Seules les pierres le savaient - Madeleine Covas - E-Book

Seules les pierres le savaient E-Book

Madeleine Covas

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Beschreibung

Des rencontres, des espoirs, des trahisons, des soupçons, des idylles qui surgissent sans prévenir...

Les archéologues venus faire des fouilles dans ce village des Hautes-Cévennes découvrent un pays d’une beauté exceptionnelle, mais aussi de nombreux secrets savamment entretenus. Le comte de Castelmaure vient d’enterrer sa femme, mais personne n’en parle au château où logent les scientifiques, et ces derniers l’apprendront incidemment. Un jour, en plein travail, ils reçoivent des coups de fusil qui ne les feront nullement renoncer à leur chantier, mais qui les rendront juste plus prudents, et toujours plus dubitatifs. De toute évidence, leur présence au château et leurs travaux dérangent. Ils sont entourés de personnages tous plus insolites les uns que les autres, à l’image de Marc, ce mystérieux rosiériste, ou de Mélanie, la gouvernante silencieuse. Et qui
est vraiment ce comte ? Mais les jeunes s’entêtent... Grâce à leur métier, ils savent que, si les hommes se taisent, les pierres, elles, finissent
toujours par parler.

Une remarque restitution des Cévennes, des paysages, du patrimoine, de l'atmosphère et des lumières.

EXTRAIT

Geoffroy avait entendu les cris. Plus que des cris, c’étaient des hurlements déments et continus. Il avait traversé le couloir à longues enjambées et avait ouvert la porte du salon rouge. Élisabeth était là, échevelée et défigurée au milieu de la pièce. La mallette de métal avait été vidée et son contenu répandu à terre. Tout ce qu’il avait gardé depuis de si longues années, ses souvenirs, ses petits bonheurs si rares, ses secrets, sa vie enfin, son autre vie pour laquelle il respirait
chaque jour.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bretonne de naissance, enseignante à la retraite, Madeleine Covas vit aujourd'hui en Haute-Savoie, mais elle a longtemps résidé en Ardèche pour laquelle elle a gardé une infinie tendresse et un pied-à-terre. Avec ce roman, elle espère partager avec le lecteur sa passion pour cette terre de beauté. Elle a pris soin de restituer les aspects les plus enchanteurs de ce territoire : les coulées de lave bleue ou noire, les cratères adoucis par les forêts et les immenses châtaigneraies
abandonnées, les calades bordées de genêts et les torrents imprévisibles. Son passé historique l’interpelle aussi, avec ses nombreux sites archéologiques, ses petites églises romanes aux clochers à peigne et ses châteaux.

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Geoffroy avait entendu les cris. Plus que des cris, c’étaient des hurlements déments et continus. Il avait traversé le couloir à longues enjambées et avait ouvert la porte du salon rouge.

Élisabeth était là, échevelée et défigurée au milieu de la pièce. La mallette de métal avait été vidée et son contenu répandu à terre. Tout ce qu’il avait gardé depuis de si longues années, ses souvenirs, ses petits bonheurs si rares, ses secrets, sa vie enfin, son autre vie pour laquelle il respirait chaque jour.

Les photos s’étalaient sur le parquet et Élisabeth les piétinait en hurlant, déchaînée. Photos de bébé, de petit enfant et d’adolescent, de collégien rieur et d’étudiant couronné de succès, la mer, le ciel, les bateaux, le cottage anglais, la Bretagne. Photos de réussites, de plaisir, tout ce qu’il avait gardé, pour suivre cet autre lui qu’il n’avait pas pu élever, qui n’avait pas eu le droit de vivre au château. Et les papiers secrets de la banque, ceux qui attestaient qu’il avait versé de l’argent régulièrement, qu’il avait réussi à accumuler un capital suffisant pour une vie d’étudiant, pour la vie tout court.

D’un regard, il avait vu ses précieux souvenirs jetés au sol, dans un déferlement de cris et de piétinements. Élisabeth hoquetait en bavant, elle crachait littéralement des insultes en anglais, si violentes et si ignobles qu’il était resté froid et silencieux. Il avait songé à La Mégère apprivoisée, mais elle était pire, sa laideur naturelle habituellement devenue anodine parce qu’il ne la voyait pas, à force de la côtoyer, de l’éviter. Cette laideur n’était majestueuse que dans ce genre de situation. C’était pourtant le paroxysme de ce qu’il avait vu ou entendu. Et elle avait menacé de le tuer, de les tuer tous les deux.

Il avait compris. Tandis qu’elle émiettait tous les documents, il était sorti de la pièce, la laissant hurler, la laissant se déchirer les vêtements, s’arracher les cheveux. Il était resté un moment derrière la porte, l’avait écoutée se frapper la tête contre les murs, contre les meubles. Il n’avait pas fait un geste. Il était descendu au rez-de-chaussée, dans la salle où les fusils accrochés au mur attendaient les chasseurs. Il les avait décrochés et mis dans un grand sac de toile, ne cherchant pas longtemps celui qui manquait sur le râtelier, se demandant simplement où il pouvait bien être, mais renvoyant à plus tard sa recherche. Il y avait ajouté rapidement les cartouches et les balles qui remplissaient plusieurs tiroirs. Puis il avait transporté le lourd paquet dans sa voiture et était sorti de la cour. « Qu’elle souffre ! Chacun son tour ! Je l’ai supportée pendant vingt-deux ans, vingt-deux ans d’affrontements ridicules, de criailleries mesquines, de honte permanente dans le village. »

Geoffroy ne se sentait plus aucune humanité. Il avait tout fait pour ne pas arriver à ce point de rupture. Bon fils, mari fidèle, toujours à l’affût de ce qui était bien pour son nom, pour sa famille, respectueux des plus pauvres, de ceux qui espéraient en lui. Mais maintenant il sentait bien que c’était fini. Le lendemain, elle irait dans le village en hurlant sa colère et son infortune. Et les villageois ne diraient rien, comme d’habitude, par respect pour lui, par respect pour l’homme qu’il avait été, qu’il tentait d’être.

Il avait roulé quelques kilomètres dans les bois et s’était enfoncé vers la rivière, dans ces chemins qu’il connaissait si bien, qu’il aimait tant. Il avait trouvé enfin ce qu’il cherchait : un trou assez profond sous un petit pont romain que la rumeur populaire appelait pont de la Diablesse. Il n’avait pu s’empêcher de sourire en évoquant ce nom. Il avait stoppé le véhicule et s’était débarrassé des armes et des munitions. « Elle croit qu’elle y arrivera, elle trouvera bien un fusil chez ses copains chasseurs, mais je serai là. »

Il était revenu en conduisant lentement, sans appréhension. Il avait garé tranquillement la voiture et était passé à l’écurie. Les chevaux dormaient debout, une patte légèrement relevée. Le valet de ferme allait bientôt les mettre au pré.

Il n’y avait plus de bruit dans le salon rouge. Il avait entrouvert la porte capitonnée. Élisabeth était couchée à terre et chantait God save the Queen. Il s’était approché et lui avait pris le pouls. Il était normal. Il n’avait pas essayé de la relever et était reparti après avoir ramassé les reliefs du carnage, les lambeaux déchirés de ses souvenirs.

Il était sorti pour téléphoner au médecin établi au chef-lieu. Il s’était demandé comment Élisabeth avait eu l’idée de fouiller dans sa mallette. Celle-ci était censée ne contenir que ses instruments. Il l’emportait partout avec lui, avec un matériel de première urgence. Mais elle avait un double fond assez profond dans lequel il transportait aussi tous ses documents secrets.

Il avait été presque soulagé. Elle savait maintenant, elle savait vraiment. Il n’aurait plus à dissimuler. Comment avait-elle pu imaginer qu’il abandonnerait cet enfant ? Il avait essayé de reconstituer la succession des indices qui avaient conduit sa femme vers la cachette. Certainement la rencontre dans la forêt. Cette rencontre inattendue et silencieuse, le même cheval, le même chien, la même silhouette, les mêmes mains. C’était lui vingt-cinq ans plus tôt, exactement lui. Personne n’avait parlé ; les forestiers qui les accompagnaient s’étaient tus soudain, pétrifiés, car eux savaient, tout le monde savait ici. Et c’était arrivé. Bêtement. Mais finalement c’était mieux ainsi.

Geoffroy s’était assis dans un fauteuil et avait attendu. La femme de chambre était entrée dans le salon et il l’avait entendue tenter de convaincre la malade de se lever. Celle-ci chantait toujours. Cette pauvre Séraphine avait l’habitude. Elle l’avait déjà récupérée nue sur la route, ou, dans le grand bassin, s’abritant sous un parapluie. Elle lui parlait doucement et réussissait toujours à la calmer pour la mettre au lit. Depuis vingt-deux ans, elle aussi devait être usée. Le médecin était venu, comme les autres fois ; il avait administré un calmant en signalant que Geoffroy aurait pu le faire lui-même.

Geoffroy était entré dans la chambre, à regret. Elle était assise avec deux gros oreillers dans le dos. Elle lui avait tendu la main et il s’était approché, un peu gêné, devant le docteur, et là elle lui avait demandé de jurer quelque chose afin qu’elle puisse vivre, car elle se sentait très malade. Il avait deviné le piège, car dans sa folie elle conservait parfois une cruelle lucidité. Et ce tutoiement inhabituel… Il avait tenté rapidement de diagnostiquer les signes de la fin. Elle avait les yeux profondément enfoncés dans les orbites, la peau grisâtre. Il s’était dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps, alors… Elle lui avait demandé de ne jamais le voir tant qu’elle serait vivante, de ne jamais le recevoir au château. Et devant le médecin et la femme de chambre, humilié, il avait juré. Lâchement.

Geoffroy se blottit dans le fauteuil à oreillettes. Il revoyait cette scène comme il l’avait vécue huit ans auparavant. Huit années. Car elle avait vécu, la moribonde, vécu comme un zombie, mais elle était là, enfermée dans sa chambre et dans son mutisme. Huit ans d’angoisse à la veiller jour et nuit, lui-même ou quelqu’un d’autre ; huit années à distiller son chagrin, son écœurement, à calculer les heures, les jours, les années. Était-ce sa punition ?

Oh ! il y avait bien eu quelques velléités de vie sociale, au début ! Elle avait lancé des invitations aux notables et ils étaient venus, par politesse. Mais sa folie n’avait pas résisté : debout sur la table à la fin du repas, s’arrachant les vêtements et maudissant tous les bâtards de la terre. Maîtrisée, calmée, elle s’était enfoncée peu à peu dans le silence, exigeant de changer sa garde-robe pour s’habiller en grand deuil et faisant même draper en noir les murs de sa chambre dont elle n’avait plus jamais voulu ouvrir les fenêtres.

Au village, on la connaissait depuis longtemps, depuis son arrivée d’Angleterre. Méprisante pour les commerçants, exigeante avec ses femmes de chambre, toujours une remarque sarcastique à la bouche, dure avec les gens simples. Elle n’aimait pas le peuple et il le lui rendait bien. Ses traversées du village à cheval au grand galop, le fusil à la main comme dans un western, avaient laissé de mémorables souvenirs. Et l’on plaignait ce pauvre M. le comte, « le pauvre homme avec une telle bonne femme ».

Il avait renoncé à son travail de chirurgien militaire, mais il était resté attaché à un service de chirurgie orthopédique à Lyon où il se rendait deux jours par semaine. Alors, lorsque Séraphine, percluse de rhumatismes et épuisée, était venue lui demander de la laisser partir, il avait eu un moment de désespoir. Heureusement, Mélanie avait été là. Mélanie, sa bouée de sauvetage, qui lui avait permis de vivre toutes ces années la conscience en repos. Mélanie s’était installée au château, dans la chambre voisine de celle d’Élisabeth. Et Geoffroy avait pu continuer à opérer, avec le plus grand plaisir, même lorsque les cas étaient difficiles.

« Tu ne le verras jamais de mon vivant… » Il ne l’avait vu que par hasard, lors de leurs sorties cavalières. Ils ne se regardaient pas, se croisaient en silence, attentifs à l’allure des chevaux, mais c’était un silence douloureux.

Et Élisabeth s’était éteinte un matin sans crier gare, surprenant Mélanie par sa sortie discrète alors qu’il était à New York pour témoigner contre les mines antipersonnel parce que cette saloperie humaine, comme il disait, l’empêchait de dormir.

Le fax du CNRS était laconique : Autorisation accordée pour Rochemure, crédits compris. Blaise le relut plusieurs fois, malgré tout. C’était incroyable ; jamais il n’avait eu une telle autorisation pour un si petit site et les crédits alloués avec, sans avoir besoin de réclamer. Enfin, cette longue période d’inaction était terminée. Il allait pouvoir guérir complètement en se remettant au travail. Deux jambes brisées dans un accident stupide sur un chantier de fouilles en Jordanie l’avaient immobilisé près de six mois. Stupide, vraiment : le palan qui servait à soulever les blocs était tombé sur ses membres inférieurs. Il avait été immédiatement évacué par avion sanitaire. Six mois de repos forcé. Six mois à se ronger intérieurement, à se demander s’il avait eu quelque responsabilité dans cet accident, à soupçonner même ceux qui l’entouraient. Des bêtises dont il ne voulait plus parler.

Pendant ce temps, les fouilles de sauvetage avaient pris fin : celles qu’on réalisait dans l’urgence, quand des vestiges archéologiques mis au jour par hasard, au cours de travaux de voirie ou de construction, demandaient une rapide intervention. Il avait donc espéré un nouveau chantier. Enfin, il y était arrivé ! Un site récemment découvert, dans une vallée perdue des Hautes-Cévennes, au bord d’un plateau volcanique bordé de coulées violettes de basalte, un endroit vierge, mais sans doute bien abîmé par le temps et les différentes occupations humaines. Mais un terrain que personne n’avait encore exploré. Blaise fut soudain heureux, retrouvant quelques instants l’enthousiasme de ses débuts, quand, admirateur de Champollion, il voulait mettre ses pas d’adolescent dans ceux du géant. Trente années avaient passé et Blaise avait senti souvent cet enthousiasme s’émousser dans des chantiers sans âme, au fond de trous poussiéreux, sous un soleil accablant, avec des journées entières à remuer du sable, pour devoir renoncer enfin parce que le temps des recherches était fini, parce que le pays d’accueil avait changé sa politique, parce qu’un grand archéologue à la mode et très médiatisé allait prendre la suite. Mais maintenant personne ne viendrait parader devant les caméras à l’heure du journal télévisé. Ce site n’intéressait personne. Le miracle étant que Blaise avait obtenu non seulement l’autorisation, mais aussi les crédits. Et cette période exceptionnellement longue d’une année offerte comme un cadeau.

Il attendit avec impatience le passage du facteur. Son père frappa à la porte pour lui remettre deux grosses enveloppes. Une bonne odeur de cuisine s’infiltra dans sa chambre : sa mère préparait un pâté limousin. Il en aimait la pâte briochée et ce moelleux intérieur de pommes de terre et de crème mêlées au hachis de viande. Un vrai délice. Pas bon pour sa ligne pourtant !

Depuis qu’il était revenu dans la maison familiale, après son opération, il avait retrouvé ses parents, la cuisine de sa mère, le jardin, la famille au complet, et, finalement, cela ne lui avait pas pesé, bien au contraire, jusqu’à ses premiers pas sans cannes. Le temps passant, il supportait de moins en moins les incursions dans son bureau, les questions de son père, les cris de ses neveux qui se chamaillaient dans la cour, les remarques acides de sa sœur divorcée qui lui reprochait de ne s’être jamais marié. Il préférait ne pas y songer.

La maison surtout avait eu un heureux effet sur lui. Finalement, il ne l’avait jamais beaucoup aimée, ne la regardant jamais, ne la voyant pas. Pendant ces longues semaines passées dans sa chambre, dans le salon ou dans le jardin, il en avait admiré l’harmonie simple et équilibrée avec sa façade symétrique, ses grandes fenêtres au sud qui buvaient la lumière et sa véranda de bois. La glycine un peu envahissante était en fleurs depuis février et ses longues grappes bleues dégringolaient sur les balustrades dans un arrangement négligé que sa mère entretenait soigneusement. Dans le jardin, deux gros camélias étalaient leurs fleurs sous les rigueurs de l’hiver, et les corolles rouges et blanches paraissaient si parfaites qu’on s’en approchait pour les toucher afin d’être sûr qu’elles n’avaient pas été posées là par quelque artifice de carnaval. Les arbres fruitiers au fond du petit potager fleurissaient maintenant et Blaise les trouvait beaux, surtout les bouquets blancs des cerisiers. Fallait-il vieillir pour apprécier l’essentiel ?

Depuis quelques jours, il marchait vraiment bien. Et pourtant l’effet était le contraire de celui qu’il escomptait. Il se sentait déprimé, amer, inutile. Ses souvenirs douloureux étaient revenus – Anne-Lise, toujours –, alors qu’il se croyait guéri.

Mais là, tout allait changer. Les photos du site, les croquis faits par Jean-Jacques, son ami et collaborateur depuis toujours, s’étalaient maintenant sur son bureau. Pour un néophyte, ces documents ne voulaient rien dire, mais au CNRS on ne s’y était pas trompé : quelque chose d’important se cachait sous la verdure, sous les fourrés inextricables, sous les vignes, et même sous le village actuel.

On était en mars. Les investigations commenceraient en avril et cette première campagne allait durer trois mois. Puis on rangerait le matériel pour faire le bilan du travail, reprendre les dessins et les photos, en tirer des conclusions. Blaise se réjouit de fouiller au printemps en France. Il ne craignait pas les intempéries, mais les chaleurs infernales d’Égypte, de Syrie, voire de Grèce, lui semblaient, depuis quelques années, insupportables. Pourtant, les fouilles se faisaient le plus souvent en cette saison ou en hiver. Il se remémora Abou Simbel avec plus de quarante-cinq degrés à l’ombre et une fatigue extrême qui enlevait à tous l’envie de travailler. Et quand arrivait le soir, après un superbe coucher de soleil sur le lac Nasser, on grelottait sous les tentes, et les nuits n’apportaient pas le repos si nécessaire.

Naturellement, il sentait bien qu’il ne pourrait plus rester longtemps à genoux dans les tranchées ou assis sur des pierres branlantes. Il pensait avec émotion à Legrand, un de ses professeurs, qui l’avait invité pour sa première grande campagne de fouilles, au Pérou. Il y songeait même sans rancœur bien qu’Anne-Lise l’ait choisi. Legrand avait toujours avec lui un petit siège de cuir pliant qu’il dégageait avec dextérité de son sac à dos. Il s’asseyait tranquillement dans la caillasse et personne n’aurait osé sourire du grand homme. Maintenant, Legrand ne venait plus sur les chantiers. Il avait encore un temps travaillé à l’Institut, jusqu’à ce que sa maladie l’empêche de paraître en public : ses forts tremblements le mettaient hors course pour toutes choses.

« Je trouverai aussi un siège. » Cela ne lui sembla pas anormal, il s’adaptait tout simplement à son accident et aussi à son âge. N’avait-il pas dépassé la cinquantaine ?

Depuis qu’il était revenu, bien malgré lui, à Limoges, il avait davantage d’indulgence pour son père qui, dans sa vieillesse, paraissait avoir acquis un peu de sérénité et ne vivait plus d’invectives et d’éclats de voix comme au temps où il travaillait à la préfecture. Une obscure fonction sans doute, qui ne le satisfaisait pas. Sa mère, toujours effacée et discrète, hantait le jardin à longueur de journée et Blaise se demanda si elle avait aussi bien résisté au temps grâce à ses fleurs.

— Blaise, téléphone…

— Je prends dans ma chambre.

C’était Jean-Jacques.

— Allô, Blaise ? Alors, mon vieux, on remet ça ?

— Il va bien falloir. Enfin, je suis bien content, j’ai cru être bon pour la réforme.

— Mais non, tu sais bien qu’il aurait pu t’arriver pire…

— Pire ?

— Eh oui, des fouilles sous-marines…

Ils rirent tous deux, complices, heureux de se retrouver dans l’action et dans ces petits mots à code dont eux seuls possédaient la clé.

— Ne parle pas de malheur. Bon, c’est pour le 1er avril, tu es sûr que c’est vrai ?

— Arrête ! Je peux récupérer le tout-terrain et te prendre à Limoges. J’en profiterai pour embrasser ma grand-mère en passant à Clermont. Elle se plaint toujours de ne jamais me voir. Elle sera enchantée de nous héberger une nuit.

Brave Jean-Jacques ! Non seulement il lui rendait infiniment service en déplaçant le véhicule de Paris jusqu’en Ardèche, mais encore avait-il tout prévu pour rendre le voyage moins fatigant.

— D’accord. Tu arrives quand ?

— Dès que les appareils seront révisés. On a récupéré un nouvel engin qui fait un remarquable travail de repérage jusqu’à un mètre de profondeur. Enfin, je demande à voir. C’est Ariane qui sait bien l’utiliser. Je serai chez toi sans doute dans quatre ou cinq jours. Il faudrait bien être là-bas un peu avant ; on va devoir se loger et c’est le désert.

— Quand tu voudras, je serai prêt. Que dit Ariane ?

— Elle est ravie de retravailler avec ses deux machos. Elle nous rejoindra. Tu pourrais appeler le maire ?

Blaise raccrocha, après avoir noté le numéro du premier magistrat de la commune, qu’il faudrait visiter à l’arrivée et ménager, mais qui pourrait leur être d’une grande utilité pour résoudre les problèmes administratifs sur place. Il était soulagé ; les appareils photo, les ordinateurs, les viseurs, le système sonar, les batteries, cela faisait beaucoup de matériel, mais il connaissait Jean-Jacques : tout serait là, en ordre, dans quatre jours.

Il s’était senti limogé, dans le vrai sens du mot, mais il savait, en y songeant, que rien ni personne n’auraient pu changer sa situation. Ces six mois, si difficiles à vivre, lui avaient donné un peu de temps pour réfléchir ; il avait revu tout son passé d’archéologue passionné, puis un peu désabusé. Finalement, il n’était pas mécontent de lui-même et, si les dernières semaines lui avaient semblé longues, il était devenu plus serein. Il avait pu mettre de l’ordre dans ses multiples notes destinées à un futur ouvrage sur les différents sanctuaires réservés au dieu Baal autour de la Méditerranée. Son travail lui avait paru plus avancé qu’il ne le pensait.

Sa mère avait aussi joué un rôle apaisant. Elle ne lui avait jamais parlé de ses absences, de ses silences pas toujours justifiés. Elle l’avait traîné dans les jardins de l’Évêché pour admirer les installations des jardiniers et la taille des arbres en forme de nuages. Elle l’avait entraîné sur les bords de la Vienne, dans les anciens chemins de halage chargés d’histoire ou dans des expositions charmantes de vieilles photos où l’on pouvait voir les lavandières aux bras nus, le battoir à la main. Il s’était même rendu avec elle sur le marché de Brive, si haut en couleur grâce à l’accent rocailleux des paysans encore nombreux, ou dans les foires aux cochons culs noirs, où les hommes en casquette discutaillaient longuement avant de se taper dans les mains. Il avait un peu protesté au début, mais elle avait fait remarquer qu’il devait se remuer, que cela faisait partie de sa rééducation. Et il avait soulevé ses béquilles, puis ses cannes anglaises, et il y avait pris goût. Son père, pendant ce temps, se plongeait dans sa collection de papillons et ne criait pas.

Vers midi, il réussit à joindre la mairie du village. Il n’eut pas le maire en ligne, mais un employé municipal qui lui parut charmant, tout heureux d’avoir un spécialiste au bout du fil. Blaise tenta de modérer son enthousiasme : oui, on allait fouiller ; oui, on trouverait des choses ; non, pas de temples entiers comme en Grèce, seulement des soubassements de constructions. L’employé eut un peu de mal à comprendre que tout ce qui était au-dessus du sol avait disparu. Il l’accepta enfin et rassura Blaise sur les possibilités de logement : le propriétaire d’un château avait transformé une des ailes du bâtiment en chambres d’hôtes et, à cette époque de l’année, personne n’avait encore réservé. C’était assez confortable et peu éloigné du site. On les attendait. Blaise demanda quand il pourrait parler au premier magistrat, mais un temps d’hésitation, quelques bredouillements vagues le dissuadèrent d’insister.

— La première adjointe vient d’arriver, déclara enfin l’employé, visiblement soulagé. Je vous la passe.

C’était une femme à la voix agréable et claire, « une voix de radio », songea Blaise. Elle fut peu bavarde mais chaleureuse, l’assurant de son soutien personnel.

Blaise se mit à préparer ses bagages. Il sourit en pensant qu’il faudrait cette fois emporter un rasoir. On lui avait coupé la barbe à l’hôpital – il n’avait pas encore compris pourquoi –, et ce nouveau visage qu’il avait découvert un matin dans la glace ne lui avait pas déplu, ses yeux verts ressortant davantage ainsi que son abondante chevelure blanche. « Tu as la chance d’avoir gardé tes cheveux, lui disait sa mère. Ne te plains donc pas s’ils sont blancs, tant d’autres ne les voient pas blanchir ! » Il s’était donc rasé chaque jour puisqu’il avait le temps. Son sac de voyage contenait peu de choses, car il savait que le véhicule serait bien chargé. Il retrouva les lunettes de plongée que Jean-Jacques lui avait apportées à l’hôpital, pour le faire rire. Cette histoire de plongée sous-marine les amusait toujours. Ils étaient tous deux allergiques à cette forme d’archéologie ; pourtant, il avait bien fallu aller sur le lac de Paladru quand on les avait appelés pour des fouilles de sauvetage. Ils étaient partis sans grande conviction et, à l’arrivée, ils avaient découvert que tout se passait au fond de l’eau, contrairement à ce qu’ils avaient cru en étudiant les photos aériennes qui montraient des centaines de poteaux plantés dans la vase. Heureusement pour eux, deux plongeurs formés aux recherches sous-marines les avaient rejoints et les deux archéologues s’étaient contentés de rares plongées pour délimiter le secteur de fouilles. Ils avaient répertorié le matériel trouvé au fond du lac. C’était un village néolithique dont ils purent dater les maisons grâce à la dendrochronologie.

Il lui restait peu de temps et il ne savait pas quand il reviendrait. Il descendit au jardin où sa mère taillait les rosiers. Elle procédait habilement et elle lui expliqua qu’il fallait toujours couper au-dessus d’un bourgeon extérieur et en biais pour le bon écoulement de la pluie. Il la fit répéter, car il était peu attentif.

— Papa est bien calme. Je l’ai connu plus énervé…

Elle sourit et, tout en ramassant les branches épineuses avec ses mains gantées, elle répondit simplement :

— Il a compris qu’il ne pouvait pas vivre tout seul.

— Comment ça ?

Elle baissa le ton et murmura :

— Pendant que tu étais à l’hôpital, je suis partie brusquement pendant une de ses colères. Je m’étais dit que je le ferais un jour et je l’en avais averti. N’était-il pas temps ? Quinze jours. Il n’a jamais su où j’étais allée. Je n’ai pas téléphoné. Quand je suis rentrée, j’ai seulement dit : « Un seul mot et je repars. »

— Mais, maman, tu étais où ?

Elle releva un sourcil.

— Tu ne le sauras pas non plus.

Il réalisa qu’il avait bien reçu à l’hôpital des appels téléphoniques de l’un ou de l’autre sans jamais se douter de quelque chose. « Sacrée bonne femme ! » pensa-t-il.

Quatre jours plus tard, Jean-Jacques arriva. Il déjeuna avec Blaise et ses parents – nouveau pâté limousin –, et les deux compères partirent, heureux de se retrouver, heureux à l’idée de cette stupéfiante terre inconnue qui les attendait.

En prenant la route de Clermont, Blaise remarqua pour la première fois les doux vallonnements du paysage, les prés limités par des haies vertes, les agneaux et les vaches rousses ruminant tranquillement près des étangs. Il sourit aux pancartes des moutonniers et des éleveurs de bisons qui s’étaient déclaré une petite guerre. « Quel pays apaisant ! » songea-t-il.

Le voyage parut un peu long. Pourtant, Jean-Jacques qui avait voulu conduire parlait sans cesse, lui qui d’habitude était peu bavard. Il relatait les exploits nocturnes de son dernier-né qui avait confondu le jour et la nuit depuis sa naissance et qui ne laissait jamais une heure de repos à ses parents. La pause à Clermont, chez la grand-mère, fut bien nécessaire. Hélas, il fallut avaler une potée auvergnate dont la seule vue leur avait donné envie de fuir. Ils durent se servir plusieurs fois sous l’œil attentif de la cuisinière et n’osèrent pas refuser le dessert, préparé avec tant d’amour pour le petit-fils de passage. La nuit fut agitée et courte : leurs estomacs ne les laissaient pas en repos. Jean-Jacques pensait à sortir faire un jogging, mais Blaise, lui, qui avait déjà pris du poids depuis quelques années se sentit pitoyable.

En partant, ils durent mettre un copieux pique-nique dans la malle. Jean-Jacques expliqua à Blaise que sa vocation d’archéologue était née là, sous le plateau de Gergovie, au pied de la statue de Vercingétorix, quand il se mêlait à la foule des « Gaulois » qui parcouraient les hauteurs dominant Clermont. « Et c’était toujours avec un vent terrible et une pluie diluvienne. » Blaise sourit, enchanté de ces souvenirs. Ils reprirent finalement la route du Puy-en-Velay. Au loin, la ligne des volcans d’Auvergne se détachait comme sur les cartes postales ; il apprécia le coup d’œil.

À midi, d’un commun accord, ils prirent seulement un café et Blaise ferma un moment les yeux, épuisé par la route, mais aussi par la nourriture de la veille. Il dut dormir longtemps. L’air frais le réveilla. On amorçait la longue descente du col de la Chavade vers la vallée. La végétation avait changé : sur les pentes, les genêts et les buis voisinaient avec les chênes verts. Des entassements de rochers semblaient dégringoler des sommets ; c’étaient des restes de volcans, des dykes de phonolite ou de basalte. La lumière paraissait plus violente sur ce versant.

— On arrive, lança joyeusement Jean-Jacques. Encore une petite heure.

Son optimisme fit grogner Blaise.

La vallée de l’Ardèche s’étalait maintenant devant eux avec ses villages perchés sur les collines, ponctués de gros bouquets de mimosas. Blaise eut la tentation de demander un arrêt près d’un talus où les arbustes s’étaient multipliés, leurs branches ployant sous les fleurs comme gorgées de soleil mais virant au marron. Il pensa à sa mère qui se plaignait que son mimosa gelait une année sur deux en Limousin. Toutefois, il ne dit rien, sachant que Jean-Jacques trouverait cela ridicule.

Rochemure apparut enfin sur ses dômes de lave brûlée, avec son château féodal aux murs de basalte et ses maisons serrées les unes contre les autres dans le bourg. Ils le traversèrent : c’était un village-rue, accolé à une colline couverte de châtaigniers. Seule, en sentinelle sur son neck de basalte, la forteresse dominait l’ensemble. Les maisons avaient un aspect vieillot et, dans les rues, ils ne virent que de rares vieux assis devant les portes. La place qui entourait l’église romane au clocher à peigne ressemblait à toutes les places des villages du Sud, avec ses platanes centenaires. Ils ralentirent devant le château qui côtoyait la mairie. Au claquement des portières, un homme qui dit être le maire sortit pour les saluer :

— J’espère que vous avez fait bonne route. Je ne vous retiendrai pas, je vais vous conduire au château. Suivez-moi.

Il avait l’air très pressé. Il monta dans une jeep datant de la dernière guerre et il roula à vive allure vers l’extérieur du bourg. Les deux archéologues le suivirent. Il faisait nuit et ils ne virent pas grand-chose du paysage. Ils s’arrêtèrent dans la cour d’un vaste domaine, entourée de constructions sur trois côtés. En compagnie du maire, ils se présentèrent à la porte du bâtiment central. Une femme aux cheveux blancs, vêtue de gris, leur ouvrit.

— M. le comte vous attend.

Blaise et Jean-Jacques se regardèrent, interloqués. Ainsi, c’était un vrai château du XVIIIe siècle avec des plafonds à la française et des parquets au point de Hongrie. Et il y avait un vrai châtelain ! Il apparut bientôt, grand et mince, à peine plus âgé que Blaise, un peu raide dans son habit, le cheveu rare soigneusement peigné, un crêpe de deuil à la boutonnière.

— Geoffroy de Castelmaure, dit-il en leur tendant une longue main raffinée.

Il les invita à pénétrer dans le salon. Le premier magistrat s’éclipsa rapidement.

— Je pense que vous devez être fatigués et que vous n’avez guère envie de faire la conversation après un long voyage. J’ai donc demandé à ma gouvernante de vous servir un léger souper dans vos appartements. Nous ferons connaissance ultérieurement si vous le voulez bien. Demain, je vous présenterai les gens du village que vous devrez connaître. Je les ai conviés à déjeuner. L’habit ne sera pas nécessaire.

Il n’y avait rien à dire. Mais habituellement, c’était le maire qui les recevait. Un peu soulagés, les deux hommes quittèrent le salon et se retrouvèrent dans une aile du château qui leur avait été attribuée.

— Voilà vos appartements.

La gouvernante n’était pas bavarde, elle leur remit les clés de la lourde porte de chêne et entra avec eux. Dans une grande salle, le couvert était mis pour deux.

— Les chambres sont autour ; il y en a trois comme vous l’aviez demandé. Chacune comporte un cabinet de toilette avec douche. Au fond, c’est la cuisine. Vous trouverez une soupe de châtaignes sur la plaque électrique, une salade et du jambon dans le frigo. Je vous souhaite une bonne nuit. Ah, j’oubliais ! Vous pouvez rentrer votre voiture dans le garage dont la porte est ouverte ; il faudra garder les clés.

Elle disparut sans bruit.

Un vrai château, un vrai comte et une vraie gouvernante. Heureusement que l’habit n’était pas nécessaire ! Blaise se pencha à l’oreille de Jean-Jacques :

— Et le fantôme, où est-il ?

À ce moment précis, un hennissement venant de la cour intérieure les fit sursauter. Ils rirent beaucoup d’eux-mêmes !

Après avoir déchargé le véhicule qui contenait tous leurs trésors, ils se mirent joyeusement à table et furent bientôt au lit, trop fatigués pour admirer les superbes pièces qui les recevaient.

* * *

Ce fut la gouvernante qui les réveilla en frappant à la porte. Blaise, encore ensommeillé, se leva en grommelant ; on leur apportait du café et du pain frais.

— Bonjour, madame. Excusez-moi, je vous prie, je n’ai pas retenu votre nom…

— Mme Bonnefoy. M. le comte a pensé que pour le premier jour…

Elle ne termina pas sa phrase et posa sur la table une cafetière fumante. Blaise se dit qu’elle avait, malgré ses sobres vêtements foncés et son statut de gouvernante, grande allure. Jean-Jacques apparut dans son pyjama froissé : l’odeur du café le réveillait toujours. Ils mangèrent de bon appétit sans parler, encore un peu dans le sommeil. Le portable de Blaise sonna brutalement, les ramenant à la réalité : c’était Ariane, le troisième homme, comme ils l’appelaient avec affection.

— Je serai là vers midi. Tout va bien ?

— On t’attend. On va te présenter le fantôme ; du moins, si on le rencontre.

Elle ne répondit pas, habituée à leurs facéties, et la communication fut coupée.

— Plus de réseau, ça va être compliqué. Enfin, on va installer le fax !

Ariane, archéologue stagiaire, travaillait avec eux depuis deux ans. On l’appelait le troisième homme, car elle était d’une féminité exceptionnelle, réussissant à rester fraîche et bien coiffée dans les pires situations. Toujours volontaire pour les tâches les plus ardues, elle se révélait bien plus forte qu’eux. Au début, ils avaient plaisanté à cause de son nom, faisant des calembours stupides, mais ils avaient vite compris que cela ne la dérangeait pas, elle en avait l’habitude et bientôt elle devint le troisième homme.

Ils décidèrent de transformer la grande salle en bureau, car l’immense table convenait bien pour déplier les plans et observer les photos. Ils pourraient prendre leur repas dans la cuisine. La pièce bien éclairée par de hautes fenêtres leur parut agréable avec sa crédence campagnarde vitrée aux étagères garnies de porcelaines de Meissen et ses murs tapissés de tissu damassé. Autour de la table, une douzaine de chaises recouvertes d’un velours vert amande, assorti aux doubles rideaux, les gênaient un peu. Ils les rangèrent le long des murs. Ils parlèrent de leur chambre respective, encore agrémentée d’un petit salon, une vraie suite. Ils avaient dormi pour la première fois de leur vie dans un lit à baldaquin.

— Tu es sûr qu’on peut se payer cette location ?

C’était Jean-Jacques qui s’inquiétait. Blaise le rassura :

— Je vais me renseigner. On peut aussi trouver autre chose si ça dépasse notre budget.

À dix heures, impatients, ils partirent vers le site que Jean-Jacques connaissait déjà. Ils n’avaient pas à traverser le village, car le château se trouvait à mi-chemin des dernières habitations et du futur chantier. Blaise se dit qu’il faudrait explorer l’agglomération un jour, quand ils auraient le temps.

En arrivant, Blaise comprit pourquoi les collines lui avaient semblé bizarres sur les photos aériennes : elles étaient étagées de terrasses avec des murets de pierres sèches. Celle du nord était plantée de vignes, tournées vers le sud, à la recherche du soleil. Celle du sud ne paraissait pas cultivée. Seules quelques silhouettes d’oliviers morts saillaient dans la verdure. Une grosse maison vigneronne construite sur des caves voûtées occupait le centre des terrasses. L’association des pierres blanches et noires de ses vieux murs surprenait le regard. Pourtant, les vastes baies indiquaient une rénovation récente et moderne. Des plantes qu’on distinguait mal de loin escaladaient les murs et grimpaient jusqu’aux tuiles romanes. En passant au pied de cette colline, ils virent qu’elle était cultivée de haut en bas.

— Tiens, qu’est-ce que c’est ?

Jean-Jacques n’avait rien reconnu, en bon citadin.

— Ce sont des rosiers, déclara Blaise. Ceux de ma mère ont le même aspect.

— Enfin, une colline entière de rosiers !

Une grande pancarte était installée au bas d’un chemin qui montait en serpentant vers la maison : Roseraie Bonnefoy. Le panneau semblait très ancien et des lettres s’étaient effacées. Seul le mot « roseraie » semblait avoir été peint récemment.

— On aura bientôt des roses pour agrémenter nos fouilles. Les roseraies ont aussi besoin d’espace.

Au pied de la colline, un large replat avait été nettoyé et couvert de pouzzolane. Il devait servir de parking. Les archéologues le longèrent et roulèrent encore une centaine de mètres. Ils stationnèrent bientôt près du site et se mirent à parcourir les lieux avec délectation. C’était un immense champ très plat qui s’engouffrait entre les deux collines et s’en allait vers la plaine de l’Escoutay, affluent du Rhône. Des genêts et des broussailles formaient une lande aux feuilles le plus souvent vernissées. Des arbustes aux fleurs roses sans feuilles semblaient posés dans le décor comme pour leur donner envie de travailler. Sur les talus, le brouillard blanc de l’aubépine déjà fleurie apportait des taches claires et, sur les murets, dressées comme des cierges, de longues digitales pourpres aux doigts mous et béants paraissaient avoir été plantées là par une main humaine. Blaise ramassa quelques plantes :

— Végétation de terrain acide, le sol ne sera pas trop dur. Il faut enlever la croûte sur quarante centimètres. On va louer un engin et on gardera la terre.

Les deux archéologues n’aimaient pas cette solution ; pourtant, elle leur ferait gagner un temps précieux.

Pendant qu’ils parcouraient le site à grandes enjambées en prenant des notes, ils aperçurent un homme grimpant à un grand saule dans la roseraie. Il était équipé comme les employés de l’EDF, avec un harnais autour de la taille et des crampons aux pieds. Un peu interloqués, ils cessèrent de marcher pour l’observer : l’homme élaguait l’arbre dont les longues branches jonchaient peu à peu le sol. Il progressait lentement, choisissant les parties à couper, sciant et escaladant les dernières branches. Se sentant regardé, il leur fit un petit signe amical et se remit au travail. Au pied de l’arbre, un magnifique setter irlandais à la robe changeante suivait son maître des yeux avec grande attention, comme s’il veillait sur lui.

Blaise et Jean-Jacques reprirent leur parcours et leurs relevés. Ils s’arrêtaient parfois, un peu surpris du silence rompu par le cri d’un oiseau ou le tapotement frénétique d’un pic sur un tronc creux dont le bruit résonnait comme celui d’un tambour dans l’air frais. Lorsqu’ils revinrent vers leur véhicule, l’homme-singe les rejoignit, suivi de son chien.

— Bonjour, je suis Marc, de la roseraie. C’est vous qui allez fouiller ? J’ai vu que les limites ont été posées.

Blaise pensa que les nouvelles étaient allées bien vite.

— On ne peut rien vous cacher !

Marc sourit. Blaise remarqua alors la finesse de son visage et surtout ses mains maintenant qu’il avait ôté ses gants de jardinier. Elles étaient longues et blanches, « des mains de pianiste ». Il s’en voulut d’imaginer qu’un homme de la terre devait paraître plus rude avec des mains calleuses. Marc leur indiqua d’un geste le côté nord du site.

— Vous verrez, il y a une source bien cachée, mais son débit me semble trop important pour une source ordinaire. J’ai toujours pensé que c’était un bras de la rivière, mais qui s’enfonce dans le sol.

Jean-Jacques nota avec intérêt cette histoire de résurgence et de rivière. Cela pouvait devenir intéressant pour les fouilles. Leur interlocuteur ajouta, négligemment :

— Et quand vous aurez un peu de temps, passez à la roseraie, je vous montrerai des pierres curieuses.

Il partit rapidement, les laissant sans voix. Pendant qu’il s’éloignait, les archéologues l’entendirent distinctement parler anglais à son chien. Ce fut Blaise qui réagit le premier :

— Il a dû utiliser le site comme carrière de pierres, chanson connue.

Mais Jean-Jacques protesta :

— Quelles pierres ? Jusqu’à maintenant, à part quelques cailloux, on n’en a pas rencontré beaucoup. Je me demande pourquoi il parle anglais à son chien, celui-là.

Blaise monta dans la voiture.

— Je crois que, si on veut être présentables à la table du comte, il faut y aller.

En revenant, ils purent admirer l’allée cavalière, bordée de platanes, qui conduisait à l’entrée principale du château, lui-même niché au milieu d’une forêt de chênes plus que centenaires. Un escalier monumental à double volée permettait d’accéder à la porte sculptée. Devant l’entrée, de nombreux arbustes à feuilles luisantes faisaient un rideau pour isoler le château des regards et servaient d’écrin à un grand bassin circulaire. Les rosiers sur tige savamment entretenus donnaient à ce coin un charme d’antan.

Ils n’étaient pas encore venus de ce côté du bâtiment. La façade aurait pu être belle si deux échauguettes n’avaient été rajoutées à la tour centrale. Telle qu’elle était, elle ressemblait aux tours des châteaux de contes pour enfants ou à celles que l’on voit dans les dessins animés.

— Castelmaure. Joli nom.

À l’arrière, la grande cour donnait sur un immense potager et, au-delà, sur un pré dans lequel caracolait un alezan. Au loin, les arbres semblaient avoir pris possession du paysage. Ils aperçurent Ariane qui bavardait avec la gouvernante. Un chien à la robe de feu la suivait pas à pas. Ariane les rejoignit bientôt, refusant que Jean-Jacques prenne son sac.

— Tu as fait bon voyage ? Tu peux bien me donner ton bagage.

— Pas du tout. Il paraît qu’on est invités ?

Elle avait déjà installé les larges bretelles de son sac sur son dos. Ils se dirigèrent vers leurs chambres. Ariane s’extasiait :

— C’est superbe ici. Vous êtes des cachottiers, vous auriez pu le dire.

Quand ils furent prêts, ils se demandèrent s’ils devaient attendre un signe pour se rendre chez le comte. Ils s’en voulaient de se sentir intimidés.

— Je suis sûre que Mélanie viendra nous avertir, dit Ariane.

Ils la regardèrent, étonnés.

— Tu l’appelles Mélanie ! Explique-nous un peu.