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Une nouvelle version de l'histoire de l'Europe, déployée à partir de la lutte de pouvoir entre les papes et les souverains nationaux. Un ouvrage exigeant, dont le but n'est pas d'apporter de nouvelles connaissances, mais, en changeant la perspective, de réorganiser complètement les connaissances acquises. Cette relecture de l'histoire se termine par le projet d'une constitution européenne, supranationale, basée sur la Synarchie, le plan divin d'un État social terrestre.
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Mission
des
Souverains
Par l’un d’eux
Joseph Alexandre
Saint-Yves d’Alveydre
Fait par Mon Autre Librairie
À partir de l’édition Calmann Lévy, Paris, 1884
https://monautrelibrairie.com
__________
© 2020, Mon Autre Librairie
ISBN : 978-2-491445-62-1
Table des matières
Préface
Avant-propos
Gouvernement général de l’Europe
Chapitre premier – Définitions
Chapitre II – L’Église jusqu’aux papes
Chapitre III – La papauté en formation
Chapitre IV – La papauté révolutionnaire
Chapitre V – La féodalité à Rome
Chapitre VI – Les papes empereurs et les croisades
Chapitre VII – Diarchie des empires en occident
Chapitre VIII – La réforme dans l’Église latine
Chapitre IX – Réaction impériale des papes
Chapitre X – Triomphe de la république européenne
Chapitre XI – L’Europe au dix-neuvième siècle
Synarchie européenne
Chapitre XII – Conclusions et constitution européenne
Adieu au lecteur
Préface
J’expose avec confiance ces pages au plein jour de l’opinion publique.
Dictées par l’amour du bien, elles renferment ma pensée comme souverain chargé d’âmes et de destinées, et je crois cette pensée salutaire.
Ma personne, pour le moment, n’importe pas, et ne sortira de l’anonyme que pour entrer en acte, s’il y a lieu d’agir dans le sens que j’indique.
Cette divulgation d’une nouvelle doctrine gouvernementale est déjà, par elle seule, un acte gros de faits à venir, si le besoin de vérité, de justice et de paix sociale qui me l’a dictée est aussi général que je le pense, à tous les degrés de nos hiérarchies.
Depuis le livre du Prince, le machiavélisme le plus noir a souvent passé, à juste titre, pour être le conseiller secret des rois.
J’ai voulu en quelques pages mettre sous les yeux des peuples et de leurs chefs un nouveau livre d’État : celui du machiavélisme de la lumière.
C’est pourquoi lisez, jugez, approuvez ou blâmez : j’écouterai approbations et blâmes, et si les premières dépassent en nombre les seconds, leur chiffre me dira que j’ai bien fait, et qu’il faut se mettre à l’action.
Une pareille action ne saurait avoir le caractère d’une réaction européenne, ni les mystères d’une sainte alliance.
Avant les cabinets, c’est l’opinion publique seule qu’il faut aborder premièrement.
C’est là qu’est la grande force, le seul levier capable de soulever l’Europe de l’ornière sanglante qui la conduit en Amérique.
Si la volonté générale de l’Europe se reconnaît dans cette œuvre, l’accomplissement en est facile.
Nous ne serons alors que les premiers agents d’une irrésistible puissance, sans laquelle notre pouvoir, plus ou moins habile à conserver ce qui est, demeure impuissant à créer ce qui pourrait être.
C’est donc à l’opinion qu’il appartient de répondre, si mes vœux ont formulé les siens.
Elle a pour le faire des voies légales, pratiques et sûres : comités, adresses, délégations au chef de l’État, dans chaque État.
Si cette pression morale sur les gouvernements acquiert une intensité suffisante, les pouvoirs publics européens devront, par nous, se concerter et agir souverainement pour une fin commune, autre que la conservation de nos droits menacés de diverses manières.
Puis, ce sera aux ministres et aux nations d’entrer en scène et de préparer le pacte fédéral et les institutions destinées à le garder.
Aujourd’hui, plus nominaux que réels, les souverains ne sont que les gardiens d’une trêve armée qui ne leur permet pas les œuvres de la paix.
Conservation, destruction : tel est le dualisme qui limite brutalement la souveraineté, d’où toute réforme pourrait procéder.
C’est un cercle fatal qui nous étreint, souverains et peuples, et que nous ne pouvons briser tous que par une sincère entente commune, préparée par un grand effort intellectuel et moral.
Depuis le traité de Westphalie, ou plutôt depuis le Congrès d’Arras, le gouvernement général de l’Europe est un véritable état de siège, dont nous sentons vainement l’écrasante inanité.
Tant que ce système subsiste, aucune conception générale de gouvernement digne de nos temps n’est applicable, aucune action généreuse dans le sens des grands mobiles de la Société, des grands intérêts de la Civilisation, n’est pratique.
Sujets de la force, notre seule politique possible est de nous en saisir, sous peine d’en être saisis ; et notre seule activité pratique est une compétition diplomatico-militaire, interdynastique et internationale, dont le triomphe toujours éphémère coûte aussi cher, à tous les points de vue, que la défaite.
Valois, Vasa, Bourbon, Hapsbourg, Orange, Romanoff, Hohenzollern, Bonaparte, etc., nous tendons à rééditer périodiquement la même histoire, sans grand profit pour nous-mêmes, ni pour l’Europe ; nous tournons dans le même manège, dans le même champ clos féodal, qu’ensanglantent nos ambitions rivales, nos combats judiciaires, donnant aux peuples le spectacle d’une rixe de gladiateurs qui leur prouve par de perpétuels exemples que l’anarchie préside à nos rapports comme aux leurs.
C’est la vie, diront les naturalistes, la vie avec ses luttes instinctives et ses compétitions passionnées.
Cependant l’état propre de l’homme n’est pas cet état de nature, mais l’État Social.
Dans chaque État, les passions et les instincts subissent le frein des lois civiles ; et les États d’une même famille sociale, ceux de la Chrétienté, ne sauraient sans danger demeurer longtemps encore moins contraints, dans leurs rapports mutuels, à la justice et à l’équité, que les individus.
Chrétiens dans notre vie privée, civilisés dans nos habitudes domestiques, devrons-nous donc éternellement n’échanger entre nous, dans nos relations fonctionnelles, comme souverains, qu’une politique antichrétienne et barbare, instinctive et féroce, faite de ruse diplomatique, de violence militaire, et dont nos codes nationaux repoussent et poursuivent l’immoralité, quand nos sujets la pratiquent entre eux ?
Nulle intelligence, nulle conscience ne peut répondre affirmativement ; mais il est plus facile de réprouver le mal que d’en connaître exactement les profondeurs, les causes, et de pouvoir y remédier.
La Maison européenne, la Chrétienté étant ainsi bâtie, nous sommes forcés d’en subir le statu quo, faute d’un meilleur plan et d’ouvriers pour la rebâtir.
Nous n’en sommes, malgré les apparences, que les premiers locataires, les plus exposés.
Pendant que la guerre permanente règne en haut, la révolution sape les fondations, et nous accule de plus en plus à la conservation matérielle de nos droits dynastiques et des droits de l’État, à l’intérieur, de nos droits nationaux au dehors.
Pour le moment, en effet, et tant que la loi de nos rapports est ce qu’elle est, nous ne pouvons faire mieux qu’opposer une conservation matérielle au matérialisme de la destruction, aussi longtemps que les peuples ont assez de bon sens pour rester dans la logique de leur histoire et nous en confier l’application.
Mais nous ne devons pas nous dissimuler qu’ils peuvent cesser d’avoir ce bon sens, pour leur malheur sans doute, mais pour le nôtre aussi.
Le matérialisme gouvernemental, et il remonte haut dans l’Histoire, tend partout, dans notre siècle positiviste, à réduire l’État à une sorte de machine anonyme, si bien montée par nous qu’elle semble pouvoir fonctionner d’elle-même, sans principe de vie politique.
Tel est, à proprement parler, le fond de la conception latine du gouvernement auquel les Occidentaux donnent le nom assez chimérique de République.
La France, sous ce rapport, ne varie pas, depuis Danton jusqu’à M. Gambetta.
Il est douteux que les peuples tirent jamais des républiques ainsi comprises un autre avantage qu’une suppression apparente de la liste civile ; et il en résulte pour eux une série d’inconvénients politiques et sociaux, internes et externes, inutiles à relever ici.
Mais supposons un instant que les volontés nationales, plus ou moins surprises par la dogmolâtrie athéologique, par l’archaïsme universitaire des soi-disant républicains, puissent supprimer partout la vie à la tête des États et réduire ceux-ci à leur simple automatisme administratif : l’Europe en sera-t-elle plus à l’abri de la guerre permanente qui est sa loi générale, les nations européennes échapperont-elles davantage à toutes les conséquences de l’état de siège européen ?
Toutes les déductions de l’Histoire prouvent le contraire.
Si la Révolution, considérant la destruction de ce qui est comme un moyen de faire place à ce qui doit être, avait en réserve un plan réalisable, répondant à la création d’un ordre de choses meilleur, la République, outillage monarchique sans monarque, pourrait prétendre à réaliser une certaine économie de transition.
Tel n’est pas le cas.
Bien plus civile que politique, œuvre de demi-lettrés absolument dépourvus de toute science sociale, la Révolution n’a rien qui doive nous effrayer outre mesure ; et je crois, au contraire, ses exemples faits pour nous rassurer sur notre utilité pratique et nous démontrer que les vraies réformes ne peuvent venir que de nous.
Cette révolution n’est qu’une poussée bruyante d’une certaine partie, non satisfaite, des classes moyennes, sur des cadres créés par nous, et beaucoup trop satisfaisants pour qu’on les supprime.
À l’avant-garde des autres nations, la France est pour nous tous un théâtre d’observation dont les expériences portent leurs enseignements et leurs conclusions.
La Monarchie y est évincée, mais l’État y reste intact, tel que Louis XI l’a médité, tel que Richelieu l’a voulu, tel que Colbert l’a créé.
Nul ne songe à le détruire, chacun ambitionne de l’occuper.
La Révolution fait la poussée ; la République organise la substitution ; un fauteuil remplace le trône ; la couronne ne disparaît que pour faire place à un chapeau ; au sceptre succède une canne, en attendant un sabre, et tout est dit.
Pourtant, par moments, la Révolution semble se faire plus menaçante, et de civile qu’elle est, elle paraît, sous le nom de socialisme, vouloir revêtir un certain caractère antisocial.
Sentant vaguement le néant pratique de sa dogmolâtrie, de son athéologisme universitaire, elle essaie d’y remédier en poussant ses archaïsmes jusqu’aux extrêmes ; mais, impuissante à rien créer, elle renouvelle de vieilles histoires, se divise contre elle-même, et oppose à l’État traditionnel, la Commune, tradition du Moyen-âge et des Étienne Marcel.
Que nous annonce cette réédition non corrigée ?
Le voici :
Une nouvelle poignée de demi-lettrés, trouvant que la politique est la carrière de ceux qui n’en ont pas, s’improvisent les interprètes des dernières classes pour les exploiter à leur profit.
L’Europe s’effraie, et elle a tort.
Laissons passer ces saturnales renouvelées des Romains, et concluons.
Ce n’est encore qu’une nouvelle poussée tendant à une nouvelle substitution.
Tout ce monde peu nombreux, oisif, inexpérimenté, plus despotique que jamais nous ne le fûmes, ne veut gouverner ex abrupto que pour être quelque chose d’officiel : président, ministre, tribun, colonel de garde nationale, maire, commissaire de police, sergent de ville ou garde champêtre.
Chaque demi-bachelier paresseux se sent en poche une lettre de change sur les fonds publics.
La fonction visée, l’oripeau poursuivi, à grand renfort de phrases sonores, ne sont que le symbole de l’émargement au budget.
Ce que je viens de dire aboutit à ce qui suit :
C’est qu’il en serait ainsi partout, en Allemagne comme en France, en Russie comme en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, partout en un mot.
Car toutes nos nations organisées sur le même plan, ayant érigé sur ce plan l’État, ne peuvent avoir que ce genre de république, sous peine de n’avoir pas de républicains.
En définitive, ce sera toujours l’état de siège national au dedans, mais plus grossier, plus gros de discordes civiles ; et ce sera plus que jamais l’état de siège européen planant sur toutes les nations du continent, mais plus lourdement et avec des résultats plus sanglants et plus onéreux.
Car la politique sérieuse est une science faite de tact et d’expérience, une synthèse pratique de connaissances nombreuses, de traditions et de prudence, et tout cela ne s’improvise ni par des suffrages démagogiques, ni par des discours, ni par de soi-disant changements de gouvernement.
Les États républicains d’Europe se heurteraient encore plus brutalement que sous nos vieux étendards, et enfantés par le vent populaire, ils engendreraient les plus désastreuses tempêtes.
Nos liens de famille modèrent encore un peu la loi de ruse et de violence qui nous gouverne tous, le choc diplomatico-militaire de nos États armés les uns contre les autres.
Toutes les réformes réelles sont venues de nous, et je crois que nous seuls pouvons désarmer la guerre et organiser la paix publique, si nous savons, forts de la volonté de nos peuples, faire passer à l’État Social nos pouvoirs généraux européens, et fonder sur ses véritables bases l’Empire de la Civilisation.
Telle est notre vraie raison d’être, notre réserve supérieure d’utilité, la mission qui lie nos destinées à celles des nations et qui, seule, comme le prouvera ce livre, est la conclusion pratique des gestations sanglantes mais progressives de notre vieille Europe et de son histoire.
Avant-propos
Le lecteur, après avoir lu la préface, ira sans doute aux conclusions, puis se demandera, en feuilletant le milieu du volume, si j’ai voulu faire un livre d’Histoire, pourquoi et à quoi bon.
Cet avant-propos va au-devant de cette question.
Si j’avais donné les conclusions seules, on eût pu regarder la Constitution européenne que je propose comme une œuvre théorique, ce qui n’est pas.
Constituer socialement un ensemble, c’est en lier les parties par des institutions fondées sur leurs bases communes.
Ce lien, ces institutions, ces bases, l’Histoire seule pouvait les indiquer exactement, sous peine de procéder a priori, en dehors des conditions de méthode et de science, d’observation et d’expérience, plus nécessaires encore dans une création de ce genre que dans toute autre.
C’est l’observation des expériences sociologiques, dont l’Histoire est la nomenclature, qui m’a conduit, depuis plus de vingt ans, aux conclusions que je livre au lecteur.
Pourquoi ne pas lui livrer aussi le résumé de mon travail préalable sur le gouvernement général de l’Europe, depuis Jésus-Christ ?
Tout esprit libre et sincère verra ainsi que ma méthode d’observation enchaîne les unes aux autres des expériences certaines, et que cette méthode est intégrale, scientifique, sans sectarisme d’aucune sorte, sociale, en un mot, comme son objet.
J’indique dans le chapitre premier les principes réels et fort simples d’où je pars, non a priori, mais toujours d’après mon observation exacte des expériences des peuples.
Les faits démontrent ensuite la scrupuleuse exactitude de ces principes, sous les yeux du lecteur, et le douzième chapitre n’est qu’un total, une somme, dont je donne d’avance loyalement les membres, avec le moyen d’en vérifier l’addition.
Gouvernement général de l’Europe
Chapitre premier – Définitions
République. – Monarchie. – Théocratie. – Force morale du Christianisme. – Impossibilité de la République et de la Monarchie radicales dans la Chrétienté. – Dangers en Asie et en Afrique. –Tempéraments représentatif, constitutionnel. – Emporocratie. – Empire. – Longévité comparée des gouvernements. – La Religion. – Les Cultes. – L'Église. – L'État Social. – L'État. – L'Autorité. – Le Pouvoir. – Les Ancêtres. – Notre Ancêtre.
Dans ces recherches sur les origines du droit commun et du gouvernement général de l’Europe, nous aurons à prononcer souvent les noms de république, de monarchie, de théocratie.
Il importe de déterminer l’exacte et rigoureuse signification de ces noms, sans procéder par abstraction idéologique, comme on ne l’a que trop fait, depuis Platon jusqu’à Montesquieu, mais par l’observation et par l’expérience traditives, dont l’Histoire est le procès-verbal.
Comme notre but est tout autre que de nous tromper nous-même en sacrifiant à la mysticité politique des autres, nous ne reculerons pas devant la scientifique vérité.
Les formes de gouvernement que nous avons à définir, d’après leurs caractères historiques, sont pures ou mixtes, radicales ou composées, selon que leur titre nominal est, ou n’est pas l’expression de leur principe propre et du moyen par lequel il doit tendre à réaliser sa fin.
République
Le principe de la République pure est la Volonté populaire.
La fin que se propose cette volonté est la liberté illimitée des citoyens.
Le moyen par lequel ce principe tend à réaliser cette fin est l’égalité juridique, sans distinction de plans, sans hiérarchie de fonctions.
La condition radicale, l’organisme typique correspondant à l’emploi de ce moyen, est la nomination directe des magistrats par le peuple assemblé en masse, sans représentants ni délégués, en un mot, sans intermédiaires.
La garantie de cette forme de gouvernement est l’esclavage domestique, l’asservissement civil, agricole ou militaire du plus grand nombre, l’exil ou l’ostracisme politique.
Athènes réalisa ce type réel de la République ; mais l’éclat dont elle brilla ne doit pas faire illusion, car il est emprunté à des institutions théocratiques importées en Grèce, de Phénicie et surtout d’Égypte : mystères d’Orphée, rites de Delphes et d’Éleusis, Amphictyons, etc.
La liberté des citoyens avait, dans cette république, l’esclavage pour garantie, et personne n’était à l’abri de cette redoutable et perpétuelle menace.
C’est ainsi que, si Nicétès n’avait pas racheté la liberté de Platon, ce vulgarisateur de Pythagore, malgré sa métaphysique fantaisiste sur la République, aurait dû limiter ses vertus républicaines à la stricte pratique de ses devoirs d’esclave, sous peine du fouet, de la torture et du pal.
Carthage eut également une République pure, avec la Terreur comme ressort, dans la statue de Moloch, et l’esclavage des Numides, comme base et piédestal, comme support et garantie de la liberté.
Fondée par des brigands, ancien bourg de l’Étrurie théocratique, Rome, plus grossière qu’Athènes, plus brutale encore que Carthage, se conforma également à la donnée de la République radicale, quoique avec certains tempéraments, que lui imposèrent les débris de la royauté et de la théocratie, dont elle essaya vainement d’effacer l’influence et le souvenir.
C’est ainsi que le Souverain Pontife romain, avec son collège de douze grands prêtres, était armé d’un pouvoir assez considérable pour suspendre et dissoudre les assemblées populaires ; et lorsque l’opinion travaillée par le pyrrhonisme cessa d’accorder à la Religion la foi, au Souverain Pontificat le crédit nécessaire à sa fonction, la patrie de Cincinnatus était devenue celle de Sylla, et Jules César allait mettre sur sa tête la tiare et la couronne impériale.
Rome républicaine, pour rester libre, ne se contenta pas de l’esclavage domestique ; elle asservit encore l’Europe, et une partie de l’Afrique et de l’Asie.
Dans la Chrétienté, il n’y a jamais eu de république réelle.
Le gouvernement des villes d’Italie, de Flandre, de Hollande, ne fut républicain que de nom.
En réalité représentatif, le système de ces villes fut municipal ou emporocratique, parfois les deux ensemble, comme sont plus ou moins aujourd’hui l’Angleterre, les États-Unis, la Suisse et comme voudrait être la démocratie bourgeoise de France, sans pouvoir y arriver, pour des causes inutiles à dévoiler ici.
Monarchie
Quand Montesquieu, après avoir dit que le principe des républiques était la vertu, a prétendu que celui des monarchies était l’honneur, il a pensé soit en courtisan des rois et des peuples, soit comme l’eût fait aujourd’hui M. Prudhomme, mais non pas comme Montesquieu.
Le principe de la Monarchie pure est l’énergie de son fondateur, c’est-à-dire du plus fort et du plus heureux, si l’on entend par ce mot le plus favorisé par le destin.
La fin que se propose la Monarchie pure est l’Autocratie.
Le moyen par lequel ce principe tend vers sa fin est la centralisation de tous les pouvoirs, dans la personne du monarque.
La condition juridique indispensable à l’emploi de ce moyen, est que la loi émane directement du despote, sans représentants ni délégués royaux, autres que des greffiers, des juges et des exécuteurs.
La garantie de cette forme de gouvernement est le meurtre légal : car dans les conditions d’anarchie publique qui nécessitent et permettent la fondation de la Monarchie pure, pour sauver l’unité de la vie nationale, il faut être maître de la mort.
La monarchie pure régna chez les Assyriens ; les Cyrus, les Attila, les Gengis-Khan, les Timour, en portent le caractère réel.
Dans la Chrétienté, il n’y a jamais eu de monarchie réelle, dans le sens absolu de ce mot.
Dans chaque pays chrétien tendant à l’unité, l’autocratie a bien été le but des dynastes, car sans ce but ils n’auraient pas eu de mobile d’énergie assez puissant pour créer et conserver l’unité nationale.
Mais quoique la plupart d’entre eux n’aient pas plus méconnu les moyens et les garanties du despotisme que leurs prédécesseurs asiatiques, ils n’ont pas pu en user radicalement d’une manière suivie.
Théocratie
Le principe de la Théocratie pure est la Religion.
La fin qu’elle se propose est la culture universelle des consciences et des intelligences, leur union et leur paix sociale.
Le moyen par lequel ce principe tend vers sa fin est la tolérance de tous les cultes et leur rappel à leur principe commun.
La condition nécessaire à l’emploi de ce moyen est l’assentiment libre des législateurs et des peuples à l’efficacité pratique de la science et de la vertu du sacerdoce et de son fondateur.
La garantie de cette forme de gouvernement est la réalisation incessante de la perfection divine par le continuel développement de la perfectibilité humaine : Éducation, Instruction, Initiation, Sélection des meilleurs.
Avant le schisme d’Irshou, l’Asie, l’Afrique, l’Europe entière furent gouvernées par une théocratie, dont toutes les religions d’Égypte, de Palestine, de Grèce, d’Étrurie, de Gaule, d’Espagne, de Grande-Bretagne, ne furent que le démembrement et la dissolution.
Cette théocratie, nettement indiquée dans les annales sacrées des Hindous, des Perses, des Chinois, des Égyptiens, des Hébreux, des Phéniciens, des Grecs, des Étrusques, des Druides et des Bardes celtiques, et jusque dans les chants de l’extrême Scandinavie et de l’Islande, cette théocratie, dis-je, fut fondée par le conquérant celte que célèbrent le Ramayan de Walmiki et les Dyonisiaques de Nonus.
C’est grâce à cette unité première dont on retrouve partout des traces positives, et dont les anciens temples conservaient la tradition, que nous voyons encore, dans Damis et dans Philostrate, Apollonius de Thyane, contemporain de Jésus-Christ, aller converser successivement dans tous les centres religieux du monde et avec tous les prêtres de tous les cultes, depuis la Gaule jusqu’au fond des Indes et de l’Éthiopie.
De nos jours, la Franc-Maçonnerie, charpente et squelette d’une théocratie, est la seule institution qui porte ce caractère d’universalité, et qui, à partir du trente-troisième degré, rappelle un peu, quant aux cadres, l’ancienne alliance intellectuelle et religieuse.
Moïse, initié à la science du sacerdoce d’Égypte où, depuis le schisme d’Irshou, régnait une théocratie mixte, voulut sauver de la dissolution religieuse et intellectuelle quelques livres sacrés renfermant d’une manière extrêmement couverte la science fondamentale de cette ancienne unité.
C’est pourquoi ce grand homme fonda cette théocratie d’Israël dont la Chrétienté et l’Islam sont les colonies religieuses.
La Chrétienté n’a jamais eu de théocratie, soit pure, soit mixte, parce que la religion chrétienne, représentée par des Églises rivales, dès le cinquième siècle, et subordonnée par sa constitution démocratique à une forme politique oscillant entre la République et l’Empire, n’a jamais pu, comme culte, atteindre à l’unité intellectuelle, à l’enseignement scientifique, à l’éducation, à la sélection et à l’initiation qui sont la garantie de la Théocratie.
Les moyens nécessaires de cette forme de gouvernement : tolérance de tous les cultes, leur rappel à leur principe commun, n’ont jamais pu être employés, ni dans les conciles généraux des premiers siècles, ni dans les conciles partiels qui ont suivi la séparation de l’Église grecque et de l’Église latine, ni par la papauté qui, vu sa situation partitive et politique dans la Chrétienté, n’a pu, malgré tous ses efforts, faire œuvre que de pouvoir clérical et sectaire, ce qui est tout le contraire de l’Autorité théocratique.
Néanmoins la puissance intellectuelle et morale de Jésus-Christ est tellement grande, tellement théocratique, que, même réduite à la purification de l’esprit et de la conscience individuels, sans pouvoir agir religieusement sur ses sacerdoces divisés et, par eux, sur les institutions générales de l’Europe, elle a cependant déterminé, dans le monde chrétien, la force universelle d’opinion qui repousse les chaînes du démagogue, les instruments de mort du despote, rend impossible l’établissement, soit de la République absolue, soit de la Monarchie radicale, et paralyse ainsi tout gouvernement politique réel.
Honneur et gloire en soient éternellement rendus à Jésus-Christ !
Cependant, hâtons-nous de le dire, ce qui n’est pas possible dans la Chrétienté, l’est partout ailleurs.
Les races de l’Afrique, celles de l’Asie surtout, bien que contenues par l’Islam, tant que les Turcs possèdent Constantinople, sont dans les conditions qui permettent l’établissement de la Monarchie pure.
Et qu’on ne croie pas que les armes matérielles de notre civilisation, que nos systèmes modernes de guerre, nous soient exclusivement acquis : ils se prêtent, au contraire, le mieux du monde, aussi bien au tempérament disciplinaire de ces races qu’aux invasions par masses profondes dont elles sont coutumières, dès qu’un despote assez énergique les rassemble et les soulève.
Ce n’est pas un million, mais vingt millions d’hommes armés et entraînés à l’européenne, que les efforts réunis des peuples d’Afrique et d’Asie, soutenus par l’Islam et l’empire chinois, peuvent lancer, à un moment donné, sur l’Europe divisée contre elle-même.
Reprenant sa route habituelle des côtes d’Afrique en Italie et en Espagne, d’Italie et d’Espagne vers le cœur de l’Occident, du Caucase jusqu’à l’Atlantique, ce déluge humain peut de nouveau crouler, balayant tout sur son passage.
Le gouvernement général de l’Europe la prédispose plus que jamais à toutes les conséquences de ce retour de mouvements périodiques, qu’il est possible de prévoir à de certains indices soit apparents, soit secrets.
Divisés entre eux, sans lien religieux ni juridique réel, les États européens seraient, les uns contre les autres, les premiers auxiliaires des envahisseurs.
Le mercantilisme est prêt à fournir les armes, pourvu qu’on les lui paie, et on le fait, et il sait bien faire parvenir à destination canons, fusils, boulets, balles et poudre.
La compétition coloniale, la rivalité des États, la jalousie des peuples chrétiens, donneront de plus en plus tous les instructeurs, toutes les instructions militaires nécessaires.
Chaque nation européenne, pourvu que le mal soit éloigné d’elle, ne bougera certainement pas pour en sauvegarder celle pour laquelle il sera immédiat ou prochain ; elle se réjouira au contraire dans sa sécurité, sans prévoir sa catastrophe finale, car dans la politique internationale des gouvernements dits chrétiens, tous les sentiments immoraux et, par conséquent, anti-intellectuels, sont les seuls autorisés à se produire.
Quant au ressort capable de propulser, des deux autres continents sur le nôtre, cette formidable balistique des déluges humains, il se trouvera sûrement, comme autrefois, dans l’indomptable énergie d’un Asiatique et d’un Africain capables d’une monarchie absolue et d’un gigantesque et sombre dessein propre à transporter l’âme fatidique de leurs races.
De tels rois n’hésiteront pas plus que par le passé devant les conséquences de leur principe politique.
La Monarchie simple et pure se montrera de nouveau en eux, exécutrice radicale des arrêts du destin, fauchant les têtes des familles impériales et royales détrônées, rasant par le feu des pays entiers, égorgeant les grands, forçant les petits à marcher dans ses armées, se gorgeant de nos biens, et pour venger leurs peuples de l’immoralité de l’Europe coloniale, changeant nos métropoles en un monceau lugubre de pierres et d’ossements calcinés, noyant dans le sang nos nations, ou les dispersant aux quatre coins de l’Asie et de l’Afrique.
L’Europe chrétienne n’a plus de force politique à opposer à ces calamités, la République pure et la Monarchie simple y étant également impossibles en raison de l’immoralité nécessaire de leurs garanties.
Pour ces motifs, comme pour beaucoup d’autres, il nous faudra chercher, en dehors de la politique, le lien possible des nations européennes.
Nous devons parler maintenant du tempérament par lequel on essaie, depuis si longtemps, de remplacer en Europe les garanties de la Monarchie et de la République réelles : le lecteur a déjà deviné qu’il s’agit des institutions représentatives.
Institutions représentatives
On a dit que l’idée des représentants était moderne : c’est une des erreurs de notre temps.
Comme chaque paysan croit son village plus beau que tous les autres, et flatte son orgueil local en attribuant à son clocher une suprématie sur tous les clochers voisins, ainsi ceux mêmes d’entre nous qui prennent sur eux d’enseigner les autres sont souvent paysans sous ce rapport, et répugnent à sortir, par la pensée, de leur temps et de leur milieu, pour observer et juger sainement ce qu’ils condamnent d’avance.
La politique est vieille comme le monde, et partout, comme dans tous les temps, ses moyens ont été conformes à ses besoins.
Renouvelées des formes gouvernementales des anciens Celtes autochtones, de la primitive Église, et avant elle du néo-celtisme scandinave d’Odin qui détermina le système féodal des Goths, les institutions représentatives semblent s’adapter aussi bien à la République qu’à la Monarchie.
Cependant elles ne tempèrent ces gouvernements politiques qu’en les paralysant à la fois dans leurs principes, dans leurs moyens et en éloignant sans cesse leurs fins.
En effet, la volonté démagogique ne peut pas être représentée, sans être absente des deux pouvoirs législatif et exécutif.
De même, l’énergie du despote ne peut pas se déléguer, sans se reléguer derrière un parlement ou une cour de justice.
Dans le premier cas, il n’y a plus de république pure, puisque l’oligarchie représentative, et non le peuple seul, légifère et gouverne, nomme les magistrats, et limite la liberté de tous et de chacun.
Dans le second cas, il n’y a plus de monarchie pure puisque l’oligarchie représentative, et non le monarque seul, légifère, partage le gouvernement, et, soit sous la poussée de sa propre ambition, soit sous celle des factions, peut frapper de la loi et de la mort le roi lui-même, dépouillé de l’usage exclusif du moyen et de la garantie de sa fonction.
Dans les monarchies bâtardes, ou représentatives, ces deux forces, la volonté du démagogue, l’énergie du monarque, se combattent perpétuellement d’une manière latente ou déclarée.
Dans les républiques bâtardes ou constitutionnelles, le duel se passe entre la démagogie et l’oligarchie représentative ; mais le dualisme y est toujours déclaré.
Il faut de deux choses l’une, que le roi et l’oligarchie représentative, dans la monarchie constitutionnelle, l’oligarchie et sa tête, si elle en a une, président, stathouder, protecteur, dans la République bâtarde, puissent, si la situation géographique de leur pays s’y prèle, lâcher leur démagogie sur des colonies maritimes ou la lancer dans des conquêtes militaires.
Dans le premier cas, la République comme la Monarchie tendent à l’Emporocratie, c’est-à-dire à la prédominance des intérêts économiques, considérés comme mobiles de gouvernement.
Dans le second cas, la République comme la Monarchie inclinent vers l’Empire, si la conquête militaire des peuples étrangers dure, et se change, par conséquent, en domination politique.
Tyr, Carthage, Venise, Gênes, Milan, Florence, l’Espagne, le Portugal, la Hollande, l’Angleterre furent emporocratiques, quelles que fussent d’ailleurs les bases républicaines ou monarchiques de ces puissances.
Rome, et après elle, la plupart des puissances continentales qui dictèrent dans l’Europe chrétienne les traités généraux, après avoir fondé les unités nationales, tendirent également à l’Empire : l’Angleterre pendant la guerre de Cent ans, l’Espagne et la France pendant les guerres d’Italie ; l’Espagne, la France, l’Autriche, la Suède, pendant la guerre de Trente ans ; la France soi-disant républicaine pendant les guerres de la Révolution.
Dans l’Emporocratie comme dans l’Empire, le problème politique de l’alliance impossible des deux principes de la Monarchie et de la République, ou de l’oligarchie constitutionnelle et de la volonté populaire, est ajourné, mais non résolu, jusqu’au moment où les colonies échappent à l’Emporocratie, les conquêtes à l’Empire, et où le gouvernement est réduit au dualisme de sa vie intérieure, sans pouvoir bénéficier d’une diversion donnant au dehors un libre exercice aux volontés, une satisfaction aux énergies.
Nous avons assez défini pour le moment les termes de Théocratie, de Monarchie, de République, ainsi que les institutions représentatives et l’Emporocratie : il ne nous reste plus qu’à définir l’Empire.
Empire
Son caractère monarchique spécial est de dominer à la fois plusieurs gouvernements, républiques ou royautés, plusieurs peuples et même plusieurs races.
C’est ainsi que Walmik, le poète épique indien, nous représente Ram comme se servant de la forme politique impériale, afin de réaliser par la suite sa théocratie.
C’est ainsi également qu’Homère, dans une mesure beaucoup plus restreinte, nous représente son Agamemnon comme l’empereur de tous les rois et de tous les peuples de la Grèce.
C’est ainsi, enfin, qu’Alexandre, Jules César, Charlemagne, Charles-Quint et Napoléon Ier régnèrent sur les peuples, sur les races qu’ils conquirent et sur leurs gouvernements qu’ils se soumirent.
C’est ainsi qu’aujourd’hui le gouvernement emporocratique d’Angleterre règne impérialement sur plusieurs races et sur plusieurs États d’Europe, d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie.
Comme on le voit par ce qui précède, l’Empire réel se prête, comme l’emporocratie et les institutions constitutionnelles, à des formes politiques extrêmement variées ; car ayant à régir des dominations et des races multiples, il ne les unit sous son pouvoir qu’à la condition, soit d’en respecter jusqu’à un certain point les institutions propres, soit de déployer une force militaire qui exclut les bénéfices que l’État impérial a droit d’attendre de ses colonies.
Dans l’Europe actuelle, les autres gouvernements qui portent le titre d’empire le font d’une manière pour ainsi dire honorifique, mais sans caractère impérial réel, à l’exception de la Sublime Porte et de l’empire de Russie.
Toutes les formes de gouvernement que nous venons de caractériser se rapportent à l’une des trois grandes divisions de la vie sociale : Religion, Politique, Économie.
À la Religion se rapporte la Théocratie, à la Politique correspondent la République et la Monarchie pures ou mixtes, à l’Économie répond enfin l’Emporocratie.
Dans les annales du Genre Humain, c’est la Théocratie pure qui apparaît le plus rarement, parce qu’elle exige, de la part de son fondateur, un génie, une sagesse, une science exceptionnels, des circonstances favorables très peu communes et des peuples assez éclairés pour la supporter.
La longévité des gouvernements théocratiques est extrême.
L’Égypte, les Indes, la Chine de Fo-Hi, Israël même, malgré la lourde charge que lui fit porter à travers les siècles Moïse, en faisant des Hébreux les gardiens des sciences secrètes de l’antique unité, tous ces gouvernements vécurent plusieurs milliers d’années et donnèrent au monde tous les enseignements qui sont aujourd’hui le patrimoine commun de la Civilisation.
Quoiqu’ayant dans l’Histoire une longévité moins longue, les royautés et les empires durent plus longtemps que les républiques, qui dépassent rarement quelques siècles.
Cette différence dans la durée des États tient au plus ou moins de force que renferme leur principe de vie.
La sagesse et la science n’ont véritablement part au gouvernement des sociétés que dans la Théocratie seule.
Dans la Monarchie, l’énergie intellectuelle et morale du fondateur laisse toujours son œuvre livrée à tous les hasards, lorsqu’il n’est plus là pour la diriger : elle est à la merci de la faiblesse et de l’imbécillité des successeurs et, par suite, des factions et de la rentrée en scène du principe républicain.
Dans la République, le principe de vie est plus faible encore, bien que la volonté populaire, si bruyante et si mouvementée, puisse donner l’illusion de la force.
Le caractère de cette volonté est de se diviser incessamment contre elle-même, d’engendrer factions sur factions, et de mettre sans cesse l’État en péril.
Aussi tout l’art des législateurs d’Athènes, de Rome, de Carthage et de Tyr consista-t-il, pour donner à leur œuvre quelques siècles de vie, à la doter, à l’entourer d’institutions empruntées à d’autres régimes que la République, et dont la grandeur suppléât pour un temps à l’incurable médiocrité politique des masses.
Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de rechercher comment et pourquoi ces différentes formes de gouvernement se succèdent dans la vie des peuples, et nous terminerons ce chapitre des définitions en caractérisant différentes expressions qui reviendront souvent dans le cours de ce livre : la Religion, le Culte, l’Église, l’État, l’Autorité, le Pouvoir.
La différence entre la Religion et le Culte est facile à sentir : le nom de Religion indique le lien par excellence, celui qui réunit ou tend à réunir tous les hommes indistinctement, tous les peuples, toutes les races, toutes les sociétés humaines, dans un même principe et dans une même fin.
Le Culte, au contraire, indique une chose particulière, un système de culture humaine devant se prêter aux exigences de son propre champ d’activité.
La Religion est une dans son essence ; les cultes sont et doivent demeurer différents dans leurs formes.
L’Église, pour les Chrétiens, exprime dans son acception la plus générale la Religion de Jésus-Christ, ou du moins la Société de tous les individus et de tous les peuples chrétiens.
Les églises, au contraire, correspondent à la définition que nous avons donnée des cultes.
L’État Social exprime, soit la Société humaine tout entière, soit une de ses divisions religieuses comme la Chrétienté, Israël, Islam.
Quant à l’État, son caractère propre est l’organisme impersonnel et hiérarchique des pouvoirs publics.
L’Autorité proprement dite n’appartient jamais à la force.
La politique en est essentiellement dépourvue, et il n’appartient qu’à la Religion seule de prêter au principe, soit monarchique, soit républicain, un reflet d’autorité, par la consécration solennelle, soit du pouvoir monarchique, soit des pouvoirs de la nation.
Pour rendre plus sensible la différence du Pouvoir et de l’Autorité, je prendrai pour milieu d’observation la Famille.
Le père exerce le Pouvoir sur ses fils, la mère et le grand-père l’Autorité.
Dès que cette dernière, tout intellectuelle, toute morale, emploie directement la force, soit dans la Famille, soit dans la Société, elle se perd en se confondant avec le Pouvoir.
Dans les sociétés antiques, et grâce à l’influence pratique dont y jouissait la Religion, l’Autorité appartenait aux morts, ces légataires sociaux dont vivent les vivants : aussi, depuis l’Étrurie jusqu’à la Chine, retrouve-t-on le culte des Ancêtres comme étant la source même de l’Autorité dans la Famille comme dans la Société, et le mot prêtre signifie l’Ancien.
Dans la Chrétienté, l’Ancêtre commun est Jésus-Christ, et c’est de lui seul que procèdent la Religion, l’Église, l’Autorité, en un mot, tout ce qui constitue essentiellement l’unité intellectuelle et morale de la Société chrétienne.
C’est pourquoi, dans le chapitre suivant, nous allons rechercher historiquement comment s’est constitué dès l’origine l’État Social déterminé par la mission de Jésus-Christ.
Chapitre II – L’Église jusqu’aux papes
Ses phases : Société secrète, République démocratique, puis aristocratique, à tempérament constitutionnel et représentatif. – Origines de la hiérarchie ecclésiale. – Asservissement de la Religion à la Politique. – Diarchie d’églises. – Caractère monarchique de la papauté. – Son rôle dans l’unité italienne sous Théodoric.
Avant de se fragmenter en églises rivales et hostiles, grâce auxquelles la Religion chrétienne fut subordonnée à la politique géographique des cléricatures d’Occident et d’Orient, puis des empereurs et des races, et enfin des rois et des nations, avant d’être ainsi sectarisée, ruinée dans ses moyens d’exercer sur le Gouvernement général de l’Europe toute puissance intellectuelle et, par suite, toute action théocratique, l’Église porta quelque temps le caractère de l’universalité évangélique, autrement dit du catholicisme chrétien.
Il ne nous appartient pas de toucher ici aux formes intérieures du culte, ni à l’initiation secrète des premiers disciples de Jésus, ni aux pouvoirs spirituels que les apôtres transmirent à leurs successeurs, mais seulement de relever, dès leur origine, les formes organiques que revêtit la Société chrétienne.
Ces formes ne furent point religieuses, mais politiques et d’emprunt.
Chaque fidèle, comme membre de l’Église, avait, par l’élection, force et valeur d’unité ecclésiale : c’était la République ; mais c’était aussi, dans l’Empire romain, la révolution.
Ces allures démocratiques s’expliquent facilement, si l’on songe à la nature des milieux sociaux dans lesquels s’opérèrent tout d’abord les missions et les témoignages.
Ces milieux furent les masses populaires des ports de mer, les classes inférieures de la société polythéiste, les déshérités ou les vaincus des juridictions impériales de Grèce, d’Italie, des Gaules, d’Espagne et des côtes d’Afrique et d’Asie.
L’association des malheureux s’étendit rapidement des rives de la Bretagne à celles de l’Euphrate, saisie d’une confuse mais immense espérance de vérité, de justice, d’égalité civile et de paix politique et sociale.
Le Polythéisme portait encore pompeusement la tiare pontificale à Rome, à Éleusis, en Égypte, en Perse, et les classes supérieures s’en montrèrent longtemps les conservatrices jalouses.
À Jérusalem également, le Souverain Pontife ou Grand Prêtre porta la tiare jusqu’à la destruction de la Ville sainte, que suivit la dispersion des tribus et, par conséquent, l’anéantissement de la tribu sacerdotale de Lévi, la ruine et l’extinction du sacerdoce en Abraham.
Il y avait, on le voit, trop de souverains pontifes et trop de grands prêtres dans le monde civilisé pour que l’idée en fût opportune et la fonction admissible dans la Société chrétienne.
Aussi la démocratie et la République demeurèrent-elles les formes de l’Église, tant que celle-ci garda son caractère de société secrète, laïque et non officielle.
La discipline et la hiérarchie durent néanmoins s’établir, sous la pesée des persécutions et sous les nécessités mêmes du développement de l’association ; mais d’après quel type et quel modèle de gouvernement : c’est ce qu’il importe d’établir d’une manière très précise.
Les formes hébraïques, chères à saint Pierre, eussent conduit droit à la Théocratie pure, mais amené du même coup une guerre déclarée aux institutions romaines de l’Empire.
L’Église rejeta l’organisation moïsiaque, et se moula dans les formes civiles du monde romain, en commençant par les bases où, dans les municipalités, l’esprit démagogique vivait encore.
Depuis Tibère, le frein monarchique avait serré, au sommet de l’État, tous les rouages des pouvoirs publics, mais cette action constrictive avait passé au-dessus des petites institutions locales, sans s’y faire immédiatement sentir.
Chaque cité avait sa curie, où se décidaient à l’élection les affaires du municipe et la nomination des administrateurs locaux, parmi lesquels un curateur.
Chaque cité eut pour les Chrétiens sa cure, où se décidaient à l’élection les affaires de la paroisse, circonscription des égaux, avec le conseil des anciens, telle est la signification du mot prêtre, présidé par un curateur ou curé, ce dernier nommé par l’évêque, à la demande de toute la paroisse.
La première circonscription civile qui régissait impérialement les municipes était la province, puis, au-dessus des cent dix-sept provinces, s’élevaient les seize diocèses impériaux.
L’association des Chrétiens intervertit cet ordre, pour ne pas porter ombrage à l’Empire, en établissant avec lui un parallèle de gouvernement.
Le diocèse rassembla les paroisses, la province ecclésiastique rassembla les diocèses.
La circonscription diocésaine fut administrée par l’évêque ou épiscope, surveillant ; la circonscription provinciale par l’évêque métropolitain, l’archevêque, surveillant général.
Au-dessus des diocèses civils s’élevaient les quatre préfectures impériales.
L’Église eut également ses grands centres : Jérusalem, Constantinople, Rome, Carthage, etc., dont les évêques prirent les titres, en Orient, de patriarches, en Occident, de primats, à Rome, d’évêque des évêques, mais sans que ce titre entraînât aucune prérogative, aucune supériorité, aucune suprématie.
Ces noms n’avaient d’autre signification que celle de caractériser l’importance territoriale des diocèses considérés comme circonscriptions, l’importance politique des villes envisagées comme sièges apostoliques ou métropoles ecclésiastiques.
Dans l’Empire, Rome et son territoire cadastré jusqu’à cent milles des murs, formait un diocèse civil.
Il eût été surprenant que le diocèse chrétien de Rome n’eût pas été marqué, dans la personne de son évêque, d’un titre honorifique en rapport avec l’orgueil local de la Ville de proie, d’où les aigles romaines avaient fondu sur les nations.
C’est dans ce sens purement diocésain qu’il est parlé de l’église romaine dans les apologies de Minutius Félix, de Justin, de Clément d’Alexandrie, de saint Irénée, sans aucune mention d’autorité pontificale.
Tertullien le premier s’en occupe, en raillant l’évêque de Rome de tenir à des titres sans conséquence.
Plus tard saint Cyprien s’adresse à l’évêque de Rome comme à la tête d’un des centres du monde chrétien ; il le traite encore de collègue, et saint Firmilien, en réponse à ses réflexions sur l’ingérence d’Étienne dans les élections du diocèse de Carthage, lui écrit qu’il est indigné de l’orgueil insensé de l’évêque de Rome qui prétend être, en son évêché, héritier de l’apôtre Pierre.
Quant au nom de pape, il était donné par les fidèles comme un surnom, en signe d’affectueuse familiarité, soit aux curés en Orient, soit aux évêques en Occident.
En résumé : primats, patriarches, archevêques, évêques, tous les membres de l’épiscopat étaient égaux, élus par les fidèles, institués par leurs collègues de la même province, confirmés par le métropolitain.
Telles sont les règles du quatrième canon du concile de Nicée, et l’on voit, dans les lettres de Sidoine Apollinaire, qu’elles étaient, au cinquième siècle encore, observées fidèlement, et que les élections d’évêques étaient toutes populaires.
Ainsi, la discipline et la hiérarchie de l’Église se constituèrent d’une manière politique et non théocratique comme on l’a faussement répété, en empruntant leur forme de gouvernement aux milieux impériaux qu’elles devaient régir, et qui la régirent au contraire, en soumettant l’Église, sa doctrine, sa direction, à tous les inconvénients des démagogies.
Quant aux ordres monastiques, ils se moulèrent sur les gens, les clientèles romaines, ainsi que sur les associations des esséniens en Orient, des pythagoriciens sur le littoral grec et italien.
Pendant la période républicaine de l’Église, ces ordres furent exclusivement laïques : un abbé seul était admis à la tête de chaque confrérie, et le couvent ne voulait relever que de lui, sans intromission de l’évêque diocésain.
Les conciles de Chalcédoine, 451, d’Agde, 506, d’Orléans, 511, 553, donnèrent raison aux évêques, en leur soumettant les monastères : la centralisation impériale commençait.
En 787, un canon du second concile de Nicée investit les abbés du droit de conférer les ordres inférieurs aux moines de leurs couvents : avec la centralisation politique des pouvoirs de l’Église, sa cléricalisation, si l’on me permet ce mot, s’accomplissait.
Ainsi, le pouvoir central s’emparait de toutes les forces libres à l’origine, et, considérant les ordres monastiques comme ses milices, les faisait rentrer dans les cadres de son armée cléricale.
Tant que dura l’Église catholique chrétienne, son ensemble à hiérarchie élective eut pour gouvernement général les assemblées représentatives, concilesœcuméniques pour la totalité des diocèses, conciles provinciaux dans chaque province.
Telle est, en Europe, l’une des origines du système représentatif, des délégations, des députations et du jury ; l’autre origine se trouve chez les Goths dans les mall, ainsi que dans les rachim burgi et les ahrimanni de l’organisation scandinave et néo-celtique d’Odin.
Telles furent les formes gouvernementales de l’Église pendant sa période de création.
Comme on le voit, elle tenta de paralyser par le tempérament constitutionnel l’influence démagogique de sa constitution républicaine.
Ainsi, en dehors de toute théocratie, Jésus-Christ demeurant seul en fonction théocratique, la Religion nouvelle tendit à l’universalité, en se saisissant des formes mêmes de la civilisation romaine ; ainsi elle appela tout l’ancien monde à la purification morale, offrant à l’assentiment volontaire des masses sa pureté virginale toute meurtrie par l’engrenage des grands pouvoirs politiques dont elle allait se saisir et être saisie.
La ruine et la dissolution de la Société et de la Civilisation furent conjurées de cette manière par le Théocrate de Bethléem et le Souverain Pontife du Calvaire.
Mais la situation territoriale des évêques les inclinait politiquement, celui de Rome à la dictature et à l’impérialat de l’Église, ceux des autres diocèses à l’oligarchie et à l’aristocratie.
À mesure que les dons des laïques enrichirent l’épiscopat en biens-fonds et mobiliers, cette tendance s’accusa davantage, et il suffisait d’un empereur ayant le moindre éclair du génie monarchique pour la favoriser et s’en servir comme moyen de gouvernement.
C’est ce que fit Constantin, qui jugea son siècle en politique habile, et sut être despote pour exécuter avec force ce que les circonstances indiquaient de faire.
Quant à la foi religieuse, il n’en faut pas chercher la moindre en lui, et nous avons affaire dans sa personne à un monarque radical et nullement à un théocrate.
Meurtrier de son frère, de son fils, de sa femme, son caprice fut sa seule règle, sa volonté, sa seule loi.
Il mit la main sur l’Église, et celle-ci n’étant point une théocratie, mais une république moulée sur des cadres impériaux, ne mit pas la main sur lui.
Pendant qu’il se faisait encore décerner dans les temples polythéistes les honneurs de l’apothéose, la mitre étrusque des souverains pontifes sur la tête, pendant qu’il sollicitait néanmoins du grand prêtre d’Éleusis l’admission aux mystères que celui-ci lui refusait avec indignation, en lui ordonnant les épreuves expiatoires, il se faisait nommer par l’Église évêque extérieur et donner de l’encensoir dans les basiliques.
Il n’était ni catéchumène, ni baptisé, qu’il convoquait et présidait les conciles, tranchait et décidait les questions de dogme, se constituait l’arbitre suprême des évêques et les déposait à son gré.
L’Église l’a mis dans son ciel parmi les bienheureux : il fut dans tous les cas un très heureux despote sur cette terre, et joua son jeu monarchique d’une manière assez fortunée pour n’avoir point d’autorité théocratique à y redouter au-dessus de son pouvoir gouvernemental.
Cet exemple montre que les questions de dogme aussi bien que les formes politiques de l’Église furent à la merci, en bas, de l’influence démagogique, en haut, de l’influence impériale, et nous ne l’oublierons point dans nos conclusions ; mais n’oublions pas non plus, à partir de ce moment, que la Théocratie, comme forme de gouvernement, va rester jusqu’à nos jours hors de cause en Europe, absolument en réserve dans la personne de Jésus-Christ.
Le seul enseignement théocratique qui va élaborer les éléments sociaux de la Chrétienté sera la morale de l’Évangile, tendant à la purification de l’individu considéré comme atome du corps social.
Quant au prétendu enseignement intellectuel que, dans les conciles, la volonté populaire, l’aristocratie épiscopale, et plus tard, la monarchie des papes voudront tour à tour imposer sous le nom de dogmes aux Chrétiens, il sera entaché d’anarchie et d’irréalité scientifique, et, loin d’opérer en unifiant religieusement les intelligences, il tendra de plus en plus à les diviser, à faire naître et à multiplier les schismes et les sectes, et à détacher du Christianisme même, ou tout au moins des cultes chrétiens, les esprits cherchant ailleurs les règles de la certitude.
En vain, devenue officielle, l’Église confondant la domination avec la Religion, le Pouvoir avec l’Autorité, voudra-t-elle imposer par la force son enseignement dogmatique : l’expérience des siècles lui répondra par la constitution de toutes les sciences, de tous les arts, de toutes les lois, au mépris de ses anathèmes, de ses excommunications et de ses violences.
Encore une fois, dans cette marche des faits, ce n’est point la Théocratie ni la Religion qui seront en cause, mais seulement l’absence de sagesse et de science à laquelle sont condamnées toutes les institutions politiques vivant d’expédients temporels.
De sorte que toute une partie de la mission de Jésus-Christ, celle qui regarde la législation de l’esprit humain, l’action intellectuelle sur les institutions générales et les pouvoirs publics, restera absolument réservée jusqu’à ce jour, pendant que la purification morale s’accomplira partout dans les individus, grâce à l’enseignement évangélique des plus humbles prêtres secondés par les mères de famille.
Grâce à Constantin, la Religion du Christ devint un culte officiel, et le clergé commença à former une classe politique privilégiée, l’Église, un des rouages principaux de l’État.
Sentant tout le parti qu’il pouvait en tirer, l’empereur combla l’épiscopat, l’autorisa à se constituer arbitre en matière civile, exempta les clercs des charges civiles et de l’impôt foncier, les autorisa à recevoir des legs, et leur donna la jouissance de quelques bribes du domaine impérial.
Désormais, la tête de l’Église était l’empereur, comme il avait été la tête du Polythéisme, depuis que César s’était saisi de la tiare du Souverain Pontife étrusque.
Les successeurs de Constantin héritèrent de sa situation de gouverneur de l’Église, et, comme le culte chrétien était devenu la propriété politique de l’État, le Polythéisme fut persécuté comme l’avait été le Christianisme, et le sang des gnostiques et des pythagoriciens inonda les rues d’Alexandrie.
Mais la tiare étrusque tomba du front impérial dès que celui-ci cessa de recevoir les honneurs de l’apothéose, qui ne furent plus rendus qu’à Jésus-Christ.
Soutenu par la vanité des municipes et des fantômes du passé politique de son diocèse, l’épiscopat de Rome, dès que la localisation de l’empire à Byzance lui laissa une liberté d’allures à contrôle lointain, releva peu à peu la tiare, la mit sur sa tête subrepticement, timidement d’abord, en s’essayant peu à peu à s’attribuer exclusivement le nom de pape et la fonction de Souverain Pontife.
C’est ainsi que, dans l’Église même, s’accomplit le coup d’État dictatorial qui, en Occident, en fit une monarchie cléricale, à la grande protestation des évêques.
Du même coup, la catholicité et l’orthodoxie primitive se déchirèrent et cessèrent d’exister, car l’épiscopat grec ne voulut pas suivre la primauté latine dans cette voie nouvelle et la condamna sous différents prétextes, depuis Photius et Cérularius jusqu’à nos jours.
Brisée dans son unité ainsi que dans sa puissance comme autorité intellectuelle, l’Église fut remplacée par deux églises politiques, appliquées sur deux centres impériaux et personnifiant, dans un double clergé, deux races rivales et historiquement ennemies.
Ces deux églises plantèrent ainsi, en pleine politique, deux drapeaux hostiles qui perdirent, en s’opposant, toute signification réelle.
L’Orthodoxie arborée par l’église grecque, le Catholicisme arboré par l’église latine, ne pouvaient exister que par l’assentiment concordant de toute la Chrétienté, et ne furent plus qu’un souvenir ou qu’une espérance du moment qu’on adjoignit à l’orthodoxie l’épithète de grecque, au catholicisme celle de romain.
Le seul qualificatif qui, dans la Chrétienté, convienne juridiquement à la réalité que doivent exprimer ces mots, est celui de chrétien : Catholicisme orthodoxe, chrétien.
Il ne suffit pas de ramasser une tiare pour exercer le Souverain Pontificat ; et l’évêque de Rome, étant données les formes politiques de l’Église et son plan diocésain, ne pouvait exercer que la dictature et l’Impérialat sur les diocèses de l’Occident.
Les papes atteignirent assez facilement ce but par les expédients éternels de la politique monarchique : subordination des conciles, diminution de la fréquence des assemblées provinciales, suppression de ces assemblées, action directe de domination sur l’oligarchie et l’aristocratie épiscopales, institution d’une cour exécutive à Rome même et d’ambassadeurs représentant cette cour sous le nom de légats.
Telle fut, copiée sur l’Empire même, cette tactique des papes ; et toutes les dynasties européennes ont suivi à peu près la même marche avec plus ou moins de succès.
Quant à la volonté populaire, soit qu’elle se défende directement ou par des oligarchies représentatives, elle a moins de force continue que le principe monarchique, et ce dernier, on le voit, a facilement raison des institutions et des organes dans lesquels elle se cantonne : Conciles généraux ou provinciaux, Cortès ou Communéros, Champs de Mai ou Communes, Wittenagemots ou Parlements, Malls, Sénats ou Diètes, Mir, Vollost ou Vetché.
Par cela même qu’elle était d’essence monarchique et non théocratique, politique et non religieuse, la papauté tendit forcément à la centralisation de tous les pouvoirs, à la suppression de toutes les libertés, à la subordination de toutes les institutions des diocèses latins.
Et, étant données les formes démocratiques et républicaines empruntées par l’Église à l’État romain, la papauté était forcée d’agir ainsi, sous peine de ne pas être.
Néanmoins, impératrice du clergé d’Occident, elle affecta tout d’abord de rester la sujette soumise de l’empereur d’Orient, tant qu’elle le sentit fort, et qu’elle n’eut pas de force armée à lui susciter pour l’en frapper.
Ce jeu politique d’opposer militairement les puissances entre elles ne fut nullement inventé par les dynastes, comme le prétendent les apologistes de l’Équilibre européen et du soi-disant droit public de 1648, de 1815 et de l’époque actuelle.
Ce désastreux moyen de gouvernement fut manié tout d’abord par les grands papes italiens avec autant d’habileté que de persévérance, et, hâtons-nous de le dire, il était la condition même, la garantie de leur empire.
Cependant les commencements de cette politique, qui devint plus tard celle de la diplomatie et du Gouvernement général en Europe, furent des plus humbles.
Saint Léon, pour vaincre la résistance des évêques et des conciles de Gaule à l’envahissement de son pouvoir, implore l’aide de l’empereur Valentinien III qui le couvre comme sujet, ce qui lui permet d’agir comme pape sur les évêchés et les métropoles du monde gallo-romain.
Sous Théodoric et sous ses Ostrogoths ariens, nous allons voir la papauté aux prises avec une situation italienne absolument analogue à celle du temps présent : c’est pourquoi je vais entrer dans quelques détails.
Civilisateur de premier ordre, chrétien arien, ancien élève des écoles de Byzance, roi de nom d’abord, puis empereur d’Occident, Théodoric eût fait honneur à l’Europe contemporaine.
Profondément chrétien autant que philosophe, n’employant, comme plus tard saint Louis, la force militaire qu’après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, mais autrement tolérant que ce dernier, Théodoric reconstitua l’unité de l’Italie, et la gouverna mieux qu’aucun de ses propres empereurs ne le fit jamais.
Ses envoyés partout présents, frappant de mort les juges prévaricateurs, firent partout régner la justice.
L’industrie, le commerce, l’agriculture, les arts réapparurent et fleurirent sous son énergique impulsion, et la Péninsule, juridiquement réunie, centre d’un nouvel empire, éprouva une sensation de grandeur, de paix, de prospérité, qu’elle n’avait jamais eue et qu’elle n’aura plus.
Arien, cet empereur traita avec respect la papauté naissante aussi bien que les ruines de la grandeur romaine, et s’il supprima toutes les assemblées néo-celtiques des Goths, si, dans les municipes latins, il nomma lui-même les décurions, c’est qu’il savait son métier d’empereur.
Cependant, quoique ne reconnaissant pas de Souverain Pontificat, il laissa au peuple et au clergé de Rome la libre élection de leur évêque, confirma les immunités des églises, défendit contre les ariens les catholiques romains ; mais religieusement d’accord avec lui-même, plus logique en cela que saint Louis, il montra la même tolérance et accorda la même protection aux Juifs.
C’est lui qui écrivait à leurs rabbins : « Soyez sans crainte pour les vôtres. Un sage n’impose point un culte, car la foi est la manifestation même de la liberté des consciences. »
Sous la main immédiate d’un despote de cette valeur, chef politique d’une communion tolérante, tête juridique de l’unité italienne, la papauté était réduite à la subordination vis-à-vis de l’État italien.
Aussi se garda-t-elle d’agir directement contre Théodoric ; mais ce que Rome ne pouvait faire, Byzance l’accomplit.
L’empereur Justin Ier persécuta l’église arienne en Orient.
Cette église s’étendait d’Asie jusqu’en Espagne, et, vu sa tolérance, s’assimilait facilement les peuples et jusqu’aux Israélites, en respectant leurs coutumes et en laissant leur langage subsister dans la liturgie comme dans les Écritures.
Théodoric vit dans la persécution de ses coreligionnaires tout un plan politique, et il n’eut pas tort.
Ses sujets italiens et catholiques romains s’agitant, il leur interdit de porter les armes, somma l’empereur Justin de s’arrêter sous peine de représailles terribles, accusa de complicité plusieurs consulaires, et fit incarcérer et exécuter dans la Tour de Pavie Boèce et le préfet Symmaque.
Mais Théodoric était trop sincèrement chrétien pour que l’exercice de ces terribles sanctions de la Monarchie laissât en paix sa conscience ; il mourut de désespoir l’année suivante.
On voit encore à Ravenne le tombeau colossal de ce grand homme.
Le droit civil romain, devenu droit public virtuel, lui doit beaucoup.
Il contribua de toute son énergie à faire adopter à tous les peuples ariens la loi romaine presque pure, qu’il avait étudiée lui-même à la cour de Zénon.
L’édit qui porte son nom, la loi des Visigoths, la loi des Burgondes ou loi Gombette, la loi de Rotharis ou des Lombards, le Fuero Juzgo, codes civils et criminels, en faisant pénétrer les principes de la législation romaine dans les races conquérantes, améliorèrent beaucoup la condition des vaincus.
Presque tous les articles de la loi salique qui subit la même influence ont trait à la répression des abus de la force victorieuse, violences contre les gens, attentats contre les propriétés.
Il n’est pas indifférent de remarquer ici que, pendant que la constitution politique de l’Église l’empêchait d’accomplir l’enseignement et la mission intellectuels que comporte et commande la morale de l’Évangile, la pensée théocratique de Jésus-Christ trouvait, sous ce rapport, un instrument parfait dans le testament de la civilisation romaine, dans ce droit romain qui deviendra pour l’Europe le droit public.
Ainsi, pendant que la papauté, croyant relever la tiare, ne ceignait en effet que la couronne impériale, et allait être forcée à la politique, à la domination, et à révéler à tous les peuples européens les secrets du césarisme, de la centralisation des pouvoirs, de la diplomatie militaire et de la constitution des États, la vraie mission intellectuelle des gouvernements, leur raison juridique puisée aux sources de l’équité, s’élaboraient et s’exerçaient en dehors de l’Église.
Quant à l’unité de l’Italie rétablie par Théodoric, la papauté sentit immédiatement que toute sa politique d’impérialat clérical en était frappée d’impuissance, étouffée et paralysée.