Ma seconde vie - Thierry Chaperon - E-Book

Ma seconde vie E-Book

Thierry Chaperon

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Beschreibung

Thierry a uni sa destinée à celle de Catherine, la femme de sa vie. Mais leur parcours est tumultueux, ponctué par les hauts et les bas de la bipolarité de Thierry, qui ont lourdement hypothéqué leur relation. Alors que la cinquantaine approche, il ressent le détachement de Catherine et la douleur de cette distance le pousse à la quitter, par-delà son amour toujours ardent. Isolé à Rouen, celui-ci se tourne vers les échanges sur Meetic, où il fait des rencontres aussi croustillantes qu’intéressantes. Mais parmi toutes, une se démarque : Florence, celle qui allait devenir son second grand amour.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Diplômé d’HEC, Thierry Chaperon a d’abord fait ses armes au sein de grandes multinationales avant de se lancer dans l’entrepreneuriat. "Ma seconde vie" est son premier roman.

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Thierry Chaperon

Ma seconde vie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Thierry Chaperon

ISBN : 979-10-422-3886-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Il en faut bien du courage pour regarder la Vie, regarder sa Vie… La Vie d’avant, la Vie d’après, laisser tranquillement, sans sourcilier, remonter les blessures du passé, sentir perler les larmes même, et savoir en rire de bon cœur.

Oui, en vérité, il en faut bien du courage pour regarder dans les yeux cette grande mascarade que peut être une Vie d’homme, se dire que tout cela n’est pas vraiment sérieux. Toujours voir le verre à moitié plein d’une enfance soumise à l’autorité paternelle, en cela les valeurs, l’honnêteté, la fidélité, qu’une telle éducation a engendrées chez le petit homme que nous étions… Mais aussi voir le verre à moitié plein d’une errance affective que parfois la Vie nous inflige, en cela, la découverte d’une autre, la magie des rencontres, le burlesque des improbables, les vapeurs de l’alcool, désinhibantes, envoûtantes et qui tout simplement nous tiennent la tête hors de l’eau avec le sourire. Un peu comme ce type qui déclara un jour : « À 5000 mètres d’altitude, accroché par les dents… j’avais encore envie de rire ! »

Et puis, forcément arrivent les Jours en Couleurs… Ces jours que l’on attendait patiemment, parce qu’il n’y a pas de raison de ne pas en croquer aussi ! Car, « oui moi aussi je veux ma part du gâteau ! » pourrait légitimement clamer notre héros. Nous savons bien, définitivement, qu’il n’y a pas de vilain petit canard en ce bas monde. Juste une perception de soi qui n’est pas la réalité et qui n’est pas partagée par ceux qui nous entourent. Nous sommes tellement bien plus beaux, bien plus magnifiques aux yeux des gens qui nous aiment que ce que nous imaginons humblement être…

Alors voilà, notre héros sensible et émouvant est terriblement attachant et il fait bon l’accompagner pas à pas des jours ordinaires aux jours en couleurs. Le Grand Jacques a chanté « La Quête » et c’est bien de cela qu’il s’agit ici : « Rêver un impossible rêve, porter le chagrin des départs, brûler d’une possible fièvre, partir où personne ne part… »

Hervé Héliès

L’important est de ne jamais désespérer.

Alan Parker & Oliver Stone,

Midnight express,1978

1

Jour de ma seconde vie moins 439 jours

Mercredi 15 décembre 2006, je suis assis dans mon studio du centre de Rouen que je viens de louer ; un cinquième sans ascenseur, sans charme, si ce n’est qu’il donne sur la magnifique cathédrale.

Assis au milieu de mes affaires encore en tas, je pleure comme une madeleine, à quarante-huit ans.

Je viens de quitter ma femme parce qu’elle ne m’aimait plus. J’ai bien dit « parce qu’elle ne m’aimait plus » – et non « parce que je ne l’aimais plus », motif de rupture plus courant.

Tout s’est passé très vite, comme à chaque fois pourrais-je dire que j’ai une décision importante à prendre. Nous avions certes eu quelques discussions Catherine et moi sur l’avenir de notre couple après 20 ans de mariage. Nous sommes même allés voir un conseiller conjugal, qui nous a appris à 100 euros la séance, et nous en avons fait deux, que la communication était importante dans un couple sans nous aider à communiquer. J’ai dit à Catherine que je refusais de continuer à voir ce charlatan. Donc, nous avions parlé, mais de là à franchir le pas… Notre vie sexuelle se réduisait au strict minimum vital, malgré mon envie qui pourtant avait décliné au fil des ans. En réalité, chaque fois ou presque que j’exprimais mon désir de Catherine, je devenais client de « l’Hôtel du Cul Tourné ». Vous connaissez les « non, mon bouquin est super » ou bien « je suis crevée » ou bien « j’ai mal à la tête » ou bien « je n’ai pas la tête à ça ». Je suis sûr que vous connaissez, et je m’adresse aux hommes aussi bien qu’aux femmes. En fait, il me paraît évident que « l’Hôtel du Cul Tourné » refuse du monde.

Bref, je lui ai dit un jour, c’était un vendredi, que je n’en pouvais plus et que je voulais partir.

Sa réaction a été de ne pas y croire, de parler du démon de la cinquantaine, d’un besoin de réfléchir, de prendre du recul.

— Tu as quelqu’un ?

— Non, je t’assure, je n’ai personne ». Je n’avais effectivement personne.

Curieusement, annoncer à Catherine que je voulais partir a agi chez moi comme un électrochoc, en ancrant dans mon esprit l’idée que ce départ non seulement était décidé, mais qu’il était définitif. Il était temps de penser à moi, maintenant que les enfants étaient assez grands pour comprendre. De plus, j’avais le sentiment de prendre une décision que Catherine aurait pu prendre elle-même, si elle avait été plus courageuse ou plus inconsciente, et si elle avait été moins marquée par son éducation « bourgeoisie de province ».

Nous habitions une belle maison de 250 m² avec jardin, en plein centre de Rouen, à 5 min de la gare, maison que nous avions achetée 5 ans auparavant.

Je vais vous la décrire. J’adore décrire les endroits dans lesquels j’ai vécu, car à chaque pièce, même les WC, correspondent des souvenirs.

Le jardin n’était pas très grand, environ 400 m², suffisant pour jouer au football avec Tutuce, notre chien, un magnifique english spaniel springer ; on voit souvent ce chien sur les tableaux représentant des scènes de chasse. La végétation la plus intéressante se limitait à un cerisier qui produisait tous les ans, un noisetier improductif et un poirier produisant des poires immangeables. Au fond du jardin, il y avait une dépendance d’environ 120 m². C’était un ancien atelier textile (clandestin ?). Nous y entreposions le matériel de jardin, quelques affaires, ce qui nous laissait 90 m² dont nous avons fait une salle de billard, un billard français, à 3 boules, et une salle de gym avec rameur, vélo, etc. Il y avait même un flipper des années 60, en parfait état de marche, qui vous donnait des « exta-balles » et qui faisait « clac » lorsque vous aviez une partie gratuite.

La maison était ancienne, avec tout le charme et les inconvénients des maisons anciennes.

Au rez-de-chaussée : une salle à manger, véranda faisant également office de salon d’été, dans laquelle nous prenions nos repas, ce qui nous donnait l’impression de déjeuner ou dîner en plein milieu du jardin. Une cuisine, petite, mais très fonctionnelle, un WC, le salon d’hiver avec vieilles poutres apparentes et une belle cheminée. C’est dans ce salon que nous recevions nos invités et j’adorais y faire un feu. La cheminée tirait très bien et nous procurait une douce chaleur. Il y avait également une pièce qui aurait pu être une chambre, que nous avions aménagée en salon TV. Il ne faut pas oublier le sous-sol avec cave à vin (j’adore le vin et c’est réciproque), chaufferie et pièce pour entreposer les affaires.

Au premier, les trois chambres des enfants.

Au second, notre chambre, un grand bureau qui aurait pu être aménagé en chambre, et une immense salle de bain avec douche, 2 lavabos, une baignoire et un WC.

Donc, ce départ que Catherine pensait toujours provisoire, nous avons décidé de l’annoncer aux trois enfants Mathilde, 20 ans, Maxime, 18 ans et Prune, 16 ans, lors du dîner du dimanche soir.

Ce moment très fort restera gravé dans ma mémoire.

Les enfants s’attendaient à une annonce importante ; les enfants sentent toujours les choses importantes. Aussi ai-je pris la parole assez vite.

En résumé, je leur ai dit que la vie d’un couple n’était pas simple, sans employer l’expression du long fleuve tranquille, que nous avions vécu des moments fabuleux, que nous avions 3 enfants super, mais que j’étais maintenant si malheureux que j’avais décidé de partir.

Les enfants ont eu l’impression que le ciel leur tombait sur la tête, et se sont tous les trois mis à pleurer, bientôt imités par Catherine et moi. Je n’avais pas pleuré depuis des lustres et ne me souviens même plus de la dernière fois. Catherine a précisé que ce départ était sans doute provisoire, dû à un mal-être passager, ce à quoi j’ai répondu qu’il me semblait au contraire être définitif. Je voulais montrer que mon geste avait été réfléchi.

Pas un mot n’est sorti pendant vingt bonnes minutes, que des larmes, des flots de larmes.

Tutuce faisait le tour de la table en jappant, sentant quelque chose.

Nous n’avons pas touché au poulet rôti préparé pour le dîner dominical.

Le lendemain a commencé une période que l’on pourrait appeler la « drôle de guerre », dans la mesure où j’avais décidé de partir, mais n’était pas encore parti, faute d’avoir encore un point de chute. J’avais bien entendu déserté notre chambre et dormais sur un canapé du salon TV.

Mathilde est venue me voir au bureau lundi, et nous avons à nouveau pleuré toutes les larmes de notre corps en nous embrassant. Je lui ai dit que je l’aimais très fort, et que je ne voulais pas que les enfants prennent un parti, cette histoire regardant Maman et moi.

Mardi, Mathilde m’a fait comprendre que puisque j’avais décidé de partir, je devais le faire vite parce la situation devenait intenable. Je comprenais son point de vue et ne lui en ai pas voulu. J’ai donc pris le taureau par les cornes et ai signé pour le premier studio que j’ai visité, à deux pas de mon bureau, sans savoir si le prix était raisonnable ou pas. Dans la mesure où nous habitions cette belle maison, je n’avais pas de raison de connaître le prix des loyers des studios. En tout cas, « l’ultimatum » de Mathilde mardi avait bien été enregistré, puisque le mercredi j’avais fait mes valises et pris les clés de mon studio aménagé dans les combles de l’immeuble. Le studio comportait une pièce servant de chambre et de cuisine, une salle de bains/WC avec une douche géniale, qui incitait à y rester longtemps, deux velux donnant sur la cathédrale, le tout faisant 22 m². J’étais revenu au temps où j’étais étudiant, à une différence près : monter les 5 étages était beaucoup, beaucoup plus difficile qu’à l’époque.

Passer d’une maison de 250 m² avec jardin à un studio de 22 m² au cinquième sans ascenseur nécessite une forte motivation, je peux vous le dire. Tel était mon cas. Ma stratégie était simple. Dans un premier temps, Catherine m’avait tellement frustré que je voulais plaire aux femmes. Je voulais me rassurer quant à ma capacité à séduire. Dans un deuxième temps, je voulais trouver le second amour de ma vie ; trouver la femme qui m’aimerait pour moi, que j’aimerais pour elle, avec laquelle la vie de tous les jours serait simple et la sexualité épanouie. Vaste programme !

La nouvelle de mon départ s’est répandue dans le microcosme rouennais, c’est-à-dire au sein de la bourgeoisie rouennaise que nous fréquentions assidûment, comme une traînée de poudre. Originaires de Paris, nous nous étions très bien implantés dans la société rouennaise. Catherine m’avait dit un jour : « C’est génial parce qu’à Rouen nous avons plein d’amis ».

Je lui avais répondu : « Détrompe-toi, nous n’avons que des copains, à l’exception peut-être de 4 ou 5 couples qui sauront être présents en cas de coup dur ».

La suite m’a prouvé que j’avais vu juste, en tout cas en ce qui me concerne.

Patrick, qui fait partie des quatre ou cinq couples amis, m’a demandé dès qu’il a appris la nouvelle de venir partager son dîner, sa femme étant partie en vacances.

« Tu sais, Thierry, le mariage est souvent une histoire compliquée, instable, il y a des hauts et des bas. Mais il faut préserver l’institution, pour l’autre, pour les enfants. Je me suis marié tard parce que je n’avais pas trouvé l’âme sœur, mais je devais me marier pour avoir des enfants. J’ai donc épousé Isabelle. »

Ma parole, il était en train de me dire qu’il n’avait jamais été amoureux de sa femme, alors que moi j’avais aimé Catherine comme un fou, persuadé que seule la mort nous séparerait.

« Patrick, je comprends ce que tu veux me dire, mais j’ai beaucoup réfléchi. Partir procède peut-être d’un certain égoïsme, mais je n’ai pas le choix, car je suis trop malheureux.

— Rien n’est définitif, il faut laisser le temps au temps.
— Il m’apparaît au contraire que c’est définitif, la lente dégradation de mes rapports avec Catherine ayant conduit à ma décision ».

Le lendemain, c’était au tour de Bertrand de m’inviter à déjeuner. En réalité, il m’a invité à partager l’addition. Bertrand ne fait pas partie des 4 à 5 couples amis, mais des copains. C’est un médecin assez connu, mais qui a une relation assez fusionnelle avec l’alcool. En d’autres termes il est alcoolique, même si j’ai remarqué qu’il tenait assez mal l’alcool, ce qui est surprenant. En effet, les alcooliques sont souvent capables de tenir des discours parfaitement cohérents tout en ayant plusieurs grammes dans le sang.

« Tu sais Thierry, que si tu quittes Catherine qui à 46 ans, elle a statistiquement 9,8 % de chances de se remarier, et donc 90,2 % de rester seule. Ces statistiques sont irréfutables. Tu n’as donc pas le droit de faire ça, tout simplement pas le droit.

— Bertrand, je sais que la population féminine est plus nombreuse que la population masculine, surtout si on avance en âge, mais quand même, Catherine a des atouts. C’est une belle femme, bien faite, intelligente, qui travaille, qui joue bien au golf. Je vais peut-être te surprendre, mais je suis convaincu qu’elle fait partie des 9,8 % et qu’elle se recasera ».L’avenir me donnera raison.

Patrick et Bertrand n’ont pas réussi à me faire changer d’avis. D’autres essaieront plus tard, sans plus de succès.

Les 4 ou 5 couples précités comme étant amis se comporteront bien. Sans prendre parti, ils continueront à voir l’un et l’autre séparément.

Donc, je restais sur mes positions : je voulais plaire d’abord puis trouver l’âme sœur, pour démarrer ma seconde vie.

2

Jour de ma seconde vie moins 18 288 jours

Je suis né le 1er février 1958 à Neuilly sur Seine. « Avec une cuiller en argent dans la bouche », me dira-t-on plus tard. J’ai pu mesurer par la suite combien c’était vrai.

Mes sœurs Laure et Marie étaient nées 2 et 4 ans auparavant. Papa voulait un garçon, pour équilibrer, mais en arrivant à la maternité l’infirmière lui annonça « une petite merveille », ce qui le désola. Mais finalement sa joie fut proportionnelle à sa déception initiale quand il comprit que la petite merveille était un garçon, un garçon qui n’avait rien d’une merveille parce qu’il était boudiné.

Papa est le deuxième d’une famille de six enfants, cinq garçons et une fille. En fait, il y eut sept enfants, mais une petite fille mourut à l’âge de 5 ans, après, dit-on, avoir mangé un éclair au chocolat avarié.

Mon grand-père et ma grand-mère habitaient un appartement immense, un 250 m² rue de Lübeck à Paris.

Ils possédaient également une grande maison, « Ker an Gwell », qui signifie la vue sur la mer en breton, à Perros Guirec, dans laquelle j’ai passé tant de vacances.

Je ne résiste pas au plaisir de vous décrire l’appartement parisien. La maison de Bretagne viendra plus tard. Dans l’entrée, un tableau, représentant des nus, me terrifiait, à tel point que le premier contact avec cet appartement me donnait un sentiment de malaise. Il y avait un petit salon rotonde où mes grands-parents passaient l’essentiel de leur temps, un immense salon avec un piano crapaud (quart de queue), salon qui était presque toujours vide, une salle à manger, un bureau, 5 chambres et ce qu’il faut de salles de bain, et bien sûr une grande cuisine. Un immense couloir sombre desservait les chambres. Ce couloir me faisait très peur, mais je me forçais à en atteindre le bout, pour en revenir très vite en courant. Quand j’étais petit, c’était ça pour moi, braver le danger.

Mon grand-père ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. D’abord, il me faisait peur, avec son regard sévère. On aurait dit que cela l’amusait de terroriser les petits enfants. Ensuite, il est mort trop tôt.

Lorsqu’il est mort, mes parents ont insisté pour que l’on voie mon grand-père sur son lit de mort, de manière à nous familiariser avec la mort. L’effet fut garanti. C’était la première fois que je voyais un mort. Grand-père était allongé, élégamment habillé, sur le lit qu’il partageait encore avec ma grand-mère.

Le lit paraissait beaucoup trop grand, ou bien mon grand-père trop petit. Sa peau était grise, alors que de son vivant elle était rose, sa bouche était un peu de travers, car m’a-t-on dit il avait été difficile de la fermer. Mais surtout, je ne voyais plus ses yeux qui me faisaient si peur. Ce qui m’impressionnait, c’était le silence dans cette chambre où pourtant étaient réunies une vingtaine de personnes. Sinon, je dois piteusement avouer que mon grand-père me faisait moins peur mort que vivant.

Le bruit du téléphone vint rompre ce silence.

Mon oncle Alain, le dernier des frères de Papa, alla répondre.

« Allo.

— C’est Monsieur Blanchard (un ami de la famille).
— Bonjour, Monsieur Blanchard, je dois vous avouer une bien triste nouvelle, nous avons perdu Papa.
— Comment perdu ? Mais vous allez le retrouver ! »

Mon oncle Alain revint avec un fou rire qu’il ne pouvait réprimer, fou rire qui n’était vraiment pas de circonstance. Cependant, il détendit sensiblement l’atmosphère lorsqu’il raconta cet épisode à toute la famille.

J’avais une tendresse infinie pour ma grand-mère, que l’on appelait Mamie, une femme grande, mince, d’une classe folle avec ses cheveux frisés, blancs comme neige. Elle avait dû être très belle lorsqu’elle était jeune, mais l’était encore. Elle avait tout pour elle : la tendresse, le courage, l’intelligence et un sens de l’humour très développé. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle avait fait le siège de la Gestapo pour récupérer l’un de ses fils qui venait d’être emprisonné ; devant sa ténacité, la Gestapo a cédé et lui a remis l’enfant.

Un jour, elle nous raconta un épisode assez croustillant survenu avec son employée de maison. Cette dame avait une aide et elles faisaient les courses ensemble. Après les courses venait le temps des comptes à présenter à Mamie. Comme l’employée de maison ne savait pas écrire, elle dictait les comptes à son aide.

L’employée de maison à son aide : « Carottes deux francs soixante, fous-y trois francs, pommes de terre, cinq francs vingt, fous-y six francs », etc…

En fait, l’employée profitait des courses pour se faire un peu de « gratte », mais le problème était que l’aide écrivait scrupuleusement sur le compte-rendu « carottes deux francs soixante, fous-y trois francs, pommes de terre cinq francs vingt, fous-y six francs ». Et comme l’employée de maison ne pouvait pas vérifier le compte-rendu des courses, Mamie a pu se rendre compte de son « forfait ».

Cette dame, qui avait d’immenses qualités par ailleurs, n’a subi qu’une gentille réprimande de la part de Mamie, et cet épisode est resté comme une amusante histoire de famille. À tel point que mes parents, lorsqu’ils feront construire la maison de Villers sur Mer, en 1974, l’appelèrent Fouzy, en souvenir de cette anecdote.

Mamie aussi est morte trop tôt, quelques années après mon grand-père, pour que je puisse « en profiter pleinement ».

Quelques jours avant de mourir, elle a appelé auprès d’elle l’une de ses petites filles, Sylvie, et lui a dit : « C’est beau la vie, ma Vi-vie ».

Maman est à l’inverse de Papa, en ce sens qu’elle est également née dans une famille » de 6 enfants, mais avec un garçon et 5 filles. Elle est à la cinquième position, donc la deuxième en partant du dernier, soit encore l’inverse de Papa.

Mon grand-père maternel avait une personnalité hors norme. Polytechnicien, sorti dans la « botte » (Inspecteur des Mines), il avait 2 passions : le travail et le tennis, sa famille et ma grand-mère venant assez loin derrière.

Son travail l’a amené à la direction d’une grande société pétrolière, a permis à ma grand-mère de ne pas travailler et à sa famille de vivre une vie confortable.

D’abord installés dans un grand appartement de la rue Henri Martin à Paris, mes grands-parents ont ensuite, les enfants une fois mariés, emménagé dans une grande maison à Meudon Bellevue que j’ai encore le plaisir de vous décrire. Au rez-de-chaussée : un grand salon dans lequel se tenaient les réunions familiales, une grande salle à manger pour les grandes personnes et une petite salle à manger. C’est dans cette petite salle à manger que j’ai vu grand-père pour la dernière fois, quelques jours avant sa mort. Nous étions tous les trois avec grand-mère ; grand-père était tout triste et donnait l’impression d’être perdu. Pour terminer avec le rez-de-chaussée, une grande cuisine. Au premier étage : le bureau de grand-père, qui n’a jamais cessé de travailler, qui était aussi sa chambre. Cette pièce était pour moi celle du dentier, que grand-père oubliait régulièrement près de son lit, car il ne dormait pas avec de peur de l’avaler. Cela m’impressionnait autant que cela me dégoûtait. Puis venait la chambre de grand-mère, un salon et deux chambres. Au deuxième étage : 3 chambres. Sans compter les salles de bains, la cave, le garage, le tout entouré d’un grand jardin qui était le théâtre de mémorables parties de football.

Ils avaient également acquis une grande maison à Villers sur Mer, « le Bon Gîte », qui est devenue ma madeleine de Proust.

Grand-père était capable d’une grande tendresse, mais également d’une méchanceté incroyable.

Avec moi, il a toujours été assez tendre, sans doute parce que je jouais au tennis et que j’aimais le football, un autre de ses dadas.

Tous les 25 décembre, avait lieu dans la maison de Meudon la traditionnelle réunion familiale, réunissant les enfants, les petits-enfants et assez rapidement les arrière-petits-enfants. Grand-père faisait alors son discours rituel au cours duquel il faisait le point des évènements, heureux ou malheureux, qui avaient marqué la famille durant l’année écoulée.

Lors de l’une de ses réunions, mon cousin Hubert, en disant bonjour à son grand-père lui a glissé, contrit : « Je suis désolé grand-père, j’ai raté mon bac. »

Et grand-père de lui répondre : « Je ne peux pas savoir ce que tu ressens Hubert, car je n’ai jamais connu l’échec. »

Avec du recul, je pense que mon grand-père se voulait plus sincère que méchant, mais le résultat est d’une incontestable méchanceté et Hubert s’en souvient encore aujourd’hui.

Le tennis était donc sa passion, et il était très ami avec Borotra, polytechnicien comme lui. Un hasard ? Borotra était l’un de 4 mousquetaires, avec Cochet, Lacoste et Brugnon, qui avaient tant de fois gagné la Coupe Davis pour la France dans les années vingt.

Mon grand-père disait avoir été classé 4/6 (seconde série) dans sa jeunesse, mais je n’arrive pas à y croire. S’il est incontestable que grand-père a été jeune, s’il avait été 4/6, il lui serait resté une gestuelle ressemblant au tennis. Or, il n’était ni adroit ni beau à regarder jouer, ce qui me fait penser que sa volonté de réussir au tennis autant que dans la vie professionnelle lui a fait confondre son désir avec la réalité, le conduisant à s’inventer un classement fantasque.

Je suis un des rares petits-enfants à avoir partagé de nombreuses parties de tennis avec grand-père, en double, car il ne jouait plus en simple. Lors de l’une d’elles, je jouais en équipe avec lui. J’étais au service et grand-père était à la volée, collé au filet, attendant le retour de service. Quand je dis collé au filet, c’est collé, c’est-à-dire la bedaine saillante contre le filet. Mon service atterrit dans le carré adverse, la balle était donc bonne. Le relanceur, dont je ne me rappelle pas qui il était, retourna sans le vouloir sur la bedaine de mon grand-père ; la balle rebondit sur le ventre de grand-père et franchit à nouveau le filet pour finir dans le camp adverse. D’après les règles du tennis, la balle doit être touchée par la raquette, et par n’importe quelle partie de la raquette, pour être expédiée dans le camp adverse. Donc, toujours d’après ces règles que grand-père connaissait parfaitement, la bedaine ne faisant pas partie de la raquette, la balle renvoyée par ladite bedaine n’était pas valable. Le point était donc pour nos adversaires. Rien n’y fit ; mon grand-père, avec un aplomb phénoménal, changea de côté comme si de rien n’était pour attendre mon service, et annonça le score en s’arrogeant le point. Mes adversaires et moi étions médusés, morts de rire également, mais aucun de nous trois n’a osé contrarier le vieil homme.

À l’âge de cinquante ans (je n’étais pas né et tout m’a donc été raconté), tout comme de nouveau à la fin de sa vie, mon grand-père a fait une dépression. J’ignorais tout de cette maladie, si ce n’est qu’elle n’attaquait que les faibles, que c’était une maladie honteuse dont il ne fallait surtout pas parler, qu’elle n’était pas éloignée de la folie et qu’elle était soignée par les médecins des fous, c’est-à-dire les psychiatres. Je ne comprenais pas qu’un homme aussi puissant, au sens économique du terme, et énergique que grand-père puisse devenir tel un moineau apeuré quand on le tient au creux de sa main.

Bien plus tard, lorsque la dépression me touchera, je comprendrai, et mettrai au rancart tous les clichés sus-cités.

Grand-père également n’a pas vécu assez longtemps pour que je puisse avoir 18-20 ans et goûter à plein de la richesse du personnage, le questionner sur son passé, sur les guerres, sur les trente glorieuses, bref pour qu’il me transmette son savoir et son expérience. Il est mort alors que je n’étais même pas adolescent.

Grand-mère, elle, a vécu jusqu’à quatre-vingt-seize ans. Ce que je vais dire n’est pas très chrétien, mais j’eusse préféré que les espérances de vie de grand-père et de grand-mère eussent été inversées.

Grand-mère était adorable, nous offrait régulièrement des cadeaux, mais la communication avec elle était difficile, et pas seulement parce qu’elle n’entendait pas bien. Lorsque l’on partait sur un sujet, elle n’y restait pas, puis partait sur un autre, puis un autre encore, et à chaque fois nous lâchions prise. De plus, elle était loin d’avoir la culture de grand-père. Ce que je détestais lorsque j’étais petit, c’était son baiser dans l’oreille en aspirant qui faisait un mal de chien. Il y a quand même d’autres moyens que la torture de montrer sa tendresse !

Lors de ses quatre-vingt-dix ans, toute la famille (nous étions 130) s’est réunie dans un château loué pour l’occasion. Chaque famille avait une couleur différente. Il y eut, en dehors des repas, des jeux, des chants, et pour finir bien sûr, une messe.

Grand-mère fut enchantée de sa journée et déclara à la fin : « C’était un très beau mariage ». C’est tout grand-mère.

Curieusement, la majorité de la fratrie de Maman a toujours considéré grand-mère bien plus que grand-père. Lors des réunions de famille qui continuent maintenant sans les grands-parents, il n’y en a que pour grand-mère, grand-père étant considéré comme quantité négligeable. Il s’agit là d’une injustice que je veux combattre, en clamant haut et fort que grand-père avait une personnalité bien plus riche et intéressante que celle de grand-mère, malgré ses qualités.

Papa est donc né dans une famille bourgeoise. Je ne sais pas grand-chose de sa jeunesse, sinon qu’il était sportif, classé 15 au tennis. Sa sœur disait de lui : « Il est très bon joueur, à condition de gagner. »

Sa sœur l’avait bien cerné, car je pourrai plus tard me rendre compte de son côté mauvais joueur, que ce soit au tennis, car jouer au tennis avec lui me terrorisait, ou au golf qui l’a rendu fou, lui qui était habitué à tout maîtriser. C’était en tout cas un compétiteur. Il intégra l’X (Polytechnique) en 1942. Certaines mauvaises langues diront qu’à cette époque l’entrée à Polytechnique était rendue plus aisée par le fait que les meilleurs élèves, les juifs, ne pouvaient pas concourir. Je laisse à ces mauvaises langues la responsabilité de leurs propos.

Ensuite, il rejoint le maquis avec des camarades de l’école, et participa à la libération de Paris comme soldat dans la 2e DB. Il avait vingt-deux ans. Il nous a dit ne jamais avoir tué un Allemand, mais il a quand même fait la guerre. Papa a été très marqué par la guerre, même s’il en a très peu parlé. Il a fallu lui tirer les vers du nez. Il lui en est resté un souci de l’économie, parce qu’il avait manqué des biens les plus élémentaires, ainsi qu’une forte aversion, voire une haine, pour l’allemand, qui détonne à l’époque de l’amitié franco-allemande. Rien n’a jamais pu le changer : les « loden » verts des années 70 ressemblaient à l’uniforme « feldgrau » des boches, je me suis fait tancer lorsque j’ai acheté une Volkswagen et les publicités Opel à la télévision, ventant la qualité allemande, étaient insupportables à ses yeux (c’est « Deutschland über alles »).

Professionnellement, Papa a très bien réussi, même s’il a fait toute sa carrière dans la même société pétrolière multinationale, heureusement différente de celle de mon grand-père maternel.

En fait, Papa était un entrepreneur, ce qui peut sembler antinomique avec le fait de travailler dans une grande structure. Mais il a vécu les trente glorieuses, période au cours de laquelle la croissance était très forte, la reconstruction créant d’énormes besoins, et le chômage très faible. Les cadres étaient sollicités de toutes parts et les entreprises faisaient feux de tous bois pour les garder en leur proposant des promotions météoriques. Les temps ont bien changé.

Papa a démarré dans le pétrole, puis a pris son indépendance en devenant « coordinateur chimique ». Ses patrons ont-ils senti qu’il fallait lui laisser une certaine autonomie ? Était-il ingérable ? C’est possible.

La chimie, embryonnaire après-guerre, s’est très fortement développée dans les années 50, conduisant à la création d’une société chimique indépendante de la société pétrolière, société qu’il a dirigée et développée jusqu’à sa retraite qu’il a malgré lui dû prendre à soixante ans, soit en 1983.

Papa n’a jamais eu la langue dans sa poche. Lors de son discours de retraite, auquel tous ses patrons et collaborateurs assistaient, il leur a dit : « Je suis heureux de voir que le bénéfice de ma société représente les trois quarts du bénéfice réalisé par toutes les entités chimiques en Europe » […] « Compte tenu des louanges qui me sont adressées aujourd’hui, j’aurais dû être beaucoup mieux payé » […] « Savez-vous pourquoi le coq est l’emblème de la France ? Parce que c’est le seul animal qui chante avec les 2 pieds dans la merde. Et la merde, nous y sommes vraiment. » C’était l’époque de Mitterrand avant la rigueur. […] « J’ai été jugé pendant 35 ans par mes patrons, et c’est maintenant à moi de les juger (mettant sur sa tête la toque de Juge au Tribunal de Commerce qu’il allait rejoindre) ».

La retraite a été un crève-cœur pour Papa, mais il était obligé de se retirer, car c’était la règle dans la multinationale qui l’employait. Il était cependant hors de question qu’il reste inactif. Aussi, outre son activité de Juge au Tribunal de Commerce, qui l’intéressait sans l’emballer, il fut consultant pour une société chimique américaine désireuse d’implanter une usine en France. Ce travail le passionna, bien plus à ses dires que son travail précédent dans sa multinationale. Il prit des contacts avec des hommes politiques influents, en particulier Gaston Deferre, et appela même Jacques Chirac qui fut très coopératif. Et l’usine fut construite.

Papa a toujours eu une santé de fer. Néanmoins, il avait un tort majeur : ne jamais se plaindre, toujours considérer que « le mal allait passer ».

Je me souviens d’un séjour aux sports d’hiver. C’était alors le début des chaussures à crochets qui allaient remplacer les chaussures à lacets. Les forfaits n’existaient pas encore, nous devions payer, ou plutôt Papa devait payer les remontées mécaniques de la famille avec des tickets. Enlever les moufles, sortir les tickets, les compter, payer, remettre les tickets dans la poche, remettre les moufles. Les chaussures à crochets de Papa étaient si dures qu’elles ont mis le derrière de ses chevilles, côté tendon d’Achille, à vif. C’était horrible à voir et j’imagine que la douleur devait être très intense et surtout permanente. Malgré cela, Papa a continué à skier comme si de rien n’était.

Cette résistance à la douleur lui joua des tours à l’âge de soixante-cinq ans. Alors qu’il jouait au golf avec Maman, Papa ressentit une vive douleur dans le mollet, en montant une côte. Bien entendu, il ne souffla mot de cette douleur à Maman, et continua comme si de rien n’était. La douleur allait passer, et effectivement elle passa. Seulement, quelques jours plus tard, Papa fit un gros malaise qui le conduisit à l’hôpital d’urgence. Diagnostic : embolie pulmonaire.

Le fin fond de l’histoire, c’est que la douleur au mollet était une phlébite, causée par un caillot circulant dans une veine. Ce caillot ambulant a remonté, faisant cesser la douleur. Arrivé au poumon, il a bouché une ramification artérielle irriguant le poumon. D’où le malaise et l’embolie. CQFD.

Cela m’a fait drôle de voir Papa, qui n’était jamais malade, à l’hôpital avec des tuyaux partout. Il se sentait très gêné de se montrer ainsi en spectacle. Mais heureusement, l’embolie n’a pas été mortelle, car traitée très vite. Néanmoins, la morale de cette histoire est que même si être dur à la douleur peut être considéré comme une qualité, il faut savoir écouter son corps. Papa n’aurait jamais fait d’embolie pulmonaire s’il avait fait sienne cette morale.

Cet épisode l’a vieilli d’un coup, mais il pouvait se le permettre. Depuis, il a un traitement à vie, qu’il prend méticuleusement. Son corps prend de l’âge au fil des ans, il marche plus difficilement, il entend mal, malgré son appareil auditif, mais il a la chance d’avoir une tête qui fonctionne encore admirablement. Toujours au courant de tout, il lit beaucoup, que ce soit des journaux ou des livres, et reste de loin le meilleur de la famille en mots croisés.

Le 5 janvier 2013, Papa aura quatre-vingt-dix ans.

Maman est une superbe femme ; grande, 1m74, brune aux yeux verts, bien faite et sportive, elle aurait pu être mannequin si elle avait voulu.

Toute sa jeunesse a été consacrée au tennis, ou plutôt au tennis de compétition. C’est pourquoi elle était la chouchoute de mon grand-père, qui a vécu à travers elle ce qu’il n’avait pas pu vivre lui-même dans ce sport.

Grand-père a mis Maman dans un cocon ou plutôt un carcan, décidant de tout, lui imposant une vie d’ascète, une hygiène de vie drastique, des entraînements à répétition, des compétitions tous les week-ends. Aucune sortie n’était autorisée. En définitive, le tennis et grand-père ont gâché la jeunesse de Maman. Le résultat a payé puisqu’elle est devenue championne de France cadette, et a même gagné le Championnat de France de double mixte avec un joueur devenu assez célèbre, Pierre Darmon. Elle avait le jeu pour devenir une très grande championne : une bonne condition physique, un jeu plat très rapide et basé sur l’attaque, avec des montées au filet répétées, rares chez les femmes à cette époque. Lui manquaient seulement deux éléments essentiels : le plaisir et le mental. Le plaisir parce que pour Maman le tennis ne devait être qu’un simple jeu. La pression de son père et les entraînements répétés la rebutaient. Or, dans le tennis comme dans tout autre sport, le plaisir éprouvé à l’entraînement est une condition indispensable à tout progrès. Le mental parce que Maman manquait de confiance en elle (elle manquera toujours de confiance en elle), à tel point que lorsqu’elle a joué à Wimbledon, elle était tellement tétanisée dans ce temple du tennis que durant sa partie elle allait chercher des balles là où il n’y en avait pas.

La rencontre avec Papa se déroula par l’intermédiaire de ma Tante Malice, entremetteuse en chef, et tout alla assez vite. Maman est évidemment tombée amoureuse de Papa, de 10 ans plus âgé qu’elle, et réciproquement. Papa était son premier homme, et elle n’était pas non plus mécontente de rompre avec son rythme infernal et quitter le carcan de son père.

La rencontre entre Papa et grand-père fut un grand moment. Certes Papa était polytechnicien, tout comme mon grand-père, mais 2 défauts majeurs : d’une part il n’était pas sorti dans les premiers (dans la « botte »), et d’autre part il allait briser la carrière tennistique de sa fille.

Grand-père demanda à Papa : « Allez-vous laisser ma fille continuer sa carrière ? »

Et Papa de répondre : « Je ne ferai rien pour gêner la carrière de votre fille, mais ne ferai rien non plus pour la favoriser ». Cette réponse était quelque peu jésuitique dans la mesure où Papa savait très bien que Maman était saturée de tennis et qu’elle aspirait à autre chose. La meilleure preuve en est que Maman, une fois mariée, en 1951, arrêta complètement le tennis au grand dam de mon grand-père, et ne reprit la raquette que 10 ans plus tard pour jouer avec ses enfants.

Maman n’a pas eu de carrière professionnelle puisqu’elle n’a jamais travaillé. Le tennis l’a même empêchée d’avoir son bac (le tennis a bon dos). Certes, elle a eu 3 enfants qui l’ont occupée, mais elle a toujours été aidée par une aide à domicile ou une jeune fille au pair. Je n’ai jamais compris ce qu’elle faisait de ses journées, si ce n’est passer beaucoup de temps au téléphone, ce qui m’énervera quand viendra le temps pour moi de vouloir téléphoner ou pire, d’attendre un appel. Elle avait des activités caritatives, comme souvent chez les « gens bien » : ventes de charité, catéchisme, visites de malades. Maman visita toutes les semaines une femme atteinte de sclérose en plaques, et ce jusqu’à la mort de cette dernière.