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"Mer promise" est un récit historique vécu par Francis Lefebvre au cours des années 30. Il s’agit du périple d’un jeune Breton déterminé à devenir marin en allant pêcher la morue à Terre-Neuve. Parti du village de La Bouillie, son aventure le conduit de Saint-Malo vers l’immensité des mers froides, tout en affrontant l’adversité de sa propre mère. Avec la mer pour horizon et la liberté comme quête, Francis vous entraîne dans une odyssée maritime pleine de péripéties et de dangers, où chaque vague semble sculpter son destin.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Laurent Lefebvre se plaît à dépeindre la vie de personnages atypiques. Dans ce récit, il explore sa propre histoire de famille où il se mue en narrateur et acteur pour retracer les aventures romanesques et rocambolesques de son oncle Francis Lefebvre.
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Laurent Lefebvre
Mer promise
Récit historique vécu
par Francis Lefebvre
© Lys Bleu Éditions – Laurent Lefebvre
ISBN : 979-10-422-3402-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
De la terre à la mer, de la Bouillie à Terre-Neuve.
En réalité, le temps ne passe pas, c’est nous qui passons.
Ken Bruen1
Francis en 1937
Francis Lefebvre est né le 15 octobre 1921 et est décédé le 20 avril 2012.
De Francis Lefebvre, mon oncle, je n’ai connu que l’homme d’âge mûr. Il avait une réelle prestance, une imposante stature conjuguée à une voix puissante et grave, son tarin hors du commun complétait ce personnage à la Gabin. Depuis, notre enfance, il nous captivait, il avait tant et tant d’histoires à raconter qu’un seul livre n’y aurait suffi. Il n’avait de cesse d’évoquer son passé de jeune mousse, la guerre au sein des forces navales de la France Libre. Il continuait de voyager à l’étranger pour ses activités professionnelles, et dès qu’il était mandaté pour effectuer une mission2 à l’étranger, c’est un peu comme si nous voyagions avec lui en collectionnant les timbres des pays qu’il visitait.
Francis, né le 15 octobre 1921, est l’aîné d’une famille de six enfants. Ses parents, nés au XIXe siècle, étaient de petits agriculteurs du bourg de la Bouillie3 comme il se plaisait à le dire. Il était extrêmement fier de son père, soldat de la Grande Guerre, titulaire de la médaille militaire et d’une citation à l’ordre de son régiment pour sa bravoure et son courage lors de l’offensive finale4 du 14 octobre 1918. Sa famille a traversé les tourments et bouleversements du XXe siècle. Au travers de ce qu’il a vécu, lui et sa famille, j’aime à croire que la petite histoire pourra rejoindre la grande. Ce récit historique qui retrace la vie du jeune Francis Lefebvre a pour ancrage les nombreux récits de sa vie qu’il a dactylographiés avec la complicité de sa machine à écrire. Il préparait méthodiquement des fiches pour structurer ses conférences. Étant l’un des derniers représentants de ces marins à avoir navigué sur des Terre-Neuvas au temps de la voile, Francis était devenu un conteur de plus en plus sollicité. Lors des obsèques de son frère Édouard, le 1er décembre 2011, comme un marin qui sent intuitivement le mauvais temps venir, il nous annonçait laconiquement : c’est moi le prochain ! Le 20 avril 2012, à peine cinq mois après nous l’avoir annoncé, il rejoignait son épouse Björg5.
Ce récit historique relate sept années de sa vie, allant de l’année de ses douze ans en 1933, jusqu’à l’homme qu’il est devenu en 1940. Le départ de ce récit débute en juin 1933 lorsqu’il obtient son précieux certificat d’études jusqu’à la fin de l’année 1940, date à laquelle il s’engage auprès du général de Gaulle dans la France Libre. La rugosité de ses premières années d’expérimentation lui a donné une volonté inébranlable de réussir, une force qui est le socle de sa volonté de connaissance. Cette période est déterminante pour comprendre le cheminement de l’homme tant ces sept années l’ont façonné pour le reste de sa vie. Avec son certificat d’études en poche, il a progressivement souhaité prendre de la distance, agir pour se nourrir de ses propres expériences, vivre sa vie pleinement, quitte à la risquer pour ne rien regretter. À quinze ans, il embarque comme mousse pour Terre-Neuve, emportant dans son paquetage un dictionnaire qu’il parcourait au point d’en apprendre par cœur la définition de mots qu’il y découvrait. Francis était un authentique autodidacte, maîtrisant quatre langues étrangères en plus du français qu’il fallait parler à l’école et du gallo que l’on baragouinait en dehors.
Pour ce qui est du travail d’écriture, j’ai résolument emprunté un style narratif qui m’est propre en m’efforçant d’être proche de la réalité de ses années de jeunesse. Non sans atermoiement, ce livre est écrit à la première personne du singulier et au présent de l’indicatif. L’utilisation du « je » pour évoquer mon oncle Francis n’a d’autre dessein que de rendre son témoignage plus vivant. Il s’agit d’un récit historique écrit avec la volonté d’être un reflet fidèle à la réalité de son vécu, de ses valeurs et de ses questionnements. Livrer ce récit historique sous cette forme a pris sens pour moi à la lecture de son abondante correspondance. Ses relations épistolaires, autant que le fait qu’il ait été autodidacte, sont les marqueurs d’une période révolue. Au travers de ses lettres, il se livre avec ses proches à un jeu de questions-réponses. Des années d’une correspondance, où l’enfant s’efface derrière l’homme qu’il devient face à une mère omniprésente, qui pressent que son enfant lui échappe. Deux êtres qui s’aimaient, parfois se défiaient, mais qui partageaient une force de caractère peu commune et un sens aigu des valeurs. Au fil de cette correspondance, sa mère n’use plus du « Bien cher enfant » des débuts, lequel se mue en « Cher enfant » pour se terminer en « Cher Francis ». Partir était une nécessité pour Francis, prendre la distance nécessaire avec cet univers devenu trop étroit pour lui. Attiré par les grands espaces qui agissaient sur lui comme un aimant, il s’est enthousiasmé tout autant pour le Groenland et ses aurores boréales que pour l’immense forêt équatoriale de l’Afrique centrale. La Bouillie est un si petit village et son ambition était si grande qu’il devait s’en éloigner tout en conservant affection et attachement à sa commune natale. S’éloigner du village de son enfance était une manière de mettre une nécessaire distance avec sa mère, elle qui considérait que son fils lui devait tout et lui qui n’avait de cesse de vouloir se construire seul en prouvant à sa mère qu’il ne lui devait rien. Une manière de lui imposer le nécessaire détachement dont il avait besoin pour vivre pleinement.
Une errance à la quête d’un ailleurs…
L’envie d’ailleurs de Francis n’est pas la quête d’une terre promise, mais d’une errance volontaire sur les mers du globe. L’envie de parcourir les mers était ancrée au plus profond de son être. Depuis son enfance, un grand-oncle marin pour voisin a semé une graine d’envie dans son esprit. Lors de son premier embarquement comme mousse sur un trois-mâts, il n’a que 15 ans et 5 mois. Marin, il l’a été, de Terre-Neuve à la côte Est du Canada, en remontant vers l’immense Groenland. Après avoir parcouru ces eaux froides, il navigue durant la guerre sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest, et puis aussi dans l’Atlantique pour remonter vers l’Europe.À l’aube de ses 85 ans, une journaliste du Figaro venue l’interviewer sur sa vie lui pose en guise de conclusion cette ultime question : de tous les pays visités, lequel retiendrez-vous s’il ne faut en garder qu’un seul ? Francis sans aucune hésitation cite un pays sans le dissocier de la mer qui l’environne : j’ai beaucoup voyagé, mais le seul pays qui m’a laissé autant de souvenirs fantasmagoriques est bien ce sombre Groenland et sa méchante mer de Baffin6. Une mer de tous les extrêmes qui passe d’un calme absolu aux vents des plus violents. Par gros temps, c’est un enfer gris, bleu et blanc au point de ne plus distinguer la terre, la mer et le ciel. C’est un pays qui allie la puissance d’une symphonie à la beauté d’une tragédie. Une mer chargée de basses intentions, une mer qui dévore ses enfants, tel un châtiment purificateur qui efface les fautes, probablement celle de n’avoir pas toujours été très tendre avec une mère au caractère parfois acerbe avec lui. Ce sacrifice expiatoire n’a pas voulu de lui, cette mer-là, ne lui a pas ôté la vie, là ou combien d’autres marins ont péri.
Homme libre, toujours tu chériras la mer !7
La Bouillie, le village de mon enfance
Comme une envie d’ailleurs
Enfant, j’ai toujours voulu savoir ce qu’il y avait dehors, enfant, je me suis fait le serment de servir cette envie d’ailleurs qui m’assaille. Si le dedans est rassurant, l’ailleurs agit sur moi avec le magnétisme d’un aimant. C’est tout décidé, il me faudra partir un jour pour ne pas me conformer à ce à quoi je suis destiné. La messe est dite, je me suis fait cette promesse, mon serment vaut tout autant les sermons de maman qui n’a d’autre dessein que de contrarier le mien.
Assis sur les bancs de l’école, je ronge mon frein en rêvant de voyages lointains. Une voix intérieure me susurre que mes doléances seront nécessairement récompensées si j’apprends assidûment en classe. Une priorité : décrocher mon certif ! J’apprends si bien à l’école que mes maîtres successifs ne tarissent pas d’éloges sur mon travail auprès de mes parents. Visiblement, comme je n’ai plus rien à faire sur les bancs de l’école, Madame Clémentine Renault, la directrice, a pris la décision de me présenter au certificat d’études pour les épreuves du mois de juin 1933. N’ayant pas atteint mon douzième anniversaire, une demande de dérogation8 est de rigueur. Une fois cette obligation administrative réglée, je peux passer les épreuves du certificat. Les mathématiques, le calcul, le français, l’histoire, la géographie, les sciences, de toutes les matières, il n’y en a pas une que je néglige et ma soif d’apprendre est telle que je me distingue dans ces divers domaines. La commission du canton appelée à statuer sur notre dignité d’obtenir le précieux sésame siège à Matignon. Le jour de la proclamation des résultats, le 3 juin 1933, moi Francis, alors que je n’ai pas encore fêté mon douzième anniversaire, je décroche le précieux certificat d’études qui sonne le glas de mon parcours scolaire. Pourquoi continuer à s’instruire, à quoi bon poursuivre mes études au-delà ? La question ne se pose même pas ! Même si j’obtiens le certificat d’études primaires avec mention, il n’est pas question pour moi d’aller plus loin. Accéder à des études supérieures, je n’y pense même pas ! Mes parents n’en ont ni les moyens ni l’ambition. Il est difficile d’échapper à sa condition, quand on est fils d’agriculteurs, qui plus est lorsque l’on est l’aîné, on ne peut guère espérer que de le rester. Sans aucun sentiment de déclassement, il est parfaitement normal et naturel de perpétuer cette hérédité sociale. Aîné d’une fratrie de cinq enfants, entouré de deux frères et deux sœurs, ce qui compte pour nos parents, c’est que nous soyons des enfants obéissants, de bons élèves, de bons travailleurs, de bons chrétiens. Bref, une destinée sans aléas, du certificat jusqu’à la bague au doigt. Un avenir tout écrit, un chemin au tracé balisé dont on a préalablement ôté tous les cailloux, comblé et nivelé les ornières. Face à ce destin inéluctable esquissé par mes parents, en mon for intérieur, je suis bien décidé à agir autrement pour le contrarier. Tout en restant calme et déterminé, je me dois de garder mon indépendance d’esprit afin qu’ils ne me détournent pas du destin que je me suis fixé. Je ne veux pas entrer dans le jeu de maman, pourquoi lui faire le serment de devenir cet enfant sage et soumis si ce n’est pour une vie d’enfermement dont le seul horizon serait de perpétuer la tradition familiale. Même si l’on n’arrive pas totalement à se détacher de l’endroit où l’on est né, quand on doit partir, tout devient possible. Plus que cette volonté que j’ai de quitter mon village pour découvrir ce vaste monde, ce qui me pousse à m’éloigner, ce qui m’étouffe, c’est la volonté de maman de me façonner, de vouloir à ce point que je puisse lui ressembler. Décidément, ma mère ne comprend rien à rien aux aspirations des jeunes de ma génération et je ne veux pas de ces habits mal taillés qu’elle cherche à me faire endosser.
La Bouillie, un village aux deux visages
La Bouillie, curieux nom fantaisiste pour un village pouvant désigner la boue de ses chemins, à moins que la Bouillie ne doive son nom à la singularité de ses habitants au caractère présumé bouillant. C’est surtout le Chemin-Chaussée qui est réputé bouillant et animé, un étonnant contraste avec le bourg plus paisible qui s’est construit autour de l’église. Le Chemin-Chaussée, c’est un lieu particulier, un autre village déporté du village, une longue artère qui s’étire sur plus de six cents mètres et sert de frontière au sud de la commune. Il n’y a qu’à traverser la chaussée pour changer de commune, Hénansal d’un côté, la Bouillie de l’autre. Le bien nommé Chemin-Chaussée est le carrefour de deux voies romaines où depuis la nuit des temps le génotype bouillonnant de ses habitants ne semble guère se désavouer. Haut lieu du commerce local depuis les Romains, l’endroit fut parfois le théâtre de bagarres épiques. L’hiver, douze semaines durant, une importante foire s’y tient, du dernier vendredi de novembre jusqu’au second samedi du mois de février9. Hormis les moutons, vaches ou cochons, la foire brasse à foison pas mal la populace des alentours. De Saint-Cast, Saint-Malo, Saint-Servan et encore Saint-Brieuc, viennent de loin tous ces coquetiers10 pour s’offrir des volailles de qualité11. Il faut dire que ces jours de foire des plus arrosés avaient pour effet d’exciter les gosiers assoiffés.
Autre bizarrerie, au XIXe siècle, les paysans de la Bouillie ont bien cru qu’une folie singulière s’était également emparée de la noblesse locale. Victor Visdelou, le comte de la Villethéart fit ériger en 1864 une tour pour observer les étoiles. Face à ce noble et coûteux divertissement, les paysans affublèrent cette tour d’un sobriquet : la tour de Haute Folie12. Une autre singularité n’épargne pas plus la maison de Dieu, une église flanquée d’un clocher carré et dédiée au tenancier du Paradis : « Saint Pierre ». S’il est bel et bien représenté, tenant la clé du paradis sur le grand vitrail de l’église, il n’en demeure pas moins qu’il est rétrogradé en seconde position derrière Saint Guillaume. Pourquoi ce dernier vient-il lui ravir la première place ? Est-ce une simple facétie du maître verrier ou est-ce une volonté de lui donner une importance protocolaire prépondérante dans le cortège des saints ? Saint Guillaume, né à Saint-Alban, c’est comme Saint Yves c’est du saint local, de l’authentique. Aux prémices de ce très lointain siècle naissant, vers l’an 1200, Saint Guillaume, se fit l’ardent défenseur de la cause des pauvres. Il se mit à sillonner la campagne armoricaine en ces temps reculés ou la Bretagne n’était encore qu’un vaste territoire recouvert de forêts avec des Mottes féodales avec quelques seigneurs locaux exerçant leurs prérogatives pour protéger les paysans des Saxons et des Normands. Au cours de l’une de ses innombrables tournées, la nuit venue, il avait fait une halte impromptue au Chemin-Chaussée. Bien mal accueilli par l’aubergiste, il prononça une déconcertante malédiction s’adressant aux bâtisseurs du futur : Chemin-Chaussée dès qu’on te relèvera d’un côté, tu t’écrouleras de l’autre13. Une bien étrange malédiction qui vise les habitations. Les anciens de la Bouillie n’ont guère oublié le sortilège, laissant toujours une maison en ruine, histoire de déjouer cette prophétie.
La première étape de mon éloignement
Après ce portrait préliminaire d’une commune si peu ordinaire, nul ne peut affirmer si deux siècles après la prophétie, l’idée de bâtir une église et un nouveau bourg à l’écart du Chemin-Chaussée est une réminiscence de cette ancienne conjecture. Comme un lointain souvenir que certains voudraient définitivement ensevelir et que d’autres n’ont eu de cesse d’exhumer. Tradition orale oblige, sept siècles après, la mère Jehan du Chemin-Chaussée14 captive toujours son auditoire avec la malédiction de Saint Guillaume. Ce qui est certain, c’est que vivant en plein cœur de ce bourg du village qui s’est construit autour de l’église Saint-Pierre, la vie y est des plus paisibles. Notre maison est comme un cocon protecteur, une ferme lovée dans une cour fermée, une enceinte rassurante qui tourne le dos à l’église sans la volonté d’en transgresser les préceptes. Un nid idéal pour la sérénité de nos âmes cadenassées par maman. Dans cet amphithéâtre de notre éducation, un impertinent portail protecteur vient clore ce bastion garant du maintien des traditions. La ferme où nous habitons se situe on ne peut plus près de l’église, avec Dieu pour voisin immédiat, ça crée nécessairement des liens étroits. Pour animer quelque peu ce décor idyllique, nous avons une vue imprenable sur les sépultures des morts. Partout, il y a des croix, des croix et encore des croix, peu importe la matière, croix de bois, croix de fer, croix de pierre, elles se dressent fièrement tout autour de l’église comme autant de témoins de la foi des paroissiens. Dans cet espace étriqué, des tombes de toutes sortes, grandes ou petites s’enchevêtrent aux abords de la maison de Dieu. Tout ce décorum concourt à faire de nous de bons chrétiens. Cultuellement et culturellement, un tel environnement ça arrange bien Maman, elle n’a d’autres obsessions que de nous apprendre à respecter les plus pieux préceptes religieux. Mes parents se sont judicieusement réparti le travail, ma mère s’occupe de ses enfants et papa s’occupe des morts. Chaque glas qui sonne présage l’arrivée d’un nouveau locataire pour le cimetière. Dès que l’on entend la note grave du tintement lent de la lourde cloche, c’est l’annonce d’un travail supplémentaire pour notre père. Il est le fossoyeur du cimetière. Dans la ferme, notre lieu de vie est autant corseté que les occupants du cimetière sont serrés. Nous vivons à sept dans deux pièces ; à l’étage une pièce de 30 m2 mansardée, c’est notre dortoir. En bas, une grande pièce de vie fait office de salon, de cuisine, de salle de bains, et d’endroit où dorment nos parents, bref, un couteau suisse, une pièce à tout faire. Devant la cheminée trône une grande table de ferme où s’invitent chaque matin, pain, beurre, café, histoire de bien démarrer chaque journée.
Avec mon humeur mutine, bien souvent, je m’oppose à ma mère et à sa vertu personnifiée qui veut prendre possession de mon âme. Très jeune, j’ai compris que je ne devais pas laisser ma mère me dicter ce qu’il convenait de faire ou de ne pas faire, la façon de se tenir, la meilleure manière d’être ou de ne pas être. La solution pour échapper à sa volonté de me soumettre était de m’éloigner de cet environnement oppressant. C’est ainsi que je suis progressivement amené à travailler ailleurs. Est-ce à cause de mon sale caractère, de mon envie d’ailleurs ou d’une tradition familiale que mes parents ont cédé face à mon obstination ? C’est sans doute un peu tout cela à la fois, voire une autre raison que d’avouer à ma mère, je n’ose encore. Bien avant mon certificat, j’avais progressivement délaissé la ferme familiale pour participer aux travaux d’une ferme voisine. Être l’aîné m’octroya très tôt des privilèges. Du haut de mes six ans, mes parents m’avaient confié des responsabilités pastorales. En m’impliquant dès mon jeune âge dans le travail à la ferme, leur volonté était de m’inculquer la notion de l’effort et la valeur du travail. J’avais la charge de garder les trois vaches, les diriger, les amener paître partout où il y avait de la bonne herbe grasse. Paysans sans terre, nous n’avons pas de prairies où les conduire. Seuls les bas-côtés des routes, les chemins, les douves et les abords du ruisseau peuvent offrir à nos vaches de quoi se remplir la panse. Tous ces endroits où la pitance est gratuite n’ont plus de secrets pour moi. Cet environnement est devenu mon domaine familier, mon espace de liberté. À partir de la rentrée 1928, juste avant mes sept ans, j’ai dû fréquenter les bancs de l’école pour y recevoir une instruction.
Je pensais pouvoir reprendre mes activités vachères dès lors qu’il y avait relâche : le temps des vacances, petites et grandes, et tous les jeudis, jour où il n’y avait pas école. Habitué à mener seul les trois vaches, je me suis rendu compte que je ne voulais pas partager cela avec mes deux frères, Jean, six ans, suivi par Édouard, quatre ans et demi. Tous deux ont progressivement pris leurs marques et demeurent bien décidés à faire selon leur manière. Alors, les jours sans école, je me suis trouvé un autre boulot : je mène un nouveau troupeau, celui de la grande ferme de la Motte à 300 mètres de chez nous. Beaucoup plus de vaches à garder laisse augurer plus de responsabilités ; il y a de quoi être largement occupé. Ainsi, depuis mon certificat d’études, c’est au quotidien que je m’en vais garder les vaches à la ferme de la Motte, faire le patour15 comme on dit ici. Parler d’éloignement est un abus de langage, pour me rendre à la ferme, le chemin que je parcours chaque matin est plus court que celui que j’empruntais pour me rendre à l’école. Au quotidien, je dois suivre les horaires, vivre au rythme des activités de la ferme et assister la patronne. Mon propre père, François Lefebvre, avait mon âge lorsqu’il fut placé comme domestique laboureur16 dans cette même ferme de la Motte par son propre père. Ce dernier, après quinze années de vie maritale, se retrouva veuf. Son épouse, Eulalie Houzé, s’en était allée en 1894, lui laissant cinq enfants entre 2 et 14 ans. François, mon père, orphelin de sa mère à cinq ans, n’avait que quelques fugaces souvenirs de sa maman lorsque son père le plaça comme domestique laboureur à la ferme de la Motte. Si on dit que le travail console des chagrins, le labeur dans cette grande ferme ne manque guère. Son propriétaire actuel, le père François Simon, a eu droit lui aussi à sa charretée de chagrins, il a perdu sa première femme Marie Bidan17 après la Grande Guerre en 1920. Veuf, il se marie à nouveau avec Augustine Jaffrelot. Comble de malheur, sa seconde épouse disparaît également en 1933. Le père Simon a maintenant 68 ans, deux de ses fils, Marie-Ange et François travaillent à la ferme. François accueille son beau-père, Auguste Jaffrelot, ainsi que sa belle-sœur Lucie Jaffrelot. Célibataire, elle comble le vide laissé par sa sœur dans la maisonnée. Respectée de tous, elle s’est doucement imposée pour devenir la patronne. Les mauvaises langues se figurent faussement qu’elle partage aussi le lit de son beau-frère. Or, le père Simon fait simplement partie de ces gens bienveillants envers leur tribu. Même si nous ne sommes pas du même sang, un lien tout aussi étroit que la filiation me relie à lui, nous sommes faits du même bois. Du haut de mes treize ans, je l’admire, il est de ces êtres qui traversent le temps sans que rien n’entame leur détermination.
Patour à la ferme de la Motte
Mon relatif éloignement a pour bienfait de mettre un terme aux continuelles bagarres avec mes frères. Nos chamailleries de gamins sur l’art et la manière de faire paître nos trois vaches eurent le don d’exaspérer notre mère. Lassée de toutes ces éternelles querelles dont elle me rend responsable, ma mère m’affuble de déplaisants surnoms : Guénâs18 ou encore Sosson19. Des banderilles censées me vexer, un stratagème peu aimable – histoire de me rendre la monnaie de ma pièce – qui ne fonctionne pas sur moi. En vérité, je reconnais n’avoir pas toujours été très tendre avec elle, je suis plutôt du genre à lui tenir tête, un této20 dans sa bouche. Chez les autres, je sais me faire apprécier, les gens m’aiment vraiment bien ! Il faut dire que j’éprouve plus de plaisir à être chez les autres qu’à la ferme du bourg. Je peux être très serviable et docile chez les autres, comme le côté face d’une pièce. Une complaisante façade qui cache le côté opposé de cette pièce de monnaie : je le reconnais, que côté pile, il m’est arrivé d’être désobéissant et exécrable envers mes parents. D’après ma patronne, je suis un bon mercenaire. Je travaille par tous les temps, crachin, pluie, gel, je travaille assidûment, du matin au soir. Je travaille comme un diable, je ne crains pas la boue des champs, ni celle des chemins creux, ni le purin et le fumier des étables pavées, ni la fange des soues à cochon. Non assurément rien ne me rebute au point de me détourner de ma tâche, j’exécute ce que l’on me demande et je prends les devants sachant pertinemment ce que de moi l’on attend. Ce n’est pas un hasard si je suis embauché pour travailler chez le père François Simon. Le père Simon est âgé, et même épaulé par ses fils et son commis, Joseph Gauthier, tenir une ferme comme la sienne n’est pas tâche facile avec l’âge avançant. Je ne suis pas fou ! Aucune dissociation ou trouble ne peut expliquer cette personnalité double si bien affirmée. Si j’éprouve si peu d’entrain à travailler chez mes parents, c’est que la différence est d’importance : quand je vais travailler chez François Simon, je suis payé ! J’ai progressivement gagné sa confiance jusqu’à ce qu’il propose de m’embaucher. Ainsi, juste après mon certificat d’études, mon premier métier, c’est d’être journalier. Quel métier étrange que d’être journalier ! Je travaille 12 heures sur 24, 12 heures payées 12 francs la journée. En gagnant mon propre argent, je peux devenir indépendant et progressivement m’affranchir de maman. Je dois fournir un travail à la hauteur de la perspective qui m’est offerte : changer de vie !
Inlassablement, chaque matin, toute la maisonnée est déjà levée quand les cloches de l’église sonnent sept fois. Cinq minutes plus tard, l’angélus de sept heures résonne, les cloches tintent à tout va. Tandis que ma mère récite la litanie à Marie, je suis déjà sur le départ pour ma journée de travail. J’enfile le vieux Clémenceau21 râpé de mon père sur le dos, sur ma tête un polo raccommodé en guise de calot, et une trique bien droite pour parachever ma panoplie de journalier. Enthousiaste à l’idée de partir pour la journée, mon fidèle compagnon de travail m’attend au portail prêt à partager les mêmes joies que moi pour écrire une nouvelle aventure quotidienne. Mon compagnon est un grand chien berger qui répond au nom de : Sans Peur. Tel le chevalier Bayard, il n’a peur de rien et n’est pas exempt de reproches selon maman : C’est un carabo22, il s’entendra bien avec toi, m’a-t-elle lancé alors que personne ne parvenait jusqu’alors à obtenir quoi que ce soit de lui. Avec moi, c’est un chien extraordinaire, nous nous sommes choisis mutuellement. Il apprécie ma compagnie autant que j’affectionne la sienne, on s’est apprivoisés l’un l’autre. Quand je pars pour la journée, dans mon sac musette, il y a de quoi tenir pour le matin, le midi, le goûter, sans oublier une ration pour mon chien. Pour conjurer l’ennui, j’y ajoute deux ou trois vieux livres aux pages jaunies. En quittant la ferme, je file sur la gauche pour descendre la rue de l’Auge, j’oblique à gauche au niveau du lavoir pour rejoindre la ferme de la Motte à travers champs. Mon premier travail matinal est de traire les vaches, pendant ce temps Sans Peur m’attend à l’entrée de l’étable. La traite du matin une fois terminée, son plus grand plaisir est de guider les deux bonnes douzaines de vaches. Ce ne sont pas les champs qui manquent, les vaches vont à pâturer dans l’un des nombreux prés que compte la ferme de la Motte. Quelquefois il nous faut partager la prairie avec le taureau de la ferme, il est moins farouche que par le passé. Tout jeune patour inexpérimenté, il m’avait chargé, désormais il semble y avoir renoncé. Il nous épie à l’écart du troupeau, pressentant assurément que maintenant il ne m’impressionne guère, à moins que la seule présence de Sans Peur n’exerce sur lui cet effet dissuasif. Durant mes longues journées, je vis caché, perché dans les arbres. Je grimpe aux plus hauts arbres, les ormes, les frênes, sans oublier de rendre visite aux noisetiers, aux saules, aux épines blanches et noires, aux ronciers. Je saute d’un arbre à l’autre histoire de ne pas redescendre sur le plancher des vaches. Tout cela sans renoncer à garder un œil sur mon chien Sans Peur, un chien qui connaît bien son boulot et alerte quand il le faut, c’est amplement suffisant pour tenir le troupeau. Depuis mes diverses cachettes, j’observe les écureuils, les campagnols23