Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"N’oublie pas mon petit soulier – L’impuissance mélancolique" relate une histoire vraie, celle d’un fils et de sa mère confrontés, malgré eux, à la maladie d’Alzheimer. Ce témoignage personnel poignant offre une réflexion sur l’état du système de santé publique, un appel à la mobilisation de tous. Bien sûr, tout n’est pas sombre, mais des signaux d’alerte apparaissent dans une France à deux vitesses, où coexistent déserts sanitaires, réductions budgétaires et mal-être des soignants, mettant en péril la nation.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Claude Degras, auteur de plusieurs ouvrages dédiés à des figures historiques emblématiques, ouvre ici pour la première fois les portes d’un voyage émotionnel personnel, lié à la maladie d’Alzheimer de sa mère.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 227
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Jean-Claude Degras
N’oublie pas mon petit soulier
L’impuissance mélancolique
© Lys Bleu Éditions – Jean-Claude Degras
ISBN : 979-10-422-3082-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Camille Mortenol, le capitaine des vents, Le Manuscrit, 2008.
Félix Éboue, Héros de la France Libre, BD Caraïbéditions, 2016.
Félix Éboué le Gouverneur nègre de la République, Réédition Iggybook, 2022.
Eugénie Tell-Éboue, Histoire d’une passion, Réédition Iggybook,2022.
De la Monarchie à la France Libre, Parcours et destins d’Officiers et Soldats français nés dans la Caraïbe, Iggybook, 2022.
Lucien Degras, le passeur du jardin créole, Iggybook, 2023.
@ photo Jean-claude Degras
Le crime est le propre de l’homme depuis qu’il a quitté le jardin d’Eden.1
Aux horizons insoupçonnés, cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans le concours indéfectible de Pierrette Lhez acquise à ce devoir de mémoire
Maman est morte le 25 août 2019
dans des conditions inacceptables.
Le choc fut immense.
Il est probable que sans elle
je n’aurai jamais écrit ce livre
qui lui est dédié
André Breton découvrant la revue Tropiques reprend les mots de Aimé Césaire : « Terre muette et stérile » (…) Point de ville. Point d’art, point de poésie. Pas un germe. Pas une pousse. Ou bien la lèpre hideuse des contrefaçons (…) Mais il n’est plus temps de parasiter le monde. C’est de le sauver plutôt qu’il s’agit. Il est temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme. Où que nous regardions, l’ombre gagne. L’un après l’autre, les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre (…) Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre.2
Ce passage nous amène à penser que l’homme a le pouvoir, mais surtout le devoir d’agir et surtout d’écrire pour changer son destin. Car de penser que la notion d’égalité est au cœur de nos décideurs politiques, est une hérésie, pour nous convaincre, en dépit du matraquage médiatique, que les grands principes de notre société ont encore quelque droit de cité. Il y a belle lurette que les fils du tissu social de notre bonne république se sont délités sous les coups de boutoir permanents d’un monde soumis à la rapacité et la cupidité de quelques groupes de pression économiques et politiques dont les effets néfastes se mesurent autant sur nos sociétés, la nature, les écosystèmes marins, les animaux sous le soleil encore bienveillant du changement climatique. Tout ceci mettant à nu incohérences, violences, souffrances d’une société malade d’être, et en même temps, incapable de faciliter l’accès aux chances d’égalité, de réussite et de sécurité tout au long de sa vie des jeunes comme des « vieux ».
Il m’aura fallu plus de quatre mans, un rapport dénué de sens et une conférence sur la maladie mentale pour que je touche du doigt la réalité. Alors que l’on ne cesse, de parler des « vieux », terme acrimonieux par excellence, répandu à tous les vents de la presse, je suis arrivé à considérer que toute cette communication n’était qu’un vaste habillage qui consistait à réduire de manière fractionnelle cette catégorie née avant ou après-guerre, mais ayant tant apporté à notre pays.
Tout semble compliqué et si brouillé pour ne pas dire incohérent et humiliant, que l’on serait tenté de tout mettre sur le compte de l’essoufflement de notre société, du changement climatique, de nouvelles technologies, de l’inconscience des citoyens, de la conjoncture économique et de l’inflation, de la bonne santé, de l’instabilité de l’Europe, de l’immigration du tiers-monde, de vecteurs géopolitiques, voire à une excessive bureaucratisation liée à une exception française. De croissance en décroissance, de faillite en faillite, de violences urbaines aux feux de forêt, en passant par le Covid, les indélicatesses financières, des uns et des autres, et les déserts civils et sanitaires, malgré de louables intentions et promesses politiques, le mal endémique met à rude épreuve la capacité de notre société vis-à-vis des « vieux » comme des « jeunes » à sauver ce qui peut l’être encore, dans un monde qui vit de plus en plus en vase clos.
Paradoxe ! À l’heure de la mondialisation, chacun tente coûte que coûte de préserver son identité et ferme ses frontières, quitte à laisser sciemment mourir en mer quelques milliers d’immigrés ; tandis qu’ici et là, éclatent des émeutes de la faim, et de la misère y compris dans notre pays. Loin des enjeux de conflits marqués des blessures de l’histoire, il est vain de penser que les feux de la haine qui s’allument ici et là s’éteindront d’eux-mêmes. Les ravages du chômage, du sous-emploi, du trafic des stupéfiants, les massacres au Rwanda, les viols et l’inégalité des femmes érigée en système, la destruction des lieux saints et des statues, et les symboles de notre liberté, ainsi que l’affaiblissement des valeurs morales, ne font qu’exprimer l’ensauvagement de notre société. Jamais la violence n’a été aussi présente que ces dernières années, tant les gens ont le sentiment de ne plus avoir de liberté d’action, et de capacité de mouvement. Pis, certains n’ont même plus accès aux besoins et aux soins les plus élémentaires ainsi qu’à l’éducation. Dans une France coupée en deux ou en trois avec ses campagnes et ses centres-villes vides, sans poste, sans bureau, sans médecin, boulangerie, bistrot et transport, la vie quotidienne des jeunes comme des « vieux » est chaotique, au point que nombre de nos compatriotes, ayant perdu tout espoir, ont plutôt le sentiment de n’être ni entendus ni défendus.
Et tous de se poser la question, de savoir comment notre pays et l’Europe ont-ils pu en arriver là ? Comment peut-on assister impassibles non pas aux immigrés venus d’Afrique et des quatre coins du monde, mais aussi assister à la fuite éperdue de dizaines de milliers de réfugiés d’Europe, nous rappelant les souvenirs d’une époque que l’on croyait révolue. Comment ce monde issu d’une histoire rayonnante du moyen-âge, à la modernité, a-t-il pu devenir si incompréhensible, pour ne pas dire un non-sens qui ne s’explique que par un individualisme poussé à l’extrême, le recours au racisme, à un abus de technicité et d’intelligence artificielle, et de la libération des toute contrainte physique, matérielle et morale ? Peut-on encore parler de société comme une simple addition d’individus, contraints d’obéir au doigt et à l’œil d’un monde atteint par la démesure ? Rien ne se fera sans construire des ponts pour se comprendre, partager et s’aimer pour conforter notre sentiment de sécurité, d’égalité, de liberté, et de confort pour nous-mêmes et nos générations futures.
Ayant tiré la leçon de mon histoire personnelle, celle surtout de ma relation avec ma mère, j’ai décidé d’écrire son histoire, la mienne, mais aussi la vôtre, pour éviter que notre voix ne soit étouffée. Il y va de notre devoir de défendre les principes essentiels et naturels d’une société libre et démocratique, qui fasse honneur à nos aînés, à nos enfants et à notre pays.
Où étais-je, moi, avant d’être ? et que suis-je après elle, sans elle, seul, égaré dans un monde qui a réduit en cendres mes dernières illusions ? J’ai beau la chercher, hurler, crier mon désespoir, reproduire les histoires et les beaux moments passés avec elle… L’histoire se répète inlassablement de manière obsessionnelle, sans que je ne puisse apporter de réponse. J’ai beau me forcer à l’oublier, la cristalliser, la brûler de mes ressentiments, la tromper de somnifères… Rien n’y fait, elle refuse d’être bâillonnée par leur lâcheté. Rongé par la culpabilité, les yeux perdus dans le vague, plongé dans mes souvenirs, j’ai longtemps rêvé de la rejoindre. Mais au fil du temps mon cœur s’est mis à battre comme au premier jour dans les veines de cette mémoire infaillible. Moi, qui croyais avoir une mauvaise mémoire, je m’étonne à vivre pour elle entre les rives boueuses, tapageuses et limoneuses de mon île, car en fin de course, la mort quoique l’on dise, pense et demeure le seul témoin de la mémoire du vivant.
Des brumes matinales s’élevaient comme d’habitude au-dessus de l’île de la Désirade, avant que les premiers rayons de soleil ne les chassent, tandis que les cannes ondulaient sous la brise, au rythme des vagues aux reflets mordorés. À peine sortie de ma léthargie, la sonnerie stridente du téléphone m’oblige à me lever, déchirant les muscles de mon corps endolori par quelques insomnies. J’admets que c’est un outil formidable pour échanger rapidement, offrir des réponses pratiques et immédiates aux personnes isolées comme je le suis. Je ne sais pourquoi la pensée de ma mère me vient spontanément à l’esprit. Coïncidence, c’est mon cousin Frantz, le fils de tante Marthe, défunte sœur de ma mère, qui depuis Paris m’appelle. En général ce n’est pas son heure, car en bon antillais qu’il est, il connaît bien le décalage horaire, d’autant plus, qu’il m’appelle plutôt du bar-tabac qui se trouve à l’angle de l’immeuble de ma mère, où il vient régulièrement faire son tiercé dominical Porte de Choisy, avant de lui rendre sa traditionnelle visite quotidienne.
Depuis près de quarante ans, il habite à Créteil dans la région parisienne, ayant fait le choix comme beaucoup de « blacks » de s’exporter dans les années soixante-dix pour trouver emploi, maison et chaussure à son pied. Malgré les années, il a conservé une attache familiale de proximité avec frères, sœurs, belles-sœurs et beaux-frères ; ainsi qu’une affection constante avec ma mère.
Mais au son de sa voix, je ressens une vibration bizarre. Silence…
Dès ton arrivée… Mais que veut-il dire par là ? Je suis d’autant plus surpris que mis à part quelques petits soucis d’antan type fibrome, elle avait plutôt une santé de fer. La nouvelle me semble à cet instant si inconfortable, qu’inconsciemment je veux en savoir plus ; mais en même temps, j’ose à peine en savoir trop et pas assez pour m’affoler ni l’ennuyer. Ai-je à cet instant précis, songé un seul instant que Frantz avait involontairement ouvert le dernier acte d’une vie ? Pas plus que moi d’ailleurs ! Car, qui peut imaginer une seule seconde la suite des événements, quand deux temps qui semblent séparés, se frôlent, se côtoient et puis, s’affrontent pour créer le doute et l’angoisse. Ce détail apparent et si vague soit-il, n’est toutefois pas dénué d’inquiétude et d’angoisse, quand on sait que parfois, tout peut basculer en une seconde, dans l’extrême limite du temps. Cet instant si ultime de précision qui s’avère anodin quand on est épargné, mais désastreux, quand le hasard ou le destin frappe à votre porte. Il y a là une rencontre capitale entre le sincère sentiment du « kouz », qui cherche à me prémunir de tout danger, et la cécité qui à cet instant, me frappe avec insistance.
Que sais-je en vérité ? Pas grand-chose… Bah ! Probablement un malaise dû à cette chaleur… normal à cet âge… quatre-vingt-huit ans ! Surtout qu’elle n’était pas à un coup de chaleur près, elle si sportive, solide comme un roc, adepte de la marche, plutôt que le métro, surnommée « bicyclette » quand elle était enfant, tant elle aimait courir. Mais en même temps, cette notion d’âge d’apparence futile, me contraint l’espace d’une seconde à en tenir compte, celui, où il faut penser à l’avenir : c’est court une vie, surtout à quatre-vingt-huit ans quand l’espérance de vie est d’environ quatre-vingt-trois ans pour les femmes. Mon père était parti à cinquante-six ans, à la fleur de l’âge, n’ayant même pas eu l’opportunité de profiter de sa retraite, après une vie bien fournie.
Je me mets à tourner en rond dans la chambre où instantanément de bonnes et de mauvaises raisons m’envahissent. Mon regard d’une réflexion soutenue parcourt les murs de l’appartement, l’horizon, le paysage, le jardin en quête de décisions. Bizarre, la vie qui n’est qu’une suite d’événements, et d’accidents ! Mais avouons que l’être humain possède cette faculté extraordinaire d’avoir une curiosité, une impertinence, une liberté d’esprit qui fonde l’envie d’en savoir toujours plus, et surtout ce désir excitant du détail, qui donne l’envie de peser sur le temps inversé pour faire naître l’espoir.
Néanmoins, comme pour me rassurer de la diligence du « Kouz », je remercie le ciel de l’avoir à mes côtés. C’est si bon d’avoir une famille… je ressens à cet instant, cette proximité familiale qui dépasse le ciel et les conventions. Elle doit tant à l’intelligence et à la sensibilité, car le diable écrit parfois un scénario que l’homme seul ne peut inverser. Soumis aux aléas du doute, je téléphone à Chris, ma compagne, pour lui faire part de ma décision, de me rendre à Paris dans les plus brefs délais.
Entre-temps, depuis Villeneuve-Saint-Georges, ma cousine Dominique me fait rapidement un point d’étape sur sa situation.
L’effet d’un éclair, ces informations supplémentaires me font prendre conscience de l’urgence. Je suis surpris, tant la situation est différente de ce que m’a laissé entendre Frantz. Probablement un coup de blues ? Cette expression me semblant a priori plus appropriée pour une musicienne atteinte de quelques idées noires, voire une légère déprime. Néanmoins, il y a urgence à réagir. Mais comment et par où commencer, quand tout semble s’effondrer autour de soi ? Aussitôt dit, aussitôt fait. Inquiet, je chemine dans le couloir n’ayant d’autre but que de m’interroger.
En fin de matinée, je réalise de facto que la magie du détail est en la circonstance, liée à un chronométrage précis, quand il faut instamment préparer un voyage. La date, l’heure de l’enregistrement, les formalités de police, mais aussi sa valise avec les inévitables aléas climatiques et familiaux (vêtements, cadeaux, visites d’amis, etc.) Au hasard des jeux de tiroir, je tombe sur un album de photos. Les mémoires anciennes sont là du bébé au grand-père en passant par l’adulte. Que de souvenirs et d’anecdotes drôles et cocasses ! Comme ça fait du bien de revoir ces jours heureux comme autant de jeux de construction et de repères identitaires, de refuges aussi. Heureusement c’est l’été à Paris, et peu de vêtements lourds et chauds à emporter. Le plus important, n’est-il pas d’être auprès d’elle le plus vite possible ? Malgré deux tisanes de camomille censées agir comme un somnifère, la nuit fut difficile, comme autant d’images, de cris, de pleurs, de rires qui m’épuisent. Des images, que dis-je des films, de vrais films à mourir et à pleurer, segmentent mon sommeil dans un combat d’ombre et de lumière. Heureusement, le jour se lève, laissant rapidement les rayons du soleil traverser le ciel comme autant d’aiguilles du temps. Je sens que le repos ne sera pas pour aujourd’hui. Dans un sursaut d’énergie, je rassemble toutes mes forces pour m’assurer dans quelques heures un voyage confortable. Les obligations passées, l’embarquement est rapide. Les personnalités protégées par leur immunité ainsi que les hommes d’affaires en mission ont depuis longtemps occupé leur place de choix. Le voyage de l’île au continent me fait comme d’habitude ressentir la puissance et les vibrations au décollage de la plus formidable machine que l’homme ait pu créer. Beauté, silence des lieux… le temps suspendu au-dessus des nuages moutonneux allège mes angoisses. Parvenu au milieu de cet univers de nuages aux formes soufflées et feutrées, je ne peux m’empêcher de penser à ces héros de l’impossible ; navigateurs solitaires qui comme Saint-Exupéry et Mermoz avaient en leur temps ouvert les routes d’un siècle de légende. De l’Afrique aux confins des Andes. Cette traversée du ciel, véritable aventure humaine, avait en son temps dépassé les limites du défi et du courage pour donner vie à un monde nouveau. Suspendues aux ailes de mon imagination et de ma mère, les heures défilent dans l’ombre du sommeil, tandis que d’autres somnambules sous la lumière tamisée de leur écran ont fermé les guillemets du rêve. De temps en temps, une ombre furtive… celle de l’hôtesse qui s’assure que tout est en ordre.
Six heures du matin, l’avion atteint son aire de stationnement. Les yeux, alourdis par le décalage horaire, certains laissent paraître l’occupation récupératrice de leur journée, tandis que d’autres, pressés par le temps, semblent plus inspirés d’entreprendre tambour battant, une deuxième journée de travail. Je prends le bus pour rejoindre la Porte d’Italie, par pur prétexte de parcourir les banlieues fantomatiques, où entre nuit et jour les premiers ouvriers semblent aspirés par les bouches de métro. D’autres silhouettes nébuleuses, sorties des premiers cafés et bistrots ouverts, semblent flotter dans l’air. D’où viennent-elles… ou vont-elles ? Tandis que d’autres, tels des spectres de nuit, sont adossées aux murs ou couchées à même le sol ? Elles seules le savent comme moi, qui inconsciemment veux abréger le moment des retrouvailles en passant devant l’hôpital… un dernier regard et la puissante envie de la revoir le plus vite possible.
Porte de Choisy, dans le XIIIearrondissement de Paris, ma valise à la main, je descends le boulevard Magenta. L’ascenseur arrive à mi-étage entre le quatrième et le cinquième… je reconnais instinctivement sa porte-couleurs carmin, au milieu de deux autres voisines… j’entre… À ma grande surprise, l’appartement me semble vide. À l’entrée, la bibliothèque vidée de son savoir, et l’armoire aux rangements hétéroclites me procurent le sentiment bizarre du bon sauvage tombé sur une autre planète. Elle, qui à force de crédits et de francs épargnés, avait su aménager son refuge. Je me laisse envahir par l’émotion. Dans le salon, seuls isolés, quelques meubles, gardiens du passé et des napperons, vestiges de sa passion pour la broderie qu’elle avait apprise dès son plus jeune âge en même temps que la couture. Je me souviens qu’elle avait toujours eu un sens artistique pour cet art privilégié du point de croix, mêlé de motifs printaniers, fleurs, oiseaux, branches de cerisiers et fruits de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, qui ornaient plus souvent que de coutume, ses élégants chemisiers en coton ou en lin comme marque de son talent personnel. Ils lui prenaient beaucoup de temps, exigeant patience et précision à l’ombre des instants de grande solitude. Ce sont d’ailleurs aux Antilles, les femmes qui, en ce domaine, conservaient une part de cette identité culturelle par leur connaissance de cet art vestimentaire traditionnel gracieux et fleuri, appris auprès des mères, tantes, grand-mères ou d’institutions tenues par des religieuses. Le soin apporté aux vêtements, les rendait uniques et reconnaissables contre l’invasion du polyester. Une manière comme une autre de conserver la tradition du chemisier fleuri ainsi que celle du madras qui ornait la tête de ses poupées admirablement habillées par elle. Deux verres et deux assiettes posés à même la table laissent supposer qu’elle attendait quelqu’un… mais qui ? Aucune trace d’ustensiles pour manger. En toile de fond, quelques bibelots sur une étagère, et le buffet qui laisse entrevoir à travers les vitres, la ménagerie de verres en cristal et d’assiettes en porcelaine au milieu des photos de famille. Dans sa chambre, rideaux tirés, il faut avec prudence fouiller du regard, pour deviner âme qui vive. Sur la cheminée, une photo de Liza, sa petite fille. Étrange… de pièce en pièce, le même silence secret, feutré qui ne souffle mot. Je retourne au salon. Bizarre, que s’est-il passé… Assis sur le canapé, je médite un court instant puis décide d’appeler Frantz. Le téléphone sonne dans le vide. Probablement absent ? Toutes sortes de questions m’envahissent… Aucun détail, aucun indice susceptible de répondre à mes angoisses, à part ce vide et ce silence. Comme un dernier regard sur la vie, le temps semble s’être arrêté, figé pour un dernier repas, un dernier rire peut-être, comme une épopée sans suite, triste et ironique à la fois.
Par la fenêtre, le tramway annonce aux voyageurs distraits, son entrée en gare, tandis que la bouche de métro avale goulûment autant qu’elle restitue aveuglément, des files entières de voyageurs, telles des colonnes de fourmis en quête d’appâts. Sur le boulevard Magenta, les vagues incessantes de voitures forment un incessant ballet, au bord duquel s’élèvent des tours qui, rivalisant d’altitude, racontent l’arrivée des premiers Asiatiques dans les années soixante-dix. Le quartier livré aux démolisseurs avait notablement changé le décor de cet invraisemblable îlot de petites baraques reléguées par le temps. Dans les artères adjacentes, des bureaux et services aux fonctions collectives côtoient boutiques et restaurants, qui le soir, rivalisent d’enseignes tamisées et chatoyantes. C’est là qu’elle aimait faire ses courses et flâner. Elle en avait fait son univers depuis près de cinquante ans, bénéficiant de la complice affection, que lui prodiguaient ses nièces et neveux, ne manquant jamais de lui rendre visite. Et, mon fils aîné, échappant à notre bienveillante vigilance, qui venait tous les dimanches après-midi la voir, après ses cours de mandarin que la suite confirmera. Le vieux carnet d’adresses laissé sur place, dévoile à qui mieux mieux, sa débordante vitalité à répondre à toutes les invitations qu’adressait la Ville de Paris au troisième âge (cinéma, théâtre, cadeaux de fin d’année, repas des aînés, etc.). Dans un lourd silence, mon esprit tente vainement d’expliquer ce vide, cette absence, où seuls restent dans son armoire, manteaux, sacs et parfums de ses goûts métissés. Au milieu de cette atmosphère, un élan nostalgique s’empare brusquement de moi. Abandonner le présent pour le passé permet, grâce au merveilleux ascenseur du temps, de redécouvrir par bribes soutenues, les souvenirs du temps où j’étais enfant ; de ce monde qui a été le mien depuis que nous avions ma mère, ma sœur et moi, rejoint mon père à Bamako au début des années cinquante où il avait été affecté. Le voyage jusqu’au Havre par le « Colombie » fut pour ma mère un véritable calvaire tant elle eut à souffrir du mal de mer. Couchée, incapable d’avaler la moindre bouchée, elle passa la majeure partie du voyage au lit. Je revois et j’entends encore en écho sonore, l’écume des vagues percuter rageusement les flancs du navire, fendant face au vent, l’eau de la vitesse de ses moteurs. Sur le pont, le vent qui souffle et décoiffe m’oblige avec d’autres à me faire peur, à courir dans tous les sens, protégé toutefois par des amis de ma mère aux aguets de mes imprudences d’enfant. Ce frisson d’excitation se nourrit de la liberté retrouvée sur un espace peu commun aux multiples dangers. Cheveux au vent dans une course effrénée, je franchis les obstacles, sous les cris de mes gardiens solitaires qui me mettent en garde : viens ici… reste là… attention… arrête-toi !
Passer à autre chose c’est facile à dire, bien qu’il me reste encore quelques minutes avant de partir, lorsque brutalement le téléphone me sort de ma torpeur. C’est Dominique.