Moi, Pierre Quéméneur - Aurélien Le Blé - E-Book

Moi, Pierre Quéméneur E-Book

Aurélien Le Blé

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Beschreibung

Pierre Quemeneur a disparu la nuit du 25 mai 1923, en laissant derrière lui son ami Guillaume Seznec, qui sera accusé de l'avoir assassiné... Et si Pierre Quemeneur n'était pas mort cette nuit-là ?

Le 25 mai 1923 au petit matin, Guillaume Seznec et Pierre Quemeneur, Conseiller du Finistère, quittent Rennes pour Paris. La Cadillac est en mauvais état, crevaisons et pannes se succèdent. A moins de deux heures de la capitale, Pierre Quemeneur décide de se rendre à la gare pour prendre le train et rallier Paris. Il abandonne Seznec sur un parking désert au plein milieu de la nuit. On ne reverra plus jamais Pierre Quemeneur, et Guillaume Seznec sera accusé d'avoir assassiné son ami.
Comme les chansons populaires qui s'accrochent si fort au cœur du public, l'affaire Seznec est restée dans la mémoire des Français, comme la plus mystérieuse et la plus troublante énigme criminelle du XXème siècle.

Redécouvrez l'affaire Seznec avec ce roman historique étonnant, qui part d'une hypothèse entourant cette disparition troublante et énigmatique, restée dans les mémoires.

EXTRAIT

Pour continuer à vivre dans l’ombre d’une affaire qui passionna la France, Pierre Quemeneur n’avait pas hésité à troquer ce nom embarrassant pour épouser celui de Pierre Querneur. Malgré cette légère variation orthographique, l’ex-conseiller du Finistère ne sera plus que l’ombre de lui-même : une âme errante. Presque un oublié des registres communaux, il tourmentait les nuits agitées d’une poignée de jurés repentants.
Noyé parmi la foule prête à embarquer, ce passager anonyme n’avait rien du bagnard enchaîné que l’on pousse à coup de crosse dans le fond d’une cale souillée. Ce bateau-là ne sentait ni l’urine ni les vomissures des passagers. Quemeneur, rebaptisé Pierre Querneur, s’évadait. En première classe. Sans bruit, sans laisser de traces. Négligeant ses terres, son mandat et sa réputation écornée, il abandonnait Guillaume à son insupportable destin. Croupir dans l’humidité d’une île insalubre plantée par le diable au milieu de l’Atlantique, tel était le sort réservé à son meilleur ami.
Pendant que la France remuait ciel et terre pour retrouver son cadavre, les coudes au bastingage, Quemeneur attendait avec impatience le hurlement libérateur de la sirène. Le transatlantique s’apprêtait à appareiller. Les États-Unis allaient accueillir l’homme le plus recherché de France.

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Couverture

Page de titre

Petit historique de l’affaire Seznec

PETIT HISTORIQUE DE L’AFFAIRE SEZNEC

1er Mai 1878 : Naissance de Guillaume Seznec.

25 Mai 1923 : Guillaume Seznec, maître de scierie, et son ami Pierre Quemeneur, conseiller général du Finistère, partent en Cadillac pour Paris. Ils vont présenter ce véhicule comme un échantillon des stocks américains de la Grande Guerre.

28 Mai 1923 : Entre 2 heures et 3 heures du matin, Guillaume Seznec rentre seul à la scierie, à Morlaix.

13 Juin 1923 : La disparition du conseiller est signalée par sa famille. La Sûreté ne trouve ni cadavre, ni trace, ni indice.

20 Juin 1923 : Découverte de la valise de Quemeneur abandonnée dans la gare du Havre. A l’intérieur une promesse de vente établie entre Seznec et le conseiller général.

21 Juin 1923 : Le Procureur de la République de Brest ouvre une instruction pour meurtre.

1er Juillet 1923 : Seznec est arrêté et inculpé d’assassinat.

6 Juillet 1923 : Une machine à écrire, censée avoir tapé un faux, est “découverte” par la Sûreté dans la scierie de Seznec.

13 Juin 1924 : Le défenseur de Seznec, Me Moro Giafferi, entre au gouvernement, désigne Me Kahn qui n’a jamais plaidé.

4 Novembre 1924 : Seznec est condamné, à une seule voix de majorité, aux travaux forcés à perpétuité.

7 Avril 1927 : Guillaume Seznec, clamant toujours son innocence, quitte la France pour le bagne de Guyane.

2 Août 1930 : Mort de Marie, fille aînée de Seznec, au Carmel de Jersey où elle était entrée pour aller soigner les lépreux en Guyane. Les trois autres enfants ont été placés dans des orphelinats sous des faux noms.

14 Mai 1931 : Marie-Jeanne, la femme de Seznec, meurt dans la misère, épuisée par la lutte et les privations. Le juge Hervé prend la tête de la croisade pour la réhabilitation du condamné.

1933 : Seznec refuse de signer la grâce qu’on lui propose car, déclare-t-il, « Il n’y a que les coupables qui demandent pardon ».

18 Février 1934 : Six des jurés regrettent leur verdict et demandent la révision du procès.

1936 : L’inspecteur Bonny avoue avoir reçu l’ordre de déposer la machine à écrire compromettante chez Seznec.

27 Décembre 1944 : Bonny, avant d’être fusillé pour collaboration, regrette « avoir fait envoyer un innocent au bagne ».

2 Février 1946 : Seznec est gracié par le général de Gaulle.

1er Juillet 1947 : Retour de Guillaume Seznec, accueilli comme un héros, en France.

3 Octobre 1948 : Le Her, témoin important dans l’Affaire Seznec est assassiné.

Mars 1951 : Interdiction du tournage du film L’Affaire Seznec d’André Cayatte. Le Président de la République Vincent Auriol s’oppose à son Garde des sceaux. Finalement le gouvernement n’interdit plus le tournage mais ne garantit pas la diffusion…

14 Novembre 1953 : Seznec est renversé par une camionnette qui prend la fuite.

13 Février 1954 : Guillaume Seznec décède des suites de cet “accident”. Plainte de Me Robert Badinter pour assassinat.

1968 : René Delpêche, journaliste, retrouve Gherdi. Celui-ci déclare : « Les grands chefs de la police m’ont dit de me taire. »

4 Mars 1988 : Le ministre de la Justice ordonne l’expertise des faux.

23 Juin 1989 : L’Assemblée nationale vote à l’unanimité la loi sur les révisions, dite “loi Seznec”. Désormais les faits nouveaux exigés pour obtenir la révision doivent faire naître « un doute sur sa culpabilité ».

1er Juillet 1989 : Le Monde titre à sa Une : “Les leçons de l’Affaire Seznec : la Justice et l’erreur”.

14 Juillet 1989 : Les élus bretons, puis 500 députés et sénateurs de tous les bords politiques, demandent la révision du procès. Cent personnalités signent l’Appel réclamant la réhabilitation de Guillaume Seznec.

4 Octobre 1989 : La Commission de révision attribue le numéro 001 à l’affaire Seznec.

Octobre 1992 : Publication du livre contre-enquête Nous, les Seznec, chez Robert Laffont.

Décembre 1992 : Découverte d’une balle de revolver sous scellé extraite d’un volet de Traou-Nez, propriété de Quemeneur.

7 Janvier 1993 : Première diffusion du téléfilm de Yves Boisset L’Affaire Seznec sur TF1. Il obtiendra trois 7 d’or en 1994.

15 Mars 1993 : Mademoiselle Héranval, l’ancienne vendeuse de machine à écrire, déclare : « La police m’a fait faire un faux témoignage ».

19 Mars 1993 : Audition, à huis clos, de Denis Seznec et de ses avocats par la Commission de révision.

4 Juin 1993 : La Commission désigne un collège d’experts international afin de rechercher si c’est Seznec l’auteur des faux.

15 Avril 1994 : Décès de Jeanne Seznec.

6 Novembre 1994 : France 2 diffuse un grand documentaire : Seznec, la mémoire du bagne.

15 Mai 1995 : Le groupe Tri Yann sort un Compact-disc consacré à Guillaume Seznec.

17 Juin 1996 : Débat contradictoire entre le procureur général de la République près la Cour de cassation et Mes Jean-Denis Bredin et Yves Baudelot, puis audition de Denis Seznec, huis clos, devant la Commission de révision au Palais de justice de Paris.

28 Juin 1996 : La Commission de révision annonce publiquement le rejet de la demande de révision.

3 Juillet 1996 :Le Canard enchaîné titre : “La Cour de cassation invente l’erreur judiciaire à perpétuité”.

5 Septembre 1996 : Trois photos et un procès verbal de gendarmerie sont retrouvés prouvant la découverte, en 1953, d’un crâne à Traou-Nez, le manoir de Quemeneur, qui aurait pu établir l’innocence de Seznec.

13 Janvier 1997 : Le procureur général près la Cour de cassation répond aux avocats qui réclamaient les archives de la gendarmerie que, « … malheureusement tous les PV concernés ainsi que l’ensemble du dossier criminel de Guillaume Seznec avaient été détruits lors de l’incendie du Parlement de Bretagne » en 1994. Or, depuis 1989, le dossier était à la Chambre criminelle à Paris…

28 Janvier 1997 : Denis Seznec, après avoir porté plainte devant la Cour européenne, lance un appel solennel au Président Chirac, car seul le Garde des sceaux peut, désormais, formuler une demande en révision.

23 Avril et 9 Juillet 1997 : Soutenu par tous les élus bretons (votes unanimes du Conseil régional et des quatre Conseils généraux de Bretagne) et tout ce que la République compte de notabilités, Denis Seznec est reçu à l’Élysée.

24 Octobre 1997 : Une avenue Guillaume Seznec est inaugurée à Sixt-sur-Aff, en Bretagne.

1er Novembre 1998 : Colette Noll, résistante et déportée, reconnaît en Gherdi l’agent double de la Gestapo qui a donné tout son réseau. L’existence de ce personnage-clé dans l’Affaire, niée par l’acte d’accusation en 1924 (“Une pure création de l’imagination de Seznec”) avant d’être reconnue par la Commission de révision en 1996 comme étant “un fait nouveau incontestable”, fait apparaître que Bonny, qui conduisit l’enquête, et Gherdi se connaissaient et travaillaient ensemble à la Gestapo. Ainsi se trouve établi un fait nouveau d’une extrême importance.

15 Décembre 1998 : Denis Seznec demande la révision à Madame Elisabeth Guigou, ministre de la justice, appuyé par Madame Geneviève de Gaulle, présidente de l’association des internées et déportées de la Résistance.

12 Juin 1999 : Lancement, à Douarnenez, du “Guillaume Seznec”.

Je dédie ce livre

à mon père ;

à mon ami Denis Seznec, pour son courage, pour la lutte opiniâtre qu’il mène depuis de nombreuses années pour la réhabilitation de son grand-père ;

à Guillaume Seznec, martyr innocent ;

à Marie-Jeanne, sa femme ;

en souvenir du 4 novembre 1924 et du 28 juin 1996, pour que la France… n’oublie pas ;

à la justice, tellement faillible ;

à l’avenir.

A.L.B.

PRÉFACE

Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Aurélien Le Blé, c’était en janvier 1995, dans des circonstances assez extraordinaires. Il venait de prédire, devant des millions de téléspectateurs, des événements dramatiques1 avec une telle précision que, lorsque peu de temps après, ceux-ci se produisirent, toute la France en fut stupéfiée. Surtout les sceptiques.

Aurélien Le Blé posséderait un don de voyance que lui-même n’explique pas. Mais ses premières “visions” – et souvent par la suite – concernaient l’Affaire Seznec… D’où notre rencontre.

Et voilà que, toujours obsédé par cette Affaire Seznec qui le taraude, Aurélien Le Blé produit ce livre. Cette fois-ci ce n’est pas dans l’avenir qu’il nous projette, mais dans le passé, en nous proposant un véritable voyage dans le temps et dans la conscience d’un homme. Et pas n’importe lequel : il imagine Pierre Quemeneur, le disparu de l’Affaire Seznec, continuant sa vie après sa “mort”, sa mort officielle, celle supposée et imaginée par la justice.

Après tout, rien n’a jamais prouvé ou établi d’une façon formelle – pas même un squelette – que le conseiller général du Finistère serait décédé le 25 Mai 1923. Seule l’intime conviction de sept des douze jurés aura décrété que cette disparition était un crime et que c’était Seznec qui l’avait commis.

Cette fragile conviction, d’ailleurs, ne résistera pas au temps et aux remords puisque ces mêmes jurés regretteront leur vote et réclameront la révision du procès ! Malheureusement, condamné au bagne à perpétuité, clamant toujours son innocence, Guillaume Seznec croupissait déjà au bagne depuis dix longues années. Après Marie, sa fille aînée (morte d’avoir voulu aller soigner les lépreux en Guyane), Marie-Jeanne, sa femme, venait de quitter ce monde injuste, usée par le chagrin et les sacrifices. Ses trois autres enfants étaient, quant à eux, dispersés dans des orphelinats… sous de faux noms.

Mais Seznec, même innocenté, cela n’expliquerait pas la disparition de Quemeneur. Que serait-il devenu ? Aurait-il été assassiné par des malfrats à Paris ? Serait-ce un membre de sa propre famille qui l’aurait tué au cours d’une dispute qui aurait mal tourné ? Ou bien, mêlé comme il l’était avec les Bolcheviques dans un trafic de véhicules des stocks américains, il aurait indisposé le Gouvernement de l’époque et aurait été éliminé par des services, disons, un peu spéciaux ? Ou bien encore, tout simplement, aurait-il pris la fuite à l’étranger puis refait sa vie ? Soixante-dix-sept ans après, le mystère demeure entier.

Lorsque Aurélien Le Blé, il y a quelques années, m’avait interrogé sur ce point, je lui avais répondu que, petit garçon, mon grand-père, puis ma mère, espéraient toujours voir réapparaître, un beau matin, Pierre Quemeneur. Ils m’avaient élevé dans cette attente. Si l’homme par qui tous nos malheurs étaient arrivés avait débarqué, revenant d’Amérique ou d’ailleurs, cela aurait été la plus cinglante remise en cause du système judiciaire français qui puisse exister : l’assassiné venant réhabiliter son “meurtrier” ! Et je rajoutais que j’étais persuadé qu’un jour un scénariste très futé mettrait en scène Quemeneur vivant. Ce ne serait qu’une hypothèse mais où toutes les pièces du puzzle auraient leur place. L’Affaire Seznec racontée à l’envers en quelque sorte. J’ignorais, à ce moment-là, que c’était moi qui faisais, sans le savoir, presque une prédiction !

« Monsieur Quemeneur que le monde entier recherche », titrait la presse en 1923. Aurélien, lui, l’a retrouvé – non pas en faisant une contre-enquête, ce serait le scoop du siècle ! – en écrivant ce roman qui aurait bien pu correspondre à la réalité. Ah ! Si celle-ci avait pu être imaginée, seulement un seul instant, par un policier honnête – mais il aurait fallu que ce ne soit pas le fameux inspecteur Bonny qui mène l’enquête ! – il n’y aurait sans doute pas eu d’Affaire Seznec mais, tout simplement, une Affaire Quemeneur.

Et Marie-Jeanne et Guillaume, mes grands-parents, et leur petite Jeannette, ma mère, auraient, alors, vécu heureux…

Denis Seznec.

1. Le détournement d’un Boeing d’Air France en 1994, avec prise d’otages et quatre morts.

Première partieLES TUILERIES

Paris, mars 1950.

« Depuis quatre années, je vis dans ce petit appartement luxueux et copieusement arrangé du 30 de la rue de Lille. Dans le cendrier rococo une cigarette meurt fièrement en libérant une exhalaison droite qui vient doucement caresser le plafond craquelé. Je me souviens d’avoir acheté cet appartement sur un coup de tête, c’était quelques mois après mon retour en France. Je flânais dans le quartier Saint-Germain lorsque j’aperçus une femme accrocher un écriteau à son balcon. Visiblement, le logement était à vendre. L’endroit m’enchantait. L’air encore frais du petit matin caressait l’étalage du fleuriste. Les parfums qui se dégageaient des végétaux bâtissaient comme des barricades aromatiques au coin de la rue de Beaune. Traverser ces bouquets odorants pour m’enivrer des jasmins et des arômes était une faveur. Ce coin de campagne accroché au cœur de Paris me rappelait les senteurs boisées du manoir de Traou-Nez. Je tombai sous le charme. Situés à une encablure de la Seine et du Jardin des Tuileries, deux mots (à vendre), allaient avoir raison de ma timide hésitation. J’achetai donc ce très beau soixante mètres carrés qui avait su me séduire aux premières heures de l’automne 1946.

A soixante-douze ans, les journées me semblent malgré tout interminables. Comme un visiteur égaré, je traîne longuement dans les rues assourdissantes de la capitale en travaux. De parcs en jardins, de comptoirs en gargotes, je m’abreuve de ces ambiances parisiennes bien insuffisantes à remplir un quotidien tourmenté par “l’Affaire”.

1923 se présentait comme une grande année, j’attendais donc mes quarante-six printemps avec sérénité. Arborant les couleurs du Parti Républicain Démocrate, je m’apprêtais à être élu député. Gaillard, un peu replet, respecté et parfois même adulé, j’étais comme l’on dit “un personnage”.

Lorsque je me penche sur mon passé, c’est-à-dire tous les jours, j’essaie d’oublier que depuis plus de trente années, je devrais être mort. Je ne suis pas un miraculé des tranchées de la Somme. De ces moissons de fer je n’ai connu que l’écho des canonnades rapporté par les journaux et les dires enivrés des permissionnaires. Sourd aux complaintes nocturnes des soldats que la mitraille avait débités d’une jambe ou d’un bras, la guerre était une boucherie inespérée pour réaliser de très bonnes affaires. Le pays avait un pressant besoin de bois pour étayer les tranchées, je me mis donc à vendre des poteaux de mine pour l’armée.

Le mal dont je souffre est encore plus profond qu’une blessure de guerre. Ma pitoyable existence est marquée par le poids d’un épouvantable secret. Chaque jour, cette fronce mortifiante ravage un peu plus un avenir qui me conduit doucement vers la fin. Il y a des matins où Le Soleil Levant de Monet me rappelle la grisaille et la pluie qui cingle le port du Havre. L’Ankou n’a pas encore daigné me faire entendre le bruit strident de l’essieu, la mort ne s’est toujours pas décidée à venir frapper à ma porte. Silencieux, j’attends… »

***

Pour continuer à vivre dans l’ombre d’une affaire qui passionna la France, Pierre Quemeneur n’avait pas hésité à troquer ce nom embarrassant pour épouser celui de Pierre Querneur. Malgré cette légère variation orthographique, l’ex-conseiller du Finistère ne sera plus que l’ombre de lui-même : une âme errante. Presque un oublié des registres communaux, il tourmentait les nuits agitées d’une poignée de jurés repentants.

Noyé parmi la foule prête à embarquer, ce passager anonyme n’avait rien du bagnard enchaîné que l’on pousse à coup de crosse dans le fond d’une cale souillée. Ce bateau-là ne sentait ni l’urine ni les vomissures des passagers. Quemeneur, rebaptisé Pierre Querneur, s’évadait. En première classe. Sans bruit, sans laisser de traces. Négligeant ses terres, son mandat et sa réputation écornée, il abandonnait Guillaume à son insupportable destin. Croupir dans l’humidité d’une île insalubre plantée par le diable au milieu de l’Atlantique, tel était le sort réservé à son meilleur ami.

Pendant que la France remuait ciel et terre pour retrouver son cadavre, les coudes au bastingage, Quemeneur attendait avec impatience le hurlement libérateur de la sirène. Le transatlantique s’apprêtait à appareiller. Les États-Unis allaient accueillir l’homme le plus recherché de France. Les yeux rivés sur le trait bleu qui marquait l’horizon, la liberté avait un tout autre goût que l’imposition fiscale que l’État français lui réclamait sur ses bénéfices de guerre. Été 1927, sous un soleil de plomb, Pierre quittait le Havre pour le nouveau monde. Ignorant tout de l’avenir, il renonçait à la France.

***

Les années passèrent. Les événements auxquels il avait essayé d’échapper allaient avoir raison de sa criminelle émigration. Sa peau s’était fanée, le temps avait installé son empreinte, son cœur fatigué battait toujours au rythme du moteur de la vieille Cadillac. Seznec était revenu du bagne, il était vivant. C’était inespéré, presque impossible. Le passé allait être le plus fort et les souvenirs plus capricieux que la honte, Pierre décidait de revenir en France. Dix-neuf ans après avoir fui, il traversa à nouveau l’Atlantique. Lorsque les façades grises du Havre apparurent derrière un léger rideau de brume, Pierre baissa la tête. Il regardait fixement le plancher en bois du Lafayette. Retenant son souffle, il s’abandonna à un bouleversement qu’il n’aurait pas cru possible. Une lucidité fiévreuse, qui l’épiait depuis l’embouchure de la rivière Hudson, livrait cruellement son âme à d’impérissables souvenirs. La sirène du transatlantique résonna à trois reprises. Le temps s’était écoulé, Lindbergh avait traversé l’Atlantique, pour des raisons différentes, Stavisky et Adolf Hitler s’étaient suicidés.

Pourtant, il n’était pas si loin le temps ou Pierre avait proposé l’affaire des Cadillac à Seznec.

C’était un matin d’avril, en 1923, à Morlaix, à la scierie. Il s’en souvenait très bien.

Ce jour-là, Quemeneur est nerveux, enfermé dans sa gabardine grise, ses mains disparaissent dans deux larges poches. L’ombre de son feutre atténue l’éclat de ses yeux. Visiblement, le conseiller est pressé de s’entretenir avec Guillaume. Ils entrent dans la salle à manger, après qu’Angèle Labigou eût servi deux fines et laissé les deux hommes en tête-à-tête. Pierre révéla à son ami la raison de sa visite :

— J’ai une affaire à te proposer.

— Du bois ? répond prestement Seznec en levant son verre.

— Non, des automobiles, des Cadillac.

Guillaume est étonné. Machinalement, il esquisse une moue.

— Des américaines ?

Quemeneur acquiesce de la tête.

— Et ça rapporte ?

— Gros… mon Guillaume. Très gros.

Quemeneur sent monter en lui une fièvre agréable qui colore ses pommettes déjà rosies. Une fois l’excitation passée, son visage se fige, son verre vide tourne à plusieurs reprises entre ses doigts boudinés. La réalité reprend le pas sur les espérances.

— Seulement, il y a un petit problème.

— Lequel ?

— Les élections, la députation…

— Et alors… ? reprit Seznec.

— En clair, ça veut dire que je ne dois en aucun cas apparaître dans cette affaire. De plus, le fisc me harcèle et je ne voudrais pas que l’on sache que je traite des marchés avec les Russes.

— Avec les Russes ? s’étonne Seznec.

Pierre revoit encore le regard inquiet de Guillaume après lui avoir confié qu’ils allaient vendre à prix d’or des Cadillac aux bolcheviques.

— Et quel sera mon rôle dans cette affaire ? interroge Seznec.

— Tu m’aideras à trouver les voitures, tu les prépares et nous les livrons à Paris, à mon contact américain.

— J’ai craint le pire, soupire Guillaume en tirant sur le rebord de son chapeau. J’ai cru que j’allais devoir les conduire jusqu’à Moscou.

A ces mots, Quemeneur croit que la partie est gagnée et qu’il a réussi à persuader Seznec de la bonne affaire. Il se met à rire et présente sa main à Guillaume. De sa voix de rogomme il lui dit :

— Allez, tope-là, si tu veux faire l’affaire avec moi, mon Guillaume.

Le conseiller est pressé de concrétiser son projet. Cet enthousiasme empêche Guillaume de serrer la main de son ami.

— Et l’achat des Cadillac ? insiste Seznec, pas encore à tout fait convaincu de l’opportunité que lui propose le conseiller.

Quemeneur a toujours la main en l’air ; elle finit par retomber sur la bouteille d’eau de vie. Il se sert une fine, boit d’un trait, se racle la gorge :

— Je vais solliciter un prêt à la Société Bretonne de Crédit et mon beau-frère m’a promis de me rembourser une partie des 160 000 francs que je lui ai prêtés. On achète les Cadillac entre dix et quinze mille francs, tu les bricoles un peu et on les revend entre trente et trente-cinq mille francs. Gherdy prend seulement une commission de 2 000 francs par auto, et le tour est joué.

— Qui c’est Gherdy ? s’inquiète Guillaume.

— Mon contact à Paris. Il est prêt à nous acheter un lot de cent voitures.

Quemeneur parle déjà comme s’ils étaient associés. Seznec comptait vite. Cent voitures à 30 000 francs, ça fait trois millions, moins les achats et les frais. Il resterait tout de même près de 1 300 000 francs à se partager. Seznec avait déjà réussi dans ses affaires, mais il n’avait pas encore eu la possibilité de gagner autant d’argent.

Mieux que la blanchisserie, beaucoup plus rentable que la scierie, il commence à trouver que les stocks américains sont une véritable opportunité.

Après avoir réfléchi une dernière fois, il tape dans la main de Quemeneur. Seznec et Quemeneur sont associés pour le meilleur. Mais le maître de scierie ne sait pas encore que ce sera… pour le pire.

— A nous la fortune ! lance le conseiller.

Guillaume lève son verre. Il n’est pas un être expansif, et ses lèvres tremblent légèrement. Pensif, il laisse Pierre Quemeneur à sa joie.

Pierre entend encore le bruit des verres qui scelle leur accord. La gnôle a un goût de liberté. L’affaire Seznec en est à ses balbutiements…

***

Le transatlantique entrait maintenant dans le port du Havre. Cerné par une flottille multicolore d’où surgissait une multitude de bras qui secouaient des mouchoirs, le monstre avançait lentement. Les passagers du Lafayette répondaient par de petits signes de la main.

Des signes… On peut dire qu’il en avait donné, le destin, à Quemeneur pour lui éviter la tragédie dans laquelle il n’avait pas hésité à s’engouffrer. Le premier arriva sous la forme d’un refus. Malgré son mandat de conseiller général, la Société Bretonne de Crédit lui refusa son emprunt. Le second viendra d’un dénommé Le Verge. Quemeneur doit se rendre à Lesneven afin de lui acheter l’automobile qui doit servir pour la première transaction. A la vue de la Cadillac, Quemeneur se montre sceptique ; le véhicule est en mauvais état, la mécanique ne tiendra jamais jusqu’à Paris. Le temps presse, il faut vite trouver un autre véhicule pour ne pas perdre le marché promis à Quemeneur par Gherdy. Seznec possède une Cadillac dont il ne se sert pas. La décapotable fera l’affaire, “l’Affaire Seznec”.

Sans la disparition du conseiller, jamais Guillaume n’aurait connu l’enfer des îles du Salut et Marie-Jeanne ne serait pas morte d’épuisement, dans la misère et les privations. Rien de tout cela ne serait arrivé, s’il n’avait pas proposé l’affaire des Cadillac à Seznec.

Accoudé au bastingage, comme il y a dix-neuf ans, Pierre Quemeneur ne pouvait s’empêcher de penser à l’assassinat de Le Her, à toutes ces existences qu’il avait brisées. La mer avait beau lustrer ses vagues, il ne voyait dans cette nature qu’un océan de larmes.

***

Ce mois de mars 1950 était pourri, Léon Blum venait de mourir, les métallurgistes continuaient la grève. Nantes et Saint-Nazaire étaient plongées dans la tourmente. A Paris, les ouvriers en colère manifestaient.

— Les nouvelles sont bonnes, monsieur Pierre ?

Surpris d’être apostrophé par une voix de ténor, Pierre Querneur leva à la hâte le nez de son journal.

— Ah ! C’est vous mon brave. Quel coffre mon ami, vous m’avez presque fait peur.

Raymond Le Taillec était un homme solide comme un roc, un breton originaire de Loguivy-de-la-Mer, petit port des Côtes-du-Nord. Pour passer son temps, cet ancien forgeron à la retraite faisait quelques courses pour les personnes âgées de son quartier. Il se rendait utile. Les deux hommes discutèrent des nouvelles du quartier, de rien de tout, du vent et de Paris. Le Taillec regarda sa montre :

— Il est presque midi, il me reste encore une course à faire. Venez me rejoindre dans la demi-heure, au café Yvette.

Le café Yvette faisait l’angle de l’avenue de l’Opéra et de la rue Molière. C’était un de ces vieux zincs parisiens où le verbe sévèrement conjugué avait sa place. Ici, l’ouvrier était roi et le blanc-cassis y était servi sans faux col. Dans ce petit bistrot étroit et mal foutu régnait une véritable ambiance de village.

Le sol sentait bon la sciure et les murs étaient tapissés de photos où posaient les géants de la route. Une vraie galerie de portraits dédicacés : Géminiani, Bobet, Kübler, Koblet, tous les cracks étaient présents dans cet antre sacré du cyclisme. Quelques portraits gominés, représentant de modestes rois de l’accordéon garnissaient le fond de la salle. Au-dessus de la porte de la cuisine, une photo encadrée attirait l’œil du consommateur. La patronne était assise sur le capot d’une Jeep américaine. Un drapeau tricolore dans les mains, elle exhibait le sourire radieux de la victoire. Ici, la Libération restait un moment très émouvant, pourtant les habitués n’en parlaient presque pas. En juin 1944, son mari s’était engagé dans le maquis du Vercors. Depuis, Yvette attendait le retour de son homme. Petit-lait mort, avait-il seulement disparu ? Nul ne le savait.

A travers la vitre, Pierre aperçut Le Taillec. Assis près de la fenêtre embuée, il discutait avec un homme vêtu d’une cotte bleue. La porte d’entrée agita le grelot qui avait le don d’agacer Pierre qui lança à l’objet un regard comminatoire.

— Ah ! Pierre, asseyez-vous. C’est moi qui invite, s’exclama Le Taillec en tendant une main amicale vers son ami. Qu’est-ce que vous buvez ?

— Un pastis.

— Madame Yvette, deux petits jaunes.

Un large crayon rouge fraîchement taillé dépassant d’une poche, donnait une première indication sur la profession de l’ouvrier. C’était un gars du bâtiment. Maçon, menuisier peut-être. Querneur ne connaissait pas ce consommateur qui regardait partout autour de lui. Accoudé au bout du comptoir, il contemplait avec une certaine émotion les efforts de Robic qui grimpait l’Aspin mieux que Brambilla. Visiblement l’ouvrier n’était pas un habitué des lieux. En quittant le comptoir l’homme en bleu de chauffe rajusta son béret et salua discrètement Le Taillec d’un petit signe de tête.

— C’est un maçon qui travaille en face. Un Normand, un type du Havre.

Une émotion glacée se fixa dans les yeux de Querneur.

— Du Havre, vous êtes sûr ?

— Oui, c’est lui qui me l’a dit, reprit Le Taillec. Pourquoi ? Vous y êtes déjà allé vous, au Havre ?

— J’ai surtout connu un homme que l’on a accusé, à tord, d’avoir mis les pieds dans la boutique d’un certain Chenouard, ânonna Pierre, visiblement perturbé.

Le Taillec regardait Querneur d’une façon étrange :

— Et alors, dit-il, c’était interdit d’y aller au Havre ?

— Non, bien sûr que non.

— Eh bien ! Ça a pourtant l’air de vous bouleverser !

— Ça m’empêche de dormir depuis plus de trente ans, mon vieux ! soupira Pierre.

Interrompant la conversation, la patronne, une belle femme un peu ronde au sourire agréable, posa les verres sur la table et d’un geste précis, versa une dose de pastis à Querneur pensif.

— Alors monsieur Pierre, ça fait un moment que l’on ne vous avait pas vu. On vous croyait disparu !

— Disparu ? Comment ça, madame Yvette ! Je ne vais tout de même pas passer ma vie à disparaître, ironisa-t-il. Si je ne suis pas venu user votre comptoir ces derniers jours, c’est à cause du froid qui m’a cloué à la fenêtre de l’appartement.

— Bah ! Les beaux jours arrivent, monsieur Pierre. Bientôt vous irez courir les jeunes filles !

Pierre haussa les épaules. Le Taillec commença à lui parler de son voyage en Bretagne. Il racontait l’eau qui ruisselait sur ses chemins empierrés, les bouquets de bruyères, les ronciers envahissants et les puissants buissons d’ajoncs prêts à éclater sur le bord des talus. Avec précision, il relatait l’activité du port, la chaleur des cafés embués, l’absinthe et les chants des marins. Il évoquait la pluie traversière qui tombait sur la grève, les orins gagnés par les algues et les bateaux qui crevaient la brume avant de disparaître dans l’horizon. Il révélait l’organisation des campagnes. Le bruit des moteurs dans les champs, le carillon du vieux clocher et les cris joyeux des jeunes qui se mariaient. Le baptême de sa petite-fille lui avait donné l’occasion de revoir les amis du village. Ils s’étaient quittés en pleine jeunesse, ils se retrouvaient, vieux. Beaucoup étaient morts. A nouveau réunis autour d’une bolée de cidre, ils avaient parlé des temps anciens, de la guerre, des privations, des rutabagas et des femmes. Certains avaient pleuré.

— Comment s’appelle la p’tiote, demanda Pierre ?

Après avoir allumé sa cigarette et tiré deux bonnes bouffées de tabac, Raymond se décida enfin à mettre son ami dans la confidence.

— Jenny, elle se nomme Jenny.

Pierre faillit étouffer.

— Jenny ! J’avais une sœur qui portait le même prénom.

— Je ne savais pas que vous aviez une sœur ! répliqua Le Taillec.

— Elle était religieuse, la pauvre femme est décédée il y a bien longtemps.

Après une conversation animée et copieusement arrosée, Raymond se leva et tendit la main à Querneur qui la saisit fermement.

— Pierre, à demain.

— Adieu cycliste !

Lorsque Pierre vit son ami devant la porte, il ne put s’empêcher d’éclater de rire. Le cycliste, comme il l’appelait parfois pour le taquiner, avait oublié de baisser les jambes de son pantalon. On aurait dit une espèce de grand short qui pendouillait sur deux piquets de bouleau fraîchement écorcés que l’on aurait plantés à l’intérieur de deux godasses. Un truc à faire peur aux oiseaux. La porte de fer claqua lourdement contre la carrée rouillée ; d’un air absent il regardait les passants. A quoi pouvait bien penser un vieillard seul dans un café ? A sa famille, au temps où lui aussi était un cafetier prospère en Bretagne ?

Assis face à la fenêtre usée, il contemplait un nuage marbré qui s’évadait discrètement de Paris. Les yeux perdus dans ce bout de ciel, Pierre se souvenait alors des belles heures de sa jeunesse. Ah, sa douce Bretagne, comme elle lui manquait ! Orageuse et fascinante, ce bout de séduction détachée des cieux et mystérieusement bâtie sur le contrefort d’une vague récalcitrante, l’enchantait. Ses souvenirs étaient vivaces. Il fallait être du pays pour comprendre la rudesse de cette terre envoûtante et apprécier le solide caractère de ses laboureurs. Pierre revoyait des landes sauvages tapissées de fleurs fraîches et sournoisement serpentées par de capricieux ruisseaux où se désaltéraient les troupeaux. Les jaunes éclaboussures ruisselaient sur les verts talus, le parfum de la menthe poivrée et des genêts cernaient la campagne étourdie et séduisante. Sur le chemin de la classe, les écoliers éclataient les campanules en riant. Le vieil homme repensait aux maquis couverts d’ajoncs qui écorchaient ses jambes frêles, à la douceur des tapis de bruyère en sous-bois, heureux témoins silencieux de ses premières étreintes. Que tout cela était beau ! C’était il y a bien longtemps !

Sur les vitres brouillassées du vieux café se dressait un décor approximatif. Chaque année cette atmosphère en sépia lacérée lui offrait un détail en moins, lui proposait une imperfection en plus. Comment pouvait-il en oublier les délicieux moments passés sur les terrasses abritées des cafés de Morlaix ! Comment laisser échapper de sa mémoire ce parfum de femme et le rouge saillant fixé sur les pommettes des jeunes filles à marier. Ses souvenirs s’accrochaient à ces sourires.

Le temps lui jouait des tours, il lui était impossible de repenser à son passé sans se heurter à cette affaire qui savait lui rappeler qu’un innocent avait payé vingt ans de sa vie pour un crime qu’il n’avait pas commis. Alors, le visage des jeunes filles s’effaçaient, comme lavé par la pluie. Lui apparaissait alors l’image égarée d’un tribunal où il n’avait jamais mis les pieds. Un tribunal austère, égayé par de sombres tentures rouges aux fronces remplies d’une crasse pleine de délibérations, de condamnations, de mort. A gauche, l’avocat général, inflexible. En face, le regard effacé d’un ami le couvrait de regrets. Plus loin les jurés, perdus dans un dédale de témoignages, un labyrinthe de mensonges. Une histoire à dormir debout. La vieillesse l’effrayait. Cette image le poursuivait comme une punition infligée par l’enfer. Aujourd’hui, il n’était qu’un vieil homme fatigué. L’espace d’un instant il aurait voulu quitter les faubourgs de sa pauvre vie, apparaître à nouveau sur les bords de l’Odet, crier au peuple breton qu’il était vivant, et réhabiliter l’innocent…

Nom de Dieu, que ce serait beau ! Partout dans les rues on pourrait entendre : « Il est là, il est là… Le vieux est innocent, Quemeneur est vivant, vous entendez, Quemeneur est vivant ! ».

Pouvait-il être pardonné de son abominable silence ? Aujourd’hui, à l’aube de l’affreuse révélation, ses mains tremblaient d’avoir tant retenu la triste prose. Pierre avait envie de se confesser d’un trait. Il avait tant à dire, tant à expliquer. Faire éclater la vérité devenait une obsession, il fallait qu’il se soulage de cette vie qu’il avait volée. Mais qui allait écouter un vieillard comme Pierre Querneur ? Il y avait bien la Georgette qui passait deux fois par semaine pour le ménage. La brave femme, habituée aux difficultés de notre époque, était habitée par un caractère de général. Pierre la voyait très bien en Davout dans la vallée de Goldbach anéantir les hommes du maréchal Koutouzov. Il n’osait lui tenir conversation de peur de la froisser. Georgette avait le regard des gens que l’on n’ose déranger. La conversation de Pierre n’intéressait guère cette femme, et son passé, si pesant soit-il, elle n’avait jamais voulu en entendre parler.

***

Mardi 15 Juillet.

Le ciel était d’un bleu tourmenté. Cette immensité, délimitée par l’alignement inégal des toits parisiens aurait certainement inspiré Van Gogh. Dans la rue, les pavés scintillaient encore des orages de la nuit, les caniveaux moussaient de lessives. Les marteaux piqueurs défonçaient les chaussées usagées, Paris était en pleins travaux. Face aux tours robustes de Notre-Dame, un carré d’accordéonistes tournait gaiement autour des passants. Les chansonniers sifflaient les jeunes filles qui se retournaient en souriant. Sur les bords de Seine les peintres tapissaient le lin tendu de pâtes épaisses. Les verts d’eau débordaient sur des berges trop sombres, les nuages nervurés de soleil menaçaient les terrasses des cafés. Paris avait le sourire. C’était l’été.