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Une bavarde, un rien commère et ayant un avis sur tout, fait office de fil rouge en introduisant un ensemble de textes courts. Ces derniers relatent avec humour des histoires souvent cocasses, quelquefois sérieuses, délirantes, tendres, historiques, ou poétiques. Un vrai patchwork des thèmes qui passent par la tête de Monique Thomières car, vous l’aurez compris, la péroreuse, c’est elle.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Monique Thomières est née dans l’Aude, en France. Après des études de droit, elle suit une carrière à La Poste, puis chez Orange. Entre deux randonnées, elle fréquente assidûment l’Atelier d’Écriture Équipage où elle retrouve, toujours avec un égal plaisir, un joyeux bataillon d’amoureux de la rédaction littéraire.
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Monique Thomières
Moi, ce que j’en dis…
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Monique Thomières
ISBN : 979-10-377-2802-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Odette et Joseph, mes parents bien-aimés.
À Joëlle, ma sœur préférée.
À Sandie et Oriane, mes nièces adorées.
À mes amis de l’atelier d’écriture ÉquiPages.
Je sais. Certaines personnes vous insupportent au plus haut point. Ayant une idée sur tout, sautant du coq à l’âne, elles usent vos tympans et vos nerfs de leurs réflexions avisées sur chaque sujet de l’existence. Elles boulottent goulûment votre espace oral et vous interdisent d’en placer une.
Quand, par une incroyable maîtrise de la situation, tablant sur la nécessité vitale de reprendre de temps à autre sa respiration, vous profitez d’une apnée de l’importune pour glisser un premier mot, se ressaisissant aussitôt, elle vous interrompt d’un fort grossier : « excuse-moi, je te coupe… » avant de repartir dans son marathon des mots.
C’est pénible, fâcheux, déplaisant…
Mais que voulez-vous, je suis comme ça. Aussi, va-t-il falloir vous y faire.
D’autant plus qu’il n’est pas facile pour le lecteur, d’interrompre le flot verbal de l’auteure.
C’est d’ailleurs pour ça que j’écris.
Certains fruits ont la côte. Par exemple la pomme, la framboise, la groseille… Pour d’autres, c’est moins évident : la poire (« Pauvre poire ! »), la banane (« Eh ! Banane ! »)…
Les parties du corps humain sont logées à la même enseigne : qui vanterait la classe du talon ou l’allure du petit orteil (agrémenté de sa callosité latérale) ?
Bien sûr, l’œil occupe la plus haute marche du podium. Cependant, reconnaissons-le, la main ne se défend pas si mal…
J’en ai deux. Ce n’est pas original, mais bien pratique.
Je préfère la gauche. Elle est plus fine, plus harmonieuse que sa sœur, bien que moins adroite. Moins à droite forcément puisqu’elle est à gauche. J’ai entendu dire que certaines personnes ont deux mains gauches. Je ne sais pas si c’est vrai. En tout cas, j’aurais bien aimé.
Je cache ma préférence et tout le monde l’ignore.
Elles s’entendent si bien, toutes les deux. Il faut les voir entrecroiser leurs doigts et s’amuser à faire rouler leurs pouces. Dans les moments d’allégresse, elles frappent l’une contre l’autre pour faire beaucoup de bruit.
Je crains toujours que la droite, en raison de son habileté, ne perce mon secret et n’en prenne ombrage.
La jalousie est souvent cause d’opposition et de rejet.
Vous imaginez ma situation avec une main droite qui ne voudrait plus rien savoir de ce que fait la gauche ?
Vous l’aurez compris, je conçois une grande sympathie pour les équipements de série, certes, mais particulièrement fonctionnels du corps humain.
L’oreille figurant dans mon top two, au coude à coude avec la menotte, bien sûr.
L’oreille avenante, évidemment, on la tend,
Grâce à elle, entre amis, on s’entend.
Le curieux, discrètement, la dresse,
Pour ouïr, ce qu’à d’autres on adresse.
Discrète, parfois, sous le cheveu, elle se cache,
Pour que personne, de ses secrets, ne sache.
En feuille de chou, elle émerge de la tignasse,
Malgré les brushings, toujours elle dépasse.
Finement ourlée, elle sait faire la coquette,
Si craquante, qu’on donna son nom à l’oreillette.
Restons dans le domaine de l’audition, et étudions le cas des opposants au son. (Souvent, ce sont pourtant des ânes.) La preuve, avec un exemple fracassant et, hélas, vécu.
Qu’elle avait glapi, la prof de géo de mes 10 ans !
Sujette à des crises de rage pathologiques (diagnostic d’Émilie, contestataire de la classe), elle venait instamment d’exiger un silence complet, total, voire définitif, si son délabrement nerveux ne s’améliorait pas.
L’injonction, sans appel, incluait-elle le vol des mouches ? Celles-ci, dans le doute, conscientes du risque, jugèrent prudent de se replier au plafond en attendant la fin de l’orage.
Le regard haineux de la pédagogue passait de l’une à l’autre des élèves, s’attardait sur les rares à ne pas baisser les yeux, les mettant au défi de transgresser la consigne.
Aucune n’osa, pas même Émilie, c’est dire.
Une respiration trop forte ou pire, un éternuement, et la fauteuse de trouble verrait son crâne explosé sous les coups du Harrap’s malencontreusement oublié par le répétiteur d’Anglais. Une question blessa mon cœur de sa griffe anglophone. Périrai-je par le tome Anglais-Français ou par celui de son frère Français-Anglais ?
En tout cas, elle l’obtint, son silence, encore plus silencieux que celui d’un caisson de privation sensorielle. Je m’en tais encore.
Et puis, soudain, comme une pluie salvatrice après une terrible sécheresse, la sonnerie tonitruante marquant la fin de l’heure de cours hurla à plein régime.
La cavalerie déboulait à notre secours et le soulagement éclaira nos visages. Mais le monstre tenait à avoir le dernier mot. Bien droite dans ses tatanes à talons plats, intransigeante, elle nous croassa un « Sortez maintenant ! » guttural issu du fond des âges.
Courageuses mais pas téméraires, nous évacuâmes en ordre et sans un murmure jusqu’à la cour de récré. Tétanisées par l’épreuve, un échange prudent de sourires gênés échoua à conjurer la trouille qui nous empêchait encore de piper le moindre mot. Le cours suivant se déroula dans un calme si total, que la jeune prof de maths s’en inquiéta.
« J’ai bien l’image, mais plus le son. Qu’est-ce qu’il vous arrive aujourd’hui ? »
Aucune n’osa répondre.
Il fallut attendre 17h01, enfin dégagée des obligations lycéennes et hors des murs de l’établissement, pour qu’Émilie, notre grande gueule s’aventure à souffler un « Eh ben, dis donc… » accablé. Ce triste constat constitua la juste conclusion de l’aventure. La messe étant dite, nous nous égayâmes comme une volée de moineaux.
Les enseignants actuels s’inspireront avec profit de la méthode pédagogique ci-dessus exposée.
Puisque nous voilà plongés dans les affres de l’enseignement obligatoire, autant évoquer ce spécimen de maître assez commun au siècle dernier : le petit prof. Ce sera fait, on sera débarrassé et on n’en parlera plus.
Il enseignait l’histoire de France aux classes de 4e du lycée de notre petiteville.
Il ressemblait à un vieux collégien un rien miteux, avec son pantalon gris, sa veste bleu marine à pochette écussonnée et ses chaussures essoufflées rutilantes de cirage. Il se tenait toujours très droit pour amender sa silhouette étriquée et maigrichonne. Malheureusement pour lui, sa pomme d’Adam, exécutant de remarquables allers-retours verticaux le long de son cou de poulet, lui donnait l’air d’un personnage de dessin animé peinant à avaler une proie trop grosse.
Il se croyait drôle, n’était que désobligeant envers les enfants ordinaires, ceux qui ne comptaient pas à ses yeux. Cependant, il ne tarissait pas de flatteries envers la fille du chirurgien local qui gloussait comme une oie à chaque flagornerie.
Que de trémoussements d’excitation n’obtenait-il pas quand il louait bassement la rareté et l’originalité du double prénom de la volaille (Anne-Iseult !), sous couvert de le moquer !
Je détestais du fond du cœur ces duettistes de la bêtise.
Cependant, le dessein secret de Petit Prof sautait aux yeux comme le nez au milieu du visage. Crevant d’insatisfaction, le médiocre rêvait de se hisser au sein de la haute société de la bourgade qui, jusqu’à ce jour, ignorait injustement sa pauvre existence. Ah ! Rejoindre le club des Happy Few invités aux salons culturels, figurer parmi les notables siégeant auprès de monsieur le Maire lors des manifestations officielles, être sollicité aux réceptions décrites par le menu dans les colonnes de la feuille de chou locale qui ne manquait jamais d’en mentionner les participants !
Il usait de la fille pour atteindre le père.
Émoustillée par tant de courbettes, la bécasse s’empresserait forcément d’évoquer sa plaisante figure au repas du soir.
— Si tu savais, papa, comme mon prof d’histoire est génial ! Et drôle ! Et sympa ! Et cultivé !
— Ah, ah ! Ma fille ! Mais il faut absolument le prier à notre prochaine sauterie !
Hélas, les espoirs de l’ambitieux tardaient douloureusement à se concrétiser.
Sur ces entrefaites, le moyen-âge s’en vint au secours de l’intrigant par peste noire interposée.
— Qu’est-ce que la peste ? s’enquit le magister auprès de sa classe qui répondit instantanément par un coutumier silence.
— Alors (moment de suspens), on va demander à papa (sourire radieux à l’adresse de la dinde, aussi sec en vrille, glougloutant à qui mieux mieux)…
La semaine suivante, même jour, même heure, même lieu, Petit Prof, l’œil brillant de convoitise, interrogea l’infante du regard, avant même qu’elle n’eût pris le temps de s’asseoir.
Émettant un léger pépiement de plaisir, elle tendit au maître, un papier plié en deux, dont il s’empara avec délectation.
— Ahhh… Voyons… Peste bubonique 70 %, peste pulmonaire 30 %, lut-il.
Un instant figé dans sa mimique ravie, son visage se décomposa en encaissant la claque dans la gueule balancée par le poulet dédaigneux du brillant chirurgien.
Flash-back. Quelques jours plus tôt au domicile du thérapeute.
Acte 1 : Fifille entre dans le bureau de son père. Celui-ci, plongé dans quelque dossier.
— Papa, le prof d’histoire veut des infos sur la peste.
Acte 2 : Papa, dérangé dans son travail, est de mauvaise humeur.
— Tu lui diras qu’il me casse les pieds, à ton prof. Qu’est-ce qu’il en a à faire, de la peste ?
Acte 3 : Fifille insiste.
— Allez, papa…
Acte 4 : Papa cède, arrache à la va-vite une feuille de son bloc et griffonne rapidement quelques mots.
— Et qu’il n’y revienne pas… Je ne suis pas à sa disposition.
Acte 5 : Fifille gazouille un remerciement.
— Merci, papa.
Petit Prof réussit tant bien que mal à se donner une contenance pour sauver la face, mais l’estocade avait été portée à ses aspirations sociales. Contraint et forcé, tel Napoléon après Waterloo, il ne put qu’abdiquer.
Bien sûr, il persista, avec peut-être une méchanceté accrue, à s’en prendre au petit peuple, mais on ne le surprit plus à cirer les bottes d’Anne Iseult qui ne pénétra sans doute jamais les arcanes de ce reniement.
En définitive, il arrive qu’il y ait, quelquefois, un soupçon de justice en ce bas monde.
Reconnaissons le caractère difficilement supportable de certains gamins. Comment tolérer une telle insolence ?
Un animal jaune à l’œil d’émeraude me regarde en souriant de toutes ses dents.
Il est si laid que j’hésite à l’identifier.
Sur son crâne oblong poussent en désordre des cornes ou des oreilles pointues, au choix. Quant à ses pattes sont-elles terminées de sabots ou de queues de poisson ?
En revanche, aucune incertitude concernant la femme quasiment assise sur son dos. Je la reconnais au premier regard. C’est moi, certes affublée d’un gros nez et de petits yeux de rat, c’est bien moi. Et collé à son épaule, la face lunaire du concierge. J’apprécie.
Pour agrémenter l’ensemble, des gribouillages rouges surplombent des taches vertes. Ne me demandez pas pourquoi.
Mais cette fois-ci, je vous garantis que ça ne se passera pas comme ça. Je signale les faits au directeur et je convoque les parents.
J’en ai par-dessus la tête de l’attitude de ce petit Kévin qui, du haut de ses 8 ans, s’amuse à ridiculiser son institutrice avec ses dessins malveillants.
Et, cerise sur le gâteau, il signe Marc Chagall.
Mais non ! Tous les enseignants ne sont pas des malades ou des arrivistes. Il y en a de sympas, même s’ils s’opposent aux retards des élèves. Moi non plus, je n’aime pas les retardataires, ces enquiquineurs qui vous font perdre un temps fou à les attendre dans toutes les circonstances. Personnellement, je suis d’une scrupuleuse ponctualité. Question de savoir vivre. Toujours en avance, je perds souvent un temps fou à attendre ceux qui sont à l’heure. J’assume.
En tout cas, Jeanne n’aurait pas été ma copine.
Jeanne Trottart portait bien son nom.
Une sempiternelle litanie de retards émaillait opiniâtrement le cours de sa vie.
La malédiction s’était abattue dès les prémices de son existence : espérée un 20 du mois de mars, encore attendue le 25, elle ne naquit que le 1er avril suivant.
Pour l’heure, elle trottait vivement dans les couloirs déserts du lycée, en direction de la salle B52, où le premier cours de la matinée avait déjà commencé sans elle.
À juste titre, car le professeur, qui de 8 à 9 heures, tous les lundis matin, régnait en maître absolu sinon incontesté sur la salle B52, était M. Rougé, agrégé d’histoire, ci-devant surnommé La Poiscaille.
Il devait ce sobriquet tout en écailles à un physique gélatineux, une tête arrondie sertie de petits yeux gris de poisson et à un nom aux relents de bouillabaisse.
Mais surtout au fait que ses élèves ne l’aimaient pas, mais alors pas du tout, parce qu’il usait à leur encontre d’une ironie souvent blessante. La moindre bévue justifiait de sa part un torpillage sans pitié du contrevenant. François qui pensait qu’Édith de Nantes était une courtisane répudiée par Louis XIV (jaloux d’Henri IV sans doute) s’en souvient encore !
Retard n’est pas crime et seuls les coupables courent. On les reconnaît d’ailleurs à ce détail. C’est ce que feignait de penser Jeanne, alors que le cétacé à l’esprit saumâtre voyait en ces retards, fort fréquents, certes, l’affirmation d’un art de vivre plutôt qu’un épisode fortuit.
La jeune fille avait adopté le trot, car celui-ci, moins bruyant que la galopade, évitait d’attirer l’attention des espèces prédatrices de l’éducation nationale, à savoir surveillants et personnels administratifs, avides de missions répressives.
Et puis, débarquer, déconfite, essoufflée, rouge comme un coq, devant trente paires d’yeux braqués dans sa direction, dont ceux de La Poiscaille, c’était trop pour elle !
Il y a un temps pour tout et celui fut venu pour Jeanne de pénétrer dans l’antre de M. Rougé. Le scénario, immuable, se déroula sans surprise :
— Trottart, trop tard pour le cours d’histoire, allez donc débattre de la relativité du temps et de l’espace avec monsieur le proviseur !
Quelques rires serviles saluèrent le comique de la saillie.
Sans se presser, car ce n’était plus vraiment la peine, elle se retira. Résultat des courses : deux heures de colle !
Le soir, Jeanne rentrait furieuse à la maison.
Son petit frère, qu’elle envoya sans préambule sur les roses, en fit les frais. Ses parents eurent la délicatesse de lui ficher la paix, évitant, pour une fois, d’envenimer les choses.
À cran, elle claqua la porte de sa chambre, s’effondra sur son lit et hurla silencieusement qu’elle en avait marre de ce perpétuel décalage entre la marche du monde et la sienne.
Épuisée par cette journée d’enfer, elle s’endormit comme une masse, entrant de plain-pied dans un rêve.
Un homme était là. Il n’avait l’air de rien, ni grand, ni petit, ni gros ni maigre, ni beau, ni laid. Ordinaire. Dans une absence de décor, d’un blanc lumineux.
C’était un ange, elle le savait, mais version sans ailes…
— Ah ! Oui ! reconnut-il de bonne grâce, les ailes…
La transformation fut immédiate. Accastillé d’un superbe empennage équipé de plumes duveteuses, il n’était plus ange, mais archange !
Restait ce blanc un rien réfrigérant…
— Alors un peu de couleur, concéda-t-il encore : soleil doré, ciel bleu, longue toge indigo tombant en un élégant drapé (voir cours de dessin), cheveux bruns… Bruns ! Pas noirs comme ceux de La Poiscaille ! Ou alors blonds ? Roux ? Châtains ?
Instantanément, son apparence évoluait, au rythme de ses paroles.
Comment savait-il pour La Poiscaille ?
Ce triste sire avait en effet des cheveux d’un noir si peu naturel, que ses élèves hésitaient entre la perruque et la teinture bon marché. Jeanne penchait pour la version 2 : un postiche aussi clairsemé, ça n’existe pas.
L’ange continuait son numéro.
— Et un champ de blé pour faire joli, et un pré vert avec un petit cours d’eau pas trop profond pour que Christophe puisse y choir sans risque de noyade…
Effectivement, lors des dernières vacances, son idiot de jeune frère avait réussi à tomber dans une petite rivière. On l’en avait extirpé de justesse, toussant, crachant et braillant tout ce qu’il savait.
— Mais qui es-tu ?
Jeanne fouillait dans ses souvenirs de catéchisme. Quelques célébrités lui revenaient en mémoire : Michel, Raphaël ou celui qui annonce des trucs aux gens…
— Gabriel, tu veux dire ? Ah ! Non ! Il fait sa tournée.
Et moi, j’ai l’esprit trop frondeur pour jouer sagement au facteur. On m’en a quelquefois fait le reproche…
Quoiqu’il en soit, présentement, je suis non seulement le mieux qualifié pour satisfaire à ta demande – dans la mesure où tu vas te décider à la formuler – mais le seul disponible.
Enfin, pour répondre à ta première question, on me nomme généralement Lucif… euh ! Lucien.
Pour moi, le temps n’existe pas, mais le tien est compté, notamment depuis que vous, humains, avez inventé le chemin de fer et les montres.
« Alors, Jeanne, dis-moi vite, que puis-je pour toi ?
— Eh bien, je suis perpétuellement en retard. J’arrive chaque fois après la bataille. Encore et toujours.
Elle se tut pour ne pas pleurer.
— Tout cela est très simple, répondit-il, si partant du point A, tu dois rallier le point B à 8 h, sachant que 15 minutes de marche séparent ces 2 points, il te suffit de partir du point A à 7 h 45. C.Q.F.D. Court silence, petit sourire.
Cependant, je m’appelle Lucien, pas Lapalisse. Aussi, sache que la vraie réponse à ta question, celle qui compte vraiment, en fait la seule qui puisse t’aider, c’est…
— Jeanne ! Lève-toi ! Tu devrais être prête depuis déjà un quart d’heure ! Allez ! Jeannette ! Debout !
— Ahh, non ! Pourquoi tu me réveilles maintenant ? Et arrête de m’appeler Jeannette ! Je te l’ai dit au moins cent fois !
— C’est ça, Jeanneton. Sors en vitesse de ce lit ! »
Dès le lendemain, Jeanne mit en pratique le conseil de l’ange (enfin, le premier et unique…) programmant une heure plus tôt les hurlements de son radio-réveil, sans se soucier le moins du monde des dégâts collatéraux infligés au reste de la maisonnée.
En conséquence, arrivait-elle non seulement à l’heure à ses cours, mais largement en avance. Personne n’en revenait. La Poiscaille en resta médusé !
Cet événement portait un coup fatal à la rime Trottart/retard et parut changer le cours de l’histoire, ou plutôt celui du cours d’histoire.
En effet, un bémol tombé du ciel affecta soudainement l’ardeur du dynamisme professoral.
D’abord ravis, puis un rien déçus, ses élèves le testaient de temps à autre, lançant quelque bourde incitative. Pour voir. Et justement, ils ne voyaient plus grand-chose.
La Poiscaille, devenu l’ombre de son arête, avait perdu son mordant. Il semblait vidé.
À tel point que même l’arrière-ban des cancres, François en tête, en venait à négliger son surnom, se surprenant parfois à l’appeler prosaïquement Rougé. C’est dire !
Et le temps passa. Trop occupé à bonifier les grands crus et gâter les piquettes, il ne tourmenta plus Jeanne, se contentant désormais de suivre son petit bonhomme de chemin et de la laisser suivre le sien.
Les années de lycée s’éloignaient doucement, rejoignant les souvenirs d’enfance. Exit, les copains de classe, François et les autres, les profs et La Poiscaille, et les rêves si stupides qu’on s’étonne d’y avoir pu attacher la moindre importance…
Au terme d’une semaine particulièrement harassante, le cycle des partiels se terminait enfin à la faculté de droit. Les étudiants décompressaient en réfléchissant à la meilleure façon d’organiser leur première soirée sans révisions.
Jeanne balayait des yeux la cafétéria bondée où sa petite bande devait se retrouver. Soudain, son regard accrocha une silhouette qu’elle hésitait à reconnaître, tant sa présence lui semblait improbable en cet endroit. Prise de doute, elle s’approcha.
— François ! Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu travaillais dans une banque !
C’était bien lui, le vieux copain de lycée, le cancre du cours d’histoire. Ravis de se retrouver et un peu confus de n’avoir pas fait grand-chose pour garder le contact, ils s’assirent à une table enfin libérée.
— Jeanne ! Eh oui, c’est moi… Figure-toi que la banque et moi avons renoncé l’un à l’autre, enfin surtout elle. En fait, on m’a fichu dehors. Ces dernières années, je peux te dire que j’ai galéré. Je ne savais plus à quel saint me vouer.
Et puis, le miracle ! Tu ne devineras jamais grâce à qui ?
Comme Jeanne ne devinerait visiblement jamais, François abattit la réponse comme un full sur une table de poker.
— Lucien !
Silence perplexe de Jeanne.
— Tu ne connais que lui… Rougé… La Poiscaille !
— Tu l’appelles par son prénom ?
— Oui, on est devenus copains. Incroyable non ? Écoute la suite. Figure-toi qu’un jour, on s’est croisés dans la rue… Il m’a demandé comment ça allait. Je sais pas ce qui m’a pris, je lui ai tout raconté, la totale… Il a été très sympa, il m’a payé un coup dans un bistrot et on a discuté.
Maintenant, je peux te dire qu’on a été sacrément dur avec lui au lycée.
La Poiscaille… Il rit. Tout ça pour un physique difficile, un nom de poisson et un humour affligeant.
— C’est ça, moi les visites obligées chez le proviseur et son humour, affligeant, comme tu dis, je ne les oublie pas.
— On a parlé de ça aussi. Il avait l’impression qu’on le prenait pour la réincarnation de Lucifer. Il m’a dit qu’il essayait de plaisanter pour détendre l’atmosphère, pour se faire accepter…
— Brillante réussite…