Petite philosophie de la polio - Jean-Pierre Magnes - E-Book

Petite philosophie de la polio E-Book

Jean-Pierre Magnes

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Beschreibung

« Le handicap (vous) est donné : je n’ai pas choisi la polio, je compose avec quatre contraintes. Un : je serai toujours perdant ! Deux : ma chance, le handicap est physique limité à la paralysie de la jambe droite ! Trois : la polio m’adapte, quel que soit le coût, en exclusion, en énergie, en envie ou en temps : parce que moi, je n’ai vraiment pas le choix ! Quatre : le handicap est toujours banal dans son impossibilité, je suis le seul à m’en soucier dans la vie de tous les jours et singulier dans sa limitation. Quand vous êtes handicapé, vous êtes hors norme, c’est-à-dire “hors course” ».




À PROPOS DE L'AUTEUR




Jean-Pierre Magnes écrit pour révéler les silences dissimulés par la polio. Il illustre comment ce handicap modifie les interactions humaines à tous les niveaux de la société, car il est perçu comme une entité à part entière, indépendante.

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Jean-Pierre Magnes

Petite philosophie de la polio

Essai

© Lys Bleu Éditions. Jean-Pierre Magnes

ISBN : 979-10-422-1962-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

80 % des handicaps sont invisibles. Le fauteuil roulant représente moins de 10 % des handicaps.

Avant-propos

I. La raison

La polio : un non/nom dit l’essentiel

– Un non-dit : Polio est le non-dit d’un silence. De même, j’ai rarement été questionné sur la nature de mon déséquilibre physique. « De quoi souffrez-vous ? Vous avez un « problème ? OUI, sans solution ! Comme si la question était impossible à poser et la réponse interdite.

– Un nom dit l’essentiel : l’essentiel de la polio, un inter-dit, entre les lignes et un objet indépendant. La polio est un inter-dit, un détail change la relation. Dans la famille, le rôle et la responsabilité des parents, avec les autres, les gens ordinaires qui ne savent faire face à la polio, un objet déplacé. La polio est aussi un objet hors sujet dans l’entreprise. Pourquoi ai-je choisi un métier limite/frontière, le conseil et un statut d’indépendant ?

II. L’objet

Ma jambe droite : une présence physique acquise

1. Une présence physique encombrante

– La présence physique : la jambe droite fait partie de mon corps et en même temps c’est une inconnue. Une « masse critique » difficile à déplacer peut me faire chuter. Je dois faire avec un « malgré moi. » Que je le veuille ou non, la polio, le facteur X modifie tout : le déplacement et la mobilité, la posture et le lien, l’énergie limitée et la course.

– Une présence encombrante : Je suis encombré par la polio, une patte folle, la folle du logis incontrôlable, fractale1, une figure de la polio.

2. Une présence impensable et improbable

Le handicap est un essai dont la transformation est forcément ratée.

– Impensable : le handicap est aussi vécu par les parents.

Ils se sentent, à tort, coupables et/ou responsables d’une erreur génétique ou médicale. Le résultat du handicap est un brouillon, une copie, un draft, jamais conforme à l’original.

– Improbable : le handicap est une course à handicaps. La différence avec un cheval courant avec un handicap : le cheval, lui, peut courir à sa guise, face à des chevaux de pesée comparables.

La seconde différence : dans la rue, le handicap est une course remplie d’obstacles imprévus. Et, parfois, insurmontables.

III. Le titre

Petite philosophie de la polio

Il vaut mieux être un con qui marche, qu’un intellectuel assis.

Michel Audiard

Petite : ce texte est court.

Je sais faire court, raconter une histoire en une page. Cet essai est dense et danse dans la polio et le rock and roll. Françoise Giroud, dans Profession journaliste, associe auteur et format. Un rédacteur définit « SA longueur habituelle. » La sienne, 200 pages, la mienne, 75 dans cet essai. Ma question, posée après la rédaction, à chaque relecture, d’une ligne, d’une phrase ou d’une page : que pourrai-je encore supprimer ?

Philosophie : « Si vous voulez converser avec moi, définissez vos termes. » Voltaire.

Les mots sont porteurs de sens. J’ai appris à penser, à penser contre moi et parfois, quand c’est possible et utile, à penser contre mon interlocuteur… Penser signifie dé-finir, nommer et classer une notion ou un terme, structurer un point de vue. Vous trouverez des angles, des tableaux commentés et des listes, des poèmes et des récits, un extrait de Milton Erickson qui en connaissait un rayon sur la marche et sur la polio !

De la polio : je n’avais jamais « pensé » l’objet polio

« Je ne pense à rien, je réfléchis à presque tout » est un de mes crédos. J’écris pour savoir ce que je pense. Je vis avec la polio depuis l’enfance. Je « vis avec » malgré moi, l’exact contraire de « j’ai la polio », un accessoire essentiel. J’ai intégré un intrus. Depuis, il me désintègre à bas bruit… Deux idées structurent le plan de cet essai d’action : vous et moi.

VOUS. J’ai d’abord pensé à vous. La polio est un symptôme de votre gêne. Pouvez-vous nommer cette affection ? La question la plus répandue : avez-vous un problème ? La polio transforme la relation, comme cette question le prouve.

MOI. La polio transforme ma condition en permanence d’abord, l’expérience physique, le corps, l’image du corps , ensuite, l’expérience sensible,la coopération, l’agression , enfin, le système de relations : la famille, les femmes, le groupe, le public.

Trois apports concrets de cet essai d’actions.

1. Définir les termes, au-delà du mot polio. Handicapé physique renvoie à un moins, estropié, définit clairement ce qui m’est arrivé. Cinq mots me définissent : charme, femme, moins, surf et zèbre. Vous les trouverez développés dans le texte et en annexe.

2. Structurer un point de vue à chaque page, sur l’alliance et sur le lien, sur le courage et sur la limite sous deux angles, le vôtre et le mien. Un même thème est parfois abordé dans les deux parties, les autres/moi : l’équilibre/la chute, la marche/le temps, le regard inversé et le vôtre.

3. Proposer des enseignements utiles à tous, dans les aphorismes et les citations, dans le cours du livre, dans la conclusion et dans les annexes. Utiles à tous : 80 % des handicaps sont invisibles. Le fauteuil roulant, une image fausse, représente moins de 10 % des handicaps.

Première partie

Ma polio et vous

Ma polio une maladie nosocomiale

Le handicap est vécu par les parents.

Ils se sentent, à tort, coupables et/ou responsables d’une erreur génétique ou médicale.

I. Ma polio

une maladie nosocomiale : à trois mois près

Je n’aurai jamais dû être contacté par la poliomyélite.

1. Un souffle au cœur incoercible

Souffrant d’un souffle au cœur incoercible, depuis ma naissance en 1957, j’enchaînais les électrocardiogrammes.

En janvier 1960, à Paris, deux cardiologues différents ont :

a. échoué à identifier l’origine du souffle (pourtant mortel à terme)

b. refusé la primo-vaccination contre la polio (pourtant compatible avec une affection cardiaque).

2. Janvier 1960

la dernière épidémie de poliomyélite en France

120 cas

J’ai bénéficié de la conjonction de trois faits indésirables :

a. L’absence d’immunité contre le virus de la polio en raison du refus de la vaccination

b. La dernière épidémie de polio en région parisienne.

c. Mon âge conduisant à une admission dans un hôpital en région parisienne déjà contaminé ; l’hospitalisation dans un hôpital parisien de l’APHP m’aurait épargné la polio… Même sans la primo-vaccination…

À trois mois près, je marcherai sur mes deux jambes.

À Biarritz

À Biarritz, les vagues courent,

Roulent parfois doucement,

Grondent quelquefois violemment,

Dans un bruit sourd.

Les surfeurs glissent dans l’eau,

Le long des rouleaux qui crissent,

S’accrochent aux lambeaux,

Des vagues qui plissent.

Les enfants jouent au ballon,

Font des châteaux forts

Avec le sable blond,

Près de l’eau qui dort.

Après le bain,

J’engloutis une glace à la vanille,

Sous le soleil qui brille,

II. Ma polio et la relation d’aide

un enfer me ment

Un handicap supplémentaire pour un polio : la relation d’aide. La relation d’aide rassure l’aidant et m’enferme, dans l’abdication à la violence de l’aidant. La relation d’aide crée une obligation : obliger c’est créer un lien qui « attache » l’autre et le soumet à sa volonté. Dans la relation d’aide, la relation est un lien, comme une laisse de chien ou un chien qu’il dé-laisse.

Dix principes pour aider

A. les paradoxes de l’aide

1. L’aide est une chance, pour qui ? Et contient aussi trois « pièges » :

a. la bonne conscience, le plus répandu ;

b. la dépendance, le plus probable ;

c. la méconnaissance, le plus tordu, celui qui croit savoir.

2. L’aide vous confronte à ce que vous ne voulez pas voir en vous…

3. L’aide est coûteuse, au-delà du bénéfice apparent. Elle se paie en argent, en déception, en dépendance, en énergie, en engagement, en intrusion, en reconnaissance, en temps.

4. L’aide est gratifiante et peut aussi être décevante. Vous perdrez vos illusions, votre temps, votre énergie, l’estime de vous-même parfois.

5. L’aide est « dés. intéressée », l’aidant est conscient des bénéfices possibles : argent, bonne conscience, contrôle, dépendance, notoriété, place, pouvoir, profit, puissance, reconnaissance, réalisation, soutien. What else ?

B. Les conditions de l’aide

1. L’aide est demandée par le plus faible

2. L’aide est acceptée. Le dernier mot appartient à la personne aidée ? Quand ?

3. L’aide renforce l’autonomie du plus faible i.e agir seul dans un cadre.

4. L’aide est révisable. Utile au début, elle peut se révéler contre-productive.

5. L’aide est temporaire. L’aide permanente s’appelle l’assistance.

III. Ma polio et la famille

Mes parents face à la polio

Ma mère : la puissance d’agir et la plainte.

Ma mère a réagi comme une « paysanne ». Fille unique, d’une mère distante et d’un père absent, elle aidait les autres pour sortir d’un cercle familial routinier. Son intelligence concrète, pratique, s’est révélée dans les situations tragiques. À l’hôpital, elle venait chaque soir me réconfortait et j’ai pu apprécier son attention et son humanité.

Quand mes parents ont décidé de vivre en Afrique, ils m’ont emmené sans avis médical favorable. De retour en France, ma mère a trouvé seule un médecin orthopédiste utilisant une méthode d’allongement révolutionnaire tout en un : une opération de sept heures pour allonger le tibia de 7 centimètres en coupant l’os en biseau et en consolidant la fracture avec une plaque de métal neutre vissée sur l’os, suivie d’une hospitalisation de 15 jours et d’une rééducation quotidienne durant 6 mois au moins.

La technique d’allongement habituelle, à étirement externe progressif, grâce à quatre tiges vissées sortant de la jambe conduisait à une hospitalisation douloureuse et plus longue…

Je fus dépendant d’elle en tout. Puis la ritournelle de la plainte reprenait le dessus. Victime dans la vie quotidienne, se plaignant sans agir de « son manque de chance », de mon père qui ne l’aidait pas, j’entendais, ne l’aimait pas, du caractère routinier de la vie, de sa détestation de vivre à Paris… blablabla.

Une présence absente : l’échec de sa vie et de son projet de vie.

Mon père a vécu, je l’imagine, une forme de sidération après mon hospitalisation. Fils unique, je porte le prénom de son père, Jean. J’étais dans la lignée, l’aîné, le fils destiné à accomplir ce que lui n’avait pas pu, pas su ou voulu faire. Son attitude pendant sa vie face à la polio a été « impeccable. » Pendant notre vie commune, nous n’avons jamais évoqué le thème de la polio ou du handicap. Parce qu’il est impossible de partager la douleur, l’inexplicable, l’échec inévitable et sans cesse répété.

En revanche, quand j’ai décidé de rouler à vélo, de jouer au foot, de grimper à 7 mètres de haut, à 7 ans sur le Cèdre du Liban du jardin, de nager le crawl et de suivre les grosses vagues avec une palme à la Grande Plage de Biarritz, de surfer, il a souri. Un sourire d’acceptation, d’encouragement et de soutien. Un sourire disant oui sans le dire. Mon père n’a jamais su exprimer son émotion. Il est resté détaché comme du K2R : il reste toujours une auréole après avoir enlevé la tâche…

IV. Ma polio en Afrique

une Parenthèse partiellement enchantée

La Plage et l’apatam

La parenthèse africaine, au Dahomey, entre 1960 et 1967 à Porto-Novo, puis à Cotonou m’a laissé un souvenir contrasté. Ma sœur, Frédérique, évoquait une « parenthèse enchantée ».

La plage tous les jours de la semaine, après avoir récité nos leçons, nous allions avec ma mère, nager l’après-midi sur une plage à vagues aux deux barres, non surveillée à Cotonou dans l’océan Atlantique. Dans une lettre, Frédérique se souvient de nos jeux dans les vagues, de l’apatam, un mot du dialecte ewe définissant une construction circulaire de plein air, de six mètres de circonférence soutenue par des poteaux cylindriques en bois plantés dans le sable, recouverte d’un toit de branches de cocotier poussant en lisière de la plage. Le jour, l’épaisseur de la couverture protégeait des rayons du soleil. Le toit avait une forme conique, comme celui de la hutte d’Astérix. L’apatam était situé à côté d’un village de pêcheurs, à une dizaine de kilomètres de Cotonou. Nous allions le samedi et/ou le dimanche pendant les six mois de la saison sèche, nous baigner avec d’autres coopérants et leurs enfants, dans une sorte de Center Parc sans la bulle et sans le confort.

La performance : danseur devant le Corps diplomatique.

Chaque année, dans la cour en latérite de l’école française privée financée par les coopérants des pays occidentaux, couverte d’un toit en tôle ondulée, l’école organisait une fête à laquelle étaient conviés les membres du Corps Diplomatique et les officiels dahoméens. Le thème de l’année 1964 : les régions françaises ; une idée anachronique ? Chaque classe représentait une région. J’ai été désigné par la classe unanime comme porte-parole de la Bourgogne. J’ai donc prononcé sans notes, à l’âge de 7 ans, l’âge de raison, un éloge du vin et du champagne en trinquant avec un verre de Youki à l’orange (un Fanta dahoméen). Le soir, j’ai dansé dans un ballet contemporain avec la troupe de l’école sur une scène du Palais Présidentiel, en chemise blanche et en collant noir… J’ai aimé faire le show,me montrer et faire face à un public. J’ai toujours assumé mon physique et le « regard glissé » des spectateurs. Un regard glissé est bienveillant, parce qu’il reste en surface, sans s’attarder…

Le petit garçon : le rêve brisé.

Le rêve s’est brisé un jour de courses, à Cotonou. Il avait plu, le sol en terre était détrempé. En descendant de la Citroën ami 6, j’ai croisé le regard d’un petit garçon de mon âge. : 7 ans. Il avait un regard doux, des habits sales, un sourire triste. Son corps dont les jambes croisées atrophiées par la polio étaient posées sur une planche à roulettes en contreplaqué reposant sur le sol était une figure miroir. Je suis devenu, sur ce point, adulte ce jour-là. J’ai pris conscience de l’inhumanité de la situation. Un enfant, seul, dans la rue dépendant de tous. J’ai compris la notion d’inégalité de situation : lui, noir, posé, à la vie, à la mort, sur une planche, surface dont il ne sortirait jamais, moi blanc, marchant en boitant. J’ai vécu ma présence comme « pornographique. »Que faisions-nous en Afrique ? À quoi servait notre présence ? J’ai décidé de rester en Europe quand je serai adulte et de faire du tourisme dans les pays européens… Parce que notre présence est déplacée, inutile et violente. Je suis étranger au Monde noir. J’ai découvert progressivement que je n’appartiens pas au Monde blanc : je suis un no where Man.

Mélancolie

Tu as sans doute perçu,

Un trait de mon caractère qui se voit à l’œil nu,

Dans mon regard triste…

La mélancolie… qui, malgré tous mes efforts, résiste.

Un sentiment diffus qui m’envahit, sans que je le recherche

J’étais terrorisé à l’idée que ma mère ne vienne pas me chercher

Je l’ai validé sur des photos d’enfant.

Je ne souris pas, le regard est absent.

Comme si j’avais vu, des choses qu’un enfant ne doit pas vivre.

Une forme de protection, pour survivre…

À un sentiment d’abandon définitif.

Une peur panique de rester seul, les nerfs à vif.

Dans le noir d’une chambre d’hôpital décatie,

Impossible de trouver la sortie,

Et ne pas voir le jour…

Toujours le même potage, jour après jour,

Pris dans une mélasse, une gomme ;

Après une nuit d’angoisse,

à chasser les fantômes.

Rester dans la poisse.

Seul, sans un regard qui écoute

Un sourire qui embrasse,

Une main qui se tend,

C’est réconfortant…

Tu n’as pas pris la mienne.

V. Ma polio à l’hôpital

La boîte orange et le trou noir

Le « trou noir » de ma mémoire dure deux ou trois semaines, en janvier 1960, pendant mon séjour à l’hôpital, sans doute après la primo-infection, avant le départ en Afrique.

La boîte orange : une boîte circulaire en bakélite orange.

Ma mère venait me voir tous les jours, entre 18 h et 19 h 30 pour le dîner et m’apportait du foie de veau dans une boîte circulaire en plastique dur orange, fermant avec un couvercle vissé. Elle apportait aussi des fruits découpés dans une autre boîte. Dans ces moments-là, ma mère était attentive, gentille et souriante. Je n’ai jamais vu mon père. LA boîte orange représente le premier contact avec un objet fonctionnel, dont j’ai conservé pour toujours la forme en mémoire et un tropisme pour le fonctionnalisme dans l’architecture et le design.

Le second trou noir : la nuit, je vivais un trou noir après son départ.

Quand elle fermait la porte de la chambre, je me retrouvais seul avec la certitude que je ne verrai pas le jour, le lendemain. Ma mère ne reviendrait pas. La chambre aux murs si hauts et décatis, le silence de cathédrale assourdissant m’empêchait de crier, de pleurer et même, à certains moments, de respirer. J’étais pris au piège, perdu. Les infirmières fantomatiques se comportaient comme des « robots » distants. J’ai compris inconsciemment, que je devais être patient sans rien dire, l’attente, la douleur, la froideur, aussi…

Je n’ai pas reçu l’ombre d’un sourire, le soutien d’un regard aimant, un geste, une caresse.

Peur de la contagion ? Respect d’une procédure ? Absence d’empathie, ce mot si effrayant que je déteste ? J’attendais un geste d’humanité : j’attends toujours…

La mort tous les soirs : à trois ans.

J’avais déjà l’expérience et une représentation du concept de « mort » : la certitude de ne pas revoir le jour se lever le lendemain dont parle Milton Erickson, dans son autobiographie. Vivre un jour limité à 19 h 30 et chaque nuit re -faire l’expérience de la terreur du noir, des bruits sourds dans les couloirs et la seulitude, perdu au fond d’un lit. Heureusement, la suite a prouvé le contraire.

Après cette première hospitalisation, je me souviens de mes cauchemars. J’étais recroquevillé, sur un carreau noir et je voyais l’ombre d’une chaussure énorme m’écraser…

Je restais mutique, silencieux et tétanisé.

VI. Ma polio et l’image du corps

un monstre

Identité : Humain ou monstre ? Monstre bien sûr ! À vos yeux !

La réalité symbolique du monstre : La rencontre avec la vieille dame.

J’ai compris que j’étais un « monstre » à l’âge de six ans. Au moment de me dépasser, j’ai croisé un regard. J’ai continué à marcher et sans savoir pourquoi, je me suis retourné. J’imagine que je me sentais regardé, sans le voir. J’ai découvert une vieille dame, immobile, la tête penchée pour mieux me détailler comme un volailler détaille une volaille. Ses petits yeux noirs projetaient son regard intrusif et perçant. Je ne trouvais pas les mots. Je ne savais pas quoi dire ou quoi faire… J’étais ahuri. Je l’ai regardée avec un regard vide et je lui ai tiré la langue. Surprise, elle m’a morigéné : « Sale gosse, en plus tu es mal élevé, tu sais qu’on ne tire pas la langue à une vieille dame, si je pouvais je te corrigerai… Ses exclamations glissaient sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard… J’ai appris ce jour-là, trois choses : un, j’étais un « monstre », deux, je ne faisais pas partie du club des gens ordinaires, trois, j’étais dans l’autre camp, celui des citoyens de seconde zone.

L’impossibilité du monstre : pour les gens ordinaires.

Je suis un « monstre », celui que l’on montre parce qu’il est autre. Le déséquilibre et la difformité sont insupportables aux gens normaux. Ils mentent tout le temps sans se rendre compte qu’ils mentent d’abord à eux-mêmes. Leur discours est une supercherie. Ils disent rêver d’être uniques ?Imparfait physiquement décrit mon schéma postural, entre puissance d’agir et impuissance de bouger, incomplet dans ma seulitude.

L’acceptation du monstre :

J’ai d’abord accepté les conséquences de la polio comme un fait : l’échec et l’isolement.

La polio est l’image concrète d’un échec réalisé par une forme difforme. La forme, dans ce cas, se réduit, pour une fois, à l’apparence, une apparence inachevée et ratée.

La polio isole, le virus ne fait pas de cadeau.

La raison : les gens ordinaires détestent les faibles, les perdants, les monstres (ceux que l’on montre) ; par peur de leur ressembler ?

L’avantage évident d’être un monstre : je suis sans doute, presquela seule personne, à ne pas le voir, à ne pas le savoir ?

Je ne perçois pas le monstre : des proches m’ont ouvert les yeux sur le regard des gens ordinaires sur ma difformité.

Je ne vois pas le monstre : je ne me suis jamais vu comme un monstre parce que je ne me vois pas, sauf de manière fugitive dans un miroir en pied ou dans mon reflet.