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Un homme est retrouvé mort par balle à la lisière d’un bois. Meurtre ou accident ? Les enquêteurs se perdent entre les nombreuses pistes, comme si, étrangement, ce travail relevait d’une autre compétence que la leur. Un ami d’enfance du défunt se lance alors dans une enquête personnelle. Celle-ci le plonge dans un monde mystérieux et implacable. Et en cherchant la vérité, il se rend compte peu à peu qu’un nouveau drame se trame.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Nicolas Senante a développé, très jeune, un intérêt particulier pour la littérature. Au fil du temps, ses goûts n’ont cessé d’évoluer pour inclure des auteurs tels que Giono, Faulkner, Gide, Kafka, Gary et Flaubert. Actuellement, il nous dévoile "Pour des caresses et des ronces…" qui, bien plus qu’un simple roman policier, se présente comme une peinture du monde contemporain.
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Seitenzahl: 338
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Nicolas Senante
Pour des caresses et des ronces…
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nicolas Senante
ISBN : 979-10-422-1182-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
C’était un soir. Il y avait une table à la terrasse du café, que Derville, le tenancier, avait sortie du fond de son garage le matin même, et je m’y tenais, accompagné de quelques amis qui comme moi venaient de terminer leur journée de travail. Il y avait Fernel, l’électricien du coin, flanqué de deux apprentis qui, bon public, riaient à la moindre boutade ; Levergne, gérant d’une société de transport, sans notoriété et titubante, mais qui cependant lui rapportait assez pour entretenir sa femme et quelques maîtresses, dont il parlait toujours sur un ton lourd et emphatique ; Zebrowsky, un ancien ouvrier agricole que plus d’un, dans le Village, citaient comme exemple en matière de chasse, pour ne pas dire de braconnage ; enfin Mille, le plus jeune, qui vivotait, allant d’emploi en emploi, du travail sans importance et souvent mal payé, depuis qu’un coup de pied aux fesses l’avait précipité hors de la maison familiale.
Levergne, qui était arrivé le premier, commençait à montrer les signes d’une légère ivresse. Assis à la manière d’un étudiant désinvolte qui ne se fait aucune illusion sur l’issue de l’année, les jambes tirées sous la table, il racontait une histoire de voisinage, une de plus, et qu’il me semblait connaître par cœur. Il accompagnait ses mots de larges gestes, et plus d’une fois il manqua de renverser son verre… Il avait pour ses histoires interminables et pleines de détails invraisemblables, un tas de formules truculentes qu’il utilisait là où il fallait et avec un certain talent. Mais j’étais fatigué ce soir-là – la journée avait été longue au chantier de maçonnerie – et, utilisant l’énergie qu’il me restait à ne pas céder aux sirènes du sommeil, je n’écoutais que vaguement ce qu’il disait ; et, pour que ce manque d’attention ne fût pas trop visible, je lui adressais, quand il me regardait, de francs hochements de tête. Il dut remarquer mon hypocrisie.
Autour de nous, l’éventail des occupations quotidiennes se refermait lentement. Une lumière molle et presque lugubre accompagnait cette extinction. L’habituelle mélancolie du soir avait une fois de plus pris ses quartiers. Avec elle, les rues sont vides et le vent, d’une haleine calme, a toujours une feuille ou deux à traîner sur le bitume. Mais, à cette habituelle mélancolie du soir devait s’ajouter quelque chose d’autre, d’une nature aussi sombre, voire davantage, un parfum des plus désagréables…
Levergne venait de terminer son histoire : un silence s’était fait entre nous, quand soudain nous vîmes apparaître, sur la route de Lierville, trois voitures portant les lettres de la gendarmerie. Elles se suivaient et roulaient vite ; et, tandis que nous nous attendions à les voir passer, comme des vaches tranquillement occupées à paître voient passer à toute allure un train sans connaître la raison d’une telle hâte, nous les vîmes ralentir lorsqu’elles eurent atteint l’angle de la rue où se trouve le café. Elles ralentirent, s’arrêtèrent presque. Cela évidemment nous troubla. – Certains pâlirent d’inquiétude, n’étant peut-être pas tout à fait sûrs de leur « cas ». Nous échangeâmes des regards pleins d’incertitude, discrètement, et sans prononcer un seul mot. La vitre gauche de la première voiture s’ouvrit, le visage d’un homme jeune apparut, et voici ce que nous entendîmes : « Quelqu’un peut nous indiquer le chemin du Domont ? » Il ne semblait pas bien sûr du nom du lieu et le dit avec quelque hésitation. Nous nous regardâmes encore, mais d’une manière différente, plus franchement et avec une légèreté qui trahissait un soulagement. Il y eut un flottement. Parce qu’il était le plus près, Zebrowsky se leva et eut ces mots : « Prenez la direction des Essarts, et quand vous aurez atteint l’calvaire, près du château d’eau, tournez à gauche… » Le Domont, nous répétions-nous, un peu comme si nous découvrions ce nom. Nous connaissions tous le Domont. C’est un endroit à demi retiré derrière un long bois occupant le flanc le plus pentu d’une vallée sèche et des terrains incultes envahis de lapins et de faisans. Il ressemble à un plateau, modeste, mais assez bien dégagé ; il n’y a, d’un point de vue agricole, qu’une « pâture et un champ ». Nous fîmes quelques vagues et raisonnables suppositions sur ce qui avait pu arriver ; et la plupart d’entre elles avaient un lien avec la départementale qui, de l’autre côté, depuis Les Essarts, délimite et dessert cet endroit. Le silence était presque revenu, quand deux véhicules de secours jaillirent de la rue d’en face et prirent, sans chercher ni même hésiter un instant, la direction des Essarts.
C’est alors que nous comprîmes réellement que quelque chose de grave venait d’arriver. Nous décidâmes d’aller voir.
Fernel avait sa camionnette de chantier et Levergne sa grosse voiture tout-terrain blanche, une caisse hideuse et inutilement pourvue de pare-buffles et que tout le monde ici et dans les villages voisins connaissait.
Quand nous arrivâmes au calvaire, non seulement nous n’étions pas les premiers, d’autres personnes avaient répondu à la même curiosité, mais nous fûmes arrêtés par le geste viril d’un gendarme qui avait ordre de ne laisser entrer personne. « Que s’passe-t-il ? » osa Levergne, d’une voix hardie. Le gendarme ne répondit pas. Levergne réitéra sa question, jusqu’à devenir insistant. Je lui conseillai d’arrêter, mais il ne m’écouta pas. L’homme en bleu tirait les lèvres avec austérité. Il s’approcha soudain, considéra Levergne d’un regard droit et sans doute indulgent, puis, soit parce que l’insolence de l’homme qui se trouvait à côté de moi l’agaçait et qu’il voulait être tranquille, étanchant une curiosité ordinaire par une formule forte ; ou parce qu’il voulait inciter les esprits à plus de pudeur, mais au risque de créer l’inverse, lâcha ces mots : « C’est très grave, une de ces choses qu’on ne voit pas souvent dans les campagnes. Vous allez… » Il fut interrompu par le surgissement musclé d’une ambulance : il adressa au conducteur un rapide signe du bras, un signe machinal sans doute. Quand le véhicule se fut éloigné, il reprit : « Vous allez avoir du passage durant une bonne partie d’la nuit. » Il termina par un geste franc de la tête, menton vers le bas, et que nous prîmes pour une invitation à nous éloigner et à rentrer chez nous. Levergne murmura quelque chose que je ne compris pas bien, mais que je considérai comme un merci. Nous repartîmes, et pas un bruit ne s’élevait dans l’habitacle ; c’était un silence qui semblait un silence d’enterrement, intense et douloureux.
Je regardai Fernel dans le rétroviseur de ma portière. Il nous suivit jusqu’au premier carrefour, puis il prit la direction de Lierville. Brisant le silence d’une voix molle, Levergne me proposa de me ramener chez moi. J’acceptai.
En chemin, nous passâmes devant le café. Derville avait retiré sa table et fermé tous ses volets. L’éclairage public commençait de jeter ses lumières sur la monotonie des rues. Le vent se renforçait un peu.
Je regardai Levergne s’éloigner, levant le bras comme d’une manière fraternelle.
J’étais devant ma porte, quand j’entendis une voiture ralentir derrière moi. Je reconnus, à travers le pare-brise sombre, Desachy, un ancien agriculteur qui passait pas mal de temps à se balader dans la plaine au volant de sa voiture… À peine eut-il ouvert sa vitre, qu’il me jeta ces mots : « J’en r’viens d’là-bas, j’ai pu passer avant qu’les gendarmes ferment les accès. » Il n’y avait pas de formule meilleure pour susciter mon intérêt. Il continua : « J’ai vu des gens qui pleuraient à la bordure d’un champ. Ils tournaient le dos au bois et par moments l’un d’eux jetait un regard sur c’qui passait derrière, un groupe de véhicules… Par respect, j’ai conservé une distance raisonnable. Du coup, j’n’ai pu voir clairement aucun visage, toutefois j’dirais que c’est pas des gens d’ici. » Il marqua un étrange silence. Je me répétais mentalement ses derniers mots, et une frayeur indescriptible me traversait le corps.
Desachy connaissait bien cet endroit et avait des souvenirs de choses délictueuses qui s’y étaient produites ou qui y avaient eu cours ; et il donna des exemples : une voiture, par une glaciale nuit d’hiver, avait été brûlée entièrement. Une valise pleine d’héroïne avait été retrouvée sous un tas de feuilles mortes. C’étaient des enfants du Village, des gamins habitués à vadrouiller et qu’on surprenait parfois à jouer dans les meules à la fin de l’été, qui avaient fait la découverte. Il parlait de cet endroit comme un esprit irrationnel parle d’une maison livrée aux spectres. Ses traits, tendus, décelaient sûrement la peur. Il se tut encore ; et reprit par ses mots : « Il m’étonnerait pas qu’ce soit un règlement de compte… une affaire qui ait mal tourné… » Je le regardais avec un étonnement d’enfant. Une pareille chose me paraissait improbable, mais je n’osais lui dire. « On en saura certain'ment plus demain », conclut-il à mi-voix, puis, levant le bras, mais avec une réserve qu’il fallait imputer aux circonstances, s’en alla doucement.
Je restai un moment encore devant ma porte.
Il faisait presque nuit, le ciel était gris, couvert par endroits. Des étoiles brillaient d’un éclat morne, et le vent, qui se maintenait, poussait en silence les lambeaux de nuées qu’il venait d’arracher.
Une fenêtre s’alluma chez les voisins d’en face. Bien qu’il fût tard, j’avais envie d’aller frapper à leur porte. J’hésitai, puis j’oubliai quand je vis qu’on commençait de descendre le store. Je rentrai.
Je n’avais pratiquement rien mangé depuis le matin. Cependant, je ne ressentais aucune faim. L’alcool ingurgité au café et ce qui s’était produit ensuite, laissant planer sur le Village un mélange de menaces et de mystère, devaient avoir pallié à leur manière l’appel silencieux de mon estomac. Il était plus de dix heures. J’étais fatigué, je l’ai dit, et si tout avait été comme d’habitude, sans doute serais-je allé me coucher. La probabilité qu’il se fût produit dans les environs du Village quelque chose de tout à fait singulier m’agitait l’esprit comme à la veille d’une grande fête, et l’alcool, je le savais, n’y était pour rien. Des hypothèses brûlantes et fulgurantes se succédaient hardiment dans mon esprit, et vouloir les contenir eût été vain. Je songeais à ressortir, mais pour aller où ? Derville avait fermé. Personne, quoique le lendemain fût un samedi, n’aurait accepté de me recevoir à cette heure. Le simple fait de marcher, de faire le tour du pâté de maisons me tentait… Mais une idée soudain supplanta cette envie. Il y avait à côté de chez moi un terrain herbeux qui appartenait à un couple d’anciens fermiers et auquel je pouvais accéder facilement depuis mon jardin : les propriétaires précédents, des retraités qui, lorsqu’arrivait le week-end, ou les vacances, se retrouvaient entourés d’enfants, avaient pratiqué une ouverture dans le grillage, afin, avais-je deviné, de pouvoir récupérer facilement le ballon qu’un pied maladroit avait envoyé au-delà. Le terrain était légèrement surplombant et offrait de l’autre côté, au sommet d’un talus qui longeait la ferme des Fourmaux, une vue sur une partie de la plaine, et cette partie était traversée par la route conduisant au Domont. De cet endroit, j’espérais voir des lumières, des gyrophares dont le nombre et les intervalles de temps entre les passages m’eussent – et peut-être cette idée était saugrenue – soit confirmé la gravité de ce qui était arrivé, soit éventuellement indiqué que les moyens déployés et que les propos tenus par le gendarme étaient excessifs, dépassaient ce que la situation immédiate exigeait, étaient simplement dus à une indispensable précaution.
Une demi-lune se dégageait des dernières cimes des bois et commençait à répandre sur la campagne obscure son habituelle lumière blanche. Une grande lueur blafarde progressait comme une eau qui déborde et sortait les terres des ténèbres.
Des lumières jumelles, molles et brûlantes, parfois émergeaient de cette plaine blêmissante et venaient se perdre, mourir parmi celles du Village. Il n’y avait chaque fois entre elles guère plus de dix minutes, ce qui ne me paraissait pas une fréquence soutenue ni particulièrement lente. Ce n’était pas ainsi que j’en saurais davantage. Je devrais passer la nuit en compagnie de mes funestes questions… Néanmoins, je restai encore un moment à cet endroit. Le vent soufflait toujours. Le claquement léger d’une tôle me parvenait de la ferme des Fourmaux. L’herbe de la friche dansait avec le chuchotis d’une fourmilière s’affairant. Les feuillages d’un verger remuaient avec un angoissant bruit d’expiration –, et il me semblait que ce pouvait être l’agitation d’une mer fabuleusement apparue au cœur de la nuit.
Le regard posé en direction du Domont, dont j’apercevais le sommet et peut-être même davantage des arbres qui le tiennent à l’écart, un peu comme une paroi de paille tient à l’écart du plus gros du troupeau la bête méchante ; qui, depuis le Village, forment une clôture naturelle sur ces arpents de verdure et de labours caillouteux, je me rappelais les mots de Desachy… Ils tournaient comme des mouches dans ma tête, ils prenaient plus de vraisemblance à ce tableau nocturne, à ce paysage surprenant où l’obscurité avait engagé un compromis avec la clarté laiteuse de la lune… Peut-être avait-il raison, peut-être y avait-il eu là-bas un très fâcheux règlement de compte.
Une fois au lit, et alors que je croyais l’inverse, je succombai rapidement au sommeil. Mais le bruit d’une voiture qui déboulait de la rue voisine m’en fit sortir à deux longues heures des premiers rayons du jour. Agacé et l’esprit en proie aux habituelles brumes qui accompagnent le réveil, comme des buses immobiles et sournoises celui du levreau, je demeurai sans la moindre pensée durant quelques secondes. Puis les événements de la veille un à un me revinrent… Je les considérai sous une lumière nouvelle, dans le silence impeccable de la nuit ; mais je ne tirai cependant de ces conditions davantage de crédit à aucune de mes hypothèses ni rien qui ressemblât à une véritable réponse à aucune de mes questions. J’étais sur le point de retrouver le sommeil, quand un souvenir me remit en éveil… Cela avait eu lieu une vingtaine d’années plus tôt (les choses me revenaient dans le désordre) : un couple de promeneurs, qui n’habitait pas le Village, avait découvert, par un brumeux matin de Pentecôte, une voiture près d’un talus. L’endroit était difficilement accessible, même à pied. La carrosserie portait des marques semblant indiquer que la progression ne s’était pas faite sans chocs… Un homme se trouvait à l’intérieur, inanimé et dans une position pour le moins bizarre. Il s’était, au moyen de sa ceinture, donné la mort par étranglement.
Depuis deux jours Madame Dobremelle, une quinquagénaire aux cheveux blancs, à la silhouette sèche, cherchait « partout » son mari. Elle allait de maison en maison, répétant que quelque chose de grave venait d’arriver. Certains la virent avec des pleurs. Mais, comme elle avait la réputation d’exagérer, les gens ne l’écoutaient qu’à moitié ou ne la croyaient pas. « Il va r’venir votre mari ! » lui disait-on. Ce qui était arrivé allait au-delà de ses craintes…
Un mois plus tôt, le couple avait été contraint de fermer une épicerie, la dernière de la commune, qui en avait compté jusqu’à dix – Féron, Au Bon Sens Paysan, Poivre et Sucre, La Coop, Chez Frias… en étaient les enseignes – au cours des meilleures années. Elle n’en avait pas paru particulièrement affectée, mais lui, qui tenait la boutique de ses parents, et qui, en dépit de ce qui était arrivé aux autres commerces, n’avait jamais rien imaginé de tel, ne parvenait à défaire de sa conscience l’abject sentiment d’avoir trahi et d’être l’objet du pire des affronts.
« Est-ce qu’on boucle les chemins pour un suicide ? » me demandais-je naïvement, et je revoyais le gendarme qui, entre le carré de verdure où se trouve le calvaire, croix de bois qu’une fois tous les dix ans on rajeunit d’un peu de peinture, et le trottoir d’en face, grossier ruban de gazon excessivement clairsemé, allait par petits pas sur le lopin de bitume que pour rien au monde il ne devait quitter.
À cette image, je retrouvai peu à peu le sommeil.
La nouvelle ne commença vraiment à se répandre qu’en fin de matinée, et Desachy, paraît-il, eut ces mots : « C’qui est étrange, tout d’même, c’est que j’en ai r'connu aucun, et que même j’aurai parié qu’ces gens-là étaient pas d’ici ! » Ces gens-là, c’était la famille Combérien, une des plus anciennes familles du Village, au même titre que Delamare, Duroyon, Storveld, Lesturgie. Ils venaient de perdre l’un des leurs, le dernier de la famille. Un jeune homme d’une trentaine d’années, prénommé Didier et qui travaillait dans la ferme – les Combérien étaient agriculteurs depuis quatre générations – avec son père et sa sœur. Il lui arrivait de travailler à l’extérieur en tant que jardinier chez des particuliers, et parfois, durant l’hiver, en tant que bûcheron dans les Ardennes. C’était d’ailleurs vers ce genre d’activité qu’il s’était dirigé après le collège…
La nouvelle me frappa droit au cœur, car je le connaissais bien Didier. C’était, au sens pur de la formule, un enfant du Village, tout comme moi, et nous appartenions à la même génération. Et le terme est un peu large, puisqu’une seule année nous séparait. Onze mois très exactement nous séparaient, onze mois qui, en un autre temps, et si nous avions été frères bien sûr, m’auraient conféré le droit d’aînesse ; et nous étions tous les deux nés au printemps, moi aux fenaisons, lui aux dernières semailles. Enfants, à l’école comme à l’extérieur, nous étions souvent des mêmes jeux et des mêmes pitreries, et je me souviens tout particulièrement d’une fois où, par un défi que nous nous étions mutuellement lancé, nous nous échappâmes de l’établissement. Lui fut rattrapé sur les grandes pelouses avoisinant la cour ; moi dans une rue toute proche. Le maître, pour nous punir, nous priva de récréation et de sport durant trois semaines.
Adolescents, nous nous éloignâmes l’un de l’autre, et pour la simple raison que nos centres d’intérêt n’étaient plus les mêmes. Moi, j’aimais les mobylettes, les filles et les conversations qui s’éternisent à la lueur de la cendre chaude des cigarettes ; lui aimait les parties de football, la pêche en amateur et avait conservé un attrait évident pour les promenades aventureuses dans les bois ; et puis, comme il forcissait, et qu’il était capable d’employer la fourche comme un homme, il ne sortait plus que quand le travail était maigre à la ferme. Des amis venaient frapper à sa porte, sa mère répondait, et voilà ce qu’elle disait souvent : « Didier ne sortira pas aujourd’hui, son père l’a employé à un long travail », et les jeunes gens repartaient, un peu déçus sans doute.
Les métiers forestiers et leurs dérivés l’intéressaient. Son père, considérant que c’était un domaine qui n’était pas incompatible avec celui où la famille avait toujours prospéré, ne vit pas d’inconvénient à ce qu’il s’inscrivît, l’obtention du brevet lui permettant, à l’école de sylviculture de Rouvroy-les-Merles.
Quel fut mon étonnement, quand un jour me parvint la rumeur disant qu’il s’était mis, négligeant les retours à la ferme, à fréquenter les bistrots ; qu’il s’y livrait à des beuveries grotesques qui souvent dégénéraient en d’interminables fanfaronnades et des empoignades insensées. Mais cette rumeur ne fut jamais confirmée. Une chose même pourrait la démentir : au café du Village, que je fréquentais déjà régulièrement, je ne le voyais jamais, et personne, à commencer par le tenancier, ne me parlait jamais de lui. Je ne veux pas dire qu’il n’avait pas de vie en dehors de la ferme, il sortait, se distrayait. Je me souviens qu’il s’était lié à une bande de gars que je connaissais un peu et qui, autant que je sache, n’avait pas mauvaise réputation. L’un d’eux, qui était le fils aîné des Duroyon, avait une voiture. Il arrivait, au cours de mes promenades à moto à travers la plaine – je montais alors souvent sur une moto… –, que je rencontre le véhicule à un croisement, stationnant en retrait du chemin, dans l’angle dégagé d’un champ. Je n’ai jamais bien compris ces longues haltes au milieu de la plaine. Plus tard, me les rappelant, je les considérais comme des bizarreries adolescentes. Je n’ai pas changé d’avis… Me reconnaissant à mon casque dont les flancs étaient ornés d’ailes de flammes argentées, ils me faisaient de grands signes dont l’excessive générosité m’amusait, et je leur répondais par le même signe.
L’école terminée, et deux ou trois certificats en poche, il entra comme « jardinier-élagueur » ou un nom de ce genre-là, à la commune de Lierville. Le maire, qui l’avait embauché, lui proposa au bout de trois mois un appartement dans un endroit agréable du bourg. Il hésitait, son père essayait de le retenir ; et il fallut une dispute avec son frère Stéphane pour qu’il acceptât la proposition. Durant presque un an, je ne le vis pas. « Il travaille, et peut-être qu’il fréquente » me disait-on, quand je demandais de ses nouvelles.
Il devait être dans le premier été de ses vingt ans, quand, par un matin fraîchement ensoleillé de septembre, il perdit sa mère. Un infarctus après une promenade qu’elle avait coutume de faire. Deux ou trois semaines après ce drame, il quitta son appartement (où apparemment il vivait seul) et revint s’installer à la ferme. Sa sœur Pauline fit de même. Ce rapprochement paraissait naturel dans une telle épreuve ; mais pas aux yeux de tout le monde, et des rumeurs circulèrent au mépris de la décence.
Vers la fin de l’année, j’appris qu’il avait quitté son travail à la commune de Lierville. Depuis la mort de Madame Combérien, il manquait des bras – et notamment à la traite ; et cette décision n’étonna personne, tant elle semblait aller de soi. C’est à cette époque qu’on recommença à se parler, bien qu’il n’y eût eu entre nous la moindre brouille, mais simplement cet éloignement ordinaire que veulent parfois la vie et ses nécessités. Environ une fois par semaine, il allait au café acheter un sachet de tabac pour son père ainsi qu’un programme télé. Quand j’y étais, accoudé au bar, ou assis à l’une des tables de l’arrière-salle, il venait me serrer la main, et souvent alors s’engageait une conversation qui ne durait jamais très longtemps, mais qui nous réenhardissait le cœur, comme si nous avions été de la même famille et que les mots, découlant de ce lien, avaient recélé une délicieuse chaleur, une indubitable vérité peut-être.
Ayant quitté son emploi à la commune de Lierville, et n’ayant plus pour salaire que celui que lui donnait son père – salaire qui n’était guère élevé, comme le sont la plupart des salaires versés aux aides familiales – il lui arrivait, pendant l’hiver et aussi au cours du printemps, une fois les semailles terminées, de travailler chez des gens du Village et des environs. Ses talents et son expérience de cinq années passées au service de Monsieur Duban, le maire de Lierville, un homme qui avait la réputation d’être exigeant, étaient connus, de sorte qu’on le demandait pour des travaux allant de la simple tonte d’une pelouse au repiquage délicat, en novembre, d’arbres rares et réclamant un soin particulier. Une année sur deux, au début de l’hiver, il partait pour la forêt de Sedan travailler à l’abattage et à l’équarrissage du sapin rouge. Il séjournait là-bas environ trois semaines, en revenait éreinté, mais avec pas mal d’argent. Il me parlait souvent de ces moments-là. Quoique pénibles, ils devaient lui plaire, je pense… Un large frisson me traverse l’âme à tous ces souvenirs.
On avait trouvé son corps étalé près d’une roncière, sous les grands chênes du bois qui borde le Domont. Il avait reçu une balle de fusil à la nuque et avait dû succomber sur le coup, comme le pauvre animal auquel ce type de projectile est normalement destiné.
Il avait, selon son père, ainsi que les autres membres de la famille, son frère et sa sœur, quitté la maison après le dîner, qui s’était terminé vers trois heures, pour aller effectuer un travail d’élagage le long d’un des chemins qui traversent le bois.
La nouvelle campagne de bûcheronnage approchait ; et la coupe se trouvant au cœur du bois, il fallait ouvrir au maximum le passage afin de circuler facilement avec le tracteur et la remorque. L’année précédente, quoiqu’il n’eût fait qu’un voyage, il avait endommagé un pan de hausse à des branches de noyer.
À la ferme, on s’attendait à le voir revenir vers six heures, pour les travaux du soir. On avait commencé la traite sans lui, considérant qu’il la prendrait en cours ; mais elle était presque achevée qu’il n’était toujours pas là. Martial chargea Pauline de se rendre à l’endroit où se trouvait Didier. Il craignait qu’il ne lui fût arrivé quelque chose. Il n’aimait guère le voir partir seul pour ce genre de travail : une maladresse avec la tronçonneuse, une branche qui ne prend pas la trajectoire prévue… Pauline, qui n’allait pas souvent dans « les champs », ne connaissait pas bien leDomont, et pour ainsi dire ne le connaissait que de nom. Elle chercha, trouva une barrière ouverte sur un chemin dont les abords semblaient avoir été éclaircis. C’était un chemin sans ornières, qu’elle pouvait suivre apparemment sans risque au volant de sa petite voiture. Elle trouva, à une distance d’environ cent mètres, la fourgonnette grise de son frère. Elle barrait le chemin dans le sens du retour et une portière était ouverte… Elle arrêta sa voiture et descendit. On était au début de l’automne et les arbres étaient encore largement couverts de feuilles. Une pénombre froide régnait sous les ramures. Un souffle d’air sec passait par instants… Elle marcha, trouva l’escabeau et la tronçonneuse que son frère, en fin de matinée, avait retirés de l’atelier et placés dans l’utilitaire. Elle appela plusieurs fois, n’obtint pour réponse que le silence glacial du bois. Une inquiétude vague poignait en elle. Elle marcha encore, appelant souvent, puis elle s’arrêta soudain. Elle se mit à considérer d’un œil effrayé l’étendue désordonnée des arbres autour d’elle ; et, sous la lumière qui ne cessait de décliner, elle pensa que si elle s’éloignait encore elle risquait de se perdre… Elle décida de retourner à la ferme. Un quart d’heure plus tard, elle était de retour avec son père et son frère. Tandis que Stéphane marcherait à la lisière, elle et Martial prendraient les chemins qui traversent le bois. Au bout d’une longue heure de marche largement ponctuée d’appels, Didier restait introuvable ; le soir avançait imperturbablement ; puis d’un coup une voix, pleine de douleur et d’effroi, retentit farouchement ; c’était celle de Stéphane. Il venait de faire la terrible découverte !
Le corps était froid, le cœur éteint, sans le moindre signe de respiration, et le sang écoulé commençait à sécher !
Durant plusieurs minutes, tous trois demeurèrent sans voix et sans gestes devant le corps étendu et ensanglanté de Didier, prenant conscience, chacun à sa manière, de la nuit immense, lourde et sans la plus faible lumière qui venait de s’abattre sur la famille…
Il était aux environs de onze heures, le lendemain, quand Léonie entra chez Derville et claironna ces mots : « On a tué Didier ! On a tué Didier en bordure du bois du Domont ! » Nous étions cinq à l’intérieur, en comptant Derville, et je me souviens qu’avant de voir apparaître sa silhouette courtaude derrière la grande vitre grise du café, nous étions en pleine conversation musclée à propos de cette histoire, chacun en sachant un peu, du moins le croyant, et je n’échappais pas à la règle – ; et alors, comme il est de coutume dans ces cas-là, nous confrontions, si elles n’étaient pas les mêmes, les vagues informations qui nous étaient parvenues, et auxquelles s’ajoutait un ambitieux mélange d’extrapolations et de choses imaginées, tenant parfois du délire. La nuit s’était écoulée et presque la matinée, les abords du bois n’avaient pas été rouverts et nous ne savions toujours pas exactement ce qui s’était passé ; et probablement y avait-il, à travers la brutalité qui nous animait, une certaine frustration... Les choses se savent normalement si vite dans les campagnes.
À cette annonce faite sans ambages, nous la regardâmes comme si elle eût soudain pris l’apparence d’un spectre, ou quelque chose de ce genre, et d’effrayant en tous cas, redoutant maintenant, impuissants, idiots, pathétiques, qu’elle ne mît à exécution une menace que nous n’osions imaginer précisément… Un lugubre silence où résonnait l’assourdissant fracas des mots se fit entre les grands murs blancs de la salle principale du café. Il semblait pouvoir durer éternellement, quand j’y mis fin par ces mots :
— Tué… comment ça tué ?
— Une balle, et sans doute celle d’un fusil.
— Un accident… prononça d’une voix légère et à peine audible Cancheleux, un grand gars blond de trente-cinq ans, les yeux verts, le menton prononcé et qui travaillait comme charpentier chez Devérité, à Lierville. Probablement faisait-il allusion à la chasse ; mais elle ne commençait officiellement que dans quinze jours, pour le gibier. Un chasseur de renards, un braconnier pouvait, s’il s’agissait d’un accident, être l’auteur du tir. Léonie répondit d’un bref serrement de lèvres qui, derrière une apparence un peu vague, décelait une évidente incrédulité. Mais ce n’était qu’un sentiment, une espèce d’intuition ; car la nature exacte de l’acte, à savoir s’il était accidentel ou criminel, et naturellement le responsable, n’étaient pas encore connue. Elle raconta la manière dont elle-même, la veille au soir, avait appris la mort de son neveu. Elle rentrait d’une visite chez son beau-frère, un homme atteint de la maladie de Parkinson, quand elle avait vu, par hasard, Pauline traverser la cour d’une démarche paniquée et le regard plein d’effroi – ses cheveux étaient défaits, comme si elle se fût battue, et de grosses larmes roulaient sur ses belles joues roses. Elle ne l’avait jamais vue ainsi. Elle lui avait ouvert la porte avant qu’elle n’y eût frappé, et alors la pauvre fille s’était jetée dans ses bras, avait gardé cette farouche étreinte pendant d’interminables minutes, sans mot, et abandonnant jusqu’à la dernière les larmes de son corps. Lorsqu’enfin, pouvant parler, elle avait annoncé la sinistre nouvelle, Léonie ne l’avait d’abord pas crue, supposant, par la prudence de l’âge et de l’expérience, et qui, entre autres choses, préconise de ne jamais prendre pour argent comptant les propos échauffés d’une jeune personne, que sa nièce, qui avait dix-neuf ans, et qui était encore impressionnable comme une enfant, exagérait, voire qu’elle avait perdu la raison… Mais, quand elle avait précisé que la terrible chose s’était produite au Domont, elle avait tressailli comme sous l’effet d’une implacable évidence… Elle entendait, dans la rue, le ronronnement de la voiture de sa nièce. Il fallait qu’elle aille voir, quitte à devoir forcer les obstacles peut-être déjà établis.
Les gendarmes commençaient à fermer les accès quand Pauline fut de retour, accompagnée de sa tante qui, de douleur et d’effroi, avait gardé la même indicible expression du visage, les lèvres liées comme des grignes de pain trop cuit, depuis qu’elle était montée en voiture.
Profitant d’un moment d’inattention, Pauline put atteindre le fond de la vallée, et bientôt le bois. Mais lorsqu’elle arriva à l’entrée du chemin où, sous un vaste plafond de feuilles, elle avait trouvé la fourgonnette de son frère, elle dut s’arrêter. Trois véhicules de la gendarmerie barraient le passage. Léonie descendit, espérant retrouver son frère et son neveu en marchant. Pauline la suivit… À peine eurent-elles passé les trois véhicules bleus de la gendarmerie, que des silhouettes apparurent sur le chemin, à un endroit où les arbres, moins nombreux, laissaient pleuvoir la lumière du soir. Elles étaient quatre. Une vingtaine de mètres plus loin, les deux femmes reconnurent Martial et Stéphane, ils étaient accompagnés de deux gendarmes qui avaient l’air jeunes. Stéphane accéléra le pas et se jeta dans les bras de sa tante. Il y eut une scène où s’exprima dans son état initial toute la douleur ressentie à la perte d’un être proche, d’un enfant, d’un frère. Les gendarmes y assistèrent, pleins de compréhension ; eux qui avaient reçu l’ordre de conduire les proches à l’extérieur du bois, vers le Village.
Ils marchèrent, sombre retraite où l’on n’entendait que le bruit feutré des pas sur la terre molle du chemin et celui des sanglots indistincts et amers. Ils s’arrêtèrent, à la demande des gendarmes, sur un terrain gazonné situé en contrebas du bois. Les véhicules de secours arrivaient l’un après l’autre ; mais c’était un défilé sans espoir et mécanique… presque grotesque, tant il ne faisait l’ombre d’un doute que Didier était mort ! Le soir tombait, accompagné de nuées silencieuses et d’une désagréable fraîcheur. Le vent s’était levé, agitant en un large mouvement inharmonieux la végétation environnante. Des lumières naissaient, jaillissaient, semblant des astres pleins de fièvre dans cette funèbre pénombre. C’était une atmosphère qui avait quelque chose de l’enfer… Serrés l’un contre l’autre et se murmurant des choses dont chaque mot, chaque syllabe était un réflexe de vie, ils ne songeaient pas à rentrer au Village. Au contraire : dussent-ils affronter une nuit qui serait de glace et un vent immense et violent à déchirer implacablement chaque arbre, ils resteraient là. C’était une manière de dire non à la mort, pathétique et compréhensible.
Résolution vaine au regard de l’autorité. La nuit n’était pas arrivée qu’ils durent partir. La sécurité l’imposait. Personne ne protesta en dépit de la révolte dont les cœurs battaient. Pauline avait laissé sa voiture à l’entrée du bois. À peine osa-t-elle le rappeler aux gendarmes. Mais il valait mieux qu’elle ne conduisît pas, de même qu’aucun autre de ses proches. Elle viendrait la rechercher le lendemain, ou on la lui rapporterait. Comme ils s’éloignaient, un gendarme reçut l’ordre de les reconduire.
Sur la route, à l’intérieur d’une fourgonnette que la caserne avait acquise la semaine précédente, et qui avait une forte odeur de neuf, du bétail qu’on mène à l’abattoir ils semblèrent.
La balistique révéla que le coup avait été tiré de l’intérieur du bois et à une distance d’environ cent mètres. L’arme utilisée était un fusil d’un calibre moyen, de type Erbomel & Marcy, – très maniable et particulièrement prisé pour la chasse en forêt. L’enquête s’orienta aussitôt vers le propriétaire du bois, qui était un homme d’une soixantaine d’années, du nom de Blanchet, et qui n’avait pas bonne réputation. Il n’habitait pas ici, mais Bettencourt-St-Ouen, un de ces gros villages du l’est du département qui d’une industrie verrière autrefois florissante conservaient une certaine réputation. Blanchet, dont il m’était arrivé une fois de subir les foudres après qu’il m’eut surpris à ramasser des restes de coupes en « lisière » de sa propriété (C’était un jour férié, vers la mi-avril. J’étais accompagné d’un ami qui prétendait le connaître, ce qui n’était pas vrai, je l’apprendrais à mes dépens. Nous avions, pour mettre le bois, une camionnette que Levergne, ou peut-être quelqu’un d’autre, nous avait prêtée. Elle était presque pleine, quand, d’un regard machinal, je veux dire sans méfiance, je vis au loin deux silhouettes qui semblaient celles d’une femme et d’un homme. Le ciel était clair, l’air étonnamment doux et la nature vivait, mélodieuse, d’un foisonnement de chants. Le champ voisin était tout en colza et commençait à se couvrir d’un duvet de fleurs jaunes. Voilà deux promeneurs qui profitent des premiers instants du printemps, pensai-je, sans l’ombre d’aucune crainte. Ils marchaient sereinement sur le chemin qui longe le bois et venaient vers nous. C’étaient en effet un homme et une femme, un couple vraisemblablement. Je n’avais jamais vu le propriétaire, je ne le connaissais pas, et je n’imaginais pas le rencontrer un tel jour. Par ailleurs, je considérais que le ramassage de bois dans un lieu privé était autorisé après une coupe récente, pourvu qu’il n’y eût aucune interdiction formelle, par une pancarte, ou que l’entrée n’en fût pas défendue par une clôture. J’avais entendu cela quelque part, ce n’était pas vrai… Ils arrivèrent à nous : lui avait une figure sage, le teint clair comme celui d’un enfant, les yeux pâles sous un large front que dominait une maigre chevelure jaune ; il n’était pas grand, mais avait une forte carrure, une carrure de sportif en dépit de son âge. Elle avait un petit visage mince, émacié, et d’une telle pâleur qu’on devait immanquablement songer, en la voyant, à quelque maladie. Cette mine presque sans vie était vaguement rehaussée par deux yeux fins à l’éclat rosâtre et incertain, et flanquée de longs cheveux d’un blond passé ; c’était une petite dame qui avait des allures de chien d’attaque. « Qui êtes-vous ? », lança-t-il, d’une voix sèche et avec assurance. Surpris par cette « audace », nous cessâmes tout mouvement. Les mots qu’il avait prononcés se répétaient dans nos têtes, et nous ne savions quoi répondre à cette question pourtant si simple. Il la renouvela, sur un ton plus acerbe encore. Nous nous regardâmes mon ami et moi. Nous jaugions mutuellement notre capacité de silence face à cet homme qui, de toute évidence, était sur sa propriété, – et jamais, je crois, je ne me suis senti aussi étranger en un lieu. Il s’approcha très près, sans crainte, et l’œil absolument dédaigneux. La voix grave comme la pierre, il semblait calme, mais c’était un calme qui préparait une invraisemblable colère. Car soudain sortit de sa bouche une salve de propos grossiers et violents qui n’avaient rien de proportionné avec le « délit » que nous avions commis. Son visage, que nous avions découvert si pâle, était à présent d’une incroyable rougeur. Il se tut ; et alors ce fut à son tour à elle, qui jusque-là n’avait rien dit, de nous montrer sa colère. Quand elle eut terminé, il y eut un long calme où l’on n’entendait que les arbres craquer et le bruit léger de la circulation sur la départementale. Ils marchèrent un peu, firent comme une inspection de l’endroit où le récent passage des tronçonneuses avait ouvert le bois ; ils constatèrent les quelques tas que nous avions faits et qui n’étaient constitués, pour ainsi dire, que de branches mortes ; ils s’arrêtaient devant chaque tas, l’observaient sottement et, avant de repartir, le défaisaient d’un vulgaire coup de pied. Après cela, ils revinrent vers nous. Je m’attendais à ce qu’ils nous demandent de décharger la camionnette. Mais ce ne fut pas ce qui arriva. Ils nous expliquèrent, avec un calme quasi professoral, combien ils avaient travaillé dans leur vie et de quelle manière ce bois était, au même titre que leur maison, à la fois le fruit et le symbole – termes qu’ils utilisèrent – de tout ce travail. Quand ils eurent terminé, ils nous demandèrent de regagner le chemin, et je me rappelle très bien leurs derniers mots, et ce fut elle qui les prononça, sur un ton amer et cassant : « Qu’on n’vous r’voye pas dans le bois, parc'qu’alors ce s’ra les gendarmes à qui vous aurez affaire ! » Nous repartîmes, satisfaits toutefois, car nous avions conservé notre chargement). Blanchet avait fait carrière dans la mécanique. Il y avait, selon toute vraisemblance, gagné beaucoup d’argent. Il possédait « aux portes de la plaine » un terrain de plusieurs hectares où il avait fait construire une grande maison d’un style particulier. C’était un curieux mélange de château en pierre et de chaumière traditionnelle, et les gens appelaient cette maison l’« espèce de petit château », et ses propriétaires les châtelains.