Pierre et Luce - Romain Rolland - E-Book

Pierre et Luce E-Book

Romain Rolland

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Beschreibung

Extrait : "Pierre s'engouffra dans le Métro. Foule brutale et fiévreuse. debout, près de l'entrée, serré dans un banc de corps humains et partageant l'air lourd qui passait par leurs bouches, il regardait sans les voir les voûtes noires et grondantes sur lesquelles glissaient les prunelles luisantes du train."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

• Livres rares
• Livres libertins
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• Poésies
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EAN : 9782335056105

©Ligaran 2015

À Mori

Pacis Amor Deus

(PROPERCE)

Durée du récit :

Du mercredi soir 30 janvier au Vendredi Saint 29 mars 1918,

Pierre s’engouffra dans le Métro. Foule brutale et fiévreuse. Debout, près de l’entrée, serré dans un banc de corps humains et partageant l’air lourd qui passait par leurs bouches, il regardait sans les voir les voûtes noires et grondantes sur lesquelles glissaient les prunelles luisantes du train. En son esprit étaient les mêmes ombres, les mêmes lueurs, dures et trépidantes. Étouffant dans le collet de son pardessus relevé, les bras collés au corps et les lèvres serrées, le front moite de sueur et, par moments, glacé par une bouffée du dehors quand la portière s’ouvrait, il tâchait de ne pas voir, il tâchait de ne pas respirer, il tâchait de ne pas penser, il tâchait de ne pas vivre. Le cœur de ce jeune garçon de dix-huit ans, presque un enfant encore, était plein d’un obscur désespoir. Au-dessus de lui, au-dessus des ténèbres de ces voûtes, de ce trou de rat où filait le monstre métallique, grouillant de larves humaines, – était Paris, la neige, la nuit froide de janvier, le cauchemar de la vie et de la mort, – la guerre.

La guerre. Il y avait quatre ans qu’elle s’était installée. Elle avait pesé sur son adolescence. Elle l’avait surpris dans cette crise morale, où l’éphèbe, inquiet de l’éveil de ses sens, découvre avec saisissement les forces bestiales, aveugles, écrasantes de la vie dont il est la proie, sans avoir demandé à vivre. Et s’il est de nature délicate, de cœur tendre, de corps frêle, comme Pierre, il éprouve un dégoût, une horreur, qu’il n’ose confier aux autres, pour ces brutalités, ces saletés, ces non-sens de la nature féconde et dévorante, – cette truie en gésine, qui mange sa ventrée. – Dans tout adolescent, de seize à dix-huit ans, est un peu de l’âme d’Hamlet. Ne lui demandez pas de comprendre la guerre ! (Bon pour vous, hommes rassis !) Il a bien assez à faire de comprendre la vie et de lui pardonner. D’habitude, il se terre dans le rêve et dans l’art, jusqu’à ce qu’il soit habitué à son incarnation et que la nymphe ait achevé, de la larve à l’insecte, son angoissant passage. Qu’il a besoin de paix et de recueillement en ces jours d’avril trouble de la vie mûrissante ! Mais on vient le chercher au fond de sa retraite, on l’arrache de l’ombre, tout tendre en sa peau nouvelle, on le jette à l’air cru, dans la dure espèce humaine, dont il doit, sur-le-champ, épouser sans comprendre, sans comprendre expier les folies et les haines.

Pierre était appelé avec ceux de sa classe, les enfants de dix-huit ans. Dans six mois la patrie avait besoin de sa chair. La guerre la réclamait. Six mois de répit. Six mois ! Si du moins, d’ici là, on pouvait ne pas penser ! Rester dans ce souterrain ! Ne plus revoir le jour cruel !…

Il s’enfonça dans l’ombre, avec le train qui fuyait, et il ferma les yeux…

Lorsqu’il les rouvrit, – à quelques pas de lui, séparée par deux corps étrangers, était une jeune fille, qui venait de monter. D’abord, il ne vit d’elle que le délicat profil, sous l’ombre du chapeau, une boucle blonde sur la joue un peu maigre, une lumière posée sur la suave pommette, la ligne fine du nez et de la lèvre retroussée, et la bouche entrouverte qui palpitait encore de la course pressée. Par la porte de ses yeux, en son cœur elle entra, elle entra tout entière ; et la porte se referma. Les bruits du dehors se turent. Le silence. La paix. Elle était là.

Elle ne le regardait pas Elle ne savait même pas encore qu’il existât. Et elle était en lui ! Il tenait son image, muette, blottie en ses bras, et n’osait respirer, de peur que son souffle ne l’effleurât…

À la station suivante, une bousculade. Les gens se ruaient en criant dans le wagon déjà plein. Pierre se trouva poussé, porté par la vague humaine. Au-dessus de la voûte, sur la Ville, là-haut, des détonations sourdes. Le train repartit. À cet instant, un nomme affolé, qui se couvrait le visage de ses mains, descendait l’escalier de la station et vint rouler en bas. On eut encore le temps de Voir le sang qui coulait au travers de ses doigts… Le tunnel et la nuit, de nouveau… Dans le wagon, des cris d’effroi : « Les Gothas sont venus !… » Dans l’émotion commune qui fondait en un seul ces corps entassés, sa main avait saisi la main qui le frôlait. Et quand il leva les yeux, il vit que c’était Elle.

Elle ne se dégagea point. À la pression de ses doigts, les doigts répondaient émus, un peu crispés, et puis s’abandonnèrent doux, brûlants, sans bouger. Ils restèrent ainsi, dans l’ombre protectrice, leurs mains comme deux oiseaux blottis dans le même nid ; et le sang de leur cœur coulait, en un seul flot, par la chaleur des paumes. Ils ne se dirent pas un mot. Ils ne firent pas un geste. Sa bouche effleurait presque la boucle sur la joue et le bout de l’oreille. Elle ne le regardait pas. À deux stations de là, elle se délia de lui qui ne la retenait pas, glissa entre les corps, partit sans l’avoir vu.

Quand elle eut disparu, il pensa à la suivre… Trop tard. Le train roulait. À l’arrêt qui suivit, il remonta à la surface. Il retrouva l’air nocturne, le frôlement invisible de quelques plumes de neige, et la Ville, effrayée amusée de sa peur, sur laquelle très haut, planaient les oiseaux guerriers. Mais il ne voyait rien que celle qui était en lui ; et il rentra, tenant la main de l’inconnue.

Pierre Aubier habitait chez ses parents, près du square de Cluny. Son père était magistrat ; son frère, plus âgé de six ans, s’était engagé, au début de la guerre. Bonne famille bourgeoise, bien française, braves gens affectueux et humains, n’ayant jamais osé penser par eux-mêmes, et, très probablement, ne se doutant même pas de ce que cela pouvait être. Profondément honnête, ayant une haute idée des devoirs de sa charge, le président Aubier eût rejeté, indigné, comme la suprême injure, le soupçon que ses jugements pussent être dictés par d’autres considérations que celles de l’équité et la voix de sa conscience. Mais la voix de sa conscience n’avait jamais parlé (disons mieux : chuchoté) contre le gouvernement. Elle était née fonctionnaire. Elle pensait en fonction de l’État, variable, mai infaillible. Les pouvoirs établis se revêtaient pour lui d’une évidence sacrée. Il admirait sincèrement les âmes de bronze, les grands magistrats libres et inflexibles du passé ; et peut-être secrètement se croyait-il de leur lignée. C’était un tout petit Michel de l’Hospital, sur qui avait passé un siècle de servitude républicaine. – Quant à Madame Aubier, elle était aussi bonne chrétienne que son mari était bon républicain. Aussi sincèrement, honnêtement qu’il se faisait l’instrument docile du pouvoir contre toute liberté qui ne fût pas officielle, elle mêlait ses prières, en toute pureté de cœur, aux vœux homicides que formaient pour la guerre, en chaque pays d’Europe, les prêtres catholiques, les pasteurs protestants, les rabbins et les popes, les feuilles et les gens bienpensants de ce temps. – Et tous deux, père et mère, adoraient leurs enfants, n’avaient, en vrais Français, que pour eux d’affection profonde, essentielle, leur eussent tout sacrifié, et, pour faire comme les autres, les sacrifiaient sans hésiter. À qui ? Au dieu inconnu. En tous temps, Abraham a mené Isaac au bûcher. Et sa glorieuse folie reste encore un exemple pour la pauvre humanité.

À ce foyer de famille, comme c’est le cas souvent, l’affection était grande, et l’intimité nulle. Comment les pensées pourraient-elles se communiquer librement de l’un à l’autre, lorsque chacun évite de voir au fond de la sienne ? Quoi qu’on sente, on sait qu’il faut réserver certains dogmes ; et si c’est une gêne déjà quand les dogmes sont assez discrets pour rester dans leurs limites tracées (c’était le cas, en somme, pour ceux de l’au-delà), que dire lorsqu’ils prétendent se mêler à la vie, la régir tout entière, ainsi que font nos dogmes laïques et obligatoires ! Allez donc oublier le dogme de la Patrie ! La nouvelle religion faisait rétrograder à l’Ancien Testament. Elle ne se contentait pas de dévotions des lèvres et d’innocentes pratiques, hygiéniques, ridicules, comme la confession, le maigre du vendredi, le repos du dimanche, qui avaient excité la verve de nos « philosophes », aux temps où le peuple était libre, – sous les rois. Elle voulait tout, elle ne se satisfaisait pas de moins : l’homme tout entier, son corps, son sang, sa vie et sa pensée. Son sang surtout. Depuis les Aztèques du Mexique, jamais la divinité ne s’était ainsi gorgée. Il serait profondément injuste de dire que les croyants n’en souffraient pas. Ils souffraient, mais croyaient. Ô mes pauvres frères hommes, pour qui la souffrance même est une preuve du divin !… M. et Mme Aubier souffraient comme les autres, et, comme les autres, adoraient. Mais on ne pouvait demander à un adolescent cette abnégation du cœur, des sens et du bon sens. Pierre eût voulu comprendre au moins ce qui l’opprimait. Que de questions le brûlaient, qu’il ne pouvait pas dire ! Car le premier mot de toutes était : « Mais si je n’y crois pas ! » – Un blasphème déjà. – Non, il ne pouvait parler. Ils l’eussent regardé, avec une stupeur effrayée, indignée, avec peine, avec honte. Et comme il était à cet âge plastique, où l’âme, d’écorce trop tendre, se ride aux moindres souffles qui viennent du dehors et, sous leurs doigts furtifs, se modèle en frémissant, il se sentait d’avance, lui-même, triste et honteux. Ah ! comme ils croyaient tous ! (Mais est-ce qu’ils croyaient, tous ?) Comment faisaient-ils donc ? – On n’osait le demander. À ne pas croire, seul, au milieu de tous qui croient, on est comme quelqu’un à qui manque un organe, peut-être superflu, mais que tous les autres ont ; et rougissant, on cache aux yeux sa nudité.