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À la croisée des genres autobiographique et autofictionnel, "Parce que c’est comme ça !" explore la vie tumultueuse d’Alfred, alliant habilement humour et tragédie. Ce récit, en alternant entre le passé et le présent, propose une réflexion profonde sur les complexités et les aléas de l’existence contemporaine. Cette approche temporelle permet une introspection éclairante sur les défis de la vie moderne, tout en offrant un regard à la fois incisif et léger sur les réalités de notre époque.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alfred Canut a dédié sa vie à la rêverie, à la formation professionnelle et aux ressources humaines. Suite à un imprévu majeur et une déviation de sa trajectoire, il a dû faire face aux dures réalités du monde du travail. C’est dans l’écriture qu’il trouve le moyen de narrer son cheminement et ses expériences.
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Alfred Canut
Parce que c’est comme ça !
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alfred Canut
ISBN : 979-10-422-4482-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père
Aux docteurs G., C. et M. qui m’ont soutenu
et qui se reconnaîtront
Surtout, à tous ceux qui ne m’ont pas soutenu
et qui se reconnaîtront aussi
Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer.
Antonin Artaud
Je me nomme Alfred Canut, j’ai cinquante-deux ans.
Ce nom ne dit rien à personne. Personne ne me connaît. Moi non plus d’ailleurs, je ne me connais pas.
Même devant un miroir, j’ai du mal à me reconnaître. Je fais pourtant des efforts, mais à chaque fois que je passe devant une glace, je me demande qui est cet étranger.
Même mon acte de naissance est erroné, tout est faussé, brouillé… Ma mère n’a jamais été institutrice, mais instructrice en confection de pneumatiques, c’est pourtant ce qui est inscrit sur mon acte d’état civil. En marge, il y est indiqué que j’aurais dissous un PACS. Je n’ai jamais, avant ce jour, contracté de Pacte civil de Solidarité, pourtant ce pacte fictif, je l’aurais dissous le 12 décembre 2012 alors que je n’avais rien signé ni souscrit. Je ne suis qu’une erreur, un étranger. L’Étranger, je l’ai lu plusieurs fois, j’étais fasciné par l’écriture d’Albert Camus. En ce jour de juin, c’est à moi d’écrire : « Aujourd’hui, papa est mort. »
Tout avait pourtant bien commencé.
En ce matin d’octobre, jour de la Saint-Firmin, j’avais rendez-vous aux aurores chez le dermatologue pour le suivi d’un cancer de la peau. L’heure matinale de la consultation m’avait laissé dans un état de semi-coma, qui explique le message que je laissai à ma compagne ce matin-là. Je m’habillai à la hâte après ma toilette et ressenti un sentiment étrange au moment d’enfiler mon jean. Je m’y sentais oppressé, compressé. Je crus alors que j’avais gonflé au cours de la nuit. Ce gonflement intempestif m’inquiéta au plus haut point dans la mesure où je surveillais, chaque jour, mon alimentation.
C’est donc boudiné dans mon pantalon et marchant en crabe que je partis à ma consultation. L’explication à cet étrange phénomène me vint au retour lorsque je pus enfin me débarrasser de mon carcan. Ma compagne était inquiète de cette drôle de démarche. Je lui laissai un mot explicatif sur la table de la cuisine alors qu’elle vaquait à ses occupations.
« Maddy,
Je vais te livrer une information véridique et qui peut prêter à rire. Tu sais, tout à l’heure, j’ai enfilé un jean pour aller chez le dermato en te disant que je ne comprenais pas parce que je m’y sentais plus que serré et avais eu un peu de mal à l’enfiler puis à le fermer. Te rappelles-tu que je ne parvenais même pas à glisser les mains dans mes poches, encore moins mon paquet de cigarettes. Nous avions alors tous deux, en fins limiers que nous sommes, quelques hypothèses : Rétrécissement au sortir du lave-linge ? Prise de poids intempestive au cours de la nuit ?
Eh, bien que nenni, bien que nous trouvions que ce pantalon était un peu moulant, la vérité était ailleurs, et nos interrogations ont payé !
Ce sentiment d’oppression était dû au seul fait que je suis parti chez le dermatologue avec ton jean taille 36 ! Je l’ai pris, je crois, dans la buanderie sans faire attention.
Ce rendez-vous avait une importance, celle de savoir si éventuellement je récidivais dans une maladie silencieuse et sournoise.
Le docteur S. a, je le pense, bien remarqué mes contorsions et mes difficultés à me déshabiller puis me rhabiller. J’ai tout compris tout à l’heure en voulant le replier et le ranger. Je te rends donc ton bien, je l’ai posé sur le fauteuil gris. En espérant ne pas l’avoir trop élargi au cours de ces quelques heures d’essayage qui m’ont rappelé une triste période adipeuse où mon ventre passait au-dessus de mon pantalon.
Me voilà rassuré d’autant plus qu’une ceinture ornait ce magnifique vêtement et que je me demandais secrètement, à quoi elle avait bien pu servir au vu de son étroitesse autour de ma taille.
PS : J’ai vérifié scientifiquement l’expérience avant de t’écrire ces quelques lignes. »
Cette maladresse matinale, bien que cocasse, me ramena à mon état du moment que je traînais depuis trop longtemps.
Tout avait pourtant bien commencé.
Il y a cinquante-deux ans, j’ai gagné une course à laquelle je n’avais pas demandé à participer, la seule de ma vie, la course à l’ovule. Nous étions, mes camarades spermatozoïdes et moi, sur la ligne de départ. Filou que j’étais déjà, je pris un faux départ, contraire aux règles, mais qui ne fut pas sanctionné par l’arbitrage. C’est par cette opportunité que je suis arrivé le premier, au grand dam de mes concurrents.
Je n’en tire aucune gloire, je ne m’étais physiquement pas préparé, mais j’ai gagné.
Auréolé de cette première place sur le podium, épuisé, je trouvai le réconfort dans le ventre de ma mère où je coulai des jours paisibles.
Après cette victoire, il a bien fallu naître. Ce que j’ai fait, mais un peu plus tôt que prévu, puisque je suis né à sept mois et demi.
J’étais déjà pressé, et cette précipitation m’a conduit à quelques semaines de couveuse. Elle est plusieurs fois tombée en panne pendant mon séjour, mais j’ai pu, grâce à mon sens aigu de l’observation, effectuer les réparations nécessaires à ma survie sans déranger le personnel soignant fort occupé.
C’est à ce moment précis que je fus qualifié « d’intelligent ».
Cependant, cette intelligence prématurée ne m’a servi à rien, puisque je suis au chômage depuis vingt-quatre mois et à la dérive, au bord de cette drôle de rivière qu’on appelle les minimas sociaux. Tout avait pourtant bien commencé, malgré une malformation à un testicule mentionnée dans mon carnet de santé. J’ai pu, malgré cette malformation, grandir et pousser, au grand étonnement de mes parents.
Ils me regardaient, effarés, avec ma malformation testiculaire, pousser comme une herbe sauvage. Au final, ils avaient tout simplement du mal à me comprendre. Ils furent à tels points dépassés qu’ils décidèrent, dans mes premiers mois, de me confier à une autre famille.
Mes parents étant en travail posté, effectuaient toujours la même rotation horaire, à savoir cinq heures/treize heures ou treize heures/vingt et une heures. Les rythmes hebdomadaires se renouvelaient immuablement. Cette organisation industrielle était une contrainte que je représentais pour eux et la solution de la mise « en nourrice » fut bien pratique. Mes parents et moi résidions à l’époque dans un immeuble HLM et ma nourrice et sa famille occupaient l’appartement situé au-dessus du logement familial.
Lorsque mes parents quittaient la maison à quatre heures trente du matin, j’y restais seul jusqu’aux environs de sept heures, moment où ma nourrice venait me cueillir au saut du lit pour monter les quelques marches du palier afin que je prenne mon petit-déjeuner. Une nouvelle journée commençait dans l’attente du retour de mes parents vers treize heures trente. Ces matinées, avant ma scolarisation à l’école maternelle, restent, dans mes premiers souvenirs, émaillées d’activités à vertu pédagogique. Ces premières années ont déterminé la suite de mon parcours.
Je dessinais plus que mal, personne n’étant sensible à mon art pictural (déjà abstrait alors que j’avais passé sans m’en rendre compte la phase figurative, impressionniste, fauviste ou pointilliste). J’étais directement arrivé à un surréalisme débridé, courant dadaïste où mes dessins ne ressemblaient à rien. Je ne me décourageais cependant pas et continuais à produire des œuvres dont j’étais seul à comprendre le sens. Ces productions me valurent, en première année de maternelle, une réputation d’enfant « demeuré », dont ni mes parents ni ma nourrice étaient très fiers.
À cela s’ajoutaient des accidents de continence fécale que je ne maîtrisais pas dans le cadre du rythme scolaire imposé pour faire ses besoins et sur lequel j’avais beaucoup de mal à me caler. Lorsque mon père venait me chercher le samedi matin au sortir de l’école, je sentais bien sa honte lorsque l’institutrice lui remettait le petit sachet qui contenait les traces de mes accidents. De retour au domicile, ma mère préparant le traditionnel steak-frites du samedi midi, me voyant affublé d’un moche pantalon à carreaux trop court qui ne m’appartenait pas, hilare, lançait à mon père : « Ah ! le gosse a encore chié dans le froc ! »
J’ai senti en ces moments-là que tu ne serais jamais fier de moi mon Papa. Pourtant, les défécations intempestives n’étaient que l’expression d’un profond mal-être. Celui du manque de vous, toi, mon défunt Père et de ma mère sur laquelle je veille à présent.
J’ai chié longtemps dans mon froc par abandon, par désespoir lorsque chez ma nourrice je demandais du papier toilette et que l’on me répondait invariablement qu’il n’y en avait plus et que je devais m’essuyer avec les doigts. Effaré à cette idée, je larmoyais : « Mais Tatie, comment je vais faire ? » Elle arrivait quelques secondes après, hilare avec un rouleau de papier hygiénique. À une époque, j’ai vécu chez ma nourrice toute la semaine et je retrouvais mes parents le vendredi soir. J’étais curieux de tout, surtout des conversations des grandes personnes que j’écoutais avec beaucoup d’attention alors qu’elles ne me concernaient pas. J’enregistrais et répétais tout à mes parents le week-end. Le pot aux roses fut découvert lorsque ma mère a livré une information à ma nourrice alors qu’elle n’était pas censée la connaître. La taupe sournoisement infiltrée au domicile fût vite repérée et des mesures coercitives immédiatement prises. C’est ainsi que chaque soir, au moment du dîner je trônais à table avec des morceaux de coton fichés dans les oreilles afin que je n’entende rien et surtout ne répète rien.
À cette époque, j’avais le sentiment de n’être l’enfant de personne, et celui de tout le monde puisque je naviguais entre deux familles, une pour la semaine, l’autre pour le week-end.
Je garde de cette période une aversion pour les rognons sauce madère et des champignons que ma nourrice cuisinait souvent le mercredi. Dès que je sentais les effluves des rognons émanant de la cuisine, je redoutais de passer à table parce que le moment allait être long et pénible. Un bras de fer s’engageait à chaque fois.
Pensif devant mon assiette, j’étais à la recherche d’alibis irréfutables : les rognons me donnaient mal derrière la tête, j’avais du mal à avaler, j’étais en proie à une grande fièvre qui ne se voyait pas ou j’avais très mal au ventre.
Mes alibis étaient toujours écartés et mes plaidoiries vaines. La sentence était toujours la même : « Mange ! Tu ne sortiras pas de table tant que tu n’auras pas fini ton assiette. »
Avec les rognons, je pulvérisai plusieurs fois mes records de longévité à table. Il n’était pas rare que mon repas s’éternise jusqu’au soir.
Les autres qui avaient valeureusement achevé leur assiette s’apprêtaient à dîner alors que je n’avais toujours pas fini de déjeuner. Cela se terminait toujours de la même manière, j’avalais les rognons froids tout rond avec une irrésistible envie de vomir.
Il fallait bien que l’épreuve se termine.
Un soir, ma nourrice nous servit un gratin de pâtes. Mon frère de lait, féru des publicités télévisées, demanda à sa mère : « Maman, ce sont des pâtes riches ? » La réponse de son père fusa : « Non, ce sont des pâtes pauvres, mange ! »
Lorsqu’au moment de Noël, on me demandait d’imiter Johnny Halliday dans ses frasques de l’époque où il se roulait au sol avec sa guitare électrique, je me prêtais volontiers à l’exercice. Sous les encouragements du public, je me roulais à terre endossant ce rôle de rocker. J’avais cinq ans.
Ces adultes, qui n’étaient pas ma famille, riaient aux éclats de ce petit singe facétieux. « Mon petiot »… Mon frère de lait, beaucoup plus pragmatique et moins attiré par la scène, prenait possession de son téléphérique suspendu ou de sa panoplie de policier pendant que je me contorsionnais en tous sens pour amuser la galerie en qualité de rocker aguerri.
C’est à l’occasion de ces courts instants que j’ai perçu que je pouvais capter une certaine forme d’attention auprès des autres. On me demandait sans cesse de répéter mes roulades et rifts de guitare imaginaire. J’étais heureux de cette attention à mes pitreries. J’avais en moi à ces instants, le besoin de faire rire pour exister, tout simplement exister.
Lorsque je retrouvais mes parents le week-end, nous rendions souvent visite à mon arrière-grand-mère maternelle Adrienne et à son fils Robert qui passait le plus clair de son temps chez elle.
Cette dernière était un personnage au caractère bien trempé. Pendant la guerre, alors qu’elle occupait une petite ferme en Normandie, lorsque les envahisseurs allemands venaient réquisitionner du lait, elle avait pris pour habitude d’y ajouter de l’eau oxygénée, ce qui générait chez l’occupant d’effroyables diarrhées et surtout l’envie de ne plus y revenir.
Elle avait une aversion profonde pour les Allemands, eux qui avaient tué ses deux frères pendant la Première Guerre mondiale. Et surtout pour « Hickler » ce gros fumier qui avait massacré tant d’innocents dans tant de pays dont la Pologne et mis la France à sac. Elle prononçait le nom d’Adolphe Hitler, « Hickler », car sa dentition hasardeuse ne lui permettait plus de prononcer les T qui devenaient des K.
Malgré un dentier fait sur mesures, elle ne s’en servait que très peu. Elle prétextait que ce dernier lui blessait les gencives. Il était soigneusement rangé dans son armoire à linge, enveloppé dans un mouchoir. Elle ne le sortait que pour les grandes occasions, baptêmes, mariages et parfois enterrements, tout dépendait de l’estime qu’elle portait au défunt.
En tous les cas, elle était très fière, avec son lait frelaté : « De foutre la chiasse aux Schleuhs ! »
Hickler ne l’aurait pas, elle, Adrienne Nowack.
À la Libération, elle fit la connaissance des soldats américains.
Les « Jiiiiiise » comme elle les appelait, venaient libérer la France, à grand renfort de tablettes de chocolat, de chewing-gum et de Camel sans filtre.
Pour les Jiiiiiise, qui étaient en fait les Gi’s, elle avait cessé de frelater son lait. Mais surtout, ils lui firent découvrir de mystérieuses pâtes à mâcher qu’elle appelait « Gomme bonne » au lieu de chewing-gum.
Ils avaient également dans leurs musettes une sauce tomate conditionnée en tube ou pots de verre qui allait très bien avec les pâtes, le riz ou la viande : le Ketchup, qu’elle prononçait : « Kimshopt ».
Les Bee-Giiiisse, en référence au groupe disco de la fin des années 70, comme elle les appelait étaient pour elle, de grands enfants pleins de vie et tout sourire, qui distribuaient allègrement les boîtes de viande en conserve qu’elle appelait : « Les cornets de binstaike », c’est-à-dire des conserves de corned-beef. Ces boîtes étaient bien pratiques dans la mesure où elles remplaçaient avantageusement le beurre, qui venait à manquer cruellement, sur les tartines préparées pour son fils, à l’heure du goûter.
Elle avait entendu les « Bee-Giiisse » au hit-parade de la radio qu’elle écoutait religieusement chaque samedi en fin de matinée, avant sa mise en plis. Elle pensait que ce groupe était composé de soldats américains qui avaient libéré la France du joug allemand puisqu’ils se nommaient les Bee-gees. Elle les imaginait en uniforme avec, tout comme elle, un casque sur la tête. Elle avait cependant conscience que leurs casques à eux n’étaient pas arrimés à la porte de la cuisine et surtout n’étaient pas orange, mais kaki.
Par ailleurs, elle s’était mis en tête de savoir parler américain, elle interprétait les sons à ses oreilles incertaines. C’est ainsi que lorsqu’elle demandait qu’on lui passe du pain, elle répondait avec fierté un tonitruant : « Tank you sylver-match ! »
La prononciation approximative et l’intention étaient louables, mais « Sylver-Match » était une marque de briquets et de montres américains. Rien à voir avec la formule de politesse anglo-saxonne.
Avec la Libération, elle s’essaya au tabagisme. Elle fumait les cibiches des Américains exhalant d’épais nuages de fumée puisqu’elle crapotait. C’est-à-dire qu’elle n’inhalait pas la fumée, mais la rejetait immédiatement. Elle n’appréciait pas le goût de la cigarette, mais cela lui donnait une contenance devant ces jeunes soldats. Ce qu’elle n’avouait pas c’est que les cibiches lui tournaient les sangs et la rendaient malade.
Souvent en évoquant ses souvenirs de guerre après le repas qui était plus que copieux, elle lançait, triomphante : « Encore un que les Boches n’auront pas ! » Tout cela pour finir à vomir dans le jardin parce qu’elle avait trop mangé.
Il en était de même pour les parties de belote du samedi ou du dimanche après-midi. Elle trichait sans cesse et était d’une mauvaise foi permanente. Alors qu’elle coupait avec un atout sur une couleur qu’elle avait en main, son Robert lui disait sentencieusement : « M’an, tu ne peux pas couper à cœur, tu viens d’en jouer et tu en as encore plein dans ton jeu ! »
Cela entraînait les foudres d’Adrienne et des palabres interminables. On ne parlait plus, on beuglait. Surtout Adrienne, qui se sentait atteinte dans sa dignité de mère, par la chair de sa chair, le sang de son sang, par son fils Robert. Elle qui avait sacrifié sa vie pour lui, fait en sorte qu’il ait la meilleure éducation et à chaque goûter à 17 heures tapantes, deux tartines beurrées et un verre de vin, qu’il lui tienne tête en lui disant qu’elle trichait à la belote ? Inadmissible ! C’était-là parfois que le jeu retournait illico dans sa boîte en plastique avec des regards et des silences qui en disaient long sur cet affront. On ne l’y rependrait plus à jouer avec une bande de tricheurs, alors que c’était elle qui trichait honteusement.
Son Robert était philosophe face aux débordements de sa mère, il acceptait de bonne grâce de recommencer une partie pendant que sa mère bougonnait dans son coin. Il n’avait rien à lui envier parce qu’il épiait sournoisement sa main qui se reflétait dans les parois en inox du grille-pain posé sur le buffet et soigneusement astiqué au « Mirror ». Il avait les gênes de sa mère… Elle était époustouflée par les talents de devin de son Robert qui était capable de lire au travers du dos de ses cartes.
Son fils était le centre de sa vie et elle avait oublié de le voir grandir. Alors qu’il avait largement atteint la soixantaine, elle beurrait encore avec amour les fameuses tartines de son rejeton et lançait à l’heure dite : « Robert ton goûter est prêt ! Et bois doucement ton verre de vin, c’est du bon de la coopet ! »
La « coopet » en question était une coopérative de commerçants qui vendaient des denrées alimentaires sous l’enseigne « coop ».
Elle veillait sur son garnement comme le lait sur le feu. Lui qui avait été veuf trop tôt et remarié trop tard.
Lorsqu’elle allait faire ses courses à la supérette du coin, elle achetait souvent un gros sac de pommes de terre qui pesait une dizaine de kilos. Au moment de régler, elle indiquait à la caissière : « Mettez-moi le filet de patates de côté, le gamin viendra le chercher tout à l’heure. »
La surprise était totale lorsque la caissière découvrait un gamin de plus de soixante ans, venu chercher les patates de sa mère.
Telle était leur relation, l’âge avancé de mon grand-père n’y changeait rien, il était resté son enfant, ce qui lui conférait une autorité naturelle sur lui, puisque c’était sa mère et qu’elle l’avait mis au monde.
Il y avait entre eux quelque chose de fusionnel et d’orageux, les disputes étaient fréquentes, mais on y sentait un lien indéfectible. Afin de fuir les foudres maternelles le temps d’un après-midi, mon grand-père organisait régulièrement des parties de pêche avec un de ses amis.
Le rituel était toujours le même, ils plantaient leurs cannes à pêche au bord de la Moselle et les laissaient ainsi en plan tout l’après-midi, le temps d’aller écluser quelques godets au bar du coin, la Coupole. Ce bar était situé aux abords de la rivière, ce qui était bien pratique pour surveiller, de loin, le matériel.
Le sentier pour retourner au domicile de sa mère était assez pentu, ceint de jardins où s’épanouissaient de nombreuses fleurs, ce qui lui avait valu le nom de « Rue des jardins fleuris ».
Il attaquait légèrement titubant, l’ascension du sentier par la face Nord, la plus difficile, sans piolet ni crampons, ne perdant pas le point de vue à atteindre, la maison du quarante-sept bis située à environ quarante mètres d’altitude où l’oxygène était plus rare ce qui expliquait son essoufflement. Il laissait la face Sud aux touristes de passage.
Il connaissait tous les pièges de cette face Nord ce pour quoi il la gravissait avec la plus grande prudence. Il était parfois accompagné dans cette périlleuse expédition par son compagnon de pêche et de cordée qui ne voulait pas le laisser rentrer seul au refuge du quarante-sept bis. Les grimpeurs tanguaient dangereusement.
Afin d’éviter tout accident dans cette ascension de la pente des jardins fleuris, il n’était pas rare qu’ils s’attellent l’un à l’autre avec un tendeur prélevé sur le porte-bagages du vélo de mon grand-père.
Sa qualité d’ancien prisonnier de guerre lui valait à chaque fois l’honneur d’être désigné premier de cordée. Il n’en tirait aucune gloire et assumait ses responsabilités pendant que son compagnon ahanait derrière lui.
Son ami n’avait pas fait la guerre, il avait été exempté en qualité de soutien de famille, de surcroît avec les pieds plats et un ongle « incarcéré » qui lui rendaient la marche difficile.
À chaque ascension, devant le mutisme de Robert face aux questions d’Adrienne sur leur ascension hésitante jusqu’au col du 47 Bis, elle interrogeait le second de cordée dont les réponses étaient invariables :
« Pourquoi vous marchez de travers tous les deux ?
— C’est à cause de mes pieds.
— Comment ça ?
— J’ai mal mes pieds.
— Ah bon, pourquoi ?
— C’est à cause de mes oncles.
— Qu’est-ce qu’ils ont tes oncles ?
— Je ne sais pas, mais ils sont incarcérés !
— Ils sont incarcérés où ?
— Dans mes pieds et j’ai du mal à les faire sortir, je voudrais qu’on les libère au plus vite, parce que j’ai mal mes pieds ! »
La solidarité montagnarde qu’il affichait avec Robert, malgré ses ongles incarnés, lui valait à lui aussi deux tartines beurrées et un verre de vin rouge à l’arrivée au refuge d’altitude. La gardienne précisait immanquablement aux alpinistes : « Un seul verre parce que c’était du bon de la coopet. » Il ne fallait tout de même pas exagérer.
Si les lilas, rosiers et pivoines embaumaient le quartier, mon grand-père aussi, mais pas des mêmes fragrances. Il aurait dû sentir le poisson, le grand air et la rivière. Il sentait seulement le bistrot, ce qui n’échappait à la sagacité d’Adrienne.
Les tartines et le verre terminés, son acolyte amorçait courageusement la descente du sentier des jardins fleuris qui devenait pour lui la piste du grand slalom de Val d’Isère. Il démarrait sans attendre le top départ du chronométreur.
Afin d’arriver au finish, il enchaînait à toute allure les portes imaginaires avant de terminer l’épreuve en dérapage Place de l’Hôtel de Ville où il résidait. Il consultait alors l’horloge au fronton de la Mairie pour regarder son chrono qui n’était jamais validé pour cause de faux départs.
En revanche, son temps et sa performance étaient évalués par sa femme qui observait l’épreuve depuis la fenêtre de la cuisine. À chaque fois, elle l’engueulait copieusement pour son retard et sa démarche plus que chaloupée pendant qu’il remisait son matériel de ski, cannes à pêche, bouchons et appâts au fond de la cave.
Le champion, la soupe du soir avalée, était envoyé au lit afin de récupérer avant le prochain critérium.
Pendant ce temps, Robert devait justifier le fait de rentrer bredouille. Son compagnon de cordée redescendu tout schuss dans la vallée et le matériel rangé, il lui fallait s’expliquer auprès de sa mère au sujet de cette nasse à poisson désespérément vide et de l’odeur particulière qui émanait de sa personne. Il invoquait les courants contraires, les phases décalées de la Lune ou la météo capricieuse qui avait fait fuir la friture.
Heureusement qu’Adrienne ne comptait pas sur lui pour le dîner, sinon ils seraient morts de faim.
Il n’y avait chez elle que très peu d’appareils électriques, pas de réfrigérateur, la nourriture étant conservée dans un garde-manger grillagé.
Parmi les rares appareils électriques qui avaient à son sens une utilité essentielle, il y avait son casque à coiffure Calor. Ce dernier lui permettait, chaque samedi, de faire sa mise en plis. Bardée de bigoudis, elle se logeait sous ce casque chauffant dont le bras articulé était accroché à la porte de la cuisine qui donnait accès à la maison. Sous le souffle de cet engin digne d’une expédition spatiale, elle n’entendait rien lorsque nous venions lui rendre visite le samedi. Assourdie par ce voyage sidéral, elle n’entendait pas nos sollicitations afin qu’elle nous ouvre la porte. Nous poireautions alors dans le couloir de la maison en attendant que la mise en plis ait pris fin.
La mise en plis terminée et le casque spatial débranché, elle entendait enfin nos tambourinements et nous ouvrait sa porte en nous disant : « J’ai rien entendu, j’étais sous le casque. »
Pour rester dans les équipements domestiques, elle avait aussi fait l’acquisition d’une machine à laver portative. Elle était du même orange que son casque chauffant, c’était la mode à l’époque.
Trônant sur la table de la cuisine lorsqu’elle était mise en service, elle tressautait, trépidait, dans un vacarme assourdissant qui ne laissait aucune conversation possible le temps du programme de lavage.
La machine en question fuyait une fois sur deux et crachait alors des quantités de mousse effroyables qui envahissaient peu à peu la pièce. Il fallait alors actionner la manivelle prévue pour rincer puis essorer le linge. Cette machine était redoutable et le pire, elle ne lavait rien. L’essorage était vraiment l’étape la plus délicate dans la mesure où Robert devait très rapidement raccorder le tuyau d’évacuation à l’évier de la cuisine pendant qu’il tournait frénétiquement la manivelle. Ce qui lui valait des contorsions dignes d’un acrobate de cirque.