Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? - Madeleine Covas - E-Book

Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? E-Book

Madeleine Covas

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Beschreibung

Son père reviendra-t-il ? Quel est le lien avec ces deux hommes qui se sont affrontés dans la montagne et dont l'un est mort ?

Marie-Hélène attend le retour de son père qui, seul, la sortira de la misère et de l’enfer. Entre la faiblesse de sa mère et la brutalité de l’Étranger, elle fait face grâce à l’amour d’une voisine. Reine lui propose de menus labeurs et lui offre de petits bonheurs auprès des animaux de la ferme et dans la nature.
Huit ans déjà, et elle reste toujours sans nouvelles.
La tragédie couve et un affrontement a lieu dans la montagne. Deux hommes se battent et l’un est tué. Qui est-il ? Dans ces années 1950, les sentiments demeurent exacerbés et les rancunes tenaces. Tout peut basculer au moindre souffle.
Quand la vérité éclatera, Marie-Hélène pourra-t-elle enfin vivre comme toute petite fille de son âge ? Trouvera-t-elle une seconde famille pour se reconstruire ?
Une histoire poignante portée par une héroïne lumineuse et une Reine qu’on aimerait tous avoir rencontrée. Madeleine Covas sait mieux que personne qu’à force de volonté et d’amour, on peut devenir quelqu’un, même en partant de rien. Et elle nous offre ici une formidable leçon de vie et d’espoir.

Récit du beau temps qui survient après la pluie, l'histoire de Marie-Hélène est celle la reconstruction d'une enfant abandonnée par son père.

EXTRAIT

L’homme sentit la fumée. Il sut qu’un feu de bois brûlait quelque part. Les odeurs restaient gravées dans sa mémoire, aussi profondément que la cicatrice. Celle-ci n’était pas encore très ancienne, cinq années seulement, cinq années noires qui avaient changé le cours de sa vie. L’Autre n’était pas loin, celui qui le poursuivait mais qu’il avait trouvé le premier, par hasard.
Il se demanda pourquoi l’Autre avait allumé du feu par une soirée de mai si douce dans ce coin proche de la Provence. L’orage sans doute qui s’était violemment abattu sur le village quelques heures auparavant et qui avait transpercé ses propres vêtements. Ou peut-être un désir de ne pas être seul. Il avait lui-même souvent fait de même pour ne pas mourir de froid, mais aussi pour lutter contre la noire solitude et l’inconnu.
L’odeur se rapprochait maintenant. L’homme avançait sur le sentier caillouteux qui conduisait au sommet d’une petite colline. Le ciel restait sombre, sans un rayon de lune. Les branches des arbres lui giflaient le visage et il sentait à travers ses minces semelles les pierres du chemin. Il n’avait pas prévu cela, cette rencontre ignoble, dans de telles circonstances. Ses forces étaient décuplées par la haine ; il irait maintenant jusqu’au bout pour assouvir sa vengeance, une juste vengeance.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Bretonne de naissance, enseignante à la retraite, Madeleine Covas vit aujourd'hui en Haute-Savoie, mais elle a longtemps résidé en Ardèche pour laquelle elle a gardé une infinie tendresse et un pied-à-terre.
Avec ce roman, elle espère partager avec le lecteur sa passion pour cette terre de beauté. Elle a pris soin de restituer les aspects les plus enchanteurs de ce territoire : les coulées de lave bleue ou noire, les cratères adoucis par les forêts et les immenses châtaigneraies abandonnées, les calades bordées de genêts et les torrents imprévisibles. Son passé historique l’interpelle aussi, avec ses nombreux sites archéologiques, ses petites églises romanes aux clochers à peigne et ses châteaux.

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Contenu

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Exergue

Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile?

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Du même auteur

Dans la même collection

Copyright

L’homme sentit la fumée. Il sut qu’un feu de bois brûlait quelque part. Les odeurs restaient gravées dans sa mémoire, aussi profondément que la cicatrice. Celle-ci n’était pas encore très ancienne, cinq années seulement, cinq années noires qui avaient changé le cours de sa vie. L’Autre n’était pas loin, celui qui le poursuivait mais qu’il avait trouvé le premier, par hasard.
Il se demanda pourquoi l’Autre avait allumé du feu par une soirée de mai si douce dans ce coin proche de la Provence. L’orage sans doute qui s’était violemment abattu sur le village quelques heures auparavant et qui avait transpercé ses propres vêtements. Ou peut-être un désir de ne pas être seul. Il avait lui-même souvent fait de même pour ne pas mourir de froid, mais aussi pour lutter contre la noire solitude et l’inconnu.
L’odeur se rapprochait maintenant. L’homme avançait sur le sentier caillouteux qui conduisait au sommet d’une petite colline. Le ciel restait sombre, sans un rayon de lune. Les branches des arbres lui giflaient le visage et il sentait à travers ses minces semelles les pierres du chemin. Il n’avait pas prévu cela, cette rencontre ignoble, dans de telles circonstances. Ses forces étaient décuplées par la haine ; il irait maintenant jusqu’au bout pour assouvir sa vengeance, une juste vengeance.
Un éclair jaillit dans le ciel, suivi d’un long roulement de tonnerre. L’orage revenait. De vieux oliviers apparurent, détachant leurs troncs torturés sur la lumière blanche d’un sol rougeâtre. Au bout de l’oliveraie, une cabane de pierres. « C’est là », se dit-il. Il attendit longtemps, couché dans l’herbe dure du sentier. Le temps ne comptait plus pour lui. Ces années passées au camp lui avaient donné une infinie patience. Il guettait les bruits venant de la cabane mais seuls les lointains grondements du tonnerre lui parvenaient. Pas de vent, pas de cris d’oiseau de nuit. Seuls le silence et l’odeur de fumée. Il s’approcha lentement, tel un fauve, attentif à ne pas briser de branche sèche, sachant que l’Autre avait développé les mêmes instincts que lui. Le premier surpris serait le perdant.
Parvenu à quelques mètres, il fut collé au sol par un bruit. Un clapotis régulier et sourd. « Une source, pensa-t-il. Il a toutes les chances : du bois et de l’eau. » En Sibérie, cela signifiait la survie pour un prisonnier évadé. Ici c’était aussi la possibilité de se cacher quelques jours. L’odeur de la terre remuée le saisit et il se rendit compte qu’il était dans une partie cultivée du terrain. Un nouvel éclair illumina l’ensemble et il vit, bien alignées près de la cabane, des rangées de légumes et des plants de tomates chargés de fruits. « Monsieur a de quoi manger… » Il se torturait inutilement. Rien ne viendrait jamais réparer les années passées à souffrir du froid, de la faim, des mauvais traitements. Était-il resté un être humain alors qu’il avait été considéré comme une bête et qu’il avait survécu à tout cela ? Il ne se posait plus cette question qui l’avait trop souvent taraudé. Rien de ces douleurs passées n’était comparable à ce qu’il venait de découvrir et de vivre. Il chassa les images de son esprit pour se concentrer sur ce qu’il devait faire.
Il était maintenant parvenu au mur de pierres grossières. Collé contre la paroi, il attendit encore avant de progresser lentement vers la petite lucarne. Une cheminée rustique occupait un des murs de la cabane. On apercevait dans la lueur des flammes quelques outils et un tas de bois de chauffage. L’Autre était là, devant le feu. Il était presque nu. Ses vêtements séchaient au-dessus des flammes. Il tourna la tête et son profil apparut : dur, inhumain. Comme là-bas.
Quand la porte s’ouvrit et se referma, la flamme vacilla et l’Autre se retourna, abasourdi. L’homme bondit sur un manche de pioche posé à proximité et le leva dans un cri. Ils se regardèrent un instant, un bref instant terrible, le chasseur et le gibier, incrédules. Ils surent alors que le duel qui s’engageait là, si longtemps attendu, finirait par la mort de l’un d’eux. Il n’y avait pas d’autre alternative.
L’homme s’élança, le manche de pioche à la main. L’Autre se colla au mur, se baissant pour esquiver le coup qui fit tomber un fusil accroché à une pierre en saillie. Ils se jetèrent tous deux sur l’arme, dans un corps à corps ponctué de coups et d’injures. Ils criaient en allemand, ayant instinctivement retrouvé la langue qui les avait liés si longtemps. Ils roulèrent vers la porte qui s’ouvrit brutalement vers l’extérieur.
L’homme, pointant l’arme enfin saisie, sentit une sorte de jubilation l’envahir. Mais il n’eut pas le temps d’en profiter car l’Autre bondit par la porte ouverte et prit le chemin qui montait au sommet de la colline. Son poursuivant jaillit à son tour, le fusil à la main, le bruit des pas sur le sentier lui indiquant la direction à suivre. Un éclair vint illuminer la course de l’Autre. Il trébucha soudain sur une pierre. Le coup partit. Un seul coup. La détonation se mêla au tonnerre qui roulait encore dans le lointain. L’homme jeta le fusil dans le ravin. Il leva le visage vers la pluie bienfaisante qui tombait maintenant, telle une délivrance.
***
— Marie… Hélène !
Porté par l’écho, bousculé par le mistral, le prénom retentit. Blottie entre deux touffes de lavande, la fillette ne bougea pas. Comme chaque jeudi, s’échappant un moment pendant la sieste du petit frère, elle était venue se réfugier dans ce royaume du vent, au milieu des plants aux fleurs bleues inconnues et si lumineuses en été, dans ce champ sec et rouge qui n’avait l’air d’appartenir à personne. Elle aimait le vent, ce mistral fou qui l’isolait du reste du monde et lui donnait l’impression que personne ne pourrait plus jamais l’atteindre, quand seuls les craquements des branches remplissaient le ciel bleu et vide, bien nettoyé par les mouvements furieux de l’air.
L’écho portait encore le prénom détesté ; il semblait rejaillir sur les vagues du vent, comme pour s’élancer toujours plus loin. « Et si je m’appelais Marilène. Marie-ène. Mar-ine. Mar… Mrn… » Ne plus s’appeler, ne plus exister ainsi, être une vraie petite fille, sans soucis, sans appréhension, sans devoirs, sans gros secrets. Être vide comme le ciel, être sourde comme le vent, être aveugle comme les arbres, muette comme les champs. Avoir huit ans sans humiliations, sans coups, sans ces terribles faits. Vivre, tout simplement, vivre, jouer, rêver, vivre une vraie vie d’enfant. Les larmes coulaient sur le visage de la petite fille, silencieuses, honteuses.
— Marie… Hé… lè… ne !
La voix s’était rapprochée. La fillette n’entendait pas encore les pas sur les cailloux du chemin car le vent était trop fort pour laisser place à d’autres sons. Mais elle ne pleurait plus : on ne devait pas la voir sangloter, surtout sa mère qui ne comprendrait pas, qui en ferait un véritable drame, tant elle était fragile.
Elle parlait à haute voix, souvent. À quelqu’un qui n’existait pas, qui la rassurait, qui lui répondait, du moins le croyait-elle. Elle s’entretenait avec une ombre qui échappait à toutes les contraintes et se contentait d’écouter, de garder les secrets. Elle lui racontait tout, mais elle devait parler tout haut, afin que ces choses-là sortent vraiment de son cœur. Pour cela, il fallait trouver un endroit tranquille, vide d’êtres humains, comme ce champ peu éloigné du village mais où elle n’avait encore jamais rencontré personne. Même les garçons qui pillaient les nids de pies, même ceux-là, passaient rapidement sur le sentier mais ne s’arrêtaient jamais ici. Recroquevillée comme malgré elle dans une position fœtale, elle se déroula enfin quand sa mère se dressa devant elle, essoufflée :
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? Je t’appelle depuis une heure ! Tu dois garder ton frère et tu m’as mise en retard. Sors de là si tu ne veux pas une fessée !
Marie-Hélène savait pourquoi elle devait garder son frère. L’homme attendait dans la petite maison du bout du village. Un homme qu’elle trouvait vieux et gris. Mais sa mère se rendait chez lui presque tous les jours et, naturellement, le petit frère serait un gêneur. Marie était fatiguée de ces secrets de grande personne ; elle aurait voulu ne rien savoir et se promener la tête haute. Elle était blessée dans sa dignité de petite fille : sa mère ne se conduisait pas bien, elle le savait. Elle aurait voulu être la seule à connaître ces secrets, mais au village, tout le monde était au courant de tout. Elle avait espéré, au fond d’elle-même, sans arriver à se le formuler, que cette fois-ci elle aurait une nouvelle vie plus tranquille, en arrivant dans ce petit village si éloigné de la Normandie. Mais sa mère trouvait toujours un homme, et ici, il n’avait pas fallu longtemps.
L’autre homme, l’Étranger, était au chantier. Marie-Hélène le redoutait plus que tout. Elle craignait son regard, ses mains, son accent ; elle avait peur aussi pour sa mère car l’homme était jaloux et possessif. Parfois la fillette claquait des dents de terreur à l’idée que l’Étranger pourrait deviner quelque chose. Il était arrivé un soir avec une valise en carton et s’était installé à demeure. Ce n’était pas la première fois qu’un homme venait ainsi, mais habituellement, après deux ou trois jours, l’intrus s’en allait, souvent après quelques cris ou une nuit agitée. L’enfant attendait, tout simplement. Mais celui-là, cela faisait des mois, presque deux années, qu’il était là. Il épouvantait Marie-Hélène, avec ses mains qui tentaient de la toucher. Elle essayait toujours de ne pas rester seule avec lui, mais parfois c’était bien difficile et la petite fille ne voulait pas inquiéter sa mère. L’enfant se sentait si sale quand les mains infâmes tentaient de se glisser entre ses jambes, si coupable d’avoir déclenché de vilaines pensées et des gestes répréhensibles. La honte l’envahissait, la paralysait, mais elle ne voyait pas comment sortir de cette situation. Des pensées terribles l’assaillaient parfois. Puisqu’il ne repartait plus, il pourrait mourir. Disparaître dans un accident stupide. Cela le punirait et peut-être ainsi se sentirait-elle enfin lavée de cette souillure.
En redescendant le sentier caillouteux, l’enfant grelotta d’angoisse. Elle avait trop de peurs en elle pour vivre comme une vraie petite fille. « Quand je serai grande, je ne mentirai jamais, je ferai tout ce que j’ai envie de faire, je n’irai jamais voir un homme gris dans une maison que je ne connais pas, je serai habillée comme Gisèle et j’aurai un cabinet de toilette, comme elle. »
Pourtant, elle détestait Gisèle. Gisèle était riche et méchante. Dès le premier jour d’école, elle l’avait dénoncée faussement. De plus, Gisèle avait toujours de jolies petites chaussures vernies, des chaussettes blanches très fines et, dans ses cheveux, de beaux rubans soyeux assortis à ses tenues qui changeaient chaque jour. Elle était toujours bien coiffée, ses cheveux étaient brillants et on avait envie de les toucher. Elle paraissait à l’aise dans la rue, dans la cour de récréation. Il n’y avait qu’en classe, au moment des dictées, que Gisèle était triste et fâchée. Marie-Hélène savait que Gisèle aurait plus de cinq fautes et qu’elle-même n’en aurait pas. C’était son moment de triomphe, sa petite vengeance personnelle.
L’école restait pour la fillette l’endroit du bonheur. La classe, pas la récréation ni le chemin de la sortie quand les enfants couraient en criant, en bousculant ceux qui étaient trop lents, qui ne désiraient pas rentrer tôt à la maison. Le mot « maison » d’ailleurs résonnait étrangement dans ses oreilles. Elle le prononçait en fermant les yeux, en accentuant bien le « ai ». « Qu’est-ce qu’une maison ? » Elle n’avait jamais connu que des logements misérables, des taudis insalubres, sans eau. Des pièces exiguës dans lesquelles il fallait dormir dans des lits si proches les uns des autres que la petite fille savait depuis longtemps ce que faisaient les adultes la nuit. Malgré ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre, elle devinait tout et trouvait cela répugnant.
La classe, c’était le lieu où tout lui réussissait. C’était aussi l’endroit où se trouvaient les livres, livres de bibliothèque souvent interdits aux plus jeunes mais qu’elle pouvait parfois subtiliser le samedi pour les remettre le lundi matin, heureuse d’avoir vécu quelques heures avec les personnages de Victor Hugo, de Colette, de Maupassant. Il y avait bien longtemps que les livres réservés aux plus petits, ceux de la bibliothèque Rouge et Or, ne l’intéressaient plus. Elle s’était d’ailleurs aperçue que souvent les textes étaient tronqués et elle en était frustrée. Elle trichait donc car elle savait qu’elle ne pouvait demander à la maîtresse d’emporter les autres livres. Elle la respectait pour ses connaissances et son savoir-faire. Mais depuis qu’elle l’avait entendue parler à l’instituteur, son mari, de « cette gosse misérable qui a déjà assez de mauvais exemples dans ce milieu-là et qui ne doit pas lire des livres qui pourraient la conduire encore plus sur le mauvais chemin », depuis qu’elle avait compris qu’il s’agissait d’elle, Marie méprisait un peu le manque de perspicacité de l’enseignante.
Si sa mère était un être faible, qui n’avait pu résister aux malheurs de la vie, une femme encore jeune et belle qui n’avait pas su trouver son chemin, l’enfant, qui n’arrivait pas encore à tout comprendre, gardait pour cette dernière un amour immodéré. Ne lui avait-elle pas appris à dire « merci » et « s’il vous plaît », à s’exprimer correctement, à ne pas couper la parole aux autres, à s’effacer devant les vieillards et à donner généreusement à ceux qui avaient moins qu’elle ? Marie-Hélène ressentait bien que la jeune femme déchue n’avait plus rien à donner, que sa quête perpétuelle du prince charmant lui avait enlevé tout sentiment maternel. La petite veillait, les sens bien en alerte. Si ses choix pour l’avenir étaient faits depuis bien longtemps, elle ne supportait pas que l’on critique sa mère. Certes, leur situation familiale paraissait vraiment curieuse : une femme mariée qui n’avait plus de mari, un petit frère fils d’un inconnu et d’une Française qui ne pouvait montrer ses papiers de femme libre. Un homme qui les faisait vivre et qui n’était le mari ni le père de personne. De plus, c’était un étranger.
Depuis que Pierre Lagrange avait disparu, un matin d’octobre 1940, laissant sa jeune femme seule et enceinte, depuis huit ans, plusieurs hommes avaient pris sa place. L’un deux avait légué un autre enfant. La petite fille ne comprenait rien à cette mouvance, à tous ces hommes qui passaient. Elle savait seulement que ce n’était pas bien puisqu’on le lui reprochait toujours. Comme si elle, à son âge, était responsable de la conduite des grandes personnes, comme si elle n’était pas assez occupée à se défendre de tant d’agressions, à se construire toute seule.
***
— Où est ton père ?
Cette question, posée un jour dans la cour de récréation par Gisèle, avec l’intention de nuire car la réponse était bien connue, la laissa sans voix.
— Alors, tu ne peux pas répondre ?
— Si, je peux répondre. Mon père a disparu pendant la guerre, on ne l’a pas retrouvé.
— Mon frère m’a dit que ton père devait être un collabo, et qu’il était parti se cacher en Allemagne.
— C’est faux. Mon père était un ingénieur, il ne faisait pas la guerre.
— Alors, c’était un dégonflé ?
— Dégonflé, dégonflé, dégonflé…
— Et ta mère, il paraît que c’est une femme de mauvaise vie.
— Une putain, c’est une putain : une putain et un dégonflé…
Les mots couraient sur toutes les bouches du petit cercle formé autour de la riche Gisèle. Marie-Hélène s’éloigna, l’air le plus digne possible, mais elle se sentait profondément blessée. Elle n’avait encore jamais entendu ce terme de « collabo ». Elle pressentait sa connotation négative et elle était décidée à demander une explication à sa mère, un jour propice.
Il n’avait pas fallu longtemps pour être rejetée par les autres enfants, enfin, les enfants des familles convenables. La rentrée n’avait eu lieu que quinze jours auparavant et la fillette savait qu’elle allait de nouveau être bien seule. Depuis qu’elle allait à l’école, c’était ainsi : sa mère était une « putain » et son père un « dégonflé ».
— Qu’est-ce qu’une putain, maman ?
Elle avait reçu une gifle.
— Ne prononce jamais ce mot, dévergondée !
C’était il y a longtemps. Depuis, elle avait cherché dans le dictionnaire Larousse, le seul livre existant dans la maison, « putain », « prostituée », « prostitution », tous ces mots liés par le sens auxquels renvoyait l’article. Elle avait haussé les épaules : « offrir ses charmes pour de l’argent ». Certainement pas : il n’y avait jamais d’argent à la maison.
***
— C’est un ancien hôtel particulier.
Ces mots avaient résonné dans la tête de l’enfant. Elle les connaissait car, dans la fuite éperdue soigneusement organisée par sa mère, elle avait dormi dans des hôtels minables, avec des draps sales et elle y avait attrapé des poux, des puces et même la gale. Elle se demandait ce que pouvait bien avoir de particulier un hôtel. Elle se sentait donc triste en descendant du bus sur la place de ce petit village de la Drôme où l’Étranger voulait les installer. Aussi quelle surprise lorsque l’hôtel en question était apparu devant elle ! Une immense terrasse prolongée par une tonnelle fleurie, des pots de fleurs partout, une façade percée de nombreuses fenêtres et un air de maison heureuse. La fillette avait souri mais l’Étranger n’était pas entré par la terrasse. Il les avait entraînés sur le côté de la bâtisse, où une immense porte de bois vermoulu donnait sur un sombre couloir. Au fond du couloir, deux pièces sans air et sans lumière. Ce serait leur nouveau logement. La fillette avait eu envie de se plaindre mais elle n’avait rien dit et avait regardé sa mère qui, déjà, ouvrait leurs maigres bagages.
On était en septembre et il faisait chaud, si bien que la fraîcheur des vieux murs lui avait paru réconfortante un moment. Mais il n’y avait pas d’eau dans la cuisine et un seau de fer galvanisé attendait à côté de l’évier de pierre au-dessus duquel une petite fenêtre apportait un jour voilé par le bâtiment voisin, trop proche. La seconde pièce, un peu plus claire, donnait sur l’étroite rue du village par une haute fenêtre et communiquait avec la cuisine par une porte et une vitre fixée dans la cloison. Deux grands lits la remplissaient presque avec une vieille armoire qui avait reçu les quelques draps et le peu de linge de la famille. Un seau hygiénique émaillé bleu, posé dans un coin, servirait à tous la nuit. Au fond du sombre couloir, une seconde porte donnait sur un petit jardin intérieur auquel les locataires du misérable logement n’auraient accès que pour se rendre à l’édicule de bois servant de cabinet, au nom pompeusement peint sur la porte en grosses lettres rouges dont la peinture avait bavé en gouttes sanglantes. L’enfant s’était demandé où elle pourrait faire ses devoirs, mais elle n’avait rien dit de crainte d’énerver sa mère qui s’affairait et préparait un biberon pour le petit frère.
— Marie-Hélène, va chercher du lait pour ce soir.
Sa mère lui avait tendu le bidon sorti d’un grand sac de toile kaki. Elle était partie, craintive, intimidée par la rue silencieuse et inconnue et l’épicerie lui avait paru fort éloignée. Une très vieille femme lui avait ouvert la porte qui était fermée à clé et elle était entrée, un peu gênée.
— Bonjour, madame.
— Bonjour, petite, lui avait répondu l’épicière, en allumant les lampes qui éclairaient bien mal la pièce profonde et encombrée d’étagères chargées de marchandises. C’est à peine l’heure de la fin de la sieste, tu es bien en avance.
La petite n’avait pas compris, ignorant les coutumes de cette région.
— Pourrais-je avoir du lait ? Un litre, s’il vous plaît.
Elle avait tendu le pot et, de sa main droite, la vieille femme avait plongé dans un gros bidon une mesure d’aluminium à longue queue qu’elle avait versée deux fois, avec précaution, dans le récipient de l’enfant.
— Tu n’es pas d’ici ?
L’épicière avait rendu la monnaie et avait attendu la réponse en la regardant par-dessus ses lunettes.
— Si, madame, nous venons d’arriver.
Elle était sortie rapidement, ne voulant pas subir d’autres questions et était revenue au logis qui lui avait paru bien triste et sombre après la sortie dans la rue ensoleillée. Elle s’était demandé en marchant ce que voulait dire « être d’ici ». Elle avait souvent entendu cette remarque et elle en ressentait une vague gêne, comme si elle n’était de nulle part.
Elle avait dû raconter l’épicerie, décrire ce qu’elle avait vu. Oui, il y avait des biscottes, et du jambon, et des œufs. Oui, l’épicière paraissait gentille. Elle savait pourquoi sa mère l’interrogeait ainsi. Il y aurait bientôt une ardoise à l’épicerie, une ardoise nécessaire à la vie de la famille, lorsque la paye serait mauvaise à cause des intempéries, lorsque l’argent serait parti trop vite dans une visite de médecin pour le petit frère si fragile, dans une paire de chaussures qu’on ne pourrait éviter d’acheter, dans une bouteille de gaz ou d’autres dépenses encore qui rendaient la vie de chaque jour si précaire, si difficile.
Parfois, la fillette, couchée dans le grand lit avec le petit frère imaginait sa vie future. « J’aurai tellement de paires de chaussures que je devrai faire faire un placard exprès, et je pourrai changer de robe tous les jours, et aussi, j’aurai des culottes et des manteaux. » Quand la toux du bébé la réveillait, elle reprenait son rêve et construisait ses bonheurs futurs. Elle ignorait qu’elle ne guérirait jamais d’avoir tant manqué de vêtements, d’avoir été moquée et humiliée parce qu’elle portait les habits des autres, parce qu’elle avait des tenues trop petites ou trop grandes, des bottes de caoutchouc pendant les longs mois d’été, des sandales trop ouvertes pendant les frimas de l’hiver, des sous-vêtements déchirés et tenus par des épingles à nourrice. Pour combler ce manque, elle s’inventait des garde-robes, non pas luxueuses mais confortables et abondantes.
Pendant les semaines qui avaient suivi, elle ne s’était guère éloignée du logis, attentive au petit frère qui commençait à marcher, craignant de s’adresser aux enfants qui parfois l’observaient de loin. Au bas de la rue, un grand bassin permettait aux femmes de laver leur linge et de parler abondamment des nouveaux arrivés au village. La fillette entendait leurs rires et les coups de battoir sur le linge mouillé. Elle aimait ces bruits, mais lorsqu’elle s’approchait pour prendre de l’eau fraîche à la fontaine, les bavardages cessaient, ainsi que les rires, et elle se sentait observée et jugée.
Sa mère était aussi allée laver le linge au bassin. Quelques jours après leur arrivée, alors que la fillette tenait son petit frère par la main, elle avait aperçu un homme qui remontait la rue tandis que sa mère se dirigeait vers l’étendage installé au-dessus du lavoir, sur un replat bien exposé au vent et où de nombreux fils de fer permettaient de pendre le linge. Elle portait une lourde lessiveuse et l’homme, empressé, s’était arrêté et lui avait pris la charge des mains. Il l’avait amenée jusqu’à l’étendage et, après avoir courtoisement soulevé son chapeau gris et échangé quelques mots, s’était éloigné. Le surlendemain, il était encore là et finalement, il était venu chaque jour s’asseoir dans la cuisine un moment pendant l’absence de l’Étranger.
Par la suite, la fillette avait compris que sa mère avait trouvé un nouvel amant car, en rentrant de l’épicerie, elle les avait trouvés enlacés, et le petit frère fut confié à sa garde plus souvent que d’habitude. La fillette se demandait combien de temps l’Étranger mettrait à deviner ou à découvrir la tromperie et elle grelottait parfois à l’idée des scènes à venir et des coups qui allaient pleuvoir indistinctement sur sa mère et sur elle.
L’Étranger avait dû se rendre à la mairie et déclarer sa résidence. Apatride, d’origine hongroise, il avait un terrible accent qui ne lui permettait pas de se faire comprendre, et l’enfant avait servi d’interprète, habituée à l’entendre parler. Elle avait senti une réelle hostilité de la part de l’employé de mairie : le fait que l’homme se déclarât célibataire, son origine confuse, son dur regard gris transparent, son allure fière et un peu méprisante l’avait laissé méfiant et mal à l’aise.
Marie-Hélène, dans l’attente de la rentrée des classes, avait passé beaucoup de temps à l’extérieur et avait ainsi eu l’occasion de voir la propriétaire de la maison bourgeoise qui leur louait généreusement le fond du couloir. C’était Madame Mère, comme l’appelaient tous les voisins, sans doute par respect car cette femme déjà âgée, grande et mince, au chignon toujours bien ajusté et au long sautoir d’or, dégageait un air de dignité et d’élégance tel que tous se sentaient intimidés et inférieurs. Elle avait d’ailleurs une grande conscience de l’effet produit sur les villageois ordinaires auxquels elle n’adressait que de rares paroles et des saluts très discrets. Madame Mère avait un mari qui ne parlait guère et qu’on ne voyait pas souvent, sauf au moment de l’arrosage des géraniums qu’il considérait sans doute comme sa chasse gardée. Assis sur le banc de fer de la terrasse, un beau livre sur les genoux, il suivait du regard les allées et venues de Madame Mère, se levant parfois pour enlever quelques feuilles fanées, tandis que son épouse transportait de multiples arrosoirs d’eau. Ensuite, le vieux couple pénétrait dans le grand couloir de la belle maison et la porte se refermait sur leur vie cachée. Marie-Hélène observait ce rite du soin des plantes presque chaque soir et elle le trouvait magique et réjouissant. Rien ne semblait jamais déranger l’émerveillement du couple devant l’abondance et la beauté des fleurs. Ce rituel sans paroles, ces gestes sans regards vers l’extérieur enfermaient ceux-là dans un monde à part, un monde qu’elle imaginait fastueux, sans problèmes matériels, à l’abri de tous soucis, dans une superbe maison pleine de beaux livres comme ceux que le vieil homme lisait.
La fillette avait appris que le fils du couple, un avocat installé à Lyon, venait souvent visiter ses vieux parents avec sa femme et ses deux enfants. Effectivement, quelques jours avant la rentrée scolaire, une traction avant noire s’était garée devant la maison et avait dérangé le rite de l’arrosage. Le garçon et la fille s’étaient mis à courir d’un bout à l’autre de la terrasse et leurs rires avaient égayé un moment le quartier. Mais Madame Mère, rapidement, avait terminé sa tâche et appelé les enfants qui se poursuivaient sur le chemin de la colline. Le silence avait remplacé les rires et Marie-Hélène avait su ainsi que Marie-France et Jean-Louis avaient pénétré dans la maison mystérieuse : elle les avait imaginés heureux et satisfaits.