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Xavier Villagrasa

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Beschreibung

Un cocktail détonnant, mêlant audace, technologie, sport et démocratie.

Les yeux rivés sur l’écran géant, Kevin, accompagné de ses amis Paul et Carl, assiste dépité à une nouvelle défaite de son équipe. Au fond, ce n’est pas une surprise, mais cette fois, convaincu de trouver la solution dans l’intelligence collective de son pays, le jeune entrepreneur est bien décidé à se rebeller contre cette fatalité. L’objectif est clair : renverser tous les pronostics et faire triompher la Suisse à la Coupe du monde de football de 2022. Avec une poignée de geeks, et l’appui de quatre millions de passionnés, il entreprend d’élaborer un cocktail détonnant, mêlant audace, technologie, sport et démocratie, afin de relever l’un des plus improbables défis de notre temps. Le rêve d’un pays entier est en jeu, mais le chemin vers la coupe sera semé d’obstacles. Entre nostalgiques de l’ancien système, et coups bas, Kevin réussira-t-il à conduire son équipe à la victoire ?

Découvrez la surprenante histoire d'une poignée de geeks qui se sont fixés un objectif : faire triompher la Suisse à la Coupe du monde de football de 2022.

EXTRAIT

Olivier en profita pour l’apostropher.
–J’espère que les actions de l’équipe nationale seront plus brillantes que celles du Crédit Suisse.
–Oh, mais la banque ne va pas si mal, se défendit le cadre de la banque.
–Les seules actions du Crédit Suisse qui explosent en ce moment sont les actions en justice.
En effet, depuis quelques années, la banque et certains de ses cadres étaient empêtrés dans des affaires judiciaires peu reluisantes.
L’employé du Crédit Suisse rit jaune et battit prestement en retraite, lâchant un timide « excusez-moi, je dois… ». Ils n’entendirent jamais la fin de sa phrase. Il avait tourné les talons et s’éloignait le plus rapidement possible de ce client, si politiquement incorrect.
–Tu n’es pas très sympa, lui reprocha Kevin. Il t’invite à un cocktail et tu lui reproches les mauvais résultats de la banque à la première occasion.
–Tu sais, mon fonds d’investissement a acheté un paquet d’actions Crédit Suisse à trente-cinq francs et aujourd’hui, elles en valent à peine la moitié. Alors tu m’excuseras, mais une petite réprimande pour une si grosse perte, ce n’est pas cher payé.
–C’est vrai qu’à ce prix-là, ça fait cher le petit four. Tu as quand même fait des meilleurs investissements j’espère.

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Xavier Villagrasa

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Roman de fiction

Bien que mettant en scène des personnages inspirés de personnalités publiques, l’histoire qui suit est purement fictive.

À mon père.

1.

–Que dit ton Oracle ?

–Il suggère de remplacer Darko par… Madonna.

–Madonna ? répéta Michel, abasourdi.

–Euh oui… euh non, pardon, pas Madonna, Maradona.

–Maradona ?

Par précaution, Carl relut le nom attentivement.

–C’est bien ça, Maradona, confirma Carl.

–Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? s’exclama Michel médusé.

–Ça veut dire qu’on a été hackés, intervint Kevin.

–À quai ? On a été à quai ?

–Non hackés, piratés, clarifia Carl.

–On s’est fait pirater à quai ? Curieux, en général les pirates sévissent au large, pas à quai.

Carl le regarda, désemparé.

–Ne te fatigue pas Carl, lui souffla Kevin, je crois qu’il a bien compris.

–Ne vous inquiétez pas, on va se la jouer à l’ancienne, avec du cœur et des tripes. On n’a pas bourlingué contre vents et marées pour finir sabordés par des pirates à quai, lâcha Michel en leur glissant un clin d’œil complice.

Tout semblait s’écrouler, se désagréger. Le brouhaha des quatre-vingt mille personnes se mua en un grondement sourd, un maelström prêt à les engloutir.

Kevin eut soudain la vertigineuse impression d’être aspiré par le vortex. Ils avaient parcouru tant de chemin, surmonté tant d’obstacles, qu’il n’imaginait pas échouer à quelques encablures du but, brisant ainsi l’espoir de millions de personnes. Leur ami russe les avait-il trahis ? Impossible à croire, mais comment pouvait-il en être autrement ? Il croisa le regard déconcerté de Carl et, l’espace d’un instant, il revit ces quatre dernières années défiler devant ses yeux.

2.

30 juin 2018

Kevin Larcher sortit du métro à la station de Lausanne-Ouchy. Bien qu’avec ses deux cent mille habitants, Lausanne ne soit pas une très grande ville, la circulation devenait carrément infernale dès qu’il y avait la moindre manifestation. Le mérite en revenait à la municipalité rose-verte de la capitale vaudoise et quatrième ville de Suisse, qui s’évertuait à décourager les automobilistes au profit des transports en commun. Même un irréductible comme Kevin s’était résigné à laisser sa voiture au parking de l’EPFL, l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, son lieu de travail, et à se rendre en ville en métro. Un trajet de dix minutes, avec un changement à la place du Flon au centre-ville.

Dès la sortie du métro, Kevin tomba sur une foule de supporters agglutinés devant les écrans géants et les divers stands mis en place pour suivre les matchs de la Coupe du monde de football en Russie. Il ignora la fan zone, prit sur la gauche et passa devant l’hôtel Beau-Rivage, l’un des trois palaces que comptait la ville.

L’hôtel, inauguré en 1861, avait été rendu célèbre par la signature de plusieurs traités historiques, dont le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923 entre les États-Unis et la Turquie, et qui réglait officiellement le conflit entre l’Empire ottoman et l’Empire britannique allié.

Plus récemment en 2015, l’hôtel avait été le cadre des négociations de l’accord entre Occidentaux et Iraniens sur le programme nucléaire. La conférence de presse finale avait d’ailleurs eu lieu le 2 avril 2015 au Learning Center de l’EPFL.

Le musée du CIO, le Comité International Olympique, se trouvait à quelques pas de l’hôtel, sur les quais d’Ouchy. Ses deux acolytes, Paul et Carl, l’attendaient déjà au pied des escaliers. Kevin les repéra immédiatement. C’étaient les deux seuls locaux parmi une nuée de touristes asiatiques, chinois pour la plupart, qui mitraillaient absolument tout ce qui bougeait, et ne bougeait pas, avec leurs appareils photographiques et autres smartphones.

Le paysage somptueux des vignes du Lavaux, patrimoine classé à l’UNESCO, ressemblait à une carte postale. Après avoir connu un printemps exécrable, la région se voyait gratifiée d’une météo clémente en ce premier jour estival de l’année. Les majestueuses montagnes qui plongeaient dans le lac donnaient au panorama des allures de conte de fées. Même ce vieux navire refait à neuf de la CGN, la Compagnie générale de navigation, ajoutait une touche féerique au tableau.

Comme à son habitude, Kevin ne portait pas de cravate. Sa garde-robe était principalement composée de pièces Ralph Lauren et Gant. L’élégance décontractée, mais l’élégance tout de même. Il salua ses deux amis et complimenta Carl sur sa tenue.

–Tu as l’air presque humain habillé comme ça.

Son ami bougonna une réponse incompréhensible. Il n’avait pas l’habitude des réceptions et se sentait bien plus à l’aise derrière son ordinateur, à coder ou à jouer, qu’à participer à des événements mondains.

Carl était invariablement habillé en tee-shirt et short de mars à octobre, et troquait sa tenue habituelle pour un pull et un jean lors des mois polaires, de novembre à février. C’était une sorte d’ours qui avait un pelage d’hiver et un pelage pour toutes les autres saisons. Au-delà de sa garde-robe, Carl partageait aussi un certain look avec le mammifère. C’était un jeune homme de vingt ans qui ressemblait à un gros nounours bougon mais sympathique. Il mesurait un mètre soixante-dix-huit, avait des cheveux châtains ébouriffés qui lui couvraient les oreilles, des yeux couleur noisette, un regard teinté d’ironie, une large bouche et un léger duvet sur le menton qui semblait ne jamais pousser. Il montrait peu d’intérêt pour le sport en général et pour le football en particulier, mais il avait accepté d’accompagner ses amis à cet événement.

Alors que Carl en était encore à chasser le Pokémon à travers la ville, Paul se montrait beaucoup plus sociable et courtisait déjà les filles depuis belle lurette. Il était plutôt beau gosse avec son mètre quatre-vingts, son allure sportive, ses cheveux châtain clair en bataille et ses yeux gris-vert. Il rencontrait un certain succès avec ces demoiselles. À l’inverse de Carl, Paul était un sportif accompli. Il avait joué de nombreuses années comme junior au Lausanne Sport. C’est d’ailleurs là qu’il avait rencontré Kevin pour la première fois. C’était un joueur prometteur, mais comme beaucoup de juniors, il avait dû choisir entre le football et les études, enfin entre le football et les études, les copains et les filles.

Paul et Carl étudiaient à l’EPFL et Kevin était un peu leur mentor. Après avoir été diplômé avec les honneurs, Kevin était parti deux ans aux États-Unis à l’université de Stanford pour obtenir son master. De retour en Suisse, il avait immédiatement créé avec succès sa start-up, MatchPoint.world. Il partageait désormais son temps entre son entreprise et des projets informatiques à l’EPFL. Mais aujourd’hui, tous trois n’étaient pas là pour un événement universitaire.

*

Thierry Montblanc et ses collègues se trouvaient à l’entrée du premier étage du bâtiment pour accueillir les visiteurs. Cadre au Private Banking du Crédit Suisse à Lausanne, il réceptionnait ses clients lors de l’événement organisé par sa banque pour la Coupe du monde de football. La Suisse s’était laborieusement qualifiée pour les huitièmes de finale où elle allait affronter la redoutable Allemagne. Les installations du musée du CIO étaient parfaites, la vue sur le lac Léman et les montagnes était sublime et le buffet plus qu’appétissant. Carl avait même fait l’impasse sur le lunch pour profiter pleinement du buffet. Kevin aperçut l’un de ses amis au bar et s’en approcha.

–Je vois que les grands fauves se ravitaillent toujours à l’abreuvoir, lança Kevin.

Olivier Théboz, brillant avocat, se retourna surpris. Kevin et lui avaient joué ensemble au Lausanne Sports. Olivier, plus vieux de quelques années, avait réussi avec brio ses études de droit et fondé son propre cabinet d’avocats. Il dirigeait également un fonds d’investissement qui avait contribué à financer la start-up de Kevin. Ils étaient en pleine discussion lorsque Thierry Montblanc les rejoignit.

Olivier en profita pour l’apostropher.

–J’espère que les actions de l’équipe nationale seront plus brillantes que celles du Crédit Suisse.

–Oh, mais la banque ne va pas si mal, se défendit le cadre de la banque.

–Les seules actions du Crédit Suisse qui explosent en ce moment sont les actions en justice.

En effet, depuis quelques années, la banque et certains de ses cadres étaient empêtrés dans des affaires judiciaires peu reluisantes.

L’employé du Crédit Suisse rit jaune et battit prestement en retraite, lâchant un timide « excusez-moi, je dois… ». Ils n’entendirent jamais la fin de sa phrase. Il avait tourné les talons et s’éloignait le plus rapidement possible de ce client, si politiquement incorrect.

–Tu n’es pas très sympa, lui reprocha Kevin. Il t’invite à un cocktail et tu lui reproches les mauvais résultats de la banque à la première occasion.

–Tu sais, mon fonds d’investissement a acheté un paquet d’actions Crédit Suisse à trente-cinq francs et aujourd’hui, elles en valent à peine la moitié. Alors tu m’excuseras, mais une petite réprimande pour une si grosse perte, ce n’est pas cher payé.

–C’est vrai qu’à ce prix-là, ça fait cher le petit four. Tu as quand même fait des meilleurs investissements j’espère.

–Ces dernières années, ça a cartonné mais il va falloir être prudent. J’ai l’impression que la fête est finie et qu’il va falloir instaurer une stratégie d’investissement responsable.

–C’est-à-dire ?

–C’est-à-dire adopter un portefeuille de bon père de famille : peu d’action et beaucoup d’obligations.

Sur ce constat peu encourageant, Kevin prit congé de son ami pour rejoindre ses deux compagnons. Les invités finirent de prendre place, et tous les regards se portèrent sur l’écran géant afin de suivre le match diffusé en direct pas la RTS1.

*

« 3 juillet 2018, 17 heures, Stade de Saint-Pétersbourg, soixante-cinq mille spectateurs.

Le match commence.

L’Allemagne, championne du monde, part favorite de ce duel. Les Suisses en rouge d’un côté, la Mannschaft en blanc et noir de l’autre. C’est parti, l’arbitre anglais donne le coup d’envoi de ce premier huitième de finale.

17 h 05 : Les Suisses sont complètement étouffés en ce début de match, les Allemands qui campent près de la surface adverse ont déjà manqué deux occasions.

17 h 39 : Penalty ! Penalty en faveur de l’Allemagne ! L’arrière-central suisse glisse lors de son démarrage, arrive en retard et commet l’irréparable sur Thomas Müller.

17 h 40 : But de Thomas Müller pour l’Allemagne ! L’attaquant allemand s’est fait justice lui-même et a réussi à tromper le gardien suisse d’une frappe au ras du sol, près du poteau. L’Allemagne mène 1 à 0.

Fin de la première période.

Début de la seconde période.

18 heures : C’est reparti, les Suisses sont visiblement déterminés à revenir au score très rapidement. Ils lancent véritablement l’offensive et profitent des appels de toutes parts pour frapper mais Manuel Neuer, le gardien allemand, repousse tous les tirs.

18 h 40 : Plus que dix minutes de jeu, la Suisse est tout près de l’élimination, le temps s’amenuise.

18 h 41 : But ! But de Timo Werner pour l’Allemagne ! Une magnifique reprise de volée qui flirte avec le poteau du gardien suisse qui ne pouvait que regarder cette balle s’écraser dans ses filets. Superbe but de Werner pour l’Allemagne qui semble condamner la Suisse !

18 h 45 : Quatre minutes additionnelles, ensuite, ce sera l’élimination.

18 h 49 : La partie est finie. Thomas Müller et Timo Werner qualifient l’Allemagne pour les quarts de finale. Score : 2-0 !

Merci à toutes et à tous de votre fidélité ! »

*

Éliminés ! Encore et toujours éliminés. Une spécialité helvétique, une qualification à la « raclette » et des ambitions « fondues » en phase finale. Ce n’était pas une histoire belge, mais une histoire suisse. Une élimination « honorable », face à l’un des favoris de cette compétition. Une défaite qui semblait satisfaire tout le gratin du football suisse. Comme si perdre avait quelque chose d’honorable. Les convives étaient divisés entre les optimistes qui y avaient cru jusqu’au bout, et les fatalistes qui s’y attendaient. Et pourtant l’équipe de Suisse pouvait nourrir des regrets. Elle avait raté deux énormes occasions dans la seconde mi-temps. Un résultat cruel et injuste comme d’habitude.

Kevin avait envie d’aller se coucher, mais il avait réservé une table à la Bavaria pour fêter la qualification. Eh bien, ça serait pour y noyer son chagrin. C’était le même sentiment qu’au Brésil en 2014 face à l’Argentine. Il manquait toujours à cette équipe ce petit supplément d’âme qui faisait les grands champions.

La Bavaria était une brasserie munichoise située au centre-ville dans l’une des rues les plus pentues de Lausanne, le Petit-Chêne. Grâce au métro auto-piloté qui traversait la ville du nord au sud et qui faisait la fierté de la municipalité, Kevin et ses amis ne mirent que quelques minutes à atteindre leur destination. Comme d’habitude, l’ambiance était « chargée », les clients aussi d’ailleurs. Toute la frustration et la tristesse des Suisses étaient palpables après leur défaite face à l’Allemagne. Le scénario était cruel pour l’équipe nationale, mais une fois la déception passée, l’heure des comptes avait sonné, et quel endroit plus indiqué qu’une brasserie populaire pour se défouler en désignant des coupables.

Il avait manqué ce brin de folie, cette grinta, cette passion pour renverser ce match peut-être à leur portée. La Suisse, sérieuse dans son organisation, avait encore fait preuve de fébrilité à la conclusion. Malgré la solidité de son bloc défensif, elle n’avait pas su tirer profit des espaces créés et avait finalement manqué son tournoi. Le pauvre arrière-central, qui avait provoqué le penalty sur le premier but allemand, cristallisait toutes les critiques, alors qu’il avait réalisé un assez bon tournoi. L’élimination de l’équipe alimentait toutes les conversations dans la brasserie. Au départ, c’était plutôt la déception qui primait, mais au fur et à mesure que la nuit avançait et que les verres se vidaient, les commentaires devenaient de plus en plus virulents et accusateurs. Finalement, en fin de soirée, la critique fut totale. Tout y passait, de l’incapacité des joueurs à la nullité de l’entraîneur, en passant par le manque d’engagement de cette équipe. Seul l’arbitre, habituel coupable de tous les maux, était miraculeusement épargné.

Kevin et ses deux amis ne pouvaient s’empêcher d’entendre les conversations des tables voisines. D’ailleurs, il s’agissait plus de débats publics que de conversations.

–C’est normal, cette équipe ressemble plus à l’équipe B de l’Albanie qu’à la Suisse.

–Ouais mais d’un autre côté, l’équipe d’Albanie ressemble aussi à l’équipe B de la Suisse.

En effet, excepté l’équipe de France, la Suisse était l’équipe la plus multiculturelle de ce championnat, juste devant l’Albanie qui comptait six joueurs originaires de… Suisse.

–Le sélectionneur fait toujours jouer ses petits copains.

–Il n’a peut-être pas tellement d’autres choix, rétorqua l’un des rares consommateurs encore sobres.

–Avec Kirchfeld, ils jouaient mieux, l’équipe était sur une bonne dynamique. Ils auraient dû continuer avec Despont.

En effet, la fédération avait décidé de ne pas nommer Michel Despont, l’entraîneur assistant, à la succession du précédent sélectionneur : Hermann Kirchfeld. À sa place, l’ASF, l’Association Suisse de Football, avait nommé Milan Mitkovic.

–Mais ce n’est pas possible, bon Dieu ! N’importe qui ferait mieux que lui. Même moi je ferais mieux.

–Faut pas trop lui en vouloir, ce n’est pas lui qui joue, ce sont les joueurs.

–Ce n’est pas lui qui joue, mais c’est lui qui sélectionne les joueurs, la tactique et la formation. S’il a des joueurs incompétents qui ne savent pas taper dans un ballon, c’est sa faute.

–Tout ça, c’est à cause de la guerre des Balkans. S’il n’y avait pas eu cette foutue guerre, y’aurait pas autant de réfugiés kosovars, albanais, serbes et croates en Suisse.

–Ouais mais les immigrés portugais, espagnols et italiens ne jouent plus au foot. Ils se sont mis au golf. Et avant ça, l’équipe de Suisse ne passait même pas les qualifications ! rétorqua le même client un peu moins aviné que les autres.

–Vous savez, intervint Kevin qui ne supportait plus ces commentaires aux relents xénophobes, ils s’en seraient bien passés de la guerre. Cette horreur a tout de même provoqué une centaine de milliers de morts et de déplacés.

–Ouais, ben nous aussi, on s’en serait bien passé. Si ça continue comme ça, à la prochaine Coupe du monde, la moitié de l’équipe suisse sera syrienne et l’autre libyenne.

–Vivement un conflit entre le Brésil et l’Argentine ou l’Allemagne et l’Italie, qu’on ait enfin des réfugiés qui sachent jouer au foot.

Cette cynique hypothèse déclencha l’hilarité chez la plupart des clients.

Outré, Kevin voulut intervenir à nouveau mais Paul l’en dissuada.

–Laisse tomber, ils sont bourrés. Demain ils ne se rappelleront même plus les conneries qu’ils ont racontées.

Kevin suivit le conseil de son ami. Sous l’effet de l’alcool, ce genre de situation pouvait très vite dégénérer. Il était navrant de constater à quelle vitesse la fierté nationale pouvait se transformer en sentiment nationaliste.

Les commentaires continuèrent bon train et guise de conclusion, on rejeta définitivement la faute de l’élimination sur le sélectionneur. De l’avis général : « n’importe qui pouvait faire aussi bien à la tête de la sélection ».

Sur ce triste constat, les trois amis finirent leur repas et restèrent encore à bavarder un peu dans la brasserie.

–Tu sais, statistiquement Mitkovic est plutôt dans les bons entraîneurs. Ce n’est pas le plus facétieux ni le plus communicatif, mais il gagne environ deux tiers de ses matchs, ce qui est plutôt bon pour un sélectionneur suisse.

–T’as sûrement raison, mais il ne gagne pas les bons matchs, rétorqua Kevin. J’aimerais une équipe qui nous fasse rêver. Elle est toujours dans la moyenne. Elle ressemble davantage à une équipe de fonctionnaire qu’à des sportifs.

–Malheureusement, c’est comme ça et personne ne peut rien y changer.

Les trois amis se quittèrent un peu moroses. Encore une de ces journées déprimantes qu’il fallait oublier.

1 Radio Télévision Suisse.

3.

Le réveil fut un vrai cauchemar. Si la gueule de bois était pénible après une bonne soirée, elle devenait carrément insupportable après une mauvaise nuit. Kevin se rendit tant bien que mal à la salle de bains et avala deux cachets d’Alka-Seltzer. Il aurait dû les prendre la veille, mais il avait à peine réussi à trouver son lit. Il se regarda dans la glace : « sale gueule », se dit-il.

Kevin avait des cheveux bruns presque noirs, coupés court, des yeux gris anthracite, un nez assez fin, un regard intelligent mais parfois trop perçant et un sourire énigmatique toujours dessiné sur ses lèvres. D’habitude, il était plutôt bel homme. Mais pas ce matin, ce matin, il avait « une sale gueule ».

À son arrivée au campus, l’élimination de la veille était sur la plupart des lèvres. Le football était un sport universel et touchait toutes les classes sociales et professionnelles, même estudiantines. Si la plupart des étudiants étaient tristes, certains se félicitaient de la défaite pour pouvoir finalement passer à autre chose.

Kevin s’était rendu à l’EPFL en transport en commun. La veille, il avait laissé son véhicule sur sa place de stationnement en prévision d’une soirée bien arrosée. « Boire ou conduire, il faut choisir », comme disait le slogan de prévention routière. Il marchait le long du Rolex Center pour se rendre à son bureau lorsqu’un étudiant l’interpella.

–Hey, monsieur, vous voulez signer ma pétition ?

–C’est quoi ?

–Nous nous opposons au doublement des taxes d’études annoncé par le président de l’EPFL. Celles-ci passeraient en 2019 de 1200 CHF à 2400 CHF, soit une augmentation de 100 % ! La situation est dramatique, l’EPFL sera bientôt réservée uniquement aux étudiants aisés ! 

L’étudiant lui tendit un prospectus sur lequel était écrit :

« Merci de signer cette pétition et d’inviter vos ami-e-s à faire de même ! Elle sera remise à la direction dans quelques semaines lors d’une action symbolique (infos à venir) sur le site de l’EPFL. Merci de votre soutien. »

Kevin regarda l’étudiant en secouant la tête et tourna les talons.

Non, mais ce n’est pas vrai, se dit Kevin, 2 400 francs pour des études à l’EPFL et ils trouvent ça cher. Aux États-Unis ça leur coûterait dix fois plus ! Communistes, va !

Il fit encore quelques pas et là, une idée lui traversa soudain l’esprit. Il retourna brusquement sur ses pas et arracha le papier tendu par l’étudiant médusé. Il réfléchit quelques instants, saisit son téléphone portable et appela Paul.

–Paul, c’est Kevin. J’ai une idée. Appelle Carl, il faut qu’on se voie.

–Mais j’ai rendez-vous à midi devant le food truck libanais ! protesta Paul.

–Appelle-le, je vous invite au resto du Rolex Center à midi.

Une invitation au Shangri-La, ça ne se refusait pas. Kevin laissa un message sur What’s App, insistant pour qu’ils le rejoignent au restaurant du Rolex Center. Si depuis les années 70, l’ensemble architectural de l’EPFL s’était développé de manière un peu anarchique, de nouvelles initiatives comme le SwissTech Convention Center et l’Artlab avaient nettement amélioré l’esthétique de l’ensemble. Mais c’était le fameux Rolex Learning Center, inauguré en 2010, qui avec ses lignes audacieuses était l’édifice emblématique du campus. Ses concepteurs, les architectes japonais Sejima et Nishizawa, avaient d’ailleurs reçu le prix d’architecture Pritzker pour leur œuvre.

Kevin était déjà à table lorsque Paul et Carl arrivèrent. Celui-ci leva les yeux vers ses deux amis.

–T’as une sale gueule, commenta Paul.

–C’est gentil mais j’ai des miroirs chez moi. J’avais remarqué.

–Tu devrais les éviter ces jours-ci, tu réfléchis déjà suffisamment comme ça, rajouta Carl.

–Justement, j’ai bien réfléchi, et j’ai eu une révélation.

Paul et Carl se regardèrent, perplexes.

–Une révélation ?

–Ce matin, j’ai rencontré un ange gardien.

–Un ange gardien… de but, qui arrête les penaltys ? plaisanta Carl.

–Et les buts suisses seront impénétrables, comme les voies du Seigneur, fit Paul.

–Très drôle votre numéro de clown, répondit Kevin. Écoutez plutôt ce que j’ai à vous dire. Nous allons redonner sa gloire à notre équipe nationale de football et lui restituer la place qui lui revient.

Paul et Carl échangèrent un regard étonné.

–Éliminés en huitième de finale, c’est à peu près ce qu’on fait de mieux à chaque compétition. Ça doit être notre place.

–Non, objecta Kevin. La place de la Suisse est dans l’excellence, tout en haut de la chaîne alimentaire footballistique.

Cette fois, Paul et Carl le dévisagèrent d’un air inquiet.

–T’as pris des médocs pour la gueule de bois ce matin ? Tu ne te serais pas trompé de cachets par hasard en prenant des amphétamines ?

Kevin n’eut pas le temps de répondre. Le serveur s’était présenté à leur table et les trois amis prirent quelques minutes pour commander leurs mets chinois accompagnés d’eau minérale. Ils n’avaient pas encore récupéré des excès de la veille, inutile d’en rajouter.

–Alors cette révélation ? demanda Paul quelques minutes plus tard.

–La Suisse va gagner la Coupe du monde de football au Qatar dans quatre ans.

Carl faillit s’étouffer avec ses nouilles et Paul but son verre de travers.

–Ça ne s’appelle pas une révélation, fit Paul caustique dès qu’il eût fini de tousser, mais un rêve. J’en fais tout le temps, comme Charlize Theron légèrement vêtue chevauchant un poney par exemple, des trucs comme ça.

–Un joli poney ailé ? ajouta Carl.

–Bien sûr, sinon où serait la part de rêve ?

–Nous allons gagner la Coupe du monde de football au Qatar en 2022 ! martela Kevin, ignorant les sarcasmes de ses deux amis.

L’image de Charlize Théron chevauchant son joli poney ailé s’estompa soudainement.

–Et tu comptes t’y prendre comment ? demanda ironiquement Paul.

–En éliminant le sélectionneur, annonça Kevin.

–T’es sûr que t’as pris que de l’aspirine ? s’inquiéta Carl pour la seconde fois.

–Tu veux engager un tueur à gages pour l’éliminer ?

–Je songeais à des moyens plus subtils et surtout plus légaux.

Kevin prit la pétition et la tendit à Paul. Celui-ci la lut et la passa à Carl.

–Tu veux soutenir cette pétition ? Un capitaliste comme toi ? ironisa Paul.

Carl lut le document et le retransmit à Kevin.

–Ce n’est pas le contenu qui m’intéresse, mais la démarche.

–Tu veux lancer une pétition pour éliminer Mitkovic ?

–Non, pas une pétition. Il faut voir grand au niveau national. Kevin saisit son iPhone, écrivit le mot « pétition » dans Google et se lança dans sa lecture Wikipédia :

« Une pétition est le droit d’adresser une requête écrite à une autorité compétente en la matière. Cette demande peut concerner n’importe quelle activité de l’État. Les autorités sont tenues de prendre connaissance de ces requêtes, mais pas de les traiter ou d’y répondre. La pétition peut être lancée par toute personne, indépendamment de son âge ou de sa nationalité. La pétition se compose généralement d’un titre et d’un texte, mais elle n’a pas de forme prédéfinie. Elle peut être formulée sous forme de requête, de réclamation ou de simple suggestion.

La plupart du temps, la pétition est présentée sous forme de listes de signatures. Ces dernières sont souvent récoltées dans la rue, mais il est aussi possible de le faire en ligne.

Aucun délai maximum pour la récolte des signatures n’est prévu, ni aucun nombre minimum de signatures. »

–Alors vous voyez, une pétition, ça ne va pas le faire, les autorités n’y répondraient même pas.

–Alors quoi, demanda Paul, un référendum ?

Kevin inscrit alors le mot « référendum » sur son smartphone et lut sa définition.

« Un référendum c’est contrer une décision ou une loi adoptée par le Parlement. La grande majorité des lois et des actes législatifs adoptés par le Parlement suisse entrent en vigueur sans vote populaire. Toutefois si vous êtes en désaccord avec l’un d’entre eux, vous pouvez lancer un référendum. Un référendum populaire peut être lancé par tout citoyen ou citoyenne ayant le droit de vote – Suisses et Suissesses de l’étranger inclus. »

–Pas de référendum non plus, conclut Kevin.

–Alors ?

Kevin reprit son iPhone, entra un nouveau mot dans Google et reprit sa récitation :

« L’initiative populaire est la possibilité donnée aux citoyens de proposer un vote du Parlement ou l’organisation d’un référendum, sous certaines conditions de forme et de nombre, pour l’adoption d’une nouvelle loi, l’abrogation d’une loi en vigueur ou une modification de la Constitution. »

–Et tu veux donc lancer une initiative, conclut Paul.

–Exactement, une initiative populaire fédérale.

–Pour virer le sélectionneur ?

–Tu ne préfères pas plutôt engager un tueur à gages pour le supprimer ? insista Carl. Ça serait certainement moins cher et plus efficace.

–Ça n’est pas Mitkovic, le problème, d’ailleurs il a plutôt de bons résultats. Le problème c’est le système.

Kevin but une gorgée d’eau et poursuivit.

–Et nous n’allons pas lancer une initiative pour supprimer le sélectionneur uniquement.

–Non ? questionna Paul, les joueurs aussi ? Et tous nos adversaires ?

–Pas exactement. Rappelle-toi hier soir, quelle phrase revenait le plus souvent dans les conversations ?

–Je ne me souviens plus très bien, répliqua Paul, mais je crois bien que c’était « … encore une bière, s’il vous plaît ».

–Hilarant, répondit Kevin. Non, la conclusion c’est que « n’importe qui peut faire aussi bien », et n’importe qui, c’est personne, et personne c’est tout le monde. Vous me suivez ?

–Les médocs que t’as pris ce matin pour la gueule de bois, t’en as encore ? Hallucinant, j’en veux ! fit Carl faussement extasié.

–Nous allons lancer une initiative pour pouvoir élire notre équipe nationale et son entraîneur, poursuivit Kevin sans se démonter.

–Élire notre entraîneur ? répéta Paul. Et tu choisirais qui ? Comme tu l’as toi-même souligné, le sélectionneur actuel est plutôt bon. Son successeur ne fera peut-être pas mieux !

–Eh bien, c’est là que tu te trompes. C’est ma révélation. Il n’y aura pas d’autre sélectionneur. Les sélectionneurs, ça sera nous.

–Désolé mais je n’ai pas mon brevet d’entraîneur, alors je crois que ça ne va pas le faire.

–C’est ça le truc, mon vieux.

Bien que Paul et Carl aient sept ans de moins que Kevin, il les appelait souvent « mon vieux », c’était une marque d’affection et un moyen de se rajeunir.

–Nous ne serons pas les entraîneurs mais uniquement les sélectionneurs, poursuivit Kevin.

–Les sélectionneurs ? répéta Paul perplexe. Quelle différence ?

–Nous allons proposer une initiative non pas pour virer le sélectionneur, mais pour changer le mode de sélection du sélectionneur et des sélectionnés.

Paul et Carl échangèrent un regard confus, ça devenait vraiment incompréhensible.

–Écoutez-moi attentivement, insista Kevin, conscient d’avoir semé le trouble dans l’esprit de ses deux amis. Nous allons promouvoir une initiative qui donnera aux citoyens suisses la possibilité d’élire leur équipe nationale de football sur un principe démocratique.

–Et on va faire ça comment ?

–Démocratiquement, martela Kevin une seconde fois. Rappelle-toi que la Suisse est la plus vieille démocratie du monde.

–Après les Grecs, tu veux dire.

–Enfin la plus vieille démocratie du monde moderne qui fonctionne, c’est d’ailleurs la seule démocratie directe au monde, ceci explique cela. Nous allons renverser la dictature actuelle et mettre le peuple au pouvoir.

Kevin dut s’arrêter une nouvelle fois pour se désaltérer. Les beaux discours et la gueule de bois, ça donnait soif.

–Fini le copinage, les petites magouilles, les faveurs faites aux sponsors, aux clubs ou autres, reprit Kevin. L’équipe de Suisse bénéficiera de quatre millions de sélectionneurs. Ça fait quand même pas mal d’épaules supplémentaires pour supporter la pression.

–Quatre millions ? répéta Paul.

–Absolument, car nous allons inclure les jeunes dès l’âge de quatorze ans dans le processus de sélection, des jeunes passionnés par leur sport. Fini les bureaucrates, les ronds de cuir, les magouilleurs. On va aller au mondial et on y va pour le gagner cette fois !

–Voter dès l’âge de quatorze ans ! Ce n’est pas inconstitutionnel, ça ? s’enquit Paul.

–Aucune idée, mais les initiatives populaires servent aussi à changer la Constitution.

–Et tu veux lancer une initiative à chaque match de la sélection, ça va coûter bonbon ton truc, lança Carl.

Kevin poussa un soupir de lassitude. Sortis de l’informatique, ces deux génies étaient plutôt longs à la détente.

–Non, on ne va pas soumettre une initiative à chaque match de la sélection. On va proposer une initiative pour changer le mode de sélection, une bonne fois pour toutes.

Il marqua un temps d’arrêt, cherchant un exemple pour illustrer ses propos.

–Tu te souviens des émissions télé où le public pouvait choisir le film du soir.

–Non, répondit Paul.

–C’est quoi une télé ? ajouta dédaigneusement Carl.

La génération Internet ne perdait jamais une occasion de snober la télévision.

Kevin ignora cette question rhétorique.

–En gros, la chaîne de télévision proposait plusieurs films, ou séries télé, à regarder dans la soirée et les téléspectateurs téléphonaient à la centrale de la chaîne pour voter pour tel ou tel programme.

–Téléphoner ? fit Carl l’air dégoûté par tant d’archaïsme.

–Téléphoner, oui, le téléphone portable et Internet n’existaient pas à l’époque. Par la suite, le système s’est amélioré et le public pouvait envoyer des SMS, c’est un peu les cas de l’émission The Voice d’aujourd’hui.

Carl affichait une mine horrifiée, une époque où Internet et les smartphones n’existaient pas, la préhistoire, quoi.

–Nous allons adapter ce concept aux technologies du XXIe siècle.

–Tu crois vraiment que ça peut marcher ? insista Paul, qui commençait seulement à prendre l’idée de son ami au sérieux.

–Croyez-vous que le jugement d’un seul homme, aussi compétent soit-il, soit meilleur que celui de quatre millions de passionnés ? interrogea Kevin. Non mon vieux, il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Nous avons quatre ans pour préparer la Coupe du monde, alors il n’y a pas de temps à perdre. Nous allons mettre cette initiative sur le tapis dès demain.

Paul et Carl échangèrent un regard dubitatif. Le scepticisme de Carl était plus qu’évident. Il n’était pas vraiment fan de football et hésitait à se lancer dans cette croisade.

–Il y a un sélectionneur en chacun d’entre nous, reprit Kevin, dans l’intention de convaincre ses amis. Nous sommes quatre millions de sélectionneurs en Suisse. Le concept de l’intelligence collective a fait ses preuves, certaines entreprises et collectivités l’utilisent déjà. La technologie existe, les méthodologies et les softwares l’appliquent également. Eh bien, appliquons-les ! Nous allons combiner l’intelligence de quatre millions de personnes pour composer la sélection idéale.

–Et ensuite ?

–Et ensuite… nous gagnons la Coupe du monde de football au Qatar en 2022.

–Tu ne vises pas un peu haut ? Tu ne préférerais pas la paix dans le monde plutôt comme objectif ? Ça paraît plus réaliste, fit Carl sarcastique.

–La place de la Suisse est dans l’excellence. Souviens-toi de Guillaume Tell, ni trop haut ni trop bas, juste au milieu de la cible.

–Guillaume Tell est une légende, rétorqua Carl.

–Comme nous, lorsque nous remporterons la Coupe du monde, conclut Kevin.

Paul resta silencieux un court moment. Au début, il trouvait le concept complètement loufoque, une idée saugrenue née d’un lendemain d’hier, mais d’un autre côté, l’idée paraissait tellement énorme, tellement impossible qu’elle en était presque évidente. Finalement, cet improbable défi se devait d’être relevé. Il se mit à songer à l’enthousiasme que cette initiative pourrait soulever. Paul se rappelait que la Suisse n’avait perdu qu’un but à zéro face à l’Argentine lors de la Coupe du monde de 2014, et qu’à la dernière minute, un joueur suisse avait écrasé la balle sur le poteau. Là, c’était un penalty qui les avait éliminés. L’esprit de Morgarten, des Waldstätten, des Piccard, l’esprit suisse devait se relever.

Quant à Carl, il commençait à entrevoir les défis technologiques d’une telle entreprise. Même si le football ne l’intéressait pas vraiment, le projet était titanesque. La sécurité du vote par Internet, l’interface utilisateur, la taille du système pour quatre millions d’utilisateurs, le big data, les technologies embarquées. L’esprit des Apple, Google et Tesla, l’esprit geek devait se révéler.

4.

Le lendemain, Kevin arriva au travail en début de matinée. Il avait installé les bureaux de sa start-up dans l’Innovation Park au cœur de l’EPFL, l’une des deux écoles polytechniques fédérales que comptait la Suisse, l’autre étant sa sœur zurichoise, l’EPFZ. Fréquemment classée dans le top 5 européen et le top 20 mondial, l’EPFL figurait parmi les universités les plus créatives et les plus productives du monde. À lui seul, l’Innovation Park comptait plus de cent cinquante start-up et en accueillait une vingtaine supplémentaire chaque année. L’investissement dans les nouvelles entreprises était colossal. Plus de trois cent quatre-vingt-cinq millions de francs l’année dernière. Son campus principal situé à Lausanne, sur les rives du lac Léman, rassemblait près de quinze mille personnes. L’EPFL était plus qu’une université, c’était une marque.

Il passa la porte de son bureau où son interlocuteur, Vadim Tzarev, un étudiant russe de Saint-Pétersbourg venu finir ses études à l’EPFL, l’attendait déjà. Avec cent vingt-cinq nationalités et plus de 50% de professeurs provenant de l’étranger, l’école était l’un des sites universitaires les plus cosmopolites au monde. Vadim était le meilleur informaticien que Kevin n’ait jamais rencontré. Il s’était spécialisé dans la sécurité, la cryptographie et l’ethical hacking. Il était persuadé, à juste titre, que la sécurité était la condition sine qua non pour que l’ère digitale prospère. Les hackers devenaient de plus en plus inventifs, audacieux et malintentionnés. Ils ne se contentaient plus d’usurper des identités ou de pirater des cartes de crédit. Ils s’attelaient aussi à prendre le contrôle de votre voiture, de votre appartement, de vos appareils ménagers, et bien plus inquiétant encore, de votre pacemaker ou tout autre dispositif médical. Vadim était le meilleur dans sa spécialité et il était déjà le responsable sécurité de MatchPoint.world, c’est donc tout naturellement que Kevin avait fait appel à lui pour son nouveau projet.

Paul et Carl arrivèrent une demi-heure plus tard. Sans perdre de temps, Kevin se lança directement dans le vif du sujet.

–J’ai briefé Vadim sur les grandes lignes du projet, et il est avec nous. Je vous demanderai donc de recruter un groupe d’étudiants auprès de vos camarades, comme nous l’avons fait pour MatchPoint, pour nous assister dans notre projet. Comme vous êtes tous étudiants et travaillez à temps partiel pour ma boîte, je vous propose de vous payer au tarif usuel et d’utiliser ce projet pour en faire votre thèse de fin d’études, comme ça en plus de l’argent et de la gloire, vous obtiendrez aussi votre diplôme.

–Mais une thèse sur le foot, ce n’est pas un peu de la foot…thèse ?

–Très drôle, Paul, très drôle. T’as avalé des clowns au petit déjeuner dernièrement ? Enfin, tu as déjà le titre de ta thèse.

*

MatchPoint.world, la start-up fondée par Kevin, était un site de rencontres high-tech un peu particulier. Son modèle se différenciait des autres en deux points essentiels. Le premier, le profilage psychologique de ses membres était hautement plus sophistiqué que chez ses concurrents. En plus des traditionnelles questions permettant de définir votre personnalité, vos habitudes, vos activités et vos préférences, le site soumettait un questionnaire d’adhésion cryptique. L’objectif était d’abord d’éviter les stéréotypes avec d’évidentes questions/réponses toutes faites, mais aussi de rajouter du mysticisme au protocole. En effet, pour établir son profilage, Kevin s’était inspiré du test d’empathie imaginaire de Voight-Kampff utilisé dans le film culte Blade Runner2, dont les questions étaient :

« Vous regardez une scène - un banquet est en cours. Les invités savourent un apéritif d’huîtres crues. L’entrée comprend un chien bouilli rempli de riz. Les huîtres crues sont moins acceptables pour vous qu’un plat de chien bouilli ».

« Vous lisez un magazine. Vous tombez sur une photo en pleine page d’une fille totalement nue. Vous la montrez à votre mari. Il l’aime tellement qu’il l’accroche au mur de votre chambre. La fille est allongée sur un tapis en peau d’ours ».

Difficile effectivement de deviner la bonne réponse dans ces cas-là, et comment répondre pour avoir l’air à son avantage. En réalité, il n’y avait pas de bonne réponse, mais un moyen détourné de cibler les différentes personnalités.

De Skinner à Maslow, en passant par Freud, Jung, Rorschach et bien d’autres, la plupart des études et théories des plus fameux psychiatres de la planète avaient été inoculées dans le programme d’Intelligence Artificielle qui pilotait le moteur du site. L’utilisation de l’IA s’était révélée indispensable pour établir des schémas et les échelles de compatibilité. De plus, les nouveaux systèmes apprenaient par eux-mêmes, en utilisant le Learning Mode. Les informations ainsi obtenues permettaient au système et à son logiciel de définir les « Match », c’est-à-dire les affinités ou les antagonismes entre les personnes. Le système d’Intelligence Artificielle attribuait des points et calculait selon un puissant algorithme propriétaire, les compatibilités et incompatibilités entre les personnes. C’est de là que venait le nom MatchPoint. Cette méthode avait donné d’excellents résultats et atteint un degré de satisfaction bien supérieur aux autres sites de rencontres.

Le système calculait également les probabilités de succès entre la personnalité des membres et leurs désirs. En effet, ce n’est pas parce qu’on est antipathique, mal élevé et planté devant la télé toute la journée, qu’on n’a pas envie de séduire la personne au corps de rêve et au QI astronomique. Cela dit, les chances d’y arriver sont plutôt minces.

L’autre particularité de ce site de rencontres était d’organiser… des rencontres. Une fois le profil des utilisateurs établi, la plupart des sites de ce genre se contentaient de faciliter un rendez-vous traditionnel entre deux personnes. L’approche proposée par MatchPoint était originale dans le sens où elle exploitait les nouvelles technologies, tels que les smartphones et les technologies embarquées, les wearables.

Dans un premier temps, le profil MatchPoint de l’utilisateur était téléchargé sur son smartphone. Ensuite, dès qu’il se trouvait à proximité d’une personne avec un profil compatible, ou antagoniste, le smartphone se mettait à vibrer. Ainsi, au hasard d’une activité ou d’un itinéraire, l’application MatchPoint proposait des opportunités de rencontre. De plus, grâce aux techniques de géolocalisation et au Wi-Fi, cette application fonctionnait partout dans le monde. Une manière de faire profiter le destin des avancées technologiques.

Les développeurs avaient initialement conçu l’application pour les smartphones iOS d’iPhone et les appareils Android. Mais l’avènement des montres connectées, et particulièrement l’Apple Watch, avait été une aubaine extraordinaire pour l’essor de cette application. Le système avait donc tout naturellement migré sur les montres connectées. Les technologies comme le Bluetooth et le NFC (Near Field Communication) avaient rendu possible la rapide et large adoption du système.

Initialement, les « Matchs » déclenchés par l’application se manifestaient par des vibrations sur le smartphone. Cependant, les développeurs de MatchPoint permirent rapidement l’utilisation d’emojis3