Nahara - Philippe Gourdon - E-Book

Nahara E-Book

Philippe Gourdon

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Beschreibung

Quatre penseurs éminents se réunissent pour scruter les horizons futurs de la planète. Parmi eux, un biologiste à l’allure singulière, un informaticien arborant fièrement ses tatouages, un mathématicien au regard sceptique et un prêtre au comportement atypique. Ensemble, ils s’attaquent à un phénomène mystérieux, cherchant à dévoiler les secrets de l’évolution de notre société, tandis que leurs compagnes et l’excentrique Hypatie les soutiennent dans cette quête. Cependant, avant de partager leur découverte avec le monde, ils devront d’abord l’accepter eux-mêmes…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Gourdon a nourri sa curiosité en voyageant à travers le monde. Son parcours l’a conduit à concilier sa passion pour l’écriture avec son goût pour l’aventure, donnant naissance à des histoires romanesques mêlant humour et science.

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Philippe Gourdon

Nahara

4,7 millénaires d’imposture

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Gourdon

ISBN : 979-10-422-3218-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes enfants,

À celles et ceux qui m’aiment pour qui je suis

Jouir est tout, l’heure est rapide.

Victor Hugo

Contemplations, Pleurs dans la nuit (1854)

L’esprit s’enrichit de ce qu’il reçoit,

Le cœur de ce qu’il donne.

Victor Hugo

À écouter pendant votre périple

• Scorpions1
• The Eagles2

West Coast Sound

Take it easy

Witchy woman

New kid in town

Hotel california

• Alicia Keys.3

Speechless

• Alanis Morissette

Diagnosis

• Luncida Williams

Fruits of my labor

• Cold Play

Don’t panic

• Patty Griffin

Heavenly day

• Michel Jonaz.4

Pleurez les hommes

Les fourmis rouges

Joueur de blues

Livre 1

Exploration

Les voix du cercle

Noé

Devons-nous l’annoncer au monde scientifique ? Avons-nous assez de connaissance ? Non, bien sûr ! Cette nouvelle énergie nous est inconnue.

Assis contre un arbre, le corps engourdi dans une douce torpeur après ce copieux déjeuner italien, je déguste les arômes de poivre vert soutenus par des notes cacaotées de mon premier Ryanad Reyes. Mon cerveau stimulé par la découverte de David analyse les faits.

Pourtant, il est formel, elle était là, dès la création de la terre, voire pour sa création. Il suffit d’examiner son comportement, avait-il précisé.

J’expire, avec volupté, la fumée épaisse de mon cigare totalmente a mano. Des formes fantasmagoriques montent à l’assaut du feuillage. Elles s’élèvent avec voracité vers les branches les plus hautes pour s’y enrouler dans une danse macabre. Ma main gauche caresse doucement sa longue chevelure blonde ondulante. Elle dort, allongée dans l’herbe épaisse colorée de pâquerettes.

Et pourtant, nous ne savons rien sur elle. Si, une chose : elle bouleversera sans conteste nos croyances.

Face à nous, les eaux tranquilles du lac Tarendol scintillent de couleurs chatoyantes. Un vieux ponton, en bois léché par le vent, supporte encore, malgré son allure torturée, quelques pas romantiques.

À sa droite, des roseaux forment une palissade couronnée d’un panache blanc. Une famille de macreuses batifole et des libellules rivalisent d’adresse dans un ballet aérien. À sa gauche, des arabesques aquatiques dessinées par les feuilles lancéolées d’un saule pleureur s’échouent le long d’un muret blanc. Une musaraigne d’eau y musarde.

… nous pensions connaître toutes les énergies terriennes : cinétique, thermique, chimique, rayonnante, nucléaire…

Des nénuphars habillés de fleurs à pétales blancs et rouges se laissent bercer par le discret mouvement de l’eau.

Deux cygnes blancs, imperturbables et majestueux, glissent avec grâce sur cette onde multicolore. Ils s’éloignent, indifférents aux caquètements bruyants d’une famille de canards barboteurs.

Un alignement d’arbres d’Apollon finit d’habiller les abords du lac. Ces sentinelles impassibles offrent un magnifique chemin ombragé.

Nous avons glorifié la science. Nous l’avons élevée au statut de pseudoreligion. Pur Orgueil. Maîtriser pour contrôler, maîtriser pour se rassurer de l’inexplicable. Ignorer les lois fondamentales de la nature.

Un banc en bois ouvré, usé par le temps, attend. Seule mémoire silencieuse des confidences et conversations des passants dont il ignore à jamais les visages. Une petite allée griffe discrètement ce tableau, comme une signature indispensable à la finition de l’œuvre.

Elle n’est pas fossile. Peut-elle être considérée comme renouvelable ? David ne le sait pas. Il nous attend ce soir dans la grotte. Nous devons revérifier les calculs, être sûrs. Continuer les expériences.

Sa jambe droite bouge imperceptiblement. Un réflexe. Son bras autour de ma taille me serre plus fort, comme si dans l’inconscient de son sommeil elle imprimait tout son amour. Sa main effleure ma peau. Ses doigts bougent. Elle rêve. Douce caresse. Frisson. Je tourne doucement mon visage pour la contempler. Une tendresse infinie s’empare de mon âme. Elle est jeune et belle. Je suis son contraire. Son visage carré inspire le respect et témoigne d’une farouche énergie. Son corps rond appelle la tendresse et réveille ma passion. Elle est le mariage harmonieux du cubisme de Pablo Picasso et des rondeurs de Fernando Botero. Elle est ma Picaboté.

Une différence d’âge conséquente sépare nos actes de naissance. Est-ce trop ? Beaucoup le disent ! Peu importe ! La notion d’âge est toute relative. Je l’aime. Elle m’aime. Et merde au qu’en-dira-t-on ! Je traverse cette vie avec une seule vérité : Noé aime Maé, Maé aime Noé.

Je suis chercheur en recherche fondamentale. On me dit très intelligent. Je suis bien plus ! Je suis un génie et l’un des scientifiques les plus doués de ma génération. Le plus doué en vérité, mais mon humilité m’interdit de l’avouer. Je parle peu, je ne suis pas complaisant et mon humour sarcastique est mortel. Je combats sans relâche les dogmes de la vie et de la science.

Je préfère les remords aux regrets.

Je me nomme Noé Arcanda.

Enfant précoce et unique, estampillé de l’acronyme HP5, j’avançais, camouflé, écorché par la vie. Je ne trouvais pas de réconfort auprès de mon père, médecin de campagne, souvent absent, et pour tout dire, peu enclin à me manifester de la tendresse. Quant à ma douce mère, elle priait le seigneur et assistait son époux dans son dur métier. Elle avait fini par perdre toute ambition personnelle après avoir reçu un strict enseignement catholique.Malgré cette sévère éducation, elle avait gardé son caractère volontaire et rebelle et, discrètement, lutté pour toujours penser librement. Elle avait dévoré Socrate, Aristote, Montesquieu, Voltaire, Descartes, Nietzsche, Marx, et bien d’autres. Soucieuse de mon indépendance intellectuelle, elle avait accroché, au-dessus de mon bureau, un texte de Bouddha « Nous ne devrions pas croire une chose uniquement parce qu’elle a été dite, ni croire aux traditions parce qu’elles ont été transmises depuis l’antiquité, ni aux “on-dit” en tant que tels, ni aux écrits des sages parce que ce sont des sages qui les ont écrits, ni aux imaginations que nous supposons nous avoir été inspirées par un être spirituel, ni aux déductions tirées de quelque hypothèse hasardeuse que nous aurions pu faire, ni à ce qui paraît être une nécessité logique, ni croire sur la simple autorité de nos instructeurs ou de nos maîtres, mais nous devons croire à un écrit, à une doctrine ou à une affirmation que lorsque notre raison et notre expérience intime les confirment. »

« Pour être un homme libre, tu dois penser par toi-même Noé », me répétait-elle.

« Deviens un homme sceptique et tu deviendras un homme sage. Le sceptique n’est pas un benêt, non è uno stupido6– ma mère passionnée retrouvait sa langue maternelle –,n’écoute pas non plus tes camarades et leur sobriquet le Buridan, du nom de cet âne mort affamé et assoiffé pour avoir été incapable de choisir entre un picotin d’avoine et un seau d’eau, une légende populaire, mon fils. Diventa un uomo libero, figlio.7 »

Elle avait façonné mon intelligence et avait fait de moi ce scientifique animé d’une véritable liberté de pensée et d’une grande méfiance envers toutes sortes d’autorités, même divines.

Dans ma quinzième année, mon baccalauréat scientifique en poche, je me prépare à quitter le domicile familial pour embrasser de longues études supérieures. Le matin, la veille de mon départ, ma mère me demande de la rejoindre dans le bureau paternel. Je la trouve assise dans le très chic et très vieux Chesterfield de mon père. Debout, dans l’entrebâillement de la porte, je la regarde. Un silence épais couvre sa respiration. Elle semble en proie à un tourment intérieur et se tord dans une gêne à peine dissimulée. Stupéfait de cette attitude peu habituelle, je cherche désespérément les raisons de son émoi. Quand elle s’aperçoit de ma présence, elle me demande gentiment de la rejoindre, de fermer la porte, de m’asseoir en face d’elle et de l’écouter sans l’interrompre.

Ma mère à 17 ans

Par un concours de circonstances, elle se trouve seule à la maison. Sa dernière heure de cours a été annulée et elle est rentrée plus tôt. Ses parents, viticulteurs bourguignons, préparent les fêtes du vin.

Elle est, comme à son habitude, assise à la table de la salle à manger pour faire ses devoirs. C’est sa cinquième lecture de l’énoncé de l’exercice de physique dont le sujet est le comportement acoustique. Elle est distraite, presque émue par la présence de ce jeune homme appelé par son père pour ramoner la cheminée du salon. Elle ne peut pas s’empêcher de le regarder discrètement, mon Dieu ! Il est tellement beau!

Malgré des efforts répétés pour cacher son émotion et sa curiosité au petit ramoneur, il est vite conscient de la situation et de l’intérêt manifesté par cette belle jeune fille de condition supérieure. Au milieu de ce silencieux émoi, troublé de temps à autre par le frottement du petit hérisson dans le conduit de la cheminée, ma mère, femme de bonne éducation, lui propose un peu d’eau. Il accepte avec plaisir. Quand elle tend le verre, leurs doigts s’effleurent et son cœur s’accélère. Il la remercie avec un large sourire et boit d’un trait ce verre rafraîchissant.

— Merci Mademoiselle.

— De rien. Je vous en prie.

Elle est là, pique-plantée, hypnotisée par son doux regard noir, son torse nu couvert de suie. Elle refuse inconsciemment de bouger par peur de rompre ce merveilleux moment. Prenant cette immobilité pour une invitation, le petit ramoneur s’enhardit et commence par parler de son métier. Subjuguée par ses muscles nerveux et ses mains aux doigts de musicien, elle prend seulement conscience de ses paroles en entendant son « Mademoiselle, avez-vous compris l’importance d’un va-et-vient régulier dans le conduit ? ».

— Oui, veuillez m’excuser, monsieur.

— De rien, voyons. Le rythme donné au ramonage est important, voyez-vous, il doit être régulier, imprimé avec force et douceur. De cette manière, le conduit ne souffre d’aucune brutalité et la cheminée peut crépiter d’une douce chaleur, explique-t-il. Voulez-vous essayer ?

De la théorie à la pratique, il ne faut pas très longtemps, à la jeune fille troublée et déjà conquise, pour devenir, sur son cahier de sciences naturelles, une jeune femme heureuse.

Le petit ramoneur s’en va.

Une fois seule et couverte de suie, elle s’aperçoit tout ignorer de ce jeune éphèbe, jusqu’à son prénom.

Elle ne le revit jamais.

Elle eut une mauvaise note à son devoir de sciences.

Durant toutes ces années, et malgré la tendre présence de son époux, elle n’a jamais pu oublier ce jeune ramoneur à la longue crinière brune et aux yeux foncés, rencontré cet après-midi d’octobre.

Toute à ses chers souvenirs, ma mère, une larme à l’œil, me regarde avec tendresse.

— Voilà mon fils. Tu es né neuf mois plus tard. Ton père n’est pas ton père et je suis, hélas, dans l’incapacité de t’en dire plus sur ton géniteur.

Mon cerveau intègre cette révélation et la traite comme une simple information nécessaire à la compréhension de mon existence.

Une réponse à l’une des nombreuses variables issues de mon intuition.

J’embrasse ma mère en la remerciant pour sa confession.

J’espère son cœur enfin soulagé.

Je la rassure de mon amour indéfectible.

Le lendemain matin, je quitte le domicile familial.

Mon père putatif me dépose à la gare. Après une poignée de main virile et néanmoins chaleureuse, je le regarde s’en retourner à sa voiture.

Nous nous revîmes neuf ans plus tard dans la maison familiale.

Il était vêtu d’un costume bleu ciel et allongé dans une caisse en bois massif.

Pendant son plongeon vers la ferme des Chalumeaux, provoqué par un dysfonctionnement de la crémaillère de direction, il avait constaté que la distance la plus courte entre deux points était bien la ligne droite.

***

David nous a donné rendez-vous à 21 h 02 à la grotte. Il a fait référence à la théorie du chaos d’Edward Lorenz.

« Noé, m’a-t-il chuchoté, avec cette découverte, la théorie du chaos et les attracteurs deviennent obsolètes. Nous allons déclencher un véritable séisme pour le monde scientifique. »

David

Chez les Pastore, tu ne manges pas italien, tu es Italien !

Leur petite trattoria, Il sorriso della rana8, est nichée en lisière des Alpes dans l’Avant-Pays savoyard. Ils sont tous les deux originaires de la province de Frosinone, dans la région du Latium. La vigne, l’olivier et les céréales habillent les collines et les plaines environnantes. Fiers de leurs origines, ils offrent une cuisine généreuse où abondent les herbes et les épices.

Abre est une plantureuse Italienne Bottega Veneta aux longs cheveux épais et noirs, aux yeux gris vert et à la poitrine opulente. Elle accueille les clients. Ils pensent d’elle : « Elle est la maîtresse des lieux. » Ils n’ont pas tort. Elle dirige tout. Omniprésente, elle veille avec sévérité à tous les détails. Son odeur enivrante de bergamote et de jasmin flotte comme une queue de comète et caresse les clients à chacun de ses passages.

— Ils ne voient qu’elle, les sens exaltés par son parfum.

David est un petit homme, chauve comme un genou, dont le corps semble avoir été sculpté dans le tibia d’une cigogne. Ses yeux noirs accentuent sa maigreur. Il est discret, à en être presque transparent. Toujours enfermé dans sa cuisine, il est absorbé par la préparation méticuleuse des plats.

Perfectionniste, au point d’en devenir obsessionnel, il n’est jamais totalement satisfait.

— Ils ignorent son existence.

Elle est toujours apprêtée avec goût, sans excès. Un léger maquillage accentue la beauté de ses yeux, ses mains sont manucurées et une robe colorée et cintrée à la taille dessine ses hanches et sublime son corps. Certains soirs, les clients s’affolent devant sa généreuse poitrine difficilement retenue par un décolleté plongeant.

Ils disent d’elle : « Quelle femme ! »

Il est toujours mal fagoté.

Ils ne comprennent pas ce couple.

Elle est fière.

Il est effacé.

Ce duo atypique forme un merveilleux attelage. Ils avancent à la même allure et dans la même direction. Amour et admiration sont leurs deux attaches indéfectibles. Dès le premier jour de leur rencontre, Abre se rappelle l’avoir toujours couvé, comme une mère bichonne son petit.

***

Troisième né d’une famille de cinq enfants, David a toujours été frêle. Incapable de se défendre physiquement, il est, dès son plus jeune âge, le souffre-douleur de ses quatre frères et plus tard de bien d’autres adolescents méprisables. Il a fini par se résigner. Il trouve son équilibre dans l’étude de la science du vivant. Il peut faire des kilomètres dans la campagne environnante pour chercher dans cette curiosité de vie la compréhension de la beauté. Son appétit d’apprendre est insatiable et le fait lire jusqu’à des heures très avancées de la nuit. Ses frères cultivent leur corps, David nourrit son cerveau. Incompris, il se renferme dans le mutisme et camoufle ses connaissances derrière une timidité exacerbée par un sentiment d’insécurité.

Il est devenu l’un des meilleurs biologistes au monde.

À cette même époque, tous les petits gars de Filettino sont amoureux de la belle Abre. Comme souvent dans les campagnes, la beauté d’une jeune fille est une malédiction. Elle devient, malgré elle, le point de convergence du village et engendre jalousie et convoitise – elle est la jeune fille à épouser – lasse des empressements idiots des jeunes impubères, Abre endurcit son caractère pour devenir une jeune femme insoumise et indépendante. Chaque prétendant l’apprend à ses dépens.

David, passionné par les sciences de la nature, n’a cure de cette chasse à la tourterelle. Comme les autres, il a remarqué sa beauté ; à la différence des autres, il évite de la croiser.

Je suis insignifiant. Elle est belle, grande et forte.

Pourtant !

Abre découvre l’existence de David lors de l’enterrement du vieil Attilio, boulanger de père en fils depuis quatre générations. Il est assis à côté d’elle à l’église. Elle ne l’a pas remarqué. Intimidé, il n’ose pas bouger.

Pendant le discours épidictique du Père Quolatera, David s’ennuie ferme et ne ressent pas la moindre émotion à la disparition du vieil Attilio. Il en profite pour parcourir discrètement son nouvel ouvrage sur les plantes cultivées en régions tropicales d’Afrique et émet maints sons gutturaux à la lecture de certaines démonstrations du livre. Agacée par ces petits bruits, Abre se tourne vers son voisin. Elle l’a juste entraperçu en entrant dans l’église et l’a trouvé plutôt chétif.

— Un peu de respect, chuchote-t-elle.

— Oui, pardon.

Elle est surprise de découvrir un regard pur et malicieux dans lequel brille une vive intelligence.

Le visage de David, intimidé, s’embellit d’un sourire infantile désarmant toute véhémence. Elle veut éviter de parler, mais son regard est attiré par les photos colorées du livre de David.

— Que lis-tu ? finit-elle par demander en se mordant les lèvres de ne pas avoir pu s’empêcher de poser la question.

— Une étude sur la flore africaine.

— À l’église ?

— Je m’ennuie et je déteste m’ennuyer. Veux-tu voir ?

— Non, ce n’est ni le lieu ni le moment.

— Oui, pardon.

Il referme son livre. Toujours dans l’ennui, il admire, avec mille précautions, toute sa beauté italienne. Il est surpris d’entendre la fin de la messe.

Abre s’est aperçue de ses regards discrets et de son air rêveur. Elle est intriguée et veut connaître ses pensées. Pur réflexe féminin.

— Je pense à la fleur de magnolia.

— Ah ! Pourquoi cette fleur ?

— Elle est belle… Comme toi, dit-il dans une expiration timide.

***

Elle aime sa fragilité.

Il aime sa force.

Elle aime son intelligence.

Il aime son sens pratique.

Ils se sont trouvés.

Ils vont fêter leurs vingt-trois ans de mariage. Ce petit homme chétif et discret, ami d’enfance, est Docteur en Biologie et lauréat du Prix Crafoord. Après avoir enseigné à l’université Stanley O. Ikenberry dans l’Illinois, il travaille comme chercheur au MIT (Massachusetts Institute of Technology) où E. Lorenz fut professeur de mathématiques.

Un lundi matin, le 17 juillet à 17 h 17, sortant de sa douche, recouvert d’une minuscule serviette violette, sa couleur préférée, il appelle sa femme.

— Abre, j’ai décidé, entre le shampoing aux œufs et la crème de douche régénératrice, de démissionner. Nous allons quitter les États-Unis et rentrer en France pour réaliser ton rêve : ouvrir une trattoria.

Abre acquiesce, heureuse et déjà prête pour ce nouveau projet.

Il cuisine quatre jours par semaine dans leur restaurant Il sorriso della rana etoccupe les trois autres jours une chaire à l’université de Lyon.

Le sourire de la grenouille

Nous sommes arrivés à 12 h 12. Une autre personne aurait donné un rendez-vous à 12 h ou 12 h 15 voire 12 h 30. Pas notre David ! Il fallait être là à 12 h 12. Il sortit discrètement de la cuisine au moment où nous pénétrions dans la trattoria.

Accolade fraternelle.

— Bonjour mon ami. Comment vas-tu ?

— Bien, merci. Et toi ?

— Ça va. Je rentre de Pasadena. J’avais une réunion au Caltech. J’y ai croisé DaB. Il te salue.

— Comment va-t-il ?

— Il va bien.

David Baltimore a été pendant dix ans l’un de ses confrères au California Institute of Technology. Surnommés les DD, David a participé à ses travaux qui ont permis la découverte de la transcriptase inverse, une enzyme essentielle chez les rétrovirus comme le virus de l’immunodéficience humaine. Ils sont restés très proches.

— Encore tes équations d’Einstein en formalisme 3 +1 ?

— Bien sûr.

— Bonjour David.

— Bonjour Maé. Tu es toujours parfaite. Assemblage atomique idéal ! Tu devrais penser à léguer ton corps à la science.

— Pas tout de suite quand même, plaisante-t-elle, je voudrais attendre encore un peu.

Petit signe discret de David, dans un chuchotement :

— J’ai encore découvert des propriétés incroyables. À ce soir, mon ami, 21 h 02 à la grotte.

— À ce soir.

David disparaît dans sa caverne aux cent parfums.

— Buonaseraamanti. Come stai oggi9? demande Abre. Votre table vous attend. Je vous laisse vous installer. Je finis de préparer deux verres d’Amaro Ramazzotti et j’arrive.

***

La salle de la trattoria est minuscule. Elle contient sept tables rondes de deux personnes. Un cordon, peint au sol d’une largeur de 44,05 cm, relie chaque table entre elles, excepté pour les tables 6 et 7 où il est doublé. Pour l’œil du commun, leur positionnement semble désordonné. En fait, David les a installées pour symboliser le modèle d’une de ses molécules préférées, l’Éthanal. Présente dans les plantes et les fruits, cette féerie volatile est pourtant suspectée d’être toxique et cancérigène – cacher le danger derrière la beauté – cette particularité de la nature le passionne. Chaque table représente un atome de cette molécule, et reprend sa formule chimique CH3CHO. Il est toujours surpris, après sept années, de l’absence de curiosité des clients sur la signification de ces lignes, et pourtant, inlassablement, une fois par an, il repeint le cordon dont la largeur correspond à la masse moléculaire de l’Éthanal.

Un portrait de Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck, est accroché au-dessus du comptoir en bois d’ébène. Ce naturaliste français, modèle d’intelligence pour David, est le premier, bien avant Charles Darwin, à avoir démontré la théorie de l’évolution des êtres vivants.

Posée sur le bar, dans le coin gauche, une sculpture. Elle représente un Anaxyrus cognatus.

Les insipides de l’art l’appellent plus communément un crapaud. Les plus érudits, un crapaud des steppes.

David l’appelle Hector.

Cet amphibien à la peau rugueuse, recouverte de pustules, lorgne la salle. Les clients le zieutent avec dégoût.

À ses côtés, timide, un Pelophylax lessonae ou grenouille de Lessona baptisée Églantine par Gabriel. David avait été ravi de ce choix qui lui rappelait la fleur d’églantine ; pied de nez à Gaby dont les pensées avaient été nettement moins poétiques. Ce drôle de couple laisse aux clients une étrange impression. Cette petite grenouille verte d’Europe semble sourire et regarder avec tendresse son énorme crapaud : Il sorriso della rana.

J’avais exprimé un doute sur la nécessité de leur présence. Réaction immédiate de mon ami.

— Les crapauds et les grenouilles sont en voie d’extinction, Noé. La pollution affaiblit leur système immunitaire et détruit leur habitat, phénomène accentué par le réchauffement climatique. Ils disparaissent, Noé, ils disparaissent vers une fin inexorable. Et tout le monde s’en fout. L’équilibre de la strate herbacée en sera bouleversé. Quelle tristesse ! Vois-tu, Hector et Eglantine sont mon témoignage à l’ordre des anoures.

— Je vois.

— Ils sont un symbole et mon combat.

Leur relation reste un mystère.

***

Maé prend place en face de moi. Abre nous rejoint avec deux verres et une bouteille de Chianti des collines florentines.

— Vous fêtez un anniversaire ? questionne Abre avec curiosité.

— Je ne sais pas, remarque Maé.

Je jette un regard noir à notre hôtesse incapable de garder un secret.

— Quel anniversaire ? interroge Maé.

— Oui. Quel anniversaire ? questionne Abre, complice.

— Le 3285e jour d’une flamboyante victoire diplomatique entre la France et L’Allemagne, dis-je, l’air un tantinet mystérieux.

Amusement de Maé.

— Je me souviens. Tu n’as pas oublié.

— Je n’oublie jamais !

Elle le sait.

— Moi je ne sais pas, intervient Abre, impatiente comme toute vraie Méditerranéenne. Est-ce indiscret de vous demander …

Je l’interromps.

— Oui

— Non, reprit Maé, avec un petit air de reproche. Je te raconte : il y a donc 3285 jours, je suis invitée à une soirée à l’ambassade d’Allemagne. Mes parents connaissent un jeune ambassadeur allemand, très ambitieux et très souvent à la maison. Son assiduité à nous rendre visite et ses politesses répétées ont fini par conquérir le cœur de ma mère. Espérant faire de même avec moi, il a astucieusement donné une invitation à mon intention et s’est, bien sûr, proposé d’être mon cavalier. Je rentre du camp de réfugiés de Dollo-Ado et j’ai besoin de distraction. Accompagnée de la bénédiction maternelle, je me rends à cette soirée germanique aux bras de mon prétendant, Ralph Schubert qui d’ailleurs, petite anecdote, déteste les truites. Au milieu de cette assemblée de queues de pie, j’entrevois passer et repasser une veste à carreaux verte sur un jean délavé. Toujours seule, cette veste à carreaux va de son fauteuil au bar pour se commander un nouveau verre. Avant de retourner s’asseoir, elle s’arrête quelques secondes pour contempler un tableau. Je ne connais pas le personnage peint sur la toile. Une fois le verre vide, le rituel se répète. Je suis intriguée et sans m’en apercevoir, je compte le nombre d’aller-retour. Au début du cinquième, au moment où la veste à carreaux verte quitte de nouveau son fauteuil, je décide de l’intercepter.

— Aujourd’hui, dit-elle, en me regardant tendrement, je sais pourquoi j’ai été irrésistiblement attirée.

— Continue, intervient Abre.

— Je me lève donc pour l’aborder.

***

— Bonjour. Je m’appelle Maé. Veuillez excuser mon audace, j’ai regardé votre va-et-vient au bar et vous donnez l’impression de vous ennuyer.

— Ici, voulez-vous dire, ou bien pensez-vous, maintenant, demain, dans un mois ou dans la vie ?

— Euh !

— Ici, je m’emmerde. Maintenant, je réfléchis au contenu de mon cinquième verre.

— Très important, en effet.

— Très… Noé.

— Et… ?

— Non, rien de plus.

— Ah ! Pardon, enchanté Noé. Maé. Que faites-vous dans la vie ?

— Je sais Maé, vous vous êtes déjà présentée. Je cherche.

— Que cherchez-vous ?

— Moi.

— Démarche fondamentale.

— Vous ne pouvez pas mieux dire. Un verre de Dubonnet Dry est-il un bon choix après un verre de Noyaux ?

— Je ne sais pas. Pourquoi ?

— J’ai commencé par un verre de Gin, puis un verre de Lowland malt, puis un verre d’Ambassadeur, c’est la moindre des choses vu l’endroit où nous nous trouvons, puis un verre de Noyaux. Je pense finir sur un choix judicieux, un verre de Dubonnet Dry.

— Je ne m’y connais pas en alcool. J’apprécie seulement le champagne. Pourquoi ces mélanges ?

— Jeu d’étudiant. Ridicule vu mon âge, mais je m’emmerde tellement.

— Quel jeu ?

— Construction d’un nom commun par l’addition des premières lettres de chaque alcool bu. Vous choisissez un mot et vous essayez de le reconstituer en fonction des alcools présents.

— Quel est-il ?

— Devinez. Il me caractérise parfaitement ce soir pour avoir accepté cette invitation. Je reste sur mon choix.

— Je veux bien essayer de deviner, par contre j’ai oublié les noms des alcools bus. Pouvez-vous me les répéter ?

— Non.

— Ah ! Bon, tant pis pour moi. Je ne participerai pas à votre jeu.

— Pour y participer, vous devez boire.

— Non merci.

— Je boirai donc seul mon Dubonnet Dry.

— Pourquoi vous arrêtez-vous systématiquement devant ce tableau ?

— Reconnaissez-vous l’homme ?

— Non.

— Martin Luther.

— Qui est-ce ?

— Un Frère Augustin Allemand.

— Ah, et… ?

— Vous portez joliment votre robe.

— Merci pour ce premier compliment Noé. Vous avez bon goût.

— Il défia l’autorité papale en refusant de respecter les rites et les dogmes religieux au motif d’une interprétation falsifiée des saintes Écritures par la religion chrétienne. Il fut excommunié.

— Je ne savais pas.

— Pour répondre à votre question Maé, je m’arrête devant ce tableau, car les femmes et les hommes de conviction m’inspirent. Une espèce en voie d’extinction ! Quant à votre robe, non, je ne l’aime pas. D’ailleurs, peut-on aimer un vêtement ? Utilisation abusive du verbe aimer par la gent féminine. Mais j’aime la façon dont elle met en valeur vos courbes. Je préfère les couleurs chatoyantes… Court silence.

— J’ai envie de vous embrasser Maé. Puis-je vous embrasser ?

— Ici… ?

— Oui, me dit-il. Ici.

— Maintenant ?

— Oui Maé, j’ai utilisé le présent.

— Mais…

— Vous en avez envie… Comme moi.

***

— Ici ? s’étonne Abre.

— Eh oui, je sais. Je n’ai pas su quoi dire d’autre ! J’étais totalement sans défense, je me sentais rougir, mes bras étaient ballants, mes jambes se dérobaient sous moi et je ne le quittais pas des yeux. En fait, j’avais envie de son baiser, envie de goûter à ses lèvres.

Il l’avait deviné et je ne sais toujours pas comment.

— J’avais deviné, confirme Noé.

— Tu vois Abre, j’étais hypnotisée par cet homme étrange et envoûtant. Je me sentais petite et en même temps admirative. Il dégageait une telle intelligence. Je la ressentais, tapie derrière ses doux yeux inquisiteurs, à l’affût de la moindre faute, intransigeante, sans faiblesse, sans pitié et en même temps bienveillante et généreuse. Il a posé sa main gauche sur ma hanche droite, son verre de Dubonnet Dry toujours à la main, m’a attiré et embrassé avec tendresse et beaucoup de gourmandise. Je me suis abandonnée à son étreinte sans aucune retenue. Les queues de pie offusquées léchaient le buffet. Quant à mon prétendant Allemand, il se dirigeait vers moi, au pas de l’oie, pour présenter à son meilleur ami sa première conquête française déjà abandonnée aux limbes inaccessibles des sensations troublantes d’un baiser passionné. Maé aime Noé depuis 3285 jours.

— En 18 minutes et 32 secondes, précise Noé.

— Quoi en 18 minutes et 32 secondes ? demande Abre.

— Le temps écoulé entre notre rencontre et notre premier baiser, pouffe de rire Maé.

— Il a chronométré ? demande stupéfaite Abre.

— Non. Il a compté les secondes entre ma première question et notre premier baiser. Il est même très fier de lui.

— Compté, répète Abre, il a compté.

— Compté.

Abre rejoint David dans la cuisine pour lui demander s’il connaît les détails de leur rencontre, sachant déjà sa réponse. Ils n’ont aucun secret l’un pour l’autre.

Je sers le vin. Maé porte son débardeur noir.

— Bon anniversaire.

— Merci. Je suis allée au rendez-vous proposé par Lumière.

— Qui ?

— Lumière. Antoine Lumière. Tu sais, le Directeur du Conservatoire à Rayonnement général. Il voudrait faire la lumière sur tes ambitions professionnelles.

— Es-tu en train de devenir comme moi ? plaisante Noé.

— Attention, l’élève peut dépasser le maître, Maître. Il m’a demandé de t’exposer ses arguments pour te convaincre de rejoindre le laboratoire. Il est charmant. Regarde-moi dans les yeux, Noé.

— Quoi ?

— Tu regardes mes seins.

— Oui.

— Regarde-moi dans les yeux quand je te parle.

— Difficile.

— Essaie, allez, un petit effort, voilà, tu y es presque, encore, ça y est ! Bravo !

— Que disais-tu ?

— Contact, Lumière, Conservatoire.

— Le CRG. Tu ne portes pas de soutien-gorge.

— Quel est le rapport ?

— Aucun.

— Ah ! Et non, je n’en porte pas !

— Quoi ?

— Je ne porte pas de soutien-gorge.

— Je viens de te le dire. J’adore quand ta poitrine est libre de bouger au rythme de tes mouvements. Il n’y a pas de plus beau spectacle pour animer la libido d’un homme que d’apercevoir ces ondulations cachées.

— Je sais. Voilà pourquoi je n’en ai pas mis, cabotine-t-elle.

Je me sens d’humeur libertine, l’esprit taquin et des désirs fantasques.

— Le nom même, soutien-gorge, est une insulte à ta poitrine. Déjà le premier mot : soutien, il te dévalorise. Il subodore une mollesse mammaire avouée. Soutien me semble plus adapté à d’autres milieux, comme par exemple la politique ou l’armée. Je préfère accueil plus poétique, plus généreux. Quant à gorge, à moins d’avoir un goitre plongeant !

— As-tu des propositions ?

— Sur cet accessoire érotique féminin, de moins en moins caché, fantasmes nourriciers et excitants depuis l’antiquité des adolescents, des adultes, voire des séniors, même s’il est pendu sur un fil à linge.

— Oui.

Elle le sait. Même sur un sujet aussi futile, avant même de poser sa question, elle sait. Elle le connaît tellement bien.

— Veux-tu des propositions ?

— Oui.

Je sers deux nouveaux verres de ce délicieux Chianti des collines florentines.

— Qu’est-ce que j’y gagne ?

— Le repas. Je t’invite.

— Intéressant. J’accepte.

Une téraseconde lui suffit. Maé regarde Noé dont les yeux la fixent. Elle sait déjà. Son exceptionnel cerveau qui travaille continuellement à résoudre des équations mathématiques complexes fait passer le lauréat de la médaille Fields pour un simple élève de terminale. Il a déjà construit sa réponse. Elle n’a jamais vu son pareil. Impossible de suivre ses raisonnements, et qu’importe le sujet, ils sont toujours fulgurants.

— Il y a une réponse par variable. Prends, par exemple, la jeunesse, tu cherches à te rapprocher d’une appellation juvénile comme un « accueil-sein » ; si tu prends comme variable, un allaitement, tu dois te rapprocher d’une appellation laitière comme un « accueil-mamelle » ; si une de tes variables intéresse la silicone, tu dois penser à une appellation polymère, comme un « accueil-roploplo » ; si une autre couvre les classes dites populaires, tu veux une appellation française en adéquation avec le stéréotype fictionnel du français au béret comme un « accueil-Quentin » en hommage à « de la Tour » ; vient une nouvelle variable, la baguette et tu ne peux pas faire autrement que de prendre en compte une appellation boulangère comme un « accueil-miche » ; si une autre se rapproche du milieu agricole, il te faut une appellation paysanne comme un « accueil-meule ». Je peux continuer encore longtemps. La meilleure proposition est un accueil-poitrine. Une appellation vertueuse, rassurante et très explicite.

Rire de Maé.

— Je t’aime.

— Je sais.

— Puis-je revenir à Lumière ?

— Une vraie lumière cette Lumière. Je connais son message, Maé. Je dois réexaminer son offre et il t’en a parlé pour faire de toi sa porte-parole, sa diplomate, sa médiatrice, sa plénipotentiaire.

— J’ai compris… Tu as compris. Il t’offre un nouveau laboratoire au budget illimité. Tu choisis ton équipe et ton salaire.

— Je suis inestimable – petit clin d’œil – ce chèque en blanc est un acte d’achat et y consentir m’asservit un jour à des résultats.

— Pourquoi dis-tu asservissement ?

— Je suis un chercheur en recherche fondamentale. Je gagne un salaire honorable, mais je suis libre d’explorer des domaines inconnus pour acquérir de nouvelles connaissances et les extrapoler à des solutions possibles dans plusieurs dizaines d’années. Accepter sa proposition, me rend plus riche, mais m’appauvrit intellectuellement, et je perds cette liberté si chère à mon cœur en devenant un chercheur en recherche applicative. Veux-tu que je me renie ?

— Non. J’admire l’homme que tu es, voilà pourquoi je suis folle de toi… Et j’ai envie de toi !

Ses yeux brillent. Sa poitrine se soulève plus vite. J’ai besoin de posséder ma Picaboté.

— Avez-vous lu les propositions du chef ? demande Abre sans crier gare. Innocente, elle vient, sous le regard envieux et libidineux d’Hector et la timidité d’Eglantine, d’empêcher un accouplement animal sur la table atome O de la molécule d’Éthanal.

— Non, réagit Maé dans un souffle.

Je vois ma Picaboté reprendre doucement une respiration de circonstance. Je fais de même.

***

Chez David, il n’y a pas de carte. Il prépare, chaque jour, deux plats différents inscrits sur le vieux tableau en ardoise accroché à la droite du bar. Je penche la tête et lis, Trippa alla Romana et Estarelle di abbacchio.

— Les trippa alla Romana, précise Abre, sont des tripes coupées en fines lanières, cuites à l’eau, puis mijotées dans une sauce tomate aromatisée de menthe romaine. Au moment de servir, il les saupoudre de pecorino, fromage de brebis sec et piquant. Quant aux estarelle di abbacchio, ce sont des têtes d’agneau copieusement salées et poivrées, arrosées d’huile et parfumées de romarin et dorées au four. En entrée, vous n’avez pas le choix, il a préparé des carciofi alla romana, artichauts farcis de gousses d’ail et de feuilles de menthe cuits à feu doux dans une casserole remplie d’huile. Un vrai délice pour les hanches, Maé. – clin d’œil complice –

— Un plat de chaque, s’il te plaît. Les tripes sont pour Noé, précise Maé.

Deux nouveaux verres de Chianti des collines florentines. Le repas se déroule comme je l’ai prévu, goûteux, et arrosé. Nous parlons de la vie, de nous et de nos projets. Le temps s’écoule doucement. La salle est pleine, et comme à son habitude, Abre accroche sur la porte d’entrée de la Trattoria le panneau fétiche de David, « Complet. Ne pas déranger ». Réflexe pavlovien dû à des années de travail dans le laboratoire du Caltech, où, une fois l’équipe au complet, il fermait systématiquement le sas d’accès par mesure de sécurité et par peur d’être mal à l’aise devant une personne étrangère. David est seulement heureux avec ses proches. Nous restons entre nous, sous l’œil vigilant d’Abre, les yeux globuleux d’Hector et le sourire d’Eglantine. À chaque table, son histoire. Nous sommes à la fin du repas. David n’est toujours pas sorti de sa cuisine. Abre vient de m’offrir, de sa part, mon premier cigare cubain, un Trinidad Reyes. Deux coups brefs sont frappés à la porte. Elle s’excuse et va ouvrir.

Apparition divine.

Reproduction vivante du Dieu grec Apollon. Il occupe d’un seul coup tout l’espace. Cent quatre-vingt-trois centimètres, habillé d’un tee-shirt gris clair et d’un pantalon noir. Les femmes, bouche bée, deviennent des femelles et les hommes, des gnomes jaloux.

Hector reste Hector. Eglantine lui sourit toujours.

La résurrection d’Apollon tourne la tête et salue l’assemblée. Rythmes cardiaques accélérés, envolée de phéromones.

— Buongiorno Signora, Signori, avec un accent italien chantant.

— Bonjour, murmure timidement la dame de la table 4, comme si ce bonjour était seulement pour elle.

— Comme il est beau ! As-tu vu la forme de son instrument ? interroge la dame de la table 5 à son amie musicienne au conservatoire de Lyon assise en face d’elle et sourde à ses propos.

— Oui, finit-elle par avouer. Je rêve de le toucher. Il doit s’en servir à merveille, j’en suis sûre. Je me sens toute chose.

— Comme moi, rétorque sa camarade musicienne, également toute chose.

— Comme nous, susurrent en écho les dames-femelles des tables 4 et 2.

— Bonjour ma tante, dit Apollon.

— Bonjour Giuseppe. Toujours aussi beau. Viens dans mes bras, ordonne Abre.

Petite expression gutturale, difficilement retenue, du collectif envieux et admiratif des dames-femelles.

— Comment vas-tu, ma tante ?

— Bien. Cours, embrasser ton oncle.

Giuseppe disparaît dans la cuisine. Grande expression de tristesse du même collectif. Maé me regarde, se lève, fait le tour de la table et vient déposer un tendre baiser sur mes lèvres.

— Cette attention est pour moi ? demande-t-elle, émue.

— Bien sûr.

— Merci.

Apollon et Giuseppe ressortent de la cuisine. Le collectif féminin, sous le regard impassible de notre crapaud des steppes, dévore des yeux cet éphèbe avec grande gourmandise. En regardant discrètement la salle, Giuseppe nous aperçoit. Il s’excuse auprès de sa tante et se dirige vers notre table en longeant les tables 2 et 5. Leurs quatre occupantes féminines tombent en pâmoison après un spasme furtif sous le regard désabusé de l’homme singe de la table 1. Arrivé devant nous, il embrasse la main de Maé.

— Bon anniversaire.

— Merci. Quelle agréable surprise de te voir ici.

— Tu connais Noé, il est imprévisible et il est très difficile, voire impossible de lui résister.

— Je vois, tu le connais bien.

Apollon me serre la main.

— Bonjour Noé. Merci pour ta riche documentation sur les fluides polytropiques autogravitants.

— De rien.

Il a besoin de ces documents pour préparer son doctorat en astrophysique. Apollon s’installe au bout du comptoir. Le collectif des trois tables pousse un soupir. Touche à tout et doué en tout, il a appris, entre autres, à jouer de la mandoline napolitaine. Il est venu interpréter, sur ma demande, des airs italiens pour ma Picaboté. Elle adore le son de cet instrument de musique folklorique avec sa caisse en forme de larme et son dos bombé.

Il passe la main dans ses longs cheveux noirs en soupirant légèrement.

Elles défaillent.

Il sort son instrument.

Elles tremblent.

Il le caresse.

Elles sont en transe.

Assis sur un tabouret, Giuseppe et Apollon commencent leur récital. Les clientes, au paroxysme de l’émotion, roucoulent de bonheur. Le mariage de cette musique mélancolique avec les effluves d’alcool et les saveurs épicées et aromatisées de la cuisine de David fait régner dans la petite salle une chaude atmosphère romaine. Un mélange de voyages, de rêves et d’attirances. Nos phéromones communient, attisant ce désir désinhibé par la chaleur et le vin. Le regard de Maé brille, le mien est lubrique.

Nous nous regardons. Pas une parole. Quand deux cœurs se trouvent, les mots sont inutiles. Plus rien n’existe, à part nous.

Le concert privé dure 42 minutes.

L’orgasme du collectif féminin quatre fois 17 secondes.

Quand le luthiste, sous les chauds applaudissements des clientes aux yeux cernés, salue la salle, Maé me regarde et me dit avec une tendresse infinie.

— Tu es l’homme de ma vie.

— Je sais.

Réponse d’un machiste viril pour cacher ses émotions. Pure bêtise masculine ! Elle a compris.

— Abre, l’addition pour Madame, s’il te plaît.

— Tu n’as pas oublié.

— Je n’oublie jamais rien. Allons au bord du lac Tarendol. Je voudrais fumer mon premier Ryanad Reyes.

***