disgracieux, puis la main dodue de mister Douglas, le précepteur principal de la jeune fille, dont il considéra la massive moustache avec scepticisme. On le pria, une fois n’est pas coutume, de s’asseoir et on lui servit un verre de vin doux local. Lord Fairfield lui indiqua que Douglas et lui-même avaient été, de premier abord, contre ces leçons de français, mais devant l’insistance de son épouse et de sa fille, il avait fini par céder. On lui expliqua que les leçons de français auraient lieu les jours de lundi, mercredi et vendredi dans le salon de musique. Les leçons seraient soumises au préalable à Douglas, qui bien qu’il ne parlât pas un mot de cette langue, s’assurerait de la bienséance, et de l’utilité de ladite leçon, au registre des connaissances d’une fille de bonne famille. Il était bien sûr hors de question qu’il restât seul avec Mlle Margaret, Douglas assisterait donc aux leçons. Il aurait ses quartiers libres les autres jours. Le breakfast était à 7 heures, le lunch était à 11 heures. Le souper à 18 heures. Le tout, d’une ponctualité des plus impérieuses, soit selon l’expression consacrée : O’clock. L’étage des chambres familiales lui était interdit. Il était libre de se promener au jardin à sa guise, sauf si Lady Audrey ou Mlle Margaret s’y promenaient déjà. On s’adressait à Lord Fairfield en disant MiLord et à Lady Audrey le moins possible. En dehors des heures de leçons, les contacts verbaux, gestuels et physiques avec Mlle Margaret étaient rigoureusement prohibés. Sur cet accueil chaleureux, Lord Fairfield alluma sa pipe, Lady Audrey pouffa d’oisiveté, mister Douglas fit la moue et Mlle Margaret gloussa. Antoine entendit au loin, le son perçant d’une vague cornemuse entonnant le fameux Scotland the Brave.

La maisonnée s’exprimait naturellement en anglais. Les rituels et les habitudes réglaient les journées avec une exactitude de monastère, Antoine n’était donc point dépaysé. Tous les soirs, à 17 heures précises, Lord Fairfield s’installait au petit salon pour déguster une bonne bière de chez lui, qu’il se faisait livrer en tonneaux depuis Glasgow. Les tonneaux étaient entreposés à la cave, à laquelle seuls lui-même et le majordome avaient accès. Le majordome veillait au grain ou plutôt au houblon. Dans ses soirs de bonté, Fairfield invitait Douglas et Antoine à déguster le breuvage d’outre-Manche avec lui. On y discutait des affaires politiques, de la famille royale, de la pluie, et parfois, en faisant un effort d’imagination, du beau temps. On y exprimait des regrets que Brest n’eût point de pub, car sacrebleu, c’était encore bien là que l’on se trouvât le mieux, tout le monde en convenait. Lord Fairfield et Douglas avaient le coude entraîné et plus d’une fois, Antoine s’était assis à table, se retrouvant devant deux plats au lieu d’un. La gastronomie n’était pas à l’honneur chez les Fairfield, on mangeait à l’anglaise. Non que les plats étaient mauvais, mais il y avait peu de variété. Le repas se faisait en silence, à moins que Fairfield lui-même n’engage un sujet de conversation. Lorsque cela arrivait, il était souvent question de politique. Cela ennuyait beaucoup Lady Audrey, Mlle Margaret n’y comprenait rien et Douglas agréait cordialement à tous les avis de son maître. Antoine s’ennuyait également beaucoup, il n’y comprenait rien non plus, mais par courtoisie, et ayant à cœur de préserver les relations diplomatiques, hochait ostensiblement de la tête chaque fois que Lord Fairfield soubresautait. Après les repas, on avait le choix entre écouter Mlle Margaret jouer du clavecin ou bien, prétendre un quelconque dérangement gastrique pour se replier dans sa chambrée.

À son premier jour de liberté, Antoine partit pour le centre-ville. Il le trouva agréable et dominant. Ses murailles étaient belles et solides et l’on pouvait y ressentir la ville guerrière, qui avait à cœur de défendre ses quelques milliers d’âmes. La ville avait été rénovée et remaniée, renforcée et développée, afin de satisfaire au mieux aux désirs de puissance et de conquêtes de ces messieurs à couronne. Elle avait du succès et entendait le montrer. Le peuple avait du travail, les bourgeois avaient l’argent du travail, les nobles avaient l’or et l’argent, quant aux membres du clergé, ils se prélassaient tranquillement, ou plutôt comme ils disaient dans leur jargon, ils priaient. Tout était donc en bon ordre dans la riche ville bretonne. Les chantiers navals monopolisaient la vie, tous, ou presque, y travaillaient. S’ils n’y œuvraient pas directement, forcément leur commerce y était lié ou bien un membre de la famille y besognait d’une façon ou d’une autre. Le centre névralgique du poumon économique de la France était là, au bord de l’eau. Depuis Brest, les navires partaient et revenaient des Amériques, d’Afrique, d’Asie et d’Ailleurs. À Brest, les impressionnants bâtiments de guerre, les navires de commerce remplis de richesse, les bâtiments scientifiques et d’explorations qui repoussaient encore et toujours les limites du monde connu. Le port grouillait jour et nuit des allées et venues des commis en tout genre qui négociaient, commerçaient, chargeaient, déchargeaient et encaissaient. Les marins y faisant escale et ceux y étant à port d’attache ne se privaient pas des joies que leur offrait la vieille ville. Des gaietés simples et toutes à leur attention, comme seul un marin peut les comprendre et les apprécier. Les navires à quai, les ports, les chantiers étaient magistraux, à l’image de la glorieuse marine du royaume des seize Louis, des quatre Henri et des deux François. Antoine déambula longtemps à travers caisses et cordages. Il s’arrêtait devant chaque navire se demandant de quelle terre magique il pouvait bien s’en revenir.

– Qu’a-t-il rapporté ? Qu’a-t-il découvert ? Qui a-t-il combattu ? Quelle excitation que d’être à bord ! D’où vient celui-là ? Où va celui-ci ? Puis-je embarquer mon capitaine ?

Cheveux aux vents, il était à la proue, fier et droit, informant le capitaine de sa réussite dans la traduction de ce document d’importance qui lui avait été confié. Cette langue énigmatique, que lui seul avait réussi à déchiffrer et qui révéla de précieuses informations sur l’Homme et l’univers, jusque-là inconnues. Le capitaine ne cessait de le féliciter et lui garantissait une présentation au roi. Sa nomination au nouveau poste de linguiste général du royaume était imminente. Des îles inexplorées se profilaient devant eux et le capitaine, dans son admiration pour son jeune linguiste, décida de les baptiser « Îles de Clairet ».

– Ah ! Quel bel hommage ! Que l’air marin est tonifiant ! Pardon ? Que dites-vous mon capitaine ?

– Lève tes fesses blanc bec ! T’es assis sur la pêche du jour, nom de dieu !

Un marin pêcheur tira Antoine de son monde et l’éjecta d’une seule main de la caisse de poisson sur laquelle il était assis. Le séant parterre et désormais mouillé, il retourna confus en la résidence Fairfield.

*

La première leçon qu’il donna à Mlle Margaret fut longue et laborieuse. Il avait pris sur lui de débuter l’apprentissage par l’enseignement de l’alphabet et de la prononciation. Douglas, assis dans un coin de la pièce, faisait des interventions inutiles et désagréables. Il constata qu’à la fin de cette leçon, Mlle Margaret ne savait toujours pas dire « bonjour ». Il rapporta l’ignominie à Lord Fairfield, qui convoqua Antoine aussitôt. Ce dernier expliqua que rien ne servait d’enseigner le vocabulaire, c’était là une chose que Mlle Margaret devait faire de sa propre initiative. Par contre, connaître la façon de prononcer correctement les mots qu’elle lirait lors de son temps libre, ou bien, lors de l’exécution des exercices prescrits par son professeur, lui donnerait la possibilité de s’exprimer et de comprendre plus rapidement. Le Lord et le mister