Morts sur ordonnance - Mathieu Neu - E-Book

Morts sur ordonnance E-Book

Mathieu Neu

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Beschreibung

"Morts sur ordonnance" est une saga palpitante au cœur de l’incroyable destinée de Masha, Frank, Jeff et Gunther. Quatre vies aux antipodes, unies par un tourbillon de drames et d’espoirs. Entre une médecin dévouée, un ancien détenu en quête de rédemption, un millionnaire déchu et un serveur aux prises avec la précarité, les rebondissements vous tiendront en haleine. Au fil des pages, révélations bouleversantes et secrets insoupçonnés éclairent leurs chemins, dévoilant une intrigue captivante, où chaque moment est une surprise.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Mathieu Neu est un journaliste qui questionne la société sous tous ses angles à travers la force du roman. En 2017 est paru son premier ouvrage, IDP 37, aux éditions Sang neuf, qui pointe du doigt les atteintes croissantes aux libertés. Il revient avec "Morts sur ordonnance", un thriller qui dénonce les dérives du système de santé.

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Couverture

Page de titre

Mathieu Neu

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Morts sur ordonnance

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Mathieu Neu

ISBN : 979-10-422-2740-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 - 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 - 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 - 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

Morts sur ordonnance

 

 

 

 

 

Masha voulut dompter ses tremblements. En vain. Ses mains moites enlacèrent lentement la tasse de café, tentant de puiser la chaleur qui leur manquait. Dans les remous noirs encore fumants, elle ne parvenait pas à distinguer son reflet. La silhouette de son visage n’apparaissait que par intermittence sur la surface bringuebalante, au gré des clignements du néon défectueux au-dessus de sa tête. Elle sursauta. Sa poche vibrait par saccades. Une brève hésitation, puis elle saisit son téléphone. « Inconnu », indiquait l’écran. C’était lui. Masha resta figée, le regard durci par ce nouvel appel. Tandis qu’elle s’apprêtait à répondre, la porte du vestiaire s’ouvrit violemment.

— On a besoin de vous !

L’externe fraîchement débarquée se tenait sur le seuil, le visage paralysé d’effroi. Masha glissa son téléphone dans sa blouse et lui emboîta le pas. Dans le long couloir menant à la zone d’accueil, elles se hâtèrent, slalomant entre les brancards occupés d’où s’élevaient des plaintes douloureuses. Un cri terrifiant fendit la coursive de part en part, suspendant un instant le brouhaha ambiant. Elles coururent. Au milieu du hall, une femme imposante, meurtrie de larmes et d’angoisses, hurlait son désarroi. Elle serrait contre sa poitrine un nourrisson silencieux. Autour d’elle affluait le personnel qu’elle semblait ne pas remarquer malgré ses coups d’œil circulaires.

— Sauvez-le ! s’écria-t-elle à bout de souffle.

Masha surgit face à la mère dévastée et marqua un temps d’arrêt en voyant le bébé.

— Il toussait en arrivant, lui glissa discrètement Rachel.

Masha prit l’inconsolable jeune femme par les épaules :

— Il faut qu’on prenne votre enfant tout de suite. Vous allez rester avec nous.

La mère plongea son regard noyé dans les yeux inquiets du médecin, puis opina lentement. Direction la salle d’examen voisine. Par chance, un lit était disponible. Masha saisit le nourrisson. Avant qu’elle n’eût le temps de l’allonger, il fut secoué de violentes toux. Elle remarqua le visage bouffi, cyanosé, des veines qui se dilataient un peu plus à chaque secousse. Une effrayante apnée ponctua la crise. Elle plaça son stéthoscope sur la poitrine squelettique du nouveau-né et se concentra sur sa respiration affolée. Puis la blêmeur de ses joues réapparut. Devant ses pupilles qui appelaient à l’aide, Masha s’immobilisa, recula d’un pas, terrifiée par son jeune patient.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama la mère épouvantée.

Rachel posa une main rassurante sur son épaule en lançant un regard interloqué à sa collègue. Masha inclina la tête, ferma un instant les paupières pour reprendre ses esprits et se tourna vers la mère éplorée.

— Il a eu de la fièvre ces derniers jours ?
— Non, balbutia-t-elle.
— Il tousse depuis longtemps ?
— Au moins 3 semaines. C’est de pire en pire.
— Vous voyagez de temps en temps ?

La jeune mère fronça les sourcils :

— Je vais chaque année en Guinée, voir la famille.
— Comment s’appelle votre bébé ?
— Lassana.
— Lassana ira bien. Mais on doit le garder pour le soigner. Il est en sécurité ici.

Masha s’écarta vers Rachel en prenant un ton plus confidentiel :

— Il faut un bilan NFS, radio des poumons, réhydratation, sérologie…
— Docteur ! Mon fils ne mange plus, il vomit tout le temps. Je ne peux pas perdre un autre enfant ! coupa la mère d’une voix désespérée.
— Lassana vivra, assura le médecin en fixant longuement la jeune femme.

Masha ressentait son désarroi. Elle ne pouvait que supposer le déchirement que représente la perte de sa progéniture, mais comprenait cette impuissance tragique à protéger son plus précieux trésor. Elle détailla face à la mère chaque examen, chaque soin, chaque lieu où son enfant serait emmené. Elle décrivit une à une les améliorations à venir, les étapes heureuses qui, jour après jour, allaient mener Lassana à la guérison. Le médecin esquissa un sourire compatissant, masquant maladroitement ses sentiments ébranlés, puis quitta le regard quelque peu apaisé de la jeune femme. Elle compléta ses instructions auprès de Rachel. Sa collègue relevait ses recommandations concises, précises, contrastant avec une attitude peu convaincue qui ne lui ressemblait guère. Si son style assuré était celui de toujours, il n’avait pas l’accent de la vérité. Les explications à peine terminées, Masha ferma les poings au fond de ses poches et quitta la salle en passant à côté de l’enfant malade, sans un regard.

 

Trois heures s’étaient écoulées. Le flot des admissions se tarissait enfin. Mais les patients en détresse s’accumulaient dans les espaces communs. À l’entrée des couloirs, les brancards s’entassaient en files indiennes, tels des véhicules à l’arrêt, espérant rallier un boulevard embouteillé. Masha poursuivait ses incessantes allées et venues. Elle s’engouffra à la hâte vers le fond du bâtiment lorsqu’une main ferme agrippa son avant-bras. Elle pivota sèchement, la mine effrayée.

— Pardon, je ne voulais pas vous faire peur, s’excusa une voix vacillante.

Une octogénaire, allongée sur une civière, l’implorait du regard :

— J’ai 84 ans, j’attends ici depuis 12 heures. S’il vous plaît.

Le médecin jeta un œil sur sa gauche, sur sa droite. L’artère centrale du rez-de-chaussée s’était transformée en gare de triage où des wagons de malades attendaient une hypothétique destination. Le couloir lugubre était leur terminus. À son tour, Masha stoppa un infirmier au pas de course :

— Il faut appeler la gériatrie, pour qu’ils prennent le relais.

Elle désigna la vieille dame, mais aussi d’autres brancards où gémissaient des patients à peine plus jeunes.

— Déjà fait. Ils sont archi-complets apparemment.

Masha s’approcha de son collègue et baissa le ton en le fixant d’un regard bleu :

— Vous allez rappeler. Et précisez que c’est pas la cour des miracles ici.

Il se figea un instant, puis acquiesça, décelant dans les pupilles du médecin les germes d’une colère froide.

— Mon collègue va s’occuper de vous, assura-t-elle à la patiente allongée, avant de poursuivre son chemin.

Voilà 18 heures que Masha avait pris son service. 18 heures de course contre le temps, de manœuvres pour la vie, 18 heures d’arbitrage entre des solutions qui, trop souvent, étaient aussi mauvaises les unes que les autres et les seules qu’elle avait à offrir. Les écueils du quotidien étaient devenus la norme, son savoir-faire parfois inutile. La médecine pouvait accomplir tant de prouesses. À portée de main se trouvaient tant de panacées. Mais l’inertie générale, érigée en règle d’or, balayait d’un simple revers les plus nobles avancées. L’abnégation de Masha, de ses confrères, n’était que des sparadraps sur l’hémorragie d’une plaie béante. « On s’habitue à tout, même au scandale », lui répétait Rachel au gré des jours. Le fil des années avait insidieusement installé cette réalité contre laquelle Masha s’épuisait. Mais aujourd’hui, tout avait basculé. Elle ne ressentait plus la fatigue. L’amertume avait pris sa place, définitivement.

Tandis qu’elle arrivait devant l’ultime salle du couloir, sa poche vibra encore. Elle ralentit mécaniquement le pas, jeta un œil précautionneux sur ses talons et s’engouffra dans la pièce, laissant l’agitation extérieure de l’autre côté de la porte. Le vestiaire devenait son refuge, le lieu où ses secrets, ses sentiments étouffés pouvaient enfin s’exprimer. « Dans 45 minutes. Soyez ponctuelle ! » À la vue du message, le cœur de Masha tressaillit. Elle passa nerveusement la main sur son visage fermé. Elle avança vers les armoires, ouvrit son casier, empoigna sa bouteille de whisky et en engloutit une franche gorgée. Elle sentit les arômes maltés napper ses conflits intérieurs. Ses pensées s’en allèrent vers les dernières heures éprouvantes, vers les prochaines qui le seraient tout autant, vers Lucas qui lui manquait toujours plus.

La porte du vestiaire s’ouvrit. Elle dissimula la bouteille à la hâte et sortit ses bottines du casier. Elle s’assit sur le banc à proximité, retira ses baskets sans lever les yeux vers Rachel qui s’était postée à ses côtés, les mains sur les hanches.

— Le bébé, tout à l’heure. Tu m’expliques ?
— De quoi tu parles ? répondit Masha d’un ton désinvolte.
— Ta réaction. Il n’était pas mourant non plus.

Un silence. Rachel soupira en serrant la mâchoire, agacée par l’attitude fuyante de son amie.

— Il a une coqueluche, reprit-elle.
— Je sais.
— T’as traité combien de coqueluches, rien que ce mois-ci ? 40, 50 ?
— Sûrement.
— Le patient n’est pas en danger de mort avec une coqueluche.
— Sauf si c’est un nourrisson.

Rachel écarta violemment les chaussures devant elle, les faisant rebondir sur le dallage fissuré qui recouvrait le sol :

— Ne me prends pas pour une débile, docteur !

Elle s’accroupit sèchement, tentant d’agripper le regard de sa collègue prostrée, les coudes sur les genoux. Elle laissa s’écouler les secondes, les traits tendus, jusqu’à ce que Masha daigne enfin relever la tête. Derrière le bleu embué de ses yeux, Rachel vit une noirceur tenace, toujours mieux enracinée, tenant son cœur épanoui en otage. Masha n’était plus que l’ombre d’elle-même, possédée par un sombre mélange de détresse et de rancœur, et Rachel continuait à en ignorer les raisons.

— J’aimerais juste qu’on me laisse tranquille, se contenta-t-elle de répondre.

Masha enleva sa blouse, rassembla ses affaires avec nonchalance et quitta les lieux sans un mot.

 

Deux rais de lumière fendirent l’obscurité. S’en suivit le vrombissement du moteur qui hissait avec toujours plus de peine la voiture sur la rampe de sortie du parking. L’agent de sécurité actionna le portail et vit s’approcher la citadine mal en point. Arrivée à sa hauteur, Masha baissa la vitre.

— Un jour, vous ne remonterez plus à la surface, docteur ! lança le vigile d’un rire moqueur.

Elle le salua d’un sourire en coin et quitta l’enceinte de l’hôpital, en direction de son inavouable rendez-vous.

Dans la torpeur des heures creuses de la nuit, le médecin obliqua vers les petites ruelles, à quelques centaines de mètres seulement. Un virage, un deuxième, puis elle s’engouffra dans l’impasse Sainte-Rose. Elle ralentit, longeant les bas immeubles inanimés, jusqu’au numéro 21. C’était là. Elle arrêta la voiture le long du trottoir, coupa le moteur. Il restait quelques minutes. Lucas s’invita soudain dans ses songes inquiets. Elle avait le temps de prendre des nouvelles. Elle s’empara de son téléphone, sélectionna le dernier numéro appelé.

— Marie, c’est moi. Je suis en train de partir. Comment va-t-il ?
— Il dort comme un bébé.
— Rien à signaler ?
— Rien du tout. Tout va bien.

Masha fronça les sourcils. Était-ce la vérité ou une réponse convenue ? Elle avait toujours un doute. Une lumière crue aveuglante jaillit dans son rétroviseur intérieur. Les phares grossirent lentement, accompagnés d’un râle discret. Le médecin reconnut les courbes élancées de la berline qu’elle attendait.

— Je serai là très vite. Merci Marie.

Elle raccrocha sans tarder, serra les dents et se réinstalla sur son siège en surveillant la manœuvre du véhicule dans l’impasse déserte. Un demi-tour sans précipitation pour se garer derrière le médecin, coffre contre coffre, comme la fois précédente. Tous deux sortirent au même instant, comme s’ils avaient coordonné leur entrevue à la seconde près. Masha s’avança sans quitter des yeux son contact, un homme calme, affublé d’un costume élégant. Tandis qu’elle ouvrait son coffre, il balaya les environs d’un mouvement circulaire, puis se pencha sur la voiture. Il sortit de son veston un Opinel rutilant et éventra l’un des deux cartons présents d’un violent coup de lame.

— Tout est là, assura Masha.

À la lueur des lampadaires, l’homme examina à la hâte les dizaines de boîtes :

— Savaldi, Ribavisine, Glivek…
— Tout est là, répéta-t-elle plus fermement.

Il se retourna sèchement et la fixa plusieurs secondes avant de réagir :

— Je n’en doute pas l’ombre d’une seconde.

Il transféra sa livraison d’un coffre à l’autre, puis s’approcha à nouveau de Masha :

— Vous aurez l’argent comme prévu.

Elle acquiesça. Tous deux reprirent place derrière leur volant respectif et rebroussèrent chemin. Au bout de l’impasse, Masha vit la berline sombre s’engager à droite. Elle s’en alla sur sa gauche. Au loin, au-dessus de la ville, une lueur naissante perçait la noirceur de l’horizon. Le jour se levait.

 

***

 

 

 

 

 

Énième secousse. Jeff agrippa de justesse la barre centrale, ballotté par la conduite cavalière du chauffeur. Au bord du déséquilibre, comprimé entre une dame imposante qui n’avait aucune intention de déplacer son caddy et un lycéen absorbé par sa musique, il comptait les arrêts restants. Nouveau coup de frein et nouveau coup sur le mollet.

— Pourriez-vous faire attention, avec votre sac ! bougonna-t-il en se tournant vers un autre voisin, sans remarquer que lui-même n’avait que quelques centimètres de marge de manœuvre.

Puis il fusilla du regard le rétroviseur du conducteur, comme si ce dernier allait percevoir sa mauvaise humeur au milieu de la marée humaine chavirante. Une dizaine de mètres le séparait de lui. Entre eux, un amas d’usagers debout, bien plus coutumiers de ces désagréments. Les uns lisaient, les autres rêvassaient. Ils avaient en point commun une mine fermée et leur masque antibactérien. Encore un coup de frein. « Ce sera le dernier », murmura Jeff en écartant la foule d’un pas nerveux, estimant qu’il s’était assez excusé pour la journée. Il essuya quelques sermons et mit le pied sur le bitume en soupirant. Voilà bien longtemps qu’il n’avait plus pris les transports en commun. Il jeta son ticket sur le trottoir en fixant le bâtiment historique dans lequel il était attendu.

Alors que l’effervescence urbaine battait son plein, Jeff gravit nonchalamment les marches bétonnées. En haut de l’escalier, il fronça les sourcils. Portique de sécurité, détecteur de métaux, d’agents contaminants. Il s’exécuta.

— Il y a 15 ans, j’avais un job d’été dans le coffre d’une banque. Il n’y avait pas la moitié de tout ça, se plaignit-il en récupérant ses affaires.

Le préposé aux contrôles répondit d’un regard en coin. Dans le hall monumental, Jeff coupa la route des personnels et visiteurs sans perdre de vue l’écriteau qu’il avait repéré dès l’entrée : Secrétariat général. Il suivit la flèche. Un long couloir. Il marqua un temps d’arrêt derrière une queue qui se formait pour accéder au distributeur de nettoyant antiseptique. « Bon, plus tard », se dit-il en reprenant son chemin. Un peu plus loin, sur sa droite, le bureau 01. Il poussa la porte entrouverte. Quelques employés éparpillés discutaient sans l’apercevoir. Il s’immobilisa, puis s’éclaircit la voix en veillant à faire taire le brouhaha ambiant. L’employée la plus proche se retourna, un large sourire en guise de bienvenue :

— Je peux vous aider ?

« Tailleur de secrétaire, chemisier de secrétaire, bijoux de secrétaire », pensa-t-il en la détaillant sans se cacher.

— Geoffroy Balmont. On m’appelle Jeff. J’ai rendez-vous à 8 h. Il est 8 h.
— Oui, vous êtes le nouveau ! s’enthousiasma-t-elle en dévoilant encore un peu plus sa dentition.
— C’est ça, le p’tit nouveau.

Les discussions alentour cessèrent net. Les yeux se tournèrent à l’unisson vers la mine contrariée du jeune homme.

— Francine ! lança-t-elle d’un ton ravi.

Elle tendit sa main, pétulante, comme si elle attendait cet instant de longue date. Jeff la serra sans intention de feindre un quelconque engouement, faisant tinter les bracelets clinquants qui ornaient son poignet.

— Joli costume, poursuivit-elle, un peu embarrassée.

Dans une ambiance soudain devenue glaciale, Jeff remarqua le fossé déconcertant qui séparait son ensemble Ralph Lauren des banalités vestimentaires qui affublaient son nouvel entourage.

— Venez, Jeff.

Francine l’entraîna dans la pièce voisine :

— Voici le bureau où vous travaillerez. Rien n’est compliqué. Vous apprendrez sur le tas. Quelques indications générales tout de même.

Elle désigna un espace à l’écart.

— Il y a bien sûr la répartition du courrier. À chaque casier son courrier.
— Et à chaque courrier son casier, coupa Jeff d’un ton railleur en parcourant les moulures du haut plafond.

Francine conserva tant bien que mal son sourire, s’efforçant d’y voir de l’humour, et poursuivit ses explications. Elle détailla les taches du quotidien, les informations dont Jeff aurait besoin pour l’organisation des colloques du ministère, la gestion des appels téléphoniques, le classement des dossiers dans les innombrables bannettes de l’étagère. Devant l’inattention manifeste de la nouvelle recrue, elle écourta son discours :

— Vous avez des questions peut-être ?

Jeff lorgna vers les deux tables de métal terne qui contrastaient avec le cachet noble des boiseries murales. Il ne se faisait guère d’illusion. C’est sur ce mobilier tout droit sorti des salles d’interrogatoires de la Stasi qu’il passerait ses journées. Il posa ses mains sur les hanches :

— Pourquoi il y a un deuxième bureau face au mien ?
— Il s’agit de mon poste. Nous travaillerons ensemble.

Une fois de plus, le sourire de Francine ne récolta qu’un soupir sinistre.

— Magnifique, maugréa Jeff en arquant les sourcils.

La semaine commençait sur les chapeaux de roues. Il se doutait bien que ce énième chapitre de son funeste destin ne serait pas une avalanche de bonnes nouvelles. Pour autant, il espérait une lueur qui adoucirait quelque peu la noirceur du gouffre dans lequel il dégringolait, et en révélerait peut-être le fond. Chaque jour, chaque heure ne faisait que prolonger sa descente aux enfers.

— Je vais aux toilettes.

Il disparut aussitôt, laissant Francine au milieu de son bureau, circonspecte.

La clenche de la porte heurta violemment la paroi. Jeff ferma à double tour, rabattit le couvercle sur la cuvette et s’assit en se prenant la tête entre les mains. Son siège de fortune n’était pas d’une propreté exemplaire, contrairement à son pantalon de flanelle hors de prix. Peu importait. Comment avait-il pu en arriver là ? Il était revenu près de vingt ans en arrière, dans ces années de stages sans saveur qui avaient précédé son école de commerce. L’empire qu’il s’était acharné à bâtir se résumait à des souvenirs réduits en poussière. Il saisit son téléphone. 0 message. Ses yeux furent agrippés par sa montre, ultime vestige de sa vie passée. La courbe d’un sourire dessina le coin de ses lèvres. L’éclat du bracelet de platine, du cadran serti de saphir, résistait à toutes les tourmentes.

Puis il bondit hors des toilettes, s’immobilisa devant le vaste miroir qui tapissait toute la largeur de la façade, au-dessus des robinets. Jeff n’était qu’un élément insignifiant dans le panorama reflété. Tandis qu’il observait son teint lugubre blêmi par la lumière crue des néons, il retira sa cravate en sergé de soie. Elle n’avait plus lieu d’être. Il rebroussa chemin vers ce bureau métallique glaçant, aux côtés de Francine. Il en avait besoin, en attendant de trouver une meilleure solution.

 

***

 

 

 

 

 

C’était peine perdue. D’un geste rageur, Frank coupa le son, restaurant un silence devenu son compagnon de route. Ni la mélodie enjouée de Sixteen tons, ni le timbre apaisant de Herbert Reed ne parviendraient à le détendre. Il passa sa main sur sa barbe rêche, avec une lenteur qui dissimulait ses sentiments bouillonnants, et contempla les derniers platanes qui défilaient dans le crépuscule mourant. Clignotant à gauche. Il s’engagea dans l’ultime rue de son itinéraire, éteignit les feux en ralentissant précautionneusement, quelques dizaines de mètres avant de garer son véhicule le long du trottoir.

La route était large, déserte. Les habitations silencieuses. Une lune naissante s’extirpait de la cime des arbres, concurrençant les réverbères pour maintenir tant que possible l’asphalte jonché de feuilles mortes dans la lumière. Il régnait une sérénité factice. Un air de calme avant la tempête. Le regard de Frank se figea en direction de la maison à deux étages sans signe de vie, à une quarantaine de mètres de l’autre côté de la rue. Sous l’effet de la brise, le saule pleureur voisin la masquait partiellement de temps à autre. Il ouvrit la boîte à gants, en sortit un élastique, un stylo et son agenda. Il s’attacha les cheveux, tourna les pages noircies jusqu’à la date du jour.

Les minutes s’égrenaient. La température chutait. Derrière son volant, Frank se réfugia plus confortablement dans sa veste de cuir. Un cadeau d’Adèle qu’il ne quittait plus. Il patienta, aux aguets, puis se redressa soudain lorsque deux phares jaillirent dans l’obscurité au loin, bientôt accompagnés par le râle d’un moteur. La scène se reproduisait à l’identique. Le véhicule obliqua pour terminer sa route devant la maison à deux niveaux. Un souffle balaya les amas de feuilles disséminés sur le bitume, juste avant l’extinction des phares, comme pour alerter Frank. La conductrice sortit, seule, un sac à la main, comme le mardi précédent. 20 h 57. Elle emprunta l’allée centrale en cherchant ses clés et disparut derrière la porte d’entrée. Frank compléta ses notes, puis remonta le fil de son agenda de sept pages. « 20 h 54, seule, un sac », lut-il. Puis encore sept pages en amont : « 20 h 59, seule, un sac ».

Il sursauta. D’autres phares avaient surgi dans son rétroviseur, coiffés de gyrophares bleus tournoyant à vive allure. Le véhicule se mit à rugir dans la ligne droite. En un éclair, Frank passa en revue les motifs d’interpellation possibles. Pas d’arme dans sa voiture, papiers en règle, pas de témoin de la surveillance qu’il exerçait. Il s’immobilisa, tandis que la patrouille arrivait à sa hauteur. Elle accéléra de plus belle, dardant ses lumières aveuglantes autour d’elle. Les nuances de bleu projetées chatoyèrent dans les feuillages alentour avant de s’éteindre. Il expira longuement. Des sensations oubliées refaisaient surface. Il fronça les sourcils, s’efforçant de garder son sang-froid.

Les minutes continuaient à s’écouler, noires, silencieuses. Son esprit vagabondait. Inévitablement, Adèle surgissait, tel un leitmotiv orchestrant ses songes. Une nouvelle fois, Frank consulta le cadran de sa montre. « Ça ne devrait plus tarder », murmura-t-il. Exact. Moins de trente secondes plus tard, le 4x4 qu’il attendait pointait ses phares blancs au bout de l’avenue. Son cœur tressauta, comme les autres soirs. « Il va contourner l’autre voiture, se garer dans le garage qui longe le saule pleureur, vérifier la boîte aux lettres, avant de rentrer », prédit-il intérieurement. Les événements se déroulèrent ainsi. Frank empoigna son volant, suivit scrupuleusement du regard l’homme qu’il épiait, à chaque étape, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la porte.

La maison s’animait enfin. Au rez-de-chaussée, quelques ombres éphémères signalaient des allées et venues. Dès que la silhouette de sa cible se dessinait dans la lueur trouble que les rideaux filtraient, le sang de Frank ne faisait qu’un tour. « Ils vont passer à table », imagina-t-il. « Un dîner concocté à la hâte, ramené dans le fameux sac par madame, en provenance du traiteur, ou de la belle-mère. » En tout cas, le repas se ferait en tête en tête. À l’étage, les fenêtres étaient toujours obscures, à la différence des autres jours. L’hypothèse se vérifiait. Le mardi était le jour idéal pour passer à l’offensive, le jour où les enfants du chirurgien restaient chez leurs grands-parents. Ou chez une tante. Peu importait. Tout ce qui comptait était leur absence.

 

***

 

 

 

 

 

Le décor se résumait à une toile floue, sombre. Une vitre diaphane à travers laquelle on chercherait à observer la nuit. Pas de sensation, pas de son. Si ce n’est celui d’une respiration malmenée, la sienne. La luminosité gagna quelques crans.

— Gunther ! Gunther !

Au loin, des appels percèrent un râle sourd. Que se passait-il ?

— Gunther ! Gunther !

Le volume sonore grandit. La lumière revint. C’était bien lui qu’on appelait. En un éclair, la réalité absorba les derniers fragments vaporeux de la toile que le clignement de ses yeux tentait d’éliminer. Tous les bruits alentour bondirent simultanément dans ses oreilles.

— Gunther, ça va aller ?

Le visage apeuré de Sobotka était penché au-dessus de lui, au milieu d’autres têtes inconnues. Gunther fronça les sourcils en remarquant son corps étendu de tout son long sur le parquet ciré. Sur son gilet noir trônait un amas de frites baignées de sauce brune aux cèpes. Au bout de son bras allongé, un tournedos de bœuf, gisant à terre comme un vulgaire détritus, des bris de vaisselle éparpillés, et les chaussures élégantes de quelques clients du déjeuner, debout en cercle pour mieux satisfaire leur curiosité. Sobotka aida son employé à se relever et le prit par les épaules :

— Gunther, vous nous faites des frayeurs. Venez.

Tous deux partirent d’un pas prudent vers la porte de service.

— Le spectacle est déjà terminé. Retour en coulisses, ironisa Sobotka en se tournant vers un groupe d’habitués.

Aussitôt dans les cuisines, il perdit son sourire. Dans l’effervescence de l’heure de pointe, agrippé à son chef, Gunther se concentra sur le contact de ses pieds avec le sol. Il s’assit sur la première chaise aperçue, de peur de flancher à nouveau.

— Comment tu te sens ?
— Nauséeux. Du brouillard dans la caboche, bredouilla le serveur étourdi.
— C’est la deuxième fois cette semaine.