Napoléon Bonaparte - Hippolyte Taine - E-Book

Napoléon Bonaparte E-Book

Hippolyte Taine

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Beschreibung

« Il se considérait comme un être isolé dans le monde, fait pour le gouverner et pour diriger tous les esprits à son gré. » Dans cette étude publiée en deux parties dans la Revue des Deux Mondes, Hippolyte Taine, célèbre historien et philosophe français du XIXe siècle, s'interroge sur la personnalité de Napoléon Bonaparte. Il y décrit avec talent un personnage à la psychologie complexe, à la fois fort et sensible, génie constructeur et despote destructeur. Napoléon est ainsi démesuré en tout. Il est hors ligne, hors cadre. Par son tempérament, ses instincts, ses facultés, son imagination, ses passions, sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d'un autre métal que ses concitoyens et ses contemporains. Cette édition est agrémentée d'une mise en page de qualité et de 218 notes de bas de page. Extrait : Aussi bien, à partir de 1808, les peuples se lèvent contre lui: il les a froissés si à fond dans leurs intérêts et si à vif dans leurs sentiments, il les a tellement foulés, rançonnés et appliqués par contrainte à son service, il a détruit, outre les vies françaises, tant de vies espagnoles, italiennes, autrichiennes, prussiennes, suisses, bavaroises, saxonnes, hollandaises, il a tué tant d'hommes en qualité d'ennemis, il en a tant enrôlé hors de chez lui et fait tuer sous ses drapeaux en qualité d'auxiliaires, que les nations lui sont encore plus hostiles que les souverains. Décidément, avec un caractère comme le sien, on ne peut pas vivre; son génie est trop grand, trop malfaisant, d'autant plus malfaisant qu'il est plus grand. Tant qu'il régnera, on aura la guerre; on aurait beau l'amoindrir, le resserrer chez lui, le refouler dans les frontières de l'ancienne France : aucune barrière ne le contiendra, aucun traité ne le liera ; la paix, avec lui, ne sera jamais qu'une trêve; il n'en usera que pour se réparer, et, sitôt réparé, il recommencera ; par essence, il est insociable.


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Seitenzahl: 206

Veröffentlichungsjahr: 2025

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NAPOLÉON BONAPARTE

HIPPOLYTE TAINE

FV ÉDITIONS

TABLE DES MATIÈRES

PREMIERE PARTIE

Avant-propos

I

II

DERNIÈRE PARTIE

III

IV

V

VI

VII

VIII

Copyright

PREMIERE PARTIE

AVANT-PROPOS

Quand on veut s’expliquer une bâtisse, il faut s’en représenter les circonstances, je veux dire les difficultés et les moyens, l’espèce et la qualité des matériaux disponibles, le moment, l’occasion, l’urgence ; mais il importe encore davantage de considérer le génie et le goût de l’architecte, surtout s’il est le propriétaire, s’il bâtit pour se loger, si, une fois installé, il approprie soigneusement la maison à son genre de vie, à ses besoins et à son service. — Tel est l’édifice social construit par Napoléon Bonaparte ; architecte, propriétaire et principal habitant, de 1799 à 1814, il a fait la France moderne; jamais caractère individuel n’a si profondément imprimé sa marque sur une œuvre collective, en sorte que, pour comprendre l’œuvre, c’est le caractère qu’il faut d’abord observer⁠1.

1La principale source est, bien entendu, la Correspondance de l’empereur Napoléon Ier, en trente-deux volumes. Par malheur, cette Correspondance est encore incomplète, et, notamment, à partir du tome VI, elle a été expurgée de parti-pris : « En général, disent les éditeurs (XVI, p. 4), nous avons pris pour guide cette idée très simple, que nous étions appelés à publier ce que l’empereur aurait livré à la publicité, si, se survivant à lui-même et devançant la justice des âges, il avait voulu montrer à la postérité sa personne et son système. » — Le savant qui a le plus assidûment étudié cette correspondance intacte dans les diverses Archives de France estime qu’elle peut comprendre environ 80,000 pièces, dont 30,000 ont été publiées dans le recueil en question ; 20,000 autres ont été élaguées comme redites et 30,000 à peu près par convenance ou politique. Par exemple, on n’a guère publié que la moitié des lettres de Napoléon à Bigot de Préameneu sur les affaires ecclésiastiques; beaucoup de lettres omises, toutes importantes et caractéristiques, sont dans l’Église romaine et le Premier Empire, par M. D’Haussonville.

I

Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non-seulement il est hors ligne, mais il est hors cadre; par son tempérament, ses instincts, ses facultés, son imagination, ses passions, sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d’un autre métal que ses concitoyens et ses contemporains. Manifestement, ce n’est ni un Français, ni un homme du XVIIIe siècle ; il appartient à une autre race et à un autre âge⁠1 ; du premier coup d’œil, on démêlait en lui l’étranger, l’Italien⁠2 et quelque chose à côté, au-delà, au-delà de toute similitude ou analogie. — Italien, il l’était d’extraction et de sang, d’abord par sa famille paternelle⁠3, qui est toscane et qu’on peut suivre, depuis le XIIe siècle, à Florence, puis à San-Miniato, ensuite à Sarzana, petite ville écartée, arriérée de l’état de Gênes, où, de père en fils, elle végète obscurément, dans l’isolement provincial, par une longue série de notaires et de syndics municipaux. « Mon origine, dit Napoléon lui-même⁠4, m’a fait regarder par tous les Italiens comme un compatriote... Quand il fut question du mariage de ma sœur Pauline avec le prince Borghèse, il n’y eut qu’une voix à Rome et en Toscane, dans cette famille et tous ses alliés: «C’est bien, ont-ils tous dit, c’est entre nous c’est une de nos familles… » Plus tard, lorsque le pape hésitait à venir couronner Napoléon, « le parti italien dans le conclave l’emporta sur le parti autrichien, en ajoutant aux raisons politiques cette petite considération d’amour-propre national : Après tout, c’est une famille italienne que nous imposons aux barbares pour les gouverner; nous serons vengés des Gaulois. » Mot significatif, qui ouvre un jour sur les profondeurs de l’âme italienne, fille aînée de la civilisation moderne, imbue de son droit d’aînesse, obstinée dans sa rancune contre les Transalpins, héritière haineuse de l’orgueil romain et du patriotisme antique⁠5. — De Sarzana, un Bonaparte vient s’établir en Corse, et il y habite dès 1529; l’année d’après Florence est prise, domptée, soumise à demeure ; à partir de ce jour, en Toscane sous Alexandre de Médicis, puis sous Cosme Ier et ses successeurs, dans toute l’Italie sous la domination espagnole, l’indépendance municipale, les guerres privées, le grand jeu des aventures politiques et des usurpations heureuses, le régime des principats éphémères fondés sur la force et sur la fraude, font place à la compression permanente, à la discipline monarchique, à la régularité extérieure, à une paix publique telle quelle. Ainsi, juste au moment où l’énergie, l’ambition, la forte et libre sève du moyen âge commencent à décroître, puis à tarir dans la tige mère qui s’étiole⁠6, une petite branche détachée va prendre racine dans une île non moins italienne, mais presque barbare, parmi les institutions, les mœurs et les passions du premier moyen âge⁠7, dans une atmosphère sociale assez rade pour lui conserver toute sa vigueur et toute son âpreté. — Greffée de plus, et à plusieurs reprises, par les mariages sur les sauvageons de l’île; de ce côté, par sa ligne maternelle, par son aïeule et par sa mère. Napoléon est un pur indigène. Son aïeule, une Pietra-Santa, était de Sartène⁠8, canton corse par excellence, où les vendettas héréditaires maintenaient encore en 1800 le régime du XIe siècle, où la guerre permanente des familles ennemies n’était suspendue que par des trêves, où, dans beaucoup de villages, on ne sortait qu’en troupes armées, où les maisons étaient crénelées comme des forteresses. Sa mère, Lætitia Ramolino, de laquelle, par le caractère et la volonté, il tient bien plus que de son père⁠9, est une âme primitive que la civilisation n’a point entamée, simple et tout d’une pièce, impropre aux souplesses, aux agréments, aux élégances de la vie mondaine, sans souci du bien-être, ni même de la propreté, parcimonieuse comme une paysanne, mais énergique comme un chef de parti, forte de cœur et de corps, habituée aux dangers, exercée aux résolutions extrêmes, bref, une « Cornélie rustique, » ayant conçu et porté son fils à travers les hasards de la guerre et de la défaite, au plus fort de l’invasion française, parmi les courses à cheval dans la montagne, les surprises nocturnes et les coups de fusil⁠10 : « Les pertes, les privations, les fatigues, dit Napoléon, elle supportait tout, bravait tout; c’était une tête d’homme sur un corps de femme. » — Ainsi formé et enfanté, il s’est senti, depuis le premier jusqu’au dernier jour, de sa race et de son pays.

« Tout y était meilleur, disait-il à Sainte-Hélène⁠11 ; il n’était pas jusqu’à l’odeur du sol même ; elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; il ne l’avait retrouvée nulle part. Il s’y voyait dans ses premières années ; il s’y trouvait dans sa jeunesse, au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes, les gorges étroites, recevant les honneurs et les plaisirs de l’hospitalité,.. » traité partout en compatriote, en frère, « sans que jamais un accident, une insulte lui eût appris que sa confiance était mal fondée. » A Bocognano⁠12, où sa mère, grosse de lui, s’était réfugiée, « où les haines et les vengeances s’étendaient jusqu’au septième degré, où l’on évaluait dans la dot d’une jeune fille le nombre de ses cousins, j’étais fêté, bienvenu, et l’on se fût sacrifié pour moi. » Devenu Français par contrainte, transplanté en France, élevé aux frais du roi dans une école française, il se raidissait dans son patriotisme insulaire et louait hautement le libérateur Paoli, contre lequel ses parents s’étaient déclarés. « Paoli, disait-il à table⁠13, était un grand homme, il aimait son pays, et jamais je ne pardonnerai à mon père, qui a été son adjudant, d’avoir concouru à la réunion de la Corse à la France; il aurait dû suivre sa fortune et succomber avec lui. » — Pendant toute son adolescence, il demeure anti-français de cœur, morose, aigri, « très peu aimant, peu aimé, obsédé par un sentiment pénible, » comme un vaincu toujours froissé et contraint de servir. A Brienne, il ne fréquente pas ses camarades, il évite de jouer avec eux, il s’enferme pendant les récréations dans la bibliothèque, il ne s’épanche qu’avec Bourrienne et par des explosions haineuses : « Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai.» — « Corse de nation et de caractère, écrivait son professeur d’histoire à l’École militaire⁠14, il ira loin si les circonstances le favorisent. » — Sorti de l’École, en garnison à Valence et à Auxonne, il reste toujours dépaysé, hostile ; ses vieilles rancunes lui reviennent ; il veut les écrire et les adresse à Paoli⁠15 : « Je naquis, lui dit-il, quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint frapper mes regards. Les cris des mourants, les gémissements de l’opprimé, les larmes du désespoir entourèrent mon berceau dès ma naissance… Je veux noircir du pinceau de l’infamie ceux qui ont trahi la cause commune,.. les âmes viles que corrompit l’amour d’un gain sordide. » Un peu plus tard, sa lettre à Buttafuoco, député à la Constituante et principal agent de l’annexion française, est un long jet de haine concentrée et recuite qui, contenue d’abord avec peine dans le sarcasme froid, finit par déborder, comme une lave surchauffée, et bouillonne en un torrent d’invectives brûlantes, — Dès quinze ans, à l’École, puis au régiment⁠16, son imagination s’est réfugiée dans le passé de son île ; il le raconte ; il y habite d’esprit pendant plusieurs années, il offre son livre à Paoli ; faute de pouvoir l’imprimer, il en tire un abrégé qu’il dédie à l’abbé Raynal, et il y résume en style tendu, avec une chaude et vibrante sympathie, les annales de son petit peuple, révoltes, délivrances, violences héroïques et sanguinaires, tragédies publiques et domestiques, guet-apens, trahisons, vengeances, amours et meurtres ; bref, une histoire semblable à celle des clans de la Haute-Ecosse, — Et le style, encore plus que les sympathies, dénote en lui un étranger. Sans doute, dans cet écrit comme dans ses autres écrits de jeunesse, il suit du mieux qu’il peut les auteurs en vogue, Rousseau et surtout Raynal ; il imite en écolier leurs tirades, leurs déclamations sentimentales, leur emphase humanitaire. Mais ces habits d’emprunt qui le gênent sont disproportionnés à sa personne ; ils sont trop bien cousus, trop ajustés, d’une étoffe trop fine ; ils exigent trop de mesure dans la démarche et trop de ménagement dans les gestes ; à chaque pas, ils font sur lui des plis raides ou des boursouflures grotesques ; il ne sait pas les porter et les fait craquer à toutes les coutures. Non-seulement il n’a pas appris et n’apprendra jamais l’orthographe, mais il ignore la langue, le sens propre, la filiation et les alliances des mots, la convenance ou la disconvenance mutuelle des phrases, la valeur propre des tours, la portée exacte des images⁠17 ; il marche violemment, à travers un pêle-mêle de disparates, d’incohérences, d’italianismes, de barbarismes⁠18, et trébuche, sans doute par maladresse, par inexpérience, mais aussi par excès d’ardeur et de fougue : la pensée, surchargée de passion, saccadée, éruptive, indique la profondeur et la température de sa source. Déjà à l’École, le professeur de belles-lettres⁠19 disait que, « dans la grandeur incorrecte et bizarre de ses amplifications, il lui semblait voir du granit chauffé au volcan. » Si original d’esprit et de sensibilité, si mal adapté au monde qui l’entoure, si différent de ses camarades, il est clair d’avance que les idées ambiantes, qui ont tant de prise sur eux, n’auront pas de prise sur lui.

Des deux idées dominantes et contraires qui s’entrechoquent, chacune pourrait se le croire acquis, et il n’appartient à aucune. — Pensionnaire du roi qui l’a nourri à Brienne, puis à l’École militaire, qui nourrit aussi sa sœur à Saint-Cyr, qui, depuis vingt ans, est le bienfaiteur de sa famille, à qui, en ce moment même, il adresse, sous la signature de sa mère, des lettres suppliantes ou reconnaissantes, il ne le regarde pas comme son général-né, il ne lui entre point à l’esprit de se ranger à ses côtés, de tirer l’épée pour lui; il a beau être gentilhomme, vérifié par d’Hozier, élevé dans une école de cadets nobles, il n’a point les traditions nobiliaires et monarchiques⁠20. — Pauvre et tourmenté par l’ambition, lecteur de Rousseau, patronné par Raynal, compilateur de sentences philosophiques et de lieux-communs égalitaires, s’il parle le jargon du temps, c’est sans y croire ; les phrases à la mode sont pour sa pensée une draperie décente d’académie ou un bonnet rouge de club ; il n’est pas ébloui par l’illusion démocratique, il n’éprouve que du dégoût pour la révolution effective et pour la souveraineté de la populace. — A Paris, en avril 1792, au plus fort de la lutte entre les monarchistes et les révolutionnaires, il s’occupe à découvrir « quelque utile spéculation⁠21 » et songe à louer des maisons pour les sous-louer avec bénéfice. Le 20 juin, il assiste en simple curieux à l’invasion des Tuileries, et, voyant le roi à une fenêtre, affublé du bonnet rouge : « Che coglione! » dit-il assez haut. Puis aussitôt : « Comment a-t-on pu laisser entrer cette canaille ! Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec des canons, et le reste courrait encore. » — Le 10 août, au bruit du tocsin, son dédain est égal pour le peuple et pour le roi ; il court au Carrousel, chez un ami, et de là, toujours en simple curieux, «il voit à son aise tous les détails de la journée⁠22 ; » ensuite, le château forcé, il parcourt les Tuileries, les cafés du voisinage et regarde ; rien de plus : chez lui, nulle envie de prendre parti, nul élan intérieur jacobin ou royaliste. Même son visage est si calme qu’il excite maints regards hostiles « et défiants, comme quelqu’un d’inconnu et de suspect. » — Pareillement, après le 31 mai et le 2 juin, son Souper de Beaucaire montre que, s’il condamne l’insurrection départementale, c’est surtout comme impuissante : du côté des insurgés, une armée battue, pas une position tenable, pas de cavalerie, des artilleurs novices, Marseille réduite à ses propres forces, pleine de sans-culottes hostiles, bientôt assiégée, prise, pillée; le calcul des chances est contre elle : « Laissez les pays pauvres, l’habitant du Vivarais, des Cévennes, de la Corse se battre jusqu’à la dernière extrémité; mais vous, perdez une bataille, et le fruit de mille ans de fatigues, de peines, d’économie et de bonheur devient la proie du soldat⁠23. » Voilà de quoi convertir les Girondins. — Aucune des croyances politiques ou sociales qui ont alors tant d’empire sur les hommes n’a d’empire sur lui. Avant le 9 thermidor, il semblait « républicain montagnard, » et on le suit pendant quelques mois en Provence, « favori et conseiller intime de Robespierre jeune, » « admirateur » de Robespierre aîné liaison, elle reçut de Bonaparte, sous le consulat, une pension de 3,600 francs.) — Ibid. (Lettre de Tilly, chargé d’affaires à Gênes, à Buchot, commissaire aux relations extérieures.) — Cf. dans le Mémorial, le jugement très favorable de Napoléon sur Robespierre.⁠24, lié à Nice avec Charlotte Robespierre. Aussitôt après le 9 thermidor, il se dégage bruyamment de cette amitié compromettante : «Je le croyais pur, » dit-il de Robespierre jeune dans une lettre ostensible, « mais, fût-il mon père, je l’eusse poignardé moi-même s’il aspirait à la tyrannie. « De retour à Paris, après avoir frappé à plusieurs portes, c’est Barras qu’il prendra pour patron, Barras, le plus effronté des pourris. Barras qui a renversé et fait tuer ses deux premiers protecteurs⁠25. Parmi les fanatismes qui se succèdent et les partis qui se heurtent, il reste froid et il se maintient disponible, indifférent à toute cause et dévoué seulement à sa propre fortune. — Le 12 vendémiaire au soir, sortant du théâtre Feydeau et voyant les apprêts des sectionnaires⁠26 : « Ah! disait-il à Junot, si les sections me mettaient à leur tête, je répondrais bien, moi, de les mettre dans deux heures aux Tuileries et d’en chasser tous ces misérables conventionnels ! » Cinq heures plus tard, appelé par Barras et par les conventionnels, il prend « trois minutes » pour réfléchir, pour se décider, et, au lieu de « faire sauter les représentants, » ce sont les Parisiens qu’il mitraille, en bon condottiere qui ne se donne pas, qui se prête au premier offrant, au plus offrant, sauf à se reprendre plus tard, et, finalement, si l’occasion vient, à tout prendre. — Condottiere aussi, je veux dire chef de bande, il va l’être, de plus en plus indépendant, et, sous une apparente soumission, sous des prétextes d’intérêt public, faisant ses propres affaires, rapportant tout à soi, général à son compte et à son profit⁠27, dans sa campagne d’Italie, avant et après le 18 fructidor, mais condottiere de la plus grande espèce, aspirant déjà aux plus hauts sommets, « sans autre point d’arrêt que le trône ou l’échafaud⁠28, » « voulant⁠29 maîtriser la France et par la France l’Europe, toujours occupé de ses projets et cela sans distraction, dormant trois heures par nuit, » se jouant des idées et des peuples, des religions et des gouvernements, jouant de l’homme avec une dextérité et une brutalité incomparables, le même dans le choix des moyens et dans le choix du but, artiste supérieur et inépuisable en prestiges, en séductions, en corruptions, en intimidations, admirable et encore plus effrayant, comme un superbe fauve subitement lâché dans un troupeau apprivoisé qui rumine. Le mot n’est pas trop fort et il a été dit par un témoin oculaire, par un ami, par un diplomate compétent, presque à cette date⁠30 : « Vous savez que, tout en l’aimant beaucoup, ce cher général, je l’appelle tout bas le petit tigre, pour bien caractériser sa taille, sa ténacité, son courage, la rapidité de ses mouvements, ses élans et tout ce qu’il y a en lui qu’on peut prendre en bonne part en ce sens-là. »

À cette même date, avant l’adulation officielle et l’adoption d’un type convenu, on le voit face à face dans deux portraits d’après nature : l’un physique, dessiné par Guérin, un peintre sincère ; l’autre moral, tracé par une femme supérieure, qui, à toute la culture européenne, joint le tact et la perspicacité mondaine, Mme de Staël. Les deux portraits sont si parfaitement d’accord que chacun d’eux semble l’interprétation et l’achèvement de l’autre. « Je le vis pour la première fois, dit Mme de Staël⁠31, à son retour en France, après le traité de Campo-Formio. Lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, un sentiment de crainte très prononcé lui succéda. » Pourtant « il n’avait alors aucune puissance, on le croyait même assez menacé par les soupçons ombrageux du Directoire ; » on le voyait plutôt avec sympathie, avec des préventions favorables ; « ainsi la crainte qu’il inspirait n’était causée que par le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux qui l’approchent. J’avais vu des hommes très dignes de respect, j’avais vu aussi des hommes féroces; il n’y avait rien, dans l’impression que Bonaparte produisit sur moi, qui pût me rappeler ni les uns ni les autres. J’aperçus assez vile, dans les différentes occasions que j’eus de le rencontrer pendant son séjour à Paris, que son caractère ne pouvait être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir ; il n’était ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus. Un tel être, n’ayant point de pareil ne pouvait ni ressentir, ni faire éprouver de la sympathie; citait plus ou moins qu’un homme; sa tournure, son esprit, son langage, sont empreints d’une nature étrangère... Loin de me rassurer en voyant Bonaparte plus souvent, il m’intimidait tous les jours davantage. Je sentais confusément qu’aucune émotion du cœur ne pouvait agir sur lui. Il regarde une créature humaine comme un fait ou une chose, et non comme un semblable. Il ne hait pas plus qu’il n’aime, il n’y a que lui pour lui ; tout le reste des créatures sont des chiffres. La force de sa volonté consiste dans l’imperturbable calcul de son égoïsme ; c’est un habile joueur dont le genre humain est la partie adverse qu’il se propose de faire échec et mat... Chaque fois que je l’entendais parler, j’étais frappée de sa supériorité ; elle n’avait aucun rapport avec celle des hommes instruits et cultivés par l’étude et la société, tels que la France et l’Angleterre peuvent en offrir des exemples. Mais ses discours indiquaient le tact des circonstances, comme le chasseur a celui de sa proie... Je sentais dans son âme comme une épée froide et tranchante qui glaçait en blessant; je sentais dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau ne pouvait échapper, pas même sa propre gloire, car il méprisait la nation dont il voulait les suffrages... » — « Tout était chez lui moyen ou but; l’involontaire ne se trouvait nulle part, ni dans le bien, ni dans le mal... » Nulle loi pour lui, nulle règle idéale et abstraite, « il n’examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi. » — Regardez maintenant, dans le portrait de Guérin⁠32, ce corps maigre, ces épaules étroites dans l’uniforme plissé par les mouvements brusques, ce cou enveloppé par la haute cravate tortillée, ces tempes dissimulées par les longs cheveux plats et retombants, rien en vue que le masque, ces traits durs, heurtés par de forts contrastes d’ombre et de lumière, ces joues creusées jusqu’à l’angle interne de l’œil, les pommettes saillantes, ce menton massif et proéminent, ces lèvres sinueuses, mobiles, serrées par l’attention, les grands yeux clairs, profondément enchâssés dans de larges arcades sourcilières, ce regard fixe, oblique, perçant comme une épée, ces deux plis droits qui, depuis la base du nez, montent sur le front comme un foncement de colère contenue et de volonté raidie. Ajoutez-y ce que voyaient ou entendaient les contemporains⁠33, l’accent bref, les gestes courts et cassants, le ton interrogateur, impérieux, absolu, et vous comprendrez comment, sitôt qu’ils l’abordent, ils sentent la main dominatrice qui s’abat sur eux, les courbe, les serre et ne les lâche plus.

Déjà, dans les salons du Directoire, quand il parle aux hommes ou même aux femmes, c’est par « des questions qui établissent la supériorité de celui qui les fait sur celui qui les subit⁠34. » — « Etes-vous marié? » dit-il à celui-ci. A celle-là : « Combien avez-vous d’enfants? » A un autre : « Depuis quand êtes-vous arrivé ? » ou bien : « Quand partez-vous ? » Devant une Française connue par sa beauté, son esprit et la vivacité de ses opinions, « il se plante droit, comme le plus raide des généraux allemands, et lui dit : « Madame, je n’aime pas que les femmes se mêlent de politique. » — Toute égalité, toute familiarité, laisser-aller ou camaraderie s’enfuit à son approche. Dix-huit mois auparavant, quand on l’a nommé général en chef de l’armée d’Italie, l’amiral Decrès⁠35, qui l’a beaucoup connu à Paris, apprend qu’il passe à Toulon : « Je m’offre aussitôt à tous les camarades pour les présenter, en me faisant valoir de ma liaison ; je cours, plein d’empressement et de joie ; le salon s’ouvre ; je vais m’élancer, quand l’attitude, le regard, le son de voix, suffisent pour m’arrêter. Il n’y avait pourtant en lui rien d’injurieux, mais c’en fut assez; à partir de là, je n’ai jamais tenté de franchir la distance qui m’avait été imposée. » Quelques jours plus tard⁠36, à Albenga, les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure, arrivent au quartier-général très mal disposés pour le petit parvenu qu’on leur expédie de Paris ; sur la description qu’on leur en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d’avance : un favori de Barras, le général de vendémiaire, un général de rue, « point encore d’action pour lui⁠37, pas un ami, regardé comme un ours, parce qu’il est toujours seul à penser, une petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. » On les introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses ordres et les congédie. Augereau est resté muet ; c’est dehors seulement qu’il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires ; il convient, avec Masséna, que « ce petit b… de général lui a fait peur, » il ne peut pas « comprendre l’ascendant dont il s’est senti écrasé au premier coup d’œil⁠38. » — Extraordinaire et supérieur, fait pour le commandement⁠39 et la conquête, singulier et d’espèce unique, ses contemporains sentent bien cela ; les plus versés dans la vieille histoire des peuples étrangers. Mme de Staël et, plus tard, Stendhal, remontent jusqu’où il faut pour le comprendre, jusqu’aux « petits tyrans italiens du XIVe et du XVe siècle, » jusqu’aux Castruccio-Castracani, aux Braccio de Mantoue, aux Piccinino, aux Malatesta de Rimini, aux Sforza de Milan ; mais ce n’est là, dans leur pensée, qu’une analogie fortuite, une ressemblance psychologique. Or, en fait et historiquement, c’est une parenté positive : il descend des grands Italiens, hommes d’action de l’an 1400, des aventuriers militaires, usurpateurs et fondateurs d’états viagers ; il a hérité, par filiation directe, de leur sang et de leur structure innée, mentale et morale⁠40