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"Promenade dans la jungle des idées ou réflexions d’un honnête marcheur" se présente sous la forme d’une série d’articles organisés alphabétiquement. Pourquoi ce choix d’organisation scolaire puisque toute promenade suppose détours et arrêts, rêveries et redites ? Parce que l’ordre alphabétique a l’avantage de limiter toute tentative de systématisation. L’objectif principal de cet ouvrage est d’approfondir certaines notions, qu’elles soient anciennes – conscience, être, savoir… – ou plus récentes – écologie, technologie, théorie du complot…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Renaud Pontier, né en 1954, ancien élève de l’École du Pétrole et des Moteurs, a travaillé en tant qu’ingénieur de recherche à l’Institut Français du Pétrole (IFP) de 1982 à 2000. Par la suite, il s’est spécialisé dans le domaine des brevets, occupant le poste de responsable de la propriété intellectuelle jusqu’à sa retraite en janvier 2018. Pendant sa retraite, il a consacré son temps à organiser ses réflexions accumulées au fil des ans, touchant à divers domaines tels que la philosophie, la musique, la littérature et la technologie.
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Renaud Pontier
Promenade dans la jungle
des idées
ou réflexions d’un honnête marcheur
Essai
© Lys Bleu Éditions – Renaud Pontier
ISBN :979-10-422-2452-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père trop tôt disparu, à ma mère qui aurait aimé me lire, mais pour qui il arrive trop tard, à ma femme qui m’a relu, et à mes petites filles qui, peut-être, me liront un jour.
À mes filles qui m’ont lu, mais n’ont pas osé me critiquer. C’est le privilège de la paternité, privilège que j’aurais bien aimé abolir à cette occasion, mais il faut croire que la critique sollicitée parfois avec insistance est un exercice périlleux ou que mes thèmes, peut-être trop personnels, n’ont pas rencontré suffisamment d’échos chez mes rares lecteurs.
« Les mots m’ont apporté chacun leur vérité, mais qui m’apportera la vérité ? »
Ampère, s’adressant à son ami Bredin
« Non, la science n’est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de croire que nous pouvons trouver ailleurs ce qu’elle ne peut pas nous apporter. »
Freud, L’avenir d’une illusion
« Il faut bien finir. J’ai eu quelques succès, notamment en mathématiques. Je n’ai haï personne, je n’ai point fait de mal. La philosophie ne s’apprend pas dans les livres, mais dans l’approfondissement de soi-même et la bienveillance envers autrui. Tout doit y être limpide et de facile exécution. »
Lagrange, à la fin de sa vie
Ludwig Van Beethoven
(1770-1827)
André-Marie Ampère (1775-1836)
Vincent Van Gogh (1853-1890)
Friedrich Nietzsche (1844-1900)
Cette troisième et dernière version a été écrite de l’été à la fin de l’année 2023. Elle comporte quelques modifications de style par rapport à la première version, mais surtout un allégement de plusieurs articles que j’ai purgés de leur caractère didactique. En particulier l’article classification du vivant remplacé par un ajout critique sur la classification des maladies mentales selon le DSM5. J’ai toujours été intéressé par les classifications qui sont un peu la porte d’entrée d’un domaine, porte d’entrée qui en est souvent aussi la meilleure synthèse.
Je parle aussi d’expressionnisme en peinture et d’interprétation en musique et dans le droit. J’ai aussi rassemblé mes réflexions sur la discipline qui m’a le plus intriguée au cours de mes études ; la mécanique quantique, et j’en profite pour revisiter la notion bien obscure de causalité.
J’ai essayé de développer mes propres idées à la suite de la lecture du livre de S. Huntington Le choc des civilisations, livre qui m’a surtout conduit à réfléchir sur la différence entre culture et civilisation. Freud, comme souvent, dit des choses très profondes sur la genèse de la culture, et je m’en suis inspiré en relisant son maître livre Malaise dans la civilisation.
Enfin j’ai rédigé un nouvel article sur les émotions, ces éléments primitifs de la psyché qui sont aussi les plus authentiques. Une courte sélection de mes émotions les plus vives se trouve à l’article térébrant que j’ai longtemps confondu avec terrifiant, et dans lequel je relate brièvement mes trois souvenirs les plus pénétrants.
J’ai pour finir écrit un article sur l’incompréhension comme état psychologique, comme inconfort fécond, état que j’ai souvent rencontré et qui m’a amené à m’interroger sur ce qu’on entend vraiment par comprendre.
Puisse cette version remaniée et quelque peu concentrée, réduire l’ennui qu’il pouvait y avoir dans la version d’origine, et rapprocher le lecteur de mon vécu qui j’espère l’intéressera davantage.
En me relisant j’ai constaté que certains thèmes reviennent souvent, ma vénération pour Beethoven, mon attraction vers la philosophie, ma fascination pour certaines parties des sciences et des mathématiques, et, de manière plus générale, ma curiosité pour toutes les manifestations de l’esprit. Il y a un grand absent : l’amour de l’humanité. En effet, je ne suis pas altruiste au sens de naturellement porté vers autrui, même si secourir un homme en détresse, une femme battue ou un animal blessé, sont pour moi des réactions instinctives que je distingue soigneusement de l’altruisme. L’homme n’est pas pour moi d’emblée un ami auquel j’aurais immédiatement ma sympathie à offrir. Il n’est pas non plus un ennemi dont j’aurais à me méfier. Il est avant tout un inconnu que j’ai souvent plaisir à dévoiler un peu, tout en sachant que le mystère qui l’enveloppe me restera toujours une énigme. Et pourtant, comme l’illustrent les quelques figures au début de mon essai, je peux ressentir une véritable passion pour certains d’entre eux. La passion est une élection, pas un mouvement instinctif et indéterminé.
Dans cette promenade dans le vaste monde des idées, je dois d’abord préciser que je ne prétends à aucune exhaustivité, seulement à une définition personnalisée des notions qui m’ont intéressé et fait réfléchir au fil de mes lectures. Pourquoi avoir adopté un découpage par article et cet embryon d’ordre alphabétique puisque j’aurai pu tout aussi bien me lancer dans une longue dissertation sur mes deux ou trois thèmes favoris. Je crains qu’elle eût été un peu embrouillée et, manquant de clarté, mes idées auraient paru confuses alors qu’elles ne le sont pas. Ensuite je n’ai été animé tout au long de cet écrit par aucune volonté de système. Simplement j’ai donné une succession de points de vue, en essayant le plus souvent de les argumenter, quelque de fois de façon un peu abrupte quand ils touchaient à mes convictions intimes. Je parle quelquefois d’essai pour caractériser mon écrit. C’est sans prétention aucune en référence à Montaigne dont je ne fais aucune citation, mais qui est sans aucun doute mon inspirateur secret. L’important est toujours un peu caché…
Je parle de jungle dans mon titre parce qu’après avoir beaucoup lu et médité, je retiens comme sentiment principal l’extraordinaire diversité des idées émises par les hommes, philosophes ou non, au cours des siècles. Cette diversité est le plus souvent conflictuelle et, chose qui m’a toujours intrigué, le progrès des sciences ne joue aucun rôle conciliateur dans cette diversité qui dégénère souvent en lutte idéologique. L’uniformisation qu’on observe dans une fraction croissante de la population, au moins en occident, concerne certainement les modes de vie, mais ne touche pas les esprits.
Si je considère les idées dominantes en ce début du 21 -ème siècle, j’aperçois toujours des matérialistes athées, des « laicards » ayant mal digéré la loi de 1905, pour qui toute forme de spiritualité affichée ou non est suspecte, des idéalistes plus ou moins croyants qui ont besoin de se référer à une divinité, une instance mal définie, mais qui dépasse l’humanité, d’authentiques croyants qui, quelle que soit leur confession, s’accrochent à un Dieu omniscient et plus ou moins bon qui contrôle leur existence, du moins le croient-ils.
J’observe des idéologues de gauche qui brandissent à tout moment les droits de l’homme, même s’ils ont renoncé à l’idéal communiste, de paisibles libéraux pour qui le progrès matériel doit amener une amélioration des conditions de vie, c’est-à-dire pour eux une forme de bonheur, des nostalgiques de la patrie, des amoureux des racines, que ce soient celles du sol ou du sang, qui voient dans le multiculturalisme une menace pour la civilisation occidentale.
J’entends des écologistes convaincus que l’humanité entière court à sa perte sans une réduction drastique de la croissance, c’est-à-dire de la consommation, et d’irréductibles optimistes qui pensent que, si réchauffement climatique il y a, la science parviendra à trouver des contre-mesures efficaces qui nous permettront de poursuivre la folle course du progrès. Je vois enfin des individus, à vrai dire la majorité, préoccupés uniquement de consommation, d’acquisition de biens matériels et pour qui toute pensée spéculative est une perte de temps et d’énergie, l’essentiel étant simplement de consommer et de jouir.
Le monde des idées ressemble donc beaucoup plus à une jungle qu’à un jardin à la française. On peut néanmoins s’y promener, armé d’une bonne machette pour séparer nettement et sans état d’âme les mauvais concepts, les positions absurdes, les fausses distinctions, des idées justes qui peuvent être multiples, des positions qui ne sont pas de simples postures idéologiques, mais qui sont correctement argumentées, et pour éviter enfin ces distinctions fumeuses dont le droit abonde alors que l’époque a surtout besoin de simplification.
Ma machette a été tout au long de cet essai ma réflexion personnelle, mon sens critique aidé de mes lectures dans des domaines variés, mais le plus souvent à caractère philosophique. Je suis ingénieur chimiste de formation, mais philosophe de tempérament par mon goût des idées générales. Je n’aime pas les détails et les arguties. Je préfère les généralisations même un peu imprécises aux analyses de détail, aux réserves des experts, aux minuties des spécialistes.
Au départ je voulais balayer consciencieusement toutes les lettres de l’alphabet, et puis, ayant terminé la lettre C, je me suis rendu compte que je n’aurai pas besoin de toutes les autres à quelques exceptions près, comme pour le M de matière ou le T de travail et de technologie. D’autant – j’en suis bien conscient – que cette présentation par articles n’amène pas un cloisonnement bien strict. Beaucoup d’articles débordent de leur sujet initial et se mélangent avec d’autres articles plus ou moins éloignés. Je n’ai pas voulu corriger ce défaut qui me poursuit depuis mon jeune âge, cette tendance à un certain étalement qui peut conduire au hors sujet. C’est justement dans ces recouvrements non contrôlés que, sans doute, on pourrait trouver une certaine unité. Mais tel n’était pas mon objectif.
Certains articles ont un parfum de scolarité ancienne, d’apprentissage laborieux d’autodidacte, d’autres, plus assurés, peuvent sans doute paraître désinvoltes par excès de simplification. Je ne me suis pas trop occupé d’homogénéité dans le niveau des connaissances que j’ai utilisées. Je n’ai absolument pas voulu, malgré mon admiration pour les glorieux ancêtres du 18-eme, jouer au nouvel encyclopédiste. J’ai une immense admiration pour Diderot et D’Alembert, mais ce qui était encore un projet réalisable au 18 -ème siècle, est devenu un leurre intellectuel à notre époque, et une encyclopédie comme l’Encyclopédie Universalis n’est qu’un rassemblement studieux de connaissances, une compilation savante et ennuyeuse, et au final fort peu pédagogique. Je m’y suis longtemps complu, puis vers la cinquantaine, mes idées étant mieux fixées, j’ai abandonné cet abri fort encombrant.
Cette promenade donc, ce sont des mots, des notions, revisités par la vie personnelle, le vécu. Le langage nous préexiste et nous devons faire un effort pour nous l’approprier. Puis la vie nous instruit, nous fournit des expériences qui sont toujours plus riches que le domaine du savoir livresque, et nous amène à modifier la définition des mots, à la personnaliser, à recréer en quelque sorte notre propre vocabulaire. Au long de cette promenade, j’exprime essentiellement des jugements de valeur, tant il est vrai pour moi que la plus belle qualité de l’esprit humain est sa faculté de juger. On n’est bien sûr jamais certain de la vérité d’un jugement puisque, contrairement à une démonstration au sens mathématique du mot, il inclut une part d’arbitraire qui n’est autre que le vécu de celui qui l’émet. Pourtant, la culture aidant, on parvient à une sorte de conviction intime que ce que l’on a à dire sur tel sujet est « juste », non pas au sens de l’objectivité scientifique, mais simplement au sens de la conformité avec ce que l’on pense vraiment. La justesse signifie alors honnêteté intellectuelle et sincérité.
Et il se trouve, par un mécanisme difficile à comprendre sur lequel je reviendrai, que cette sincérité avec soi-même rejoint souvent une certaine objectivité, au moins sur les sujets où justement cette objectivité s’applique le moins bien ; l’art, la beauté, le jugement esthétique ou moral. Un homme qui aime sincèrement une œuvre d’art que la plupart trouvent laide, et la défend avec conviction, contribuera à sa promotion et si, au final, d’autres se joignent à ce jugement, l’œuvre délaissée finira peut-être par être considérée comme belle. A contrario, les œuvres traditionnellement considérées comme des chefs-d’œuvre, et qui le sont en effet souvent, doivent tout de même pouvoir être critiquées si cette critique est argumentée.
Je n’ai donc pas hésité à émettre des jugements de valeur, parfois volontairement abrupts et toujours contestables, simplement parce qu’ils étaient sincères et que j’avais envie de les exprimer. On peut garder certains jugements, certaines opinions pour soi-même, par prudence lorsqu’ils vont trop à l’encontre des valeurs de l’époque. Cette réserve ne m’a jamais plu. J’ai toujours pensé qu’on doit pouvoir exposer un jugement – fût-il provocateur ou politiquement incorrect – si on l’accompagne d’une argumentation puisée dans la culture, les faits ou dans le vécu personnel. La seule réserve à cette liberté du jugement, c’est le respect d’autrui et je m’y suis tenu.
J’ai toujours éprouvé, au contraire du lent et difficile apprentissage des lois de la physique ou des théorèmes mathématiques, que l’esprit prenait un grand plaisir dans le jugement de valeur, et qu’il n’y a finalement aucune raison de lui refuser ce plaisir, lorsqu’il est bien argumenté. Imparfait et partiel, un jugement l’est toujours, puisque nul ne pourrait prétendre avoir fait le tour complet d’une question. Mais je n’ai jamais aimé les écrits d’experts ou d’érudits qui, fuyant le jugement, se complaisent dans l’accumulation ou le scrupule intellectuel, et demandent toujours un élément supplémentaire pour ne jamais conclure. C’est la raison, et elle n’est pas très philosophique j’en conviens, pour laquelle je préfère Nietzsche et Pascal à Hegel ou Descartes.
On trouvera au fil de ma promenade beaucoup de noms propres, car, au fil de mes intérêts, je me suis constitué une sorte de panthéon duquel émergent Ampère, Beethoven, Van Gogh et Nietzsche pour couvrir des domaines très différents. Je n’ai jamais réussi à m’intéresser à une œuvre scientifique ou artistique sans m’intéresser également à la vie de son auteur.
D’un autre côté, j’ai toujours eu le goût des citations, souvent les seules bribes que l’on retient d’une œuvre.
Il ne faut jamais oublier non plus que, sous les notions parfois très abstraites, se cachent un ou plusieurs personnages qui les ont mises à jour, des personnages qui avaient un vécu, des expériences et, comme tout un chacun, des préférences et des thèmes de prédilection devenant pour certains de véritables obsessions. Hegel parle de la vie des concepts, comme si elle était détachée de la vie de ceux qui les ont inventés. Je crois que c’est une erreur. Quand un concept évolue, ainsi du concept de dialectique, c’est sous l’effet de philosophes qui, depuis les Grecs anciens jusqu’à Sartre en passant par Hegel et Marx, ont revisité la notion, l’ont enrichi et quelquefois tellement modifié qu’on en perd un peu la filiation. J’ai préféré, quand c’était possible, revenir directement aux porteurs de ces concepts aux différents moments de leur évolution.
Je me suis donc intéressé à la vie de certains des artistes, philosophes et savants, et plus particulièrement à Ampère, Beethoven et Nietzsche sur lesquels j’ai fait un court article parce que ce trio, dont l’homogénéité cachée apparaîtra, j’espère, au fil de ces articles, représente pour moi ce qu’il y a de plus abouti, de plus conséquent, de plus radical.
Ils sont allés très loin, aussi loin que le permettait leur admirable appareil psychique et intellectuel. Si le qualificatif de « grand » s’applique pour moi à certaines œuvres de l’esprit, et par conséquent aux hommes qui les ont inventées ou découvertes, c’est bien à ces trois-là que je l’appliquerai sans réserve. En littérature je ferai, comme on dit pour le classement des films, une mention spéciale pour Marcel Proust qui m’a beaucoup déconcerté, déçu parfois, mais dont la profondeur d’analyse psychologique et la richesse des métaphores restent pour moi inégalées. Si je ne l’ai pas inclus dans mon trio de référence, c’est parce que je ne parviens pas, malgré toute mon admiration, à le considérer comme un « maître à penser » étiquette d’ailleurs toujours contestable, mais que j’applique aux trois précités parce que, dans leur vie, il apparaît une dimension morale, une grandeur, une noblesse que je ne trouve pas chez Proust. Quant à Van Gogh, c’est le tragique de sa vie qui m’émeut.
Il y a un lien organique bien réel, surtout chez les philosophes, entre leurs idées et leur vécu. Comment s’en étonner d’ailleurs quand on a vraiment compris que la vie est la matière première de toute réflexion, et que la connaissance, aussi développée soit-elle, ne nous affranchit jamais de la vie elle-même. Nietzsche résume parfaitement ce lien de la vie à la pensée dans cette phrase admirable : « L’homme a beau s’étendre autant qu’il peut par sa connaissance, il a beau s’apparaître aussi objectivement qu’il le veut, il n’en retire cependant pour finir que sa propre biographie ». Nietzsche m’a incité à la plus grande sincérité dans mes écrits, au risque de choquer ou de verser dans le politiquement incorrect. Hannah Arendt, l’autre philosophe qui m’a le plus interpellé sur le tard, à défaut de bien la comprendre, m’a également fait beaucoup réfléchir sur le mal et la modernité, deux thèmes qui occupent une bonne part de cet essai que j’ai dû étendre à quelques lettres de plus pour parler de matière, de technologie et de violence qui sont aussi, pour moi, trois expressions enchaînées à la modernité.
Le fil conducteur de cet essai, c’est donc la vie et l’œuvre de certains découvreurs, artistes ou savants qui m’ont profondément marqué au fil de mes études et de mes lectures ultérieures. Je ne crois absolument pas dans la séparation de l’œuvre et de la vie. Il existe plusieurs interactions possibles entre les deux, depuis l’œuvre comme simple décoration à une vie qu’elle ne modifie pas en profondeur, jusqu’à l’œuvre vampire qui finit par dévorer la vie et quelquefois la détruire. Ce fut le cas pour Proust et Cantor. Cela me fait penser en ces temps de Covid-19, aux relations entre virus et bactéries. Dans certains cas, la bactérie tolère parfaitement le virus qui s’installe en elle et facilite sa reproduction. Dans d’autres cas, elle le rejette et une lutte à mort s’engage dont le virus peut quelques fois sortir vainqueur.
Sainte Beuve a soutenu que la création artistique est un reflet de la vie de l’auteur, et il pensait qu’il est même possible de dégager des familles d’esprits parmi les écrivains, le critique d’art devenant une sorte de naturaliste qui ordonne les créations humaines selon des critères de ressemblance ou de différenciation.
La position de Sainte Beuve a été paradoxalement critiquée par Proust, qui affirmait l’existence d’un moi créateur totalement différent et séparé du moi social : « Cette méthode (celle de Sainte Beuve) méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Pourtant, s’il y a bien un écrivain qui se confond tout entier avec son œuvre, qui a été littéralement absorbé par elle, c’est bien Proust. Le débat est bien loin d’être tranché, mais la citation de Nietzsche a pour moi une autre signification : Elle est une sorte de rappel de l’indépassable particularité de toute création, son irréductible individualité, même lorsqu’en apparence elle concerne des faits très généraux de la physique, des mathématiques ou de la philosophie.
Il est évidemment beaucoup plus facile de repérer des éléments du vécu dans une position philosophique que dans un traité d’algèbre. Je pense néanmoins que, même dans les régions les plus abstraites de la création, un certain lien peut être établi avec le vécu du mathématicien ou du physicien. Un exemple qui m’a frappé est celui de Graham Bell (1847-1922) dont les découvertes dans le domaine de la transmission du son sont incontestablement en lien avec le métier de son père, orthophoniste de la première heure, ou celui de Pascal (1623-1662) dont la machine à calcul servit à la comptabilité de son père. Je reviendrai sur cette question, essentielle pour moi, et qui forme la trame de mon essai, dans mon article sur Proust.
Y a-t-il une conclusion à ce parcours à travers les notions, les noms propres, le vécu, une « arrivée » ; non bien sûr, pas plus que de retour à la case départ, car il ne mène à rien qui ressemble à un observatoire, un point de vue plus élevé ou plus central qui permettrait d’embrasser le paysage. Comme je l’annonçais au début, il décrit des étapes personnelles, faites de découvertes et de détours, revisite des sites marquants – ceux qui ont mes préférences – et repère au passage des choses mal aimées qu’il est bon d’énoncer aussi. Pourtant chaque étape de ce parcours libère quelques idées, et la somme de ces idées présente, je le crois, une certaine unité. Ce serait plutôt au lecteur de la dégager si tant est qu’elle se révèle à celui qui aurait la patience de me lire jusqu’au bout.
Autant que je puisse le faire moi-même, avec le risque de réorientation a posteriori, je crois que le plan unificateur sur lequel se développent mes articles, c’est celui d’un certain scepticisme, scepticisme vis-à-vis de l’époque, de sa technologie, et de certaines valeurs trop facilement acceptées qui sont parfois devenues de véritables tabous qui exposent celui qui les conteste à la marginalisation. J’ai exercé sans réserve mon esprit critique. Je n’ai finalement rien pris pour argent comptant. Je n’ai pas caché non plus mon enthousiasme pour certains personnages du passé ou certaines idées qui m’ont fait évoluer dans ma vie personnelle. J’aurais aimé pouvoir ajouter quelques contemporains, mais faute d’une culture suffisamment actuelle sans doute, je ne les ai pas trouvés, m’arrêtant à Sartre et Arendt.
J’ai parcouru superficiellement certains concepts de Gille Deleuze, comme celui de rhizome que j’ai trouvé bien adapté à notre époque. Dans les contemporains, je n’ai lu sérieusement que Tristes tropiques de Claude Levi Strauss et ce livre curieux, inclassable, au style impeccable m’a énormément plu. Peut-être aurais-je dû parler d’un quatuor en l’ajoutant à mon trio initial.
Dans ce que je crois être une certaine unité, il y a aussi la prise de conscience progressive de la fragilité et du danger de notre savoir actuel qui, en raison même de son prodigieux développement, se fragmente de plus en plus en spécialités et sous spécialités à l’image de la classification du vivant. Si j’ai insisté sur cet article laborieux que j’ai abordé et rédigé en autodidacte, c’est parce qu’il est pour moi très représentatif de l’évolution de notre époque qui transforme les anciennes positions idéologiques (créationnisme, évolutionnisme) en querelles de méthodologie (phénétique, cladistique). Loin de se clarifier, le débat entre spécialistes devient de plus en plus technique et, pour le profane, malheureusement de plus en plus obscur, malgré toute la bonne volonté qu’il met à le suivre.
Je pense que cette remarque vaut pour beaucoup d’autres domaines. Nous sommes à l’ère des spécialistes, pointus certes, mais manquant souvent de recul donc de synthèse, et de plus souvent enfermés dans une idéologie mal définie, faute d’une véritable clarification philosophique qui est absente du débat.
Au terme de ce parcours, je n’ai rencontré aucun domaine de la connaissance qui aille vers la simplification. L’évolution technologique est un processus de complexification, qui aboutit à ce que j’appellerai la « dictature souriante » de la modernité, dictature parce qu’elle enferme la pensée dans le respect de petites règles de bon fonctionnement, toujours plus nombreuses, souriante parce qu’elle prétend toujours améliorer notre bien-être. Je suis convaincu des deux dangers que portent la technologie pour l’avenir de l’homme : la diminution de la partie créative de son intellect en le confinant au respect de ses petites règles de fonctionnement et le discrédit de toute vision d’ensemble qui était le propre des grands systèmes philosophiques du passé. Cette forme de savoir, celui de l’expert, débouche d’ailleurs sur un profil psychologique que j’ai bien fréquenté dans ma vie professionnelle : l’expert prudent et faussement modeste qui quantifie autant que possible ses affirmations par une multitude de statistiques et de pourcentages, et se garde de toute conclusion prématurée.
En vérité, il ne conclut jamais parce qu’il lui manque toujours un élément, comme par hasard l’élément critique qui lui permettrait de basculer d’un côté ou de l’autre.
Cela me fait penser à la constante cosmologique d’Einstein qu’il avait introduite pour garantir la stabilité de l’univers à laquelle il était psychologiquement attaché, puis retirée, lorsqu’il a été établi expérimentalement que l’univers était en expansion, puis à nouveau introduite pour rendre compte du fait stupéfiant que cette expansion allait en s’accélérant. Ce bricolage d’un physicien de génie a quelque chose de sympathique, mais chez l’expert « ordinaire », l’ajustement des modèles à la réalité n’est pas un vrai travail de compréhension. C’est le suivi approximatif et tâtonnant d’une réalité complexe, et qui se dérobe toujours, ce qu’on appelle généralement la modélisation. Fermons la parenthèse.
L’idéologie qui, consciemment ou non, existe toujours en toile de fond, malgré les déclarations de virginité philosophique de la plupart des spécialistes, se retrouve en plein jour dans la « chose politique » qui prétend instruire et gérer les questions de société qui se posent avec une actualité de plus en plus pressante, en particulier dans le domaine de la bioéthique. Prenons le cas de la fin de vie. Entre les « anges de la mort » qui voudraient institutionnaliser l’euthanasie et les « intégristes de la vie » qui veulent qu’elle se termine d’elle-même, naturellement et le plus tard possible, aussi navrant soit le naufrage du corps et de l’esprit, il y a place pour la nuance, c’est-à-dire un examen précis des situations et un essai de classification. De même, entre le refus complet du progrès au nom de la préservation écologique de la planète, et le culte de la croissance, fondement de l’économie libérale, il y a place, là aussi, pour une position intermédiaire, et un compromis « soutenable ». Or ces débats de fond n’ont en fait pas lieu dans la sphère publique. Plus exactement ils sont, à peine nés, capturés par des entités non représentatives, même si elles ont été démocratiquement élues.
De savantes commissions « ad hoc » sont formées pour éclairer le choix des politiques qui finalement décident en intégrant toujours le souci de leur propre survie (le Sénat vient de refuser la PMA aux femmes seules ou vivant en couple de femmes), alors que, pour le coup, un referendum sur ces questions serait bien nécessaire.
Et s’ils n’ont pas lieu, ces débats, c’est aussi parce que l’esprit de la société est porté, soit au conformisme, au suivi prudent des décisions prises par le pouvoir, soit à la critique systématique et sans nuance de celles-ci. Cette dichotomie caricaturale dans le débat public, cette grossière polarisation entre gauche et droite qui s’impose dans toutes les prises de position, est un véritable appauvrissement de la vie intellectuelle.
La politique est devenue le leurre de la démocratie, le refuge des idéologies toutes faites qui ne retiennent que les faits allant dans leur sens, quelquefois même, dans les conflits en cours, les victimes qui servent leur cause, oubliant les autres.
Les querelles d’ego entre leaders prennent le pas sur les interrogations de fond. Les dérapages de langage sont immédiatement dénoncés par le politiquement correct. La liberté de penser est en quelque sorte récupérée par de vieilles catégories qui paralysent l’originalité. C’est la « société spectacle », du « buzz » permanent dont les politiques, relayés au besoin par les artistes en vue du moment, sont les principaux acteurs. Tout cela relève de l’émiettement de la pensée, de sa « futilisation » si ce néologisme permet de mieux comprendre, dont l’origine est pour moi, dans le primat de la technologie et de son cortège de petites règles anesthésiantes.
Si je puis exprimer un vœu, j’aimerais qu’en prenant le temps nécessaire, en posant le crayon ou la tablette, certains puissent, comme j’ai essayé de le faire, retrouver l’esprit de « l’honnête homme » du 17-eme, la pensée large des anciens, philosophes des siècles passés qui n’avaient pas besoin d’une connaissance détaillée pour formuler des jugements, lancer des idées, établir des connexions et proposer des attitudes nouvelles. Ils avaient des intuitions et une vision d’ensemble. Ils avaient aussi confiance en eux, car au fond, la prudence, le principe de précaution si cher à notre époque, bien plus qu’une marque de sagesse, est l’indice inquiétant d’une perte de confiance généralisée. Perte de confiance et mise en doute des fondamentaux, déconstruction sournoise qui va de pair avec une horreur de la différenciation pour aboutir à ce consensus mou, poli et hypocrite qui est la caractéristique de notre époque.
Je défends un retour à la synthèse quelquefois simplificatrice, mais tellement plus gratifiante pour l’esprit et sa créativité. Les philosophies à système sont passées de mode, à juste titre sans doute, face à la complexité croissante d’un monde qui ne se laisse plus aussi facilement enfermer dans quelques principes généraux. Est-ce une raison pour se confiner dans l’apprentissage, puis l’application, des seules règles de fonctionnement de la grande machine technologique qui s’identifie au pouvoir et à la culture de notre temps. G. Deleuze, grand créateur de concepts, parle de machine désirante. Je crois que leur seul désir est de nous anesthésier en nous faisant vivre confortablement, mais sans interrogation, ni curiosité.
Je laisse avec admiration et respect le mot de la fin à un grand penseur du 19-ème Tocqueville, dont la pertinence des analyses et la profondeur de vision à presque deux siècles d’intervalle me laissent toujours rêveur :
« Au-dessus [des hommes] s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance…. C’est ainsi que tous les jours, il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre, qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même… Le souverain étend ses bras sur la société tout entière : il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule… ».
Il suffit de remplacer pouvoir par technologie ou civilisation industrielle pour apprécier l’actualité du diagnostic. Alors ami lecteur, libère-toi un moment de ce réseau des petites règles pour me lire, libère-toi de la rigueur contraignante de notre époque, de son obsession du politiquement correct, de sa peur des idées vagues ou trop tranchées, c’est-à-dire trop larges et non quantifiées par quelques rassurants pourcentages. Sartre a écrit « La liberté humaine désigne cette possibilité qui nous est donnée de mettre à distance, à tout instant, la chaîne infinie des causes ». C’est une très belle formule, car elle résume le monde qui nous entoure sous la forme de cette chaîne de causalité, et place en opposition notre liberté comme possibilité permanente de rompre cette chaîne. Le monde qui nous entoure, c’est celui de la technologie pour nous vivant dans le monde heureux et stérilisé du libéralisme et du progrès. Notre liberté, c’est cette extraordinaire faculté de dire non et de ne pas suivre l’ordre proposé.
Ami lecteur accepte mes simplifications, mes approximations, mes jugements parfois abrupts, mais jamais vraiment incorrects au double sens de la logique et de la morale, du moins je l’espère. Accepte-les ou critique-les comme une manifestation de ma liberté de penser et l’expression de mon libre arbitre. Souviens-toi de ce qui est peut-être le seul enseignement que je me permettrai : seule la culture, la fréquentation régulière des livres, des musées, et surtout, la réflexion sur ce qui a été ainsi découvert sans être jamais exhaustif, permet d’obtenir un vrai sens critique, ce point de vue à la fois sage, élégant et réfléchi de l’honnête homme du 17-ème. Ce point de vue qui existait encore au 18-ème et au 19-ème, le grand siècle des systèmes, puis s’est perdu au 20 -ème dans l’horreur des guerres pour laisser place à cette technicité rétrécissante et faussement humaniste.
La plupart des philosophes classiques posent un départ, une notion fondamentale qui conditionnerait toutes les autres, bref un absolu, un peu comme les mathématiciens posent des axiomes. Il me semble qu’il y en a trois qui permettent d’ailleurs de classer sommairement les différentes philosophies, de les ranger dans trois grandes catégories : Dieu ou l’esprit, la matière et l’histoire. Je reviendrai plus en détail sur matière et histoire quand leur tour alphabétique viendra. Parlons ici de la notion de Dieu qui est un autre nom pour désigner l’absolu. Dieu pour les croyants de tout type, et plus particulièrement pour les monothéistes, est un être omniscient, omniprésent, plus ou moins bien intentionné pour les juifs, absolument bon pour les chrétiens qui prétendent même que sa caractéristique principale est d’aimer sa créature, l’homme. Je ne connais pas bien la conception de Dieu chez les musulmans qui se résume, je crois, à un monothéisme strict finalement assez proche du judaïsme. Il contrôle tout, mais reste assez distant. Il est tellement abstrait qu’on ne saurait le représenter, et il demande surtout qu’on le respecte sans jamais le confondre avec d’autres idoles. Le Dieu des monothéistes, c’est le grand tout, créateur de toute chose, ordonnateur des destins individuels ou collectifs, et juge suprême de la valeur de nos actes. Pour le scientifique que je suis, en fait il n’explique rien et embrouille tout, entraînant une longue série de faux problèmes dont se délectent les théologiens de tout temps. Liberté et déterminisme, compréhension du mal, car comment peut-il le tolérer alors qu’il aime sa création, fin et sens de l’histoire, création du vivant, de l’innombrable foisonnement des espèces, toutes distinctes, en une semaine. Quel effort intense qu’on ne pourrait qu’admirer s’il n’était en légère contradiction avec la théorie de Darwin qui nécessite des millénaires pour se déployer dans toute sa diversité.
Il est vrai qu’en restant dans la vision scientifique, la théorie de l’évolution a aussi obligé les physiciens à revoir leur copie sur l’âge de la terre, à présent estimé à 4,5 milliards d’années. L’univers remonte lui à 13,8 milliards après le big bang, l’apparition de la vie sur terre date d’environ 1,5 milliard d’années, et l’apparition des premiers hominidés à 5 millions d’années. Il est bon de conserver ces ordres de grandeur à l’esprit quand on parle du vivant.
Il en a fallu du temps, beaucoup de temps, une immensité de temps pour brasser les recombinaisons génétiques et passer des premiers organismes unicellulaires à une espèce qui ressemble à l’homme actuel, le bien mal nommé « homo sapiens » qu’on pourrait rebaptiser « homo délictus » pour sa propension au mal, ou même « homo dérelictus » pour signifier son abandon par un Dieu qui, en vérité, n’a jamais existé.
Pour compliquer encore un peu le sujet, il y a plusieurs conceptions de Dieu. Son unicité n’est que nominale si je puis dire. Tenons-nous-en aux deux premiers monothéismes, le dernier en date, celui de l’Islam, n’apportant, ce me semble, pas grand-chose sur le plan théologique.
Pour les juifs, Dieu est d’abord celui qui décide de leur sort en tant que peuple. On parle de peuple élu. Les autres n’existent guère. C’est donc avant tout un Dieu national qui a fait une Alliance avec son peuple élu et lui a promis une terre bien problématique, même si elle est clairement identifiée comme ce qu’on a longtemps appelé la Judée. Je relis ces lignes en octobre 2023, en pleine guerre d’Israël contre les terroristes du Hamas. Leur terre sacrée est toujours menacée, plus que jamais même.
Le Dieu des chrétiens est amour. Il s’intéresse à ses créatures, toutes ses créatures, car, entre-temps, il est devenu universel. Il leur permet d’avoir une communication directe avec lui par la prière. Ce Dieu a connu par le Christ la condition humaine, la souffrance, l’abandon au jardin des oliviers, la trahison. Il a été crucifié sur ordre des Romains, et il est ressuscité. C’est la grande particularité du christianisme que ce passage de Dieu dans la condition humaine qui, pour certains croyants, permet de le considérer comme un frère, alimente aussi d’interminables débats sur sa relation avec le père, sans oublier, pour faire bonne mesure, le Saint-Esprit auquel, en vérité, personne ne comprend rien.
Les juifs ne reconnaissent pas Jésus comme pouvant être le fils de Dieu. Cette filiation est absolument contraire à la conception de Dieu dans le judaïsme. En effet Dieu est le tout autre. Il est un absolu qui par définition se suffit à lui-même. Il ne saurait produire un fils qui le prolonge. Maïmonide consacre une grande partie du Guide des égarés à l’idée fondamentale que Dieu est incorporel, ce qui signifie qu’Il n’assume aucune forme physique. Incorporel et éternel, au-dessus du temps. Il est infini, au-delà de tout espace. Il ne peut pas être né, et ne peut pas mourir. Admettre que Dieu puisse prendre une forme humaine rend Dieu petit, diminuant à la fois son unité et sa divinité. Comme le dit très clairement la Torah : « Dieu n’est pas un mortel ».
La théologie chrétienne avec sa trilogie consubstantielle, que l’on soit croyant ou non, est en revanche un modèle de complexité artificielle qui se complaît dans les arguties, oubliant d’ailleurs le message essentiel. Par exemple, la querelle du filioque au 8-eme siècle, les multiples variantes de la relation du père et du fils, le rôle des œuvres personnelles dans le salut, grand débat de la réforme au 16-eme sont autant de questions qui jalonnent l’histoire très mouvementée du christianisme. En ce sens l’Islam a au moins le mérite d’un retour à la simplicité, même si cette simplicité se résume essentiellement en une réaffirmation du monothéisme juif.
Le protestantisme également opère un retour salutaire à la simplicité et aux textes fondateurs, Ancien Testament et évangiles uniquement. Il rend beaucoup plus directe la relation avec Dieu en supprimant l’entremise de tous ces saints qui encombrent le catholicisme et sa hiérarchie médiatrice, et finalement recréent un polythéisme de fait.
Cela dit, la coexistence de trois monothéismes reste, malgré toutes les tentatives de réconciliation, hautement problématique. Le christ, fils de Dieu, est en fait Dieu lui-même pour les chrétiens, malgré les obscures subtilités de la Sainte Trinité. Il n’est jamais qu’un prophète parmi d’autres pour les musulmans, et il est un usurpateur de titre pour les juifs, un faux messie. Encadré par deux monothéismes stricts, la position du christianisme et sa construction alambiquée de la Sainte Trinité sont pour le moins inconfortables.
Cette coexistence artificielle et problématique suffit à établir pour moi le fait que Dieu, loin d’être un absolu, est une création intellectuelle, un produit de l’histoire et de la culture qui connaît des variantes selon les lieux, les climats, et ce qu’Hegel appelait « l’esprit des peuples », dont il est sans doute l’expression la plus aboutie.
L’athéisme ne suffit pas à résoudre par la négative la question de Dieu. Comme le dit très justement Sartre : « Dieu est mort, mais l’homme n’est pas, pour autant, devenu athée. Ce silence du transcendant, joint à la permanence du besoin religieux chez l’homme moderne, voilà la grande affaire aujourd’hui comme hier ».
Je voudrais à présent examiner trois jugements sur Dieu, ou plutôt sur l’absence de Dieu, et ses conséquences.
« Dieu ; Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », réplique Laplace à Napoléon qui avait lu son traité de Mécanique céleste. Forte parole qui résume parfaitement le fondement rationnel de l’athéisme tel qu’il se développera sous la philosophie des lumières. L’histoire nous montre clairement que, partout où la science a progressé, l’hypothèse Dieu a reculé jusqu’à devenir parfaitement inutile. L’exemple le plus flagrant de ce recul, c’est bien sûr le darwinisme, la théorie de l’évolution des espèces, bien qu’il existe toujours un courant créationniste, particulièrement actif aux États-Unis, qui continue de confondre perfectionnement et finalisme, et se donne des airs de modernité sous l’appellation trompeuse « d’intelligent design ». Concernant la mécanique céleste, le grand succès de la mécanique au 17-eme, il est intéressant de noter que les équations de Newton ne garantissent pas la stabilité du système solaire sur des temps très longs. Ce problème de la stabilité en temps long a été examiné par beaucoup de mathématiciens, souvent français d’ailleurs, Laplace, Lagrange au 18-eme, Poincaré à la fin du 19-eme, et bien sûr Einstein au 20-eme avec sa théorie de la relativité générale.
Pour autant que j’ai correctement suivi les péripéties de ce problème extrêmement complexe, cette stabilité semble acquise sur des durées de l’ordre de plusieurs millénaires, ce qui fait que le recours à la pichenette de Dieu pour corriger d’éventuels écarts de trajectoire, n’est pas encore à l’ordre du jour.
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis », a écrit Dostoïevski. C’est aussi une forte assertion qui pose le problème du fondement de la morale ou même, plus modestement, des règles de vie en société. Et bien justement, tout n’est pas permis parce que nous vivons en communauté, une communauté dont les membres ne s’aiment pas nécessairement, et qui ont donc besoin de règles pour éviter certains conflits, et les résoudre lorsque néanmoins ils se produisent. Sinon ce serait la guerre en permanence. La guerre où finalement, malgré les soi-disant règlements militaires, tout est permis, mais qui, heureusement, n’est jamais un état viable sur le long terme. C’est tout le domaine du juridique qui supplée ici à Dieu en interdisant ou réprimant les actes nuisibles à la société. Bien sûr le juridique est une construction humaine dont le développement est d’ailleurs un excellent indicateur du degré de civilisation. Le premier code en ce domaine, celui d’Hammourabi remonte à 2000 ans av. J.-C.
Même si aux États-Unis on jure toujours sur la Bible de dire « la Vérité, toute la Vérité, rien que la Vérité », un système juridique solide peut parfaitement fonctionner sans cette garantie tout à fait illusoire. Pour rester dans le factuel tragique du 20-ème, les camps de concentration ont été possibles alors même que tous les nazis n’étaient pas des athées, sans doute même pour beaucoup d’entre eux, d’honnêtes luthériens.
La formule de Dostoïevski, tristement revue à l’aune du réalisme, serait plutôt, « tout est possible, même si Dieu existe ».
« Dieu est mort » nous dit Nietzsche, mais avec la disparition des idoles, dont Dieu est le symbole suprême, que reste-t-il ? Nietzsche nous parle d’un surhomme bien hypothétique. Un homme, plutôt un artiste, superbement solitaire qui, au fond, ne suivrait que ses passions, libéré de tout asservissement social, mais cette construction séduisante ne résiste guère à la nécessité des règles de la vie en commun. Nietzsche me plaît par son style imagé et vivant, sa déconstruction pertinente des valeurs morales, sa critique radicale du christianisme et du scientisme qui ont en commun la soumission à un certain ordre, divin ou expérimental, au fond peu importe. Mais, pour en avoir lu de larges extraits, il ne tient aucun compte de ce que Freud appellera un peu plus tard le principe de réalité. Il développe une morale d’artiste à la fois sauvage et discipliné, dionysiaque et apollinien selon les circonstances, mais qui ne vaut absolument pas pour l’humanité en général, peut-être pour lui-même, et encore. Sa vie, lui qui en fait l’indépassable « œuvre » de tout homme et ne cesse d’en exalter le foisonnement, est une vie de profonde solitude, et de douleurs psychologiques. Nietzsche n’était pas à un paradoxe près et, en un certain sens, il remplace la malédiction du péché originel par celle de la culpabilité d’avoir tué Dieu, qui deviendra plus modestement le père chez Freud.
Enfin, l’homme a créé Dieu, bien évidemment, et la coexistence problématique de trois monothéismes, de trois cultures religieuses bien distinctes, sans même parler de leurs multiples variantes, en atteste suffisamment, mais pourquoi ? Et la question nous ramène à Marx : parce qu’au final la religion est une puissante instance de régulation, et plutôt que de se contenter des règles de morale ou de droit que la société produit et dont chacun peut contester la validité, l’homme a cru bon ou plus efficace de leur donner une origine transcendante, au-delà de la simple humanité, de se référer à un livre sacré, produit d’une révélation, ou d’une injonction divine.
Aussi parce que la mort, et surtout la déchéance qui l’accompagne le plus souvent, est un scandale que l’homme a bien du mal à accepter, même quand il reconnaît pleinement son appartenance au monde animal. Alors il s’invente une parcelle d’éternité qu’il appelle âme ou esprit. Toutes les religions promettent une vie éternelle ou une réincarnation, un au-delà de la mort physique. C’est le refus de la mort qui est le point de départ psychologique des religions. Le refus de la mort et, aussi, ce que Freud appelle très justement le « sentiment océanique », que tout être éprouve à certains moments dans sa vie, qui n’est autre que la nostalgie du père disparu.
Paul Dirac (1902-1984), grand physicien du 20-ème, continuateur de la mécanique quantique et découvreur des antiparticules, dit quelque chose d’à la fois très simple et très sensé à propos de Dieu :
« Je ne comprends pas pourquoi nous perdons du temps à parler de la religion. Si nous étions honnêtes – et les scientifiques se doivent de l’être –, nous devrions alors admettre que la religion est un fatras d’assertions inexactes, qui ne reposent sur aucune base dans la réalité. L’idée même de Dieu est un produit de l’imagination humaine. Il est tout à fait compréhensible que des personnes primitives, qui étaient bien plus exposées aux forces écrasantes de la nature que nous le sommes aujourd’hui, aient eu le besoin personnifier ces forces en peur et tremblement. Mais de nos jours, puisque nous comprenons tant de processus naturels, nous n’avons plus besoin de cette solution. Je ne vois absolument pas en quoi le postulat d’un Dieu tout-puissant nous aide en quoi que ce soit. Ce que je vois, c’est que cette hypothèse mène à des questionnements stériles comme, pourquoi Dieu permet autant de misère et d’injustice, l’exploitation des pauvres par les riches, et toutes les autres horreurs qu’Il aurait pu ou du empêcher. Si la religion est toujours enseignée, ce n’est pas du tout parce que ses idées nous convainquent encore, mais simplement parce que certains parmi nous veulent garder la classe populaire en silence. Des gens silencieux sont bien plus faciles à gouverner que des vociférants et des insatisfaits. Ils sont aussi plus facilement exploitables. La religion est une sorte d’opium qui permet à une nation de se bercer elle-même de doux rêves et d’oublier les injustices qui sont perpétrées contre les gens. D’où l’alliance rapprochée de ces deux grandes forces politiques, l’État et l’Église. Les deux ont besoin de l’illusion qu’un gentil Dieu récompense, au paradis, si ce n’est sur Terre, tous ceux qui ne se sont pas levés contre les injustices, qui ont accompli leur devoir silencieusement et sans plaintes. C’est précisément pourquoi l’honnête assertion qui veut que Dieu soit un simple produit de l’imagination humaine est marqué comme le pire des péchés mortels. ». C’est bien Dirac qui écrit cela que Marx n’aurait pas renié.
Absolu s’oppose au conditionné, au relatif, au « dépendant de ». En ce sens la connaissance humaine, l’immense édifice du savoir, ne peut être considéré comme un absolu puisque nous savons qu’il est toujours en progrès, qu’il évolue et s’accroît sans limites. L’expression « savoir absolu » utilisée par Hegel dans son délire idéaliste ne signifie en vérité rien si ce n’est la complaisance satisfaite de la conscience envers elle-même. Il n’existe que des sommes partielles de connaissances. On peut s’y complaire. Les encyclopédies sont faites pour cela, mais en fait le plus souvent, on s’y noie. Et bienheureux l’homme qui peut prétendre maîtriser un domaine, même bien délimité, du savoir. Les soi-disant spécialistes qui abondent à notre époque ne sont en vérité que des accumulateurs de connaissances de plus en plus détaillées, étroites et souvent de faibles conséquences. Le temps des grandes synthèses est certes révolu. Il n’en reste pas moins qu’une certaine unité du savoir, même limitée à un savoir partiel, reste pour moi une qualité essentielle qu’on trouve quelquefois dans certains ouvrages pédagogiques. Je pense ici au remarquable Cours de chimie physique de Paul Arnaud qui avait déclenché ma passion pour cette discipline. Quand on s’essaie à lire Hegel, le représentant le plus accompli des philosophies à système, on est rapidement déçu, sans même parler de l’aridité technique du style. On a l’impression très gênante d’une pliure des faits, d’une adaptation des exemples à une théorie toute faite a priori. On se sent très loin d’une démarche scientifique. On est plutôt dans un dogmatisme à prétention rationnelle, alors que la vraie rationalité part des faits et les réunit, ou tente de les réunir, en une théorie harmonieuse.
Reste ce que les croyants appellent la révélation ; une vérité souvent courte et non démontrée qui s’impose à l’homme sous l’action d’une intervention ou d’une injonction divine. Pour l’athée que je suis, aucune vérité n’est révélée. Elles s’obtiennent toutes péniblement par le lent travail de l’esprit. Même les découvertes brillantes qui pourraient faire croire en une divine intuition, comme les lois de l’électromagnétisme « pondues » en un mois par le génial Ampère, ne remettent pas en cause la règle générale de l’obtention laborieuse des vérités scientifiques, vérités sérieuses et difficiles, toujours partielles, fruits du travail, de la critique, et de la vérification expérimentale.
Un acte véritablement moral au sens de Kant pourrait-il être considéré comme un absolu, puisque dans la logique de Kant, la raison théorique a des limites, mais la raison pratique, guidée par la morale du devoir, n’en aurait pas. Un homme qui donne sa vie pour sauver un père de famille, comme le prêtre polonais Maximilien Kolb, mort à Auschwitz en 1944, commet un acte admirable, qui échappe à toute critique, mais aussi à toute analyse. C’est en ce sens qu’il se rapproche d’un absolu, mais en même temps, il reste inexplicable, car donner sa vie pour autrui est tellement contraire à l’instinct de conservation de soi qui règle toute la logique du vivant, que cet acte proprement extraordinaire, est au fond plus un mystère qu’un absolu.
L’art peut-il nous apporter une forme d’absolu ? La neuvième symphonie de Beethoven est une création indépassable au sens où aucune œuvre, après elle, n’a réuni autant de force, de profondeur et de finesse. Mais le sublime n’est pas l’absolu. L’homme ne peut aspirer qu’au premier et il l’atteint parfois, mais le sublime reste lié au temps, à une époque, à une certaine façon de vivre et de penser. La théorie de la relativité générale, extraordinaire effort intellectuel d’un homme du 20 -ème siècle, sera peut-être un jour modifiée ou amélioré, absorbée dans l’unification des forces fondamentales. La neuvième symphonie ne le sera jamais. En ce sens, c’est bien elle qui se rapproche le plus de l’absolu.
Sans aucun doute pour moi, le grand paramètre de la vie d’un homme ou d’une femme qui conditionne son physique et ses pensées et, en grande partie aussi, sa relation à autrui. L’individu évolue beaucoup avec l’âge. Cette caractéristique, qui nous distingue des autres espèces parce que nous en avons toujours conscience, est d’ailleurs insuffisamment soulignée. On parle d’un homme, de son œuvre, on oublie souvent de préciser à quel âge, à quelle période de sa vie, il l’a écrite. Or chez certains artistes l’évolution est considérable entre les écrits de jeunesse et ceux de la maturité. Entre le Beethoven de la première sonate et celui des derniers quatuors, c’est tout un pan de l’histoire de la musique qui s’écrit. L’homme évolue d’abord physiquement, c’est une évidence qui n’en reste pas moins fascinante, mais intellectuellement aussi. Les idées changent, les goûts esthétiques aussi. La sexualité, bien sûr, qu’on croit la grande affaire de la vie à trente ans et qui disparaît doucement en nous laissant encore très bien vivre jusqu’à un âge avancé, débarrassé de ce qui est un des tourments les plus perturbateurs dans la vie d’un homme. J’ai eu un jour une discussion sincère avec un chirurgien devenu un ami, plus jeune que moi, tourmenté par un impérieux désir de conquête et qui m’a avoué qu’il songeait à la castration chimique pour en finir avec cette libido dévorante qui l’empêchait de réfléchir sérieusement à d’autres sujets que le corps féminin.
Proust dans Le temps retrouvé se livre à une réflexion philosophique sur le temps, plus exactement sur la sorte d’abolition du temps que procure une sensation déjà éprouvée dans le passé et qui réapparaît dans une circonstance imprévue de l’actualité, sur cette collusion qui fait empiéter un passé lointain sur le présent jusqu’à les confondre un moment.
« Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendue ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, se réveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, un homme affranchi du moment présent. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de “mort” n’ait plus de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? ».
Il est toujours difficile de bien comprendre Proust, et plus encore de l’interpréter tant ses facettes sont multiples et s’ouvrent sur d’innombrables pistes, mais n’y a-t-il pas une sorte d’illusion dans cette félicité qui n’est jamais qu’un plaisir, certes extrêmement prenant, mais qui ne peut s’opposer à l’écoulement du temps. Proust a d’ailleurs décrit avec une grande précision, non dénuée de cruauté, les ravages du temps lorsque le narrateur (lui-même) se rendant à une matinée chez le Prince de Guermantes, rencontre Monsieur de Charlus, vieilli, méconnaissable, qui énumère avec autodérision, lui qui est déjà un mort-vivant, les morts de son entourage.
Y a-t-il une logique « génétique » dans cette évolution vers la vieillesse ? Plus précisément y a-t-il une sorte de programme inscrit dans notre patrimoine qui nous fait évoluer dans tel sens plutôt que dans tel autre ? Je ne sais plus quel philosophe stoïcien, Marc Aurèle peut-être, a dit qu’à partir de 40 ans, ce qui était un grand âge pour l’époque, un homme devenait responsable de son visage, de son physique. C’est une opinion très juste qui fait agir les gènes dans une première portion de la vie, puis laisse la place à ce qui ne peut être que le vécu, les expériences, et une certaine morale individuelle. La vie et ses expériences interviennent finalement tout autant que les gènes. Les maladies, les échecs, les chagrins nous font évoluer plus que tout. Le négatif est formateur. Les réussites, les succès, les accomplissements nous laissent des souvenirs heureux, ceux dont on aime à se rappeler, et qu’on sollicite parfois pour se dire selon la formule consacrée « que cette vie valait la peine d’être vécue ».
Je ne suis absolument pas d’accord avec une certaine catégorie de biologistes de plus en plus minoritaires, qui pensent que l’homme est programmé, au sens où sa vie se déroulerait selon un programme déterminé par la biologie individuelle, les gènes. C’est peut-être vrai pour certaines maladies, mais cette vision déterministe et réductrice ne s’applique absolument pas au vécu, à l’immense domaine de « ce qui nous arrive » et nous fait évoluer. Les stoïciens distinguent très justement le domaine de ce qui dépend de nous, ce qui peut s’accomplir par notre volonté, et de ce qui ne dépend pas de nous, ce qui nous arrive. C’est une de ces rares distinctions vraiment pertinentes qui m’ont aidé à y voir plus clair dans l’écheveau de la vie.
Qu’y a-t-il de vraiment personnel dans l’individu, ce qui fait qu’on distingue un individu d’un autre ? Le physique d’abord, qu’on peut interpréter comme un certain déterminisme, et sur lequel je reviendrai dans mes réflexions sur le corps. Quand on compare le visage d’un homme de soixante ans à celui du jeune homme de vingt ans qu’il fût, quelque chose s’impose à nous : ce visage a mûri, s’est épaissi, dans beaucoup de cas est devenu plus expressif avec l’apparition de rides, de petits reliefs qui n’existaient pas dans sa jeunesse. Tous ces petits défauts, à peine détectables à vingt ans, lissés par la jeunesse et la flexibilité de la peau, se sont accentués. Y avait-il un chemin unique dans cette évolution. Je ne le crois pas, justement parce que les gènes ne déterminent pas tout, et que le vécu, les douleurs, les traumatismes, les accidents quelquefois, et les grandes satisfactions aussi, ont laissé leur trace, traces énigmatiques toujours difficiles à interpréter. Il faut plutôt les deviner. Et ce visage devenu le réceptacle de toute une vie, devient en effet comme une image condensée de notre destin, car pas plus que nous ne choisissons nos gènes, nous ne choisissons non plus les événements qui nous arrivent. Interrogée par Jacques Chancel dans son émission « Radioscopie », Marguerite Duras avait répondu : « mon visage a pris une direction imprévue à mes vingt ans ». Elle expliquait que c’était suite à un drame de sa vie. L’expression m’a marqué, et elle était dite après un long silence chargé du poids du destin.
Je reviens à ma question initiale : qu’y a-t-il de vraiment personnel chez un individu ? Les passions, les vraies passions qui demeurent longtemps. Les passions qui sont des fixations de l’esprit sur certains sujets. Elles sont une sorte de corps intériorisé au sens où elles partagent avec lui cet aspect irrémédiable, cette dimension de « fatalité ». On ne les voit pas immédiatement. Nous ne les portons pas comme la couleur de nos yeux ou la largeur de nos épaules, mais dans une discussion, elles apparaissent assez vite, et l’interlocuteur attentif, amical sait les repérer. Nous aimerions parfois nous en libérer, nous ouvrir à d’autres préoccupations. Elles pèsent sur nous comme notre physique avec la même prégnance.
Elles nous ramènent à nous même avec la force d’un puissant ressort qui fait notre unité.
On pourrait penser aussi aux idées comme éléments distinctifs d’un homme vis-à-vis d’un autre, mais les idées sont plus mouvantes, et bien plus opportunistes que les passions.