Pour Tignes - Bernard Reymond - E-Book

Pour Tignes E-Book

Bernard Reymond

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Beschreibung

Récit autobiographique d'un long combat pour Tignes.

Pour Tignes est à la fois la déclaration d’amour, le signal d’alarme et le cri de colère d’un enfant du pays qui raconte tout, depuis la noyade de son village natal jusqu’aux succès et aux excès de la grande station de ski internationale que Tignes est devenue. À la suite de l’exil et du retour des Tignards son récit nous fait pénétrer au coeur du pouvoir municipal d’une commune touristique de montagne support d’une grande station de ski.
Et il dénonce avec vigueur et conviction le mélange des genres entre moyens publics et intérêts privés. C’est un témoignage édifiant qui porte bien au-delà du cas particulier de Tignes.

Ce témoignage de l'ancien maire de Tignes vous fera découvrir l'histoire et les coulisses de cette célèbre destination touristique !

EXTRAIT

Enfant du pays, né dans l’ancien village de Tignes, au fond du barrage, j’ai vécu l’évacuation, l’exil, le retour, la renaissance et le succès de cette commune de montagne à l’histoire si particulière. Et j’ai vécu tout ça de très près. Ma mémoire de cette histoire est inédite et je souhaite la partager avec tous ceux qui aiment passionnément ce coin de montagne et le regardent autrement que comme une vulgaire machine à sous !...

Événements, faits divers, opérations d’aménagements, anecdotes, luttes politiques, oppositions de personnes, coups tordus et coups bas… je raconte tout.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né le 12 février 1947 dans l’ancien village noyé en 1952 par la construction du barrage de Tignes, Bernard Reymond a vécu la disparition puis la renaissance de son village. Impliqué très jeune dans la gestion et le développement de la grande station de ski internationale que Tignes est devenue, il en a connu tous les épisodes. Élu maire-adjoint en 1977 et 1983 puis maire en 1995, c’est en témoin privilégié et partisan qu’il raconte l’histoire particulière de la renaissance de son village de montagne.

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Bernard Reymond

Pour TIGNES

mon village, mon pays, ma vie !

Récit autobiographique d’un long combat pour TIGNES

par Bernard Reymond ancien maire

À ma montagne…

À sa beauté…

À l’avenir !

« Tout homme est d’abord d’un pays, d’un endroit dans le temps où tenir sa place »

–Charles Péguy

Prologue

Enfant du pays, né dans l’ancien village de Tignes, au fond du barrage, j’ai vécu l’évacuation, l’exil, le retour, la renaissance et le succès de cette commune de montagne à l’histoire si particulière. Et j’ai vécu tout ça de très près. Ma mémoire de cette histoire est inédite et je souhaite la partager avec tous ceux qui aiment passionnément ce coin de montagne et le regardent autrement que comme une vulgaire machine à sous !...

Événements, faits divers, opérations d’aménagements, anecdotes, luttes politiques, oppositions de personnes, coups tordus et coups bas… je raconte tout.

Je raconte tout sous la forme de l’autobiographie. Cette histoire est mon histoire et tous ceux qui ont vécu ces moments de l’histoire de Tignes pourront la confronter avec leur propre mémoire de ces moments-là.

Et si en fin de compte il en restait quelque chose « Pour TIGNES » je n’aurais pas écrit pour rien.

Bernard REYMOND

Ancien maire de Tignes

« Celui qui écrit sa biographie se condamne à mentir »

a dit Freud… et bien tant pis j’écris quand même ! avec ma mémoire, mes archives et ma sincérité.

Repères chronologiques

1947 – Ma naissance dans l’ancien village de Tignes.

1952 – Évacuation et noyade de l’ancien village de Tignes.

1953 – Inauguration du nouveau chef-lieu aux Boisses.

1954 – Premier téléski au Lac de Tignes : Le Chardonnet.

1956 – Tignes toujours vivant : la station démarre enfin, les Tignards reviennent.

1963 – Création du Parc National de la Vanoise.

1965 – Me voilà moniteur à l’École de Ski de Tignes.

1967 – Le promoteur Pierre Schnebelen prend en main le destin de Tignes : Grand bond en avant de la station avec la création du Val Claret.

1968 – Équipement de la Grande Motte : Tignes entre dans la cour des grandes stations internationales.

1969 – Me voilà directeur de l’École de Ski de Tignes.

1970 – Les avalanches remettent les projets en question.

1974 – Je dois démissionner de la direction de l’École de Ski.

1975 – La contestation des projets de construction prend de l’ampleur et je m’engage dans ce combat.

1977 – Les contestataires remportent les élections municipales et je suis élu maire-adjoint.

1980 – Un accord est conclu avec le promoteur.

1983 – Nouvelle victoire aux élections municipales et je suis réélu maire-adjoint.

1985 – Drame en montagne : mon frère Claude trouve la mort sous le Mont Blanc.

1986 – Les Premiers Championnat du monde de ski artistique et acrobatique ont lieu à Tignes.

1986 – Albertville est désignée pour les JO de 1992.

1987 – Drame en montagne : l’épouse de mon frère Claude trouve la mort sous la Grande Casse avec deux amis proches.

1987 – Je me retire de l’action publique.

1989 – Faillite de Pierre Schnebelen : les remontées mécaniques de Tignes sont reprises par la Caisse des Dépôts.

1992 – Les épreuves de ski artistique des Jeux Olympiques et les Jeux Handisports ont lieu à Tignes.

1990/1993 – Construction du funiculaire de Grande Motte.

1994 – Je reviens dans l’action publique.

1995 – Je suis élu maire de Tignes.

2001 – Une élection municipale litigieuse et contestée.

2002 – Nouvelle élection municipale : Olivier Zaragoza est élu maire de Tignes.

2004 – Premières suspicions de détournement de pouvoir.

2006 – Je dénonce publiquement les détournements de pouvoir.

2008 – Olivier Zaragoza est réélu maire de Tignes.

2010 – Je dépose plainte contre le maire.

2012 – Le maire est condamné par le tribunal correctionnel.

2013 – La condamnation est confirmée par la Cour d’appel.

2014 – La condamnation est confirmée par la Cour de Cassation : Olivier Zaragoza est démissionné.

2014 – Jean Christophe Vitale est élu maire de Tignes.

2015 – Je prends la plume pour raconter tout ça !

Chapitre IMon enfance à Tignes

En ce printemps 1952 je viens d’avoir cinq ans et les réalités du monde qui m’entoure commencent à s’inscrire dans ma mémoire. Ma famille vient de quitter Tignes pour aller s’installer un peu plus bas dans la vallée, à Séez. Tous les Tignards sont en colère, une colère sourde, résignée et terrible à la fois. Je n’y comprends pas grand-chose, sauf que nous aurions dû rester là-haut et que ce n’est pas normal et pas juste que nous soyons ainsi chassés de chez nous et obligés de nous réinstaller ailleurs.

Les travaux de construction du barrage de Tignes avec les monstrueux camions de chantier qui passaient devant la maison, le dynamitage de l’église et du clocher, les CRS qui bousculaient les gens du village, les trois mannequins représentant des personnalités de l’EDF pendus en effigie sur la place du village, toutes ces images fortes sont inscrites dans ma tête d’enfant. Elles resteront gravées en moi comme le symbole de l’injustice et la marque de l’impuissance des gens simples face à la violence d’État. Même si je n’ai pas connu grand-chose de la vie de l’ancien village de Tignes, j’ai moi aussi le sentiment confus que quelque chose me manque, qu’on m’a volé quelque chose et, dans mon cœur d’enfant, je me dis que quoi qu’il arrive et où que je sois je resterai toujours Tignard même si Tignes n’existe plus.

Tignes n’existe plus en ce printemps 1952, il a été rayé de la carte. L’église et la mairie qui sont en cours de reconstruction sur le plateau des Boisses ne constituent qu’un faux-semblant destiné à donner bonne conscience à l’État et à l’EDF qui ont noyé notre village sans le moindre respect pour ses habitants. Les Tignards dispersés n’ont pas profité de leur malheur et n’ont pas pu rester ensemble en faisant reconstruire ce village. Ils ont été indemnisés avec cynisme puis chassés avec violence. La communauté humaine qui vivait dans l’ancien village a été disséminée, anéantie. Il n’y a pas de continuité ni de lien direct entre le village et la station touristique, contrairement à une croyance bien établie et largement entretenue. La preuve la plus flagrante de cette absence de lien et du cynisme de l’EDF comme de l’État tient justement dans le lieu de reconstruction, à la hâte et à moindre frais, de la mairie et de l’église sur ce plateau des Boisses. À la hâte parce qu’il fallait se servir au plus vite des installations de chantier pendant qu’elles étaient encore sur place, et à moindre frais en construisant ces édifices à proximité immédiate des installations de chantier, même si l’endroit se trouvait être au milieu de nulle part et n’avait aucun sens pour devenir le chef-lieu d’une station de tourisme. Qui pouvait sérieusement croire, en 1952, à l’avenir touristique du plateau des Boisses ?... C’est un plateau entouré de falaises, coincé au nord du massif de l’Aiguille Percée. Reconstruire la mairie à cet endroit n’a servi à rien au contraire, cela va handicaper lourdement le démarrage de la station, on verra plus loin pourquoi. Mais cela donnait bonne conscience aux autorités face au drame humain provoqué par la noyade du village, drame humain qu’il fallait dissimuler, qu’il fallait nier. Déni formidablement réussi puisque partout, malgré mon très jeune âge, on me signifiait que j’avais bien de la chance d’être Tignard et que mes parents avaient certainement dû toucher le pactole grâce au barrage. J’en étais révolté car la réalité était toute autre. Je vivais dans un milieu familial et social traumatisé, désemparé par cet exil forcé auquel il était impossible de donner du sens puisque nous n’étions plus en guerre et que l’idée de progrès était impossible à concilier avec la violence et l’exode qu’on nous avait fait subir.

La station touristique n’est donc pas née de la construction du barrage, elle est d’ailleurs totalement inexistante au moment de la noyade du village et tous les Tignards ont été contraints à l’exil. Elle naîtra de la volonté farouche de quelques-uns de ne pas laisser mourir leur pays, aidés en cela par Michel Barrault, un Lyonnais amoureux du site de Tignes que les jeunes Tignards connaissaient bien et dont, en désespoir de cause, ils feront leur maire parce que tous se savaient bien incapables de gérer eux-mêmes la situation tant elle était empreinte de frustrations et de colères face à une administration d’État qui leur avait nié le droit élémentaire de vivre en paix sur le territoire de leurs ancêtres et qui s’était arrogé le droit d’en disposer contre leur volonté en les chassant avec violence. Mon oncle José qui n’a jamais pu accepter cette situation la qualifiait de « crime contre l’humanité ».

La grande aventure de la construction de la station touristique va démarrer grâce à ces quelques irréductibles qui vont, pour se convaincre que tout n’est pas perdu et que Tignes n’est pas mort, se donner pour devise « Tignes Semper Vivens ».

Comme beaucoup de Tignards qui moururent peu de temps après la mise en eau du barrage, mon père ne survivra pas à la noyade de son village et dès l’automne 1952 ma mère, veuve à trente-cinq ans, va devoir déménager une deuxième fois pour aller s’installer à Bourg-Saint-Maurice et ouvrir un commerce de droguerie qu’elle tiendra seule en élevant ses quatre enfants. Ma grande sœur Nicole a alors quinze ans, mes deux frères Guy et Claude en ont onze et sept. Du haut de mes cinq ans j’assume avec fierté le qualificatif de « Tignard » dont les gens de Bourg-Saint-Maurice vont nous affubler avec beaucoup de véhémence et parfois même un peu de méchanceté. Lorsqu’on me criait « Hé le Tignard ! » je savais que j’étais en milieu hostile mais pour rien au monde je n’aurais renié ce qualificatif, c’était ma racine, c’était ma vie. À moins de trente kilomètres de mon village d’origine j’étais un immigré.

Avec les grandes vacances de l’été 1953, je vais vivre une période merveilleuse et inoubliable. Nous partons, avec ma sœur et mes deux frères, passer l’été à la Maison Neuve au Lac de Tignes, là où va se construire la station. La Maison Neuve était un chalet d’alpage où mon père venait chaque été à l’estive avec son troupeau de vaches et, malgré mon très jeune âge, je gardais déjà en moi le souvenir heureux d’années antérieures quand nous venions à la Maison Neuve et que nous nous laissions glisser à toute vitesse, comme sur un toboggan, dans la rigole d’herbe couchée qui servait à descendre les balles de foin depuis le pré des Armes jusqu’au chemin des Combes où elles étaient chargées sur la charrette pour les descendre jusqu’à la grange, dans notre maison de l’ancien village. J’ai alors le sentiment de revenir chez moi, de ne plus être un émigré ni un étranger ; d’être là où je dois être.

Personne ne parle de Tignes pour désigner ce lieu d’alpages où de nombreux troupeaux venaient chaque été à l’estive, tout le monde dit « Le Lac de Tignes », ou simplement « Le Lac », jamais Tignes. Tignes n’est pas ici, Tignes est en bas, noyé au fond des eaux du barrage et ç’eut été je crois un sacrilège de nommer ce lieu Tignes. Mais, même si ce n’est que « Le Lac de Tignes », même si, pour le moment, il n’y a rien d’autre ici que des chalets d’alpage et des troupeaux, je sais que c’est ici chez moi. Au fil des conversations d’adultes qui ne me concernent pas étant donné mon très jeune âge je retiens qu’une station de ski va se construire ici et que tous sont convaincus de son succès futur. Mon oncle José qui fait partie du conseil municipal avec Michel Barrault nous explique que des téléskis, des télésièges et des téléphériques vont être construits et qu’ils relieront bientôt les hameaux des Brévières et des Boisses avec le lac de Tignes et même avec Val d’Isère.

Depuis les Boisses, la route qui vient d’être tracée pour monter jusqu’au lac de Tignes n’est encore qu’un chemin de terre sans revêtement. Nous sommes montés jusqu’ici, à la Maison Neuve, dans le camion à bestiaux de mon oncle Fernand et ma mère, qui doit redescendre à Bourg-Saint-Maurice pour tenir son commerce de droguerie, nous laisse seuls. Elle doit repartir à pied jusqu’aux Boisses pour y prendre le car qui vient de Val d’Isère. Je la regarde partir et, au fur et à mesure que, virages après virages, sa silhouette s’éloigne sur le chemin des Boisses, le cafard et la colère m’étreignent : mon père mort, mon village noyé, ma mère que je vois s’en aller et qui nous laisse seuls,… c’en est trop pour mon cœur d’enfant. Je passerai ma première nuit au lac de Tignes à pleurer.

Le cafard sera de courte durée. La liberté totale dans ce site extraordinaire marquera toute mon enfance. Si ce n’était pas le paradis, ça y ressemblait drôlement. Aujourd’hui encore, en fermant les yeux, j’essaie de me replonger dans ce paradis perdu : le vallon du lac de Tignes vierge de toute construction hormis les vieux chalets d’alpage, et livré aux seuls troupeaux de vaches tarines. Un silence tel que, malgré les quelques rares travaux qui ont lieu, on entendait clairement depuis la Maison Neuve le berger de « Torett » appelant son troupeau au pied de la Grande-Motte. Ma grande sœur, mon oncle José et ma tante Philomène qui s’occupaient de nous nous laissaient totalement libres de nos journées et, avec mon frère Claude, nous courrions la montagne dans tous les sens, de l’Aiguille Percée à la Grande Balme et du Col de la Leisse à la Tovière, sans aucune contrainte. Une de nos activités favorites consistait à faire rouler les plus gros rochers que nous étions capables de faire basculer pour qu’ils plongent jusque dans le lac depuis les pentes de la Tovière. Le chemin du bord du Lac n’existait pas à l’époque et l’énorme « plouf », lorsqu’un gros rocher entrait dans l’eau, nous enchantait. Seules la faim et la fatigue nous faisaient rentrer, ou lorsque ma tante Philomène criait : « Claude et Bernard, venez manger !» et nous pouvions l’entendre de très loin. Le silence était à ce point intense que nous jouions beaucoup avec l’écho, à crier dans une direction pour entendre notre cri revenir en écho de plusieurs directions à la fois. Depuis l’Aiguille Percée nous hurlions « ooohééé » en direction de la Grande Sassière et, avec trois, quatre, cinq et même parfois dix secondes de décalage, ce « ooohééé » nous revenait de plusieurs directions à la fois. C’était à celui qui parviendrait à faire revenir le plus d’échos à son cri. Cela peut paraître paradoxal, mais je garde de ces concours de cri la nostalgie du silence. Le silence n’existe plus. C’était pourtant bon d’écouter le silence ! Entre notre cri et son écho, le silence était si profond qu’il donnait une sensation de vertige.

Ces vacances d’été en liberté totale nous ont rapidement valu une réputation de « gaillards » intrépides et farceurs que rien n’arrête. Ma mère nous avait même acheté une toile de tente et nous couchions dehors, par monts et par vaux, dans ce qui n’était pas encore le parc national de la Vanoise ; et j’ai le souvenir d’un soir d’orage terrible dans le vallon du col de La Leisse où, trempés, transis et apeurés par les claquements d’éclairs si nombreux et si proches, nous sommes redescendus de nuit sous la pluie battante en portant dans nos bras notre toile de tente mal repliée et toute pleine d’eau. Ce qui ne nous empêcha pas de terminer cette retraite nocturne en chantant, ou plutôt en hurlant : « Gare au gorille ! », « Brave Margot ! » et « Putain de toi ! » car mon oncle José, très chrétien mais un brin anar, égayait nos soirées avec les premiers disques de Brassens1 que nous apprenions par cœur pour faire enrager ma tante Philomène qui s’en désespérait et qui récitait des prières pour ne pas les entendre !... Nous sommes rentrés à la maison à deux heures du matin ce soir-là, épuisés et trempés, mais contents d’être sortis indemnes de cette confrontation brutale avec la nature déchaînée ; et plutôt fiers de nous malgré tout. J’avais dix ans, mon frère Claude en avait douze. Avec l’âge nos escapades prendront de l’altitude et nous nous attaquions aux sommets avoisinants : la Grande-Motte, la Grande Sassière, la Tsanteleina, la Sache, le Mont Pourri… Et je dois ici un merci à Raymond Fillol, guide de haute montagne, qui nous a beaucoup emmenés sur les sommets, bénévolement, et qui nous a appris à dompter nos audaces. Tous ces sommets constituaient le terrain de jeu de mon enfance et de mon adolescence, ce qui explique sans doute mon attachement si profond à ces montagnes. Et lorsque quelqu’un interpellait ma mère sur les dangers de cette liberté sans limite, elle répondait : « Ils savent ce qu’ils font et je leur fais confiance ; pour le reste c’est le Bon Dieu qui décide ! Que voulez-vous que j’y fasse…» On pourrait penser qu’il y avait là une forme de fatalisme inconsidéré et irresponsable. Je ne le crois pas. Je pense au contraire que c’était l’expression d’une confiance et d’un amour de la vie tout à fait réaliste et objectif qui sait faire la part du risque et qui l’accepte car le risque fait partie de la vie, il en est même l’un des moteurs principaux. Notre société moderne qui voudrait nous protéger de tout poursuit là un objectif tout à fait contraire à la dynamique de la nature et de la vie, dynamique qui est essentiellement fondée sur le risque. Si la nature avait pratiqué un tant soit peu le très fameux principe de précaution, je pense que l’espèce humaine n’aurait jamais vu le jour !

Pendant l’été 1953 où nous profitions avec mon frère Claude du privilège extraordinaire d’être quasiment les seuls vacanciers du lac de Tignes, les travaux de construction de la station n’avançaient pas beaucoup. Le chemin d’accès depuis Les Boisses, chemin qu’on ne peut pas encore qualifier de route, s’arrêtait avant d’arriver au lac, au niveau du chalet Planton. Il sera prolongé durant l’été de quelques centaines de mètres pour aller jusqu’au niveau du chalet du Chardonnet et permettre la construction du téléski du Chardonnet, premier téléski à être mis en service en 1954 et construit par l’architecte Raymond Pantz. C’est lui qui définira les grands principes d’architecture et d’urbanisme sur lesquels la station va se construire. L’hébergement « touristique » se limitait alors à trois chalets : Le Sérac, Le Refuge et Le Chardonnet, soit moins d’une centaine de lits. C’est donc lors de l’hiver 1954 que le lac de Tignes va faire ses tout premiers pas en tant que station de ski, avec le seul et unique téléski du Chardonnet. Et nous en avons profité, mes frères et moi, car ma mère nous enverra passer les vacances d’hiver chez mon oncle José qui tenait le chalet « Le Sérac » plus connu aujourd’hui sous le nom de CIHM. Nous dormions à la « cabane bambou ». La cabane bambou était un minuscule petit chalet bois construit par José sur les ruines d’un ancien chalet d’alpage que l’on peut encore deviner, au bord du lac, quelques dizaines de mètres en amont du paravalanche de la route de Grande-Motte. Elle était d’ailleurs totalement enfouie sous la neige cette cabane bambou, et nous y entrions par un tunnel de neige qu’il fallait dégager chaque jour. Il fallait même parfois dégager la cheminée sur le toit car elle était, elle aussi, submergée par la neige.

J’avais déjà fait mes premiers pas à ski dans l’ancien Tignes, mes frères aussi bien sûr. Mais eux savaient très bien skier alors que mon expérience à moi était limitée. Mon intrépidité m’a cependant amené à prendre le téléski du Chardonnet du premier coup jusqu’en haut ; mais je me souviens avoir mis la journée entière pour redescendre. Je voyais mes frères enchaîner les descentes avec dextérité alors que la pente raide et la neige pas damée du tout ne me permettaient pas d’enchaîner trois virages. Je crois que j’ai terminé à pied cette première descente à ski du Chardonnet. Ainsi, chaque jour, je faisais une seule descente et il faudra attendre le dernier jour des vacances pour qu’enfin j’enchaîne trois descentes dans la même journée. Il faudra aussi attendre les vacances d’hiver suivantes pour que je puisse rivaliser avec mes frères en faisant le concours à celui qui ferait le plus grand nombre de descentes du Chardonnet dans une même journée ; et c’est Roger Péracio, plus connu sous le surnom de « Picket », perchman historique et célèbre du téléski du Chardonnet, qui arbitrait ces compétitions.

Entre les vacances d’hiver où nous enchaînions à toute allure les descentes du Chardonnet, et les vacances d’été où nous vagabondions librement dans les alpages et sur les sommets, le lac de Tignes des années cinquante restera pour moi un véritable paradis.

Entre-temps, il fallait redescendre à l’école, chez les frères à Bourg-Saint-Maurice puis chez les prêtres à Saint-Paul. C’était moins drôle !

1 À propos de Georges Brassens je dois un grand merci à mon oncle José pour cette initiation précoce. Grâce à elle je connais toutes les chansons de Brassens par cœur et, au-delà de la beauté des textes et des mélodies, l’esprit de tolérance et de simplicité qui les habite mérite d’être enseigné.

Chapitre IITignes Semper Vivens

Lors des hivers 1954, 1955 et 1956, la station de ski est restée confidentielle avec uniquement le téléski du Chardonnet et les quelques chalets que j’ai déjà cités. Mais les travaux vont s’intensifier et la station, telle qu’elle était imaginée par Raymond Pantz et Michel Barrault, va commencer à prendre forme avec la définition de trois zones de constructions : l’unité touristique, le Rosset, et les Almes. L’unité touristique était censée, comme son nom l’indique, être la zone d’accueil des touristes avec une capacité importante et totalement centralisée. Elle devait intégrer tous les hébergements, tous les commerces et tous les services en un seul bâtiment, sorte d’immense paquebot des neiges regroupant tout et tout le monde à l’abri d’une nature considérée comme hostile car à l’époque, aucune station n’avait été construite à plus de 2000 mètres d’altitude et beaucoup considéraient que la vie à une telle altitude serait difficile. Tignes pourra d’ailleurs se vanter d’être la plus haute station d’Europe durant de nombreuses années.

Nous devons donc l’architecture particulière de cette unité touristique à l’idée que la vie à 2100 mètres d’altitude nécessitait de construire une forteresse, un paquebot abritant et protégeant tout le monde. Et les conceptions urbanistiques de l’époque ont fait « fleurir » les barres d’immeubles un peu partout en France comme dans le monde, et il faut se rappeler que l’on construisait ces grands ensembles avec fierté à ce moment-là. C’est donc en toute confiance que les Tignards ont adopté cette conception de l’urbanisme et engagé leur station dans cette architecture qui en désole plus d’un aujourd’hui ; pas forcément à raison à mon sens car, si cette conception de l’urbanisme en montagne a quelques défauts sur le plan de l’intégration au paysage, elle a aussi quelques qualités, notamment celles de limiter l’emprise du bâti sur les pistes et d’offrir un point de vue exceptionnel sur le site à un très grand nombre de logements. C’est surtout la disparité des façades de cette unité touristique qui est pour moi critiquable. La première tranche sera construite en 1956 et ce sera un hôtel magnifique construit par Maurice Frassetto, l’hôtel « Les Armaillis ». Cet hôtel disparaîtra malheureusement bien vite, victime de l’affairisme et de la spéculation sur l’immobilier de montagne. La dernière tranche, l’immeuble « Le Palafour », ne sera achevée que vingt ans plus tard en 1977, elle montrera elle aussi tout le mal que la cupidité et l’affairisme peuvent faire quand ils ne sont pas régulés par une autorité intelligente et indépendante. Je reviendrai sur la construction de cet immeuble un peu plus loin.