Qui donc se soucie des guêpes ? - Frédéric Lebreux - E-Book

Qui donc se soucie des guêpes ? E-Book

Frédéric Lebreux

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Beschreibung

Dans une tour-nation où une société secrète façonne les destins, Bertrand Joirin, chef du gouvernement, doit jongler avec les intrigues politiques et les complots industriels. Alors que les fondations de la tour craquent, il découvre un secret qui menace de renverser l’équilibre de leur monde clos. Entre jeux de pouvoir, alliances périlleuses et quête de liberté, Qui donc se soucie des guêpes ? nous plonge dans une société futuriste où chaque décision peut entraîner des conséquences cataclysmiques, dévoilant un avenir où l’humanité lutte pour sa survie et sa dignité.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Établi en Belgique depuis 1995, Frédéric Lebreux dédie son roman à ce pays accueillant ainsi qu’au Japon, sa seconde passion culturelle. Son amour de la science-fiction, cultivé depuis l’enfance, transparaît dans ce roman qui explore en profondeur les enjeux du changement climatique et des bouleversements sociétaux, esquissant une dystopie terriblement plausible.

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Frédéric Lebreux

Qui donc se soucie des guêpes ?

Roman

© Lys Bleu Éditions – Frédéric Lebreux

ISBN : 979-10-422-4626-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Rencontre au sommet

Seul dans son bureau, le chef du gouvernement, Bertrand Joirin, prend une pose stoïque et empreinte de dignité qu’un reporter-photographe n’aurait probablement pas dédaignée. Les mains jointes dans le dos, le regard lointain, il contemple en capitaine de son navire immobile le spectaculaire panorama. Au 2511e étage, c’est le meilleur que puisse offrir une tour bâtie dans un paysage sans relief. Pas n’importe quelle tour en l’occurrence, puisqu’il s’agit d’une tour-nation, celle de la République Fédérale des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg Unis – RFPBLU en abrégé. Une antique horloge comtoise marque les secondes et rythme la mécanique rationnelle cahotant avec une certaine lourdeur depuis les profondeurs de la conscience du Premier ministre.

Joirin a des soucis.

« Je ne m’en sortirai jamais avec Messaoud. Un brave type et un aimant à votes populaires, mais c’était le pire profil possible pour le ministère de l’Environnement », ressasse-t-il avec anxiété.

Il se hisse sur la pointe des pieds et pose les mains sur la grande baie vitrée.

« Je ne parviens même pas à comprendre comment diable il est parvenu à dégrader notre notation internationale aussi rapidement. Et maintenant que la Rectitude Écologique nous a pris en grippe, c’est tout le gouvernement qui est en danger. Il s’imagine pouvoir négocier avec les Gardiens de la Révolution Verte comme avec ses copains sur le banc de l’opposition, mais il va tous nous faire dégager si ça continue. Cet homme devient un trop grand risque pour le parti. »

Finalement, il tourne les talons et se laisse pesamment tomber dans un fauteuil. Ainsi avachi, il est certain que plus aucun journaliste ne voudrait lui tirer le portrait.

« À quelle drôle de vie cette foutue dictature nous a-t-elle donc tous condamnés ? La plupart des gens de ce pays se couperaient un doigt pour une journée en dehors de cette tour et je n’ai même pas le pouvoir de faire installer des fenêtres ouvrantes. Elle est pourtant redevenue bien verte, notre planète en près de quatre siècles. »

Encore une journée de travail qui promet d’être harassante. Une réunion en chassant une autre, la matinée est passée à toute vitesse et, à 12 h 45, la faim commence à tenailler le Premier ministre. Cela ne manque pas d’assombrir encore davantage son humeur, déjà passablement mauvaise. Il a beau être de gauche, la perspective de se faire conspuer par des syndicalistes enragés d’ici un quart d’heure lui est insupportable. Avec une impulsivité dont Bertrand Joirin n’est pourtant pas coutumier, il charge son implant cérébral d’annuler la réunion et se lève plein d’entrain. Il va demander à Victor son secrétaire de lui faire monter un repas qu’il aura l’intense plaisir – et pour ainsi dire le privilège – de savourer seul. Réjoui par cette perspective, il se dirige d’un pas léger vers la porte à double battant de son bureau, l’ouvre toute grande et terrorise le Victor en question. Se trouvant juste derrière, le poing encore levé, celui-ci s’apprêtait justement à le solliciter. Bertrand, lui-même surpris, laisse échapper un embarrassant hoquet de surprise et s’ensuit un quiproquo gênant.

— Eh bien Victor, on peut dire que vous tombez à pic. J’ai un petit service à vous demander.

Visiblement contrarié, le secrétaire juge sa communication plus urgente :

— Monsieur le Premier ministre, j’ai en ligne une personne qui doit absolument vous parler. Cela ne peut apparemment souffrir aucun délai.
— Les gens sont incroyables ! De qui s’agit-il exactement ?

Gêné aux entournures, le secrétaire lui répond sur un ton un peu hésitant.

« Il n’a donné aucun nom, monsieur le Premier ministre, mais… »

Joirin sent à présent qu’il doit se battre avec vigueur s’il veut sauver son déjeuner :

— Franchement ! Sans vouloir me montrer déplaisant Victor, des tas de branques cherchent chaque jour à me parler et c’est un rôle important que vous avez-là que de ne surtout pas me les présenter.
— Monsieur le Premier ministre, mon prédécesseur m’a passé certaines instructions bien précises. Il avait fortement insisté pour que je vous transfère sans discussion ni délai toute connexion anonyme dont le code d’identification commencerait par quatre « 9 ». Cela m’a surpris, car aucun code ne commence jamais ainsi, mais c’est arrivé à l’instant même et j’ai donc un monsieur en attente.

Tel qu’un Belge du 20e siècle aurait pu l’écrire, « le franc tombe » soudainement et Bertrand se remémore alors son invraisemblable conversation de la semaine dernière avec Linocenti, le Premier ministre précédent. Prenez la contrariété initiale provoquée par une matinée infernale, retranchez-y la perspective d’une pause et d’un bon repas, ajoutez une généreuse dose de méfiance et un zeste d’hostilité : vous obtenez une estimation très correcte de l’état d’esprit de Joirin en l’instant.

— Bien. Je vous remercie de vous être déplacé. Allez, alors, transférez-moi l’appel dans mon bureau.

La porte refermée, il s’assied en silence face au mur principal.

Cet appel, il ne l’attendait pas.

Pas vraiment.

Il jette un regard au lustre culminant à trois mètres cinquante de haut – prérogative remarquable du dernier étage et de son cabinet en particulier auquel, bizarrement, aucun journaliste ne s’est jamais intéressé. S’apercevant de son expression renfrognée et franchement inquiète, il tâche à la dernière seconde de se composer l’un de ses sourires qui l’ont fait élire. C’est chose inutile puisque la connexion s’établit, mais ne laisse place à aucune image. Le mur reste noir.

— Bertrand Joirin, j’écoute.

Pour Joirin, la première surprise de cet appel est la voix qui résonne, étrangement jeune et agréable. A contrario, son interlocuteur semble rayonner de bonne humeur :

— Bonjour monsieur le Premier ministre. Merci d’avoir bien voulu prendre mon appel impromptu alors que vous devez être fort occupé.

Malgré ses efforts, le ton de Joirin reste assez frais. Il tâche de ne pas montrer trop de réserve, mais c’est pour lui un effort difficile à dissimuler. Les mots sortent lentement, de manière saccadée et maladroite.

— Bonjour monsieur. Mon prédécesseur m’avait prévenu de votre appel. Je crois ne pas me tromper sur la personne, monsieur… monsieur… il me semble en fait qu’il ne m’a pas communiqué votre nom.
— Effectivement et vous pouvez m’appeler Jan si vous le souhaitez. À ce stade de notre relation, vous pouvez d’ailleurs m’appeler comme bon vous semble, cela n’a que peu d’importance. En matière de présentation, je vous propose de me considérer comme un membre à part entière de votre gouvernement. Vous voyez, la confiance est de mise.
— Je vois… et quel ministre seriez-vous dans ce cas ?
— Le ministre de la Défense peut-être ?

Bertrand ne parvient pas à étouffer une exclamation d’étonnement. Jan Solvaro y répond avec amusement, tel un chat jouant avec une souris.

« Et pourquoi pas, nous ne serions pas loin du compte ! Après tout, ne suis-je pas responsable de protéger cette tour-nation qui vous abrite contre les menaces extérieures ? »

— Bon sang, mais qui êtes-vous… et à quel étage vous trouvez-vous exactement ? D’où m’appelez-vous ? Cette conversation vient à peine de débuter que je la trouve déjà aussi hallucinante qu’éprouvante.

Tandis que la mauvaise humeur à peine enfouie de Joirin refait rapidement surface, rien ne semble entamer le calme et la nonchalance de Solvaro. Jamais le père de Jan ne se serait laissé aller à une introduction aussi peu professionnelle. Décédé il y a une dizaine d’années dans des circonstances assez malheureuses, il n’avait pas eu le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires et d’organiser sa succession. Jan avait alors dû endosser vaille que vaille son rôle d’aîné et les responsabilités qu’implique la gestion d’un empire industriel de taille respectable. Loin du caractère discipliné et austère, presque protestant, de Mark Solvaro, Jan peut prendre plaisir à se jouer de ses collaborateurs et c’est ce qui se produit à l’instant même.

— Je ne réside pas dans votre tour et m’en porte fort bien. Je vous assure que votre mode de vie ne vaut pas le mien. En revanche, je reconnais que, d’où vous êtes, la vue doit être splendide.
— Alors donc vous m’appelez d’une autre tour-nation. Je ne parviens pas à localiser votre identifiant, mais n’ai aucun doute que nos équipes y parviendront. Prenez conscience que votre appel pourrait causer un incident diplomatique.
— Vos équipes ne feront rien de la sorte et, quand bien même elles s’y essayeraient qu’elles ne parviendraient à rien. Cependant, je vous éclaire volontiers, cher Bertrand. Je ne vis dans aucune tour et bien qu’à l’étranger pour l’instant, ma demeure principale donne vue sur ce qui constitue votre monde. En cela je peux vous rassurer, nous vivons l’un près de l’autre et nos destins sont liés pour les années que vous passerez au pouvoir.

Tout va trop vite pour le Premier ministre. Il tâche tant bien que mal de faire bonne contenance, mais, déstabilisé, il sent qu’il perd du terrain. Qu’un inconnu s’adresse à lui par son prénom, sans grand ménagement et même avec une certaine condescendance finit par l’inquiéter. Cela reste toutefois insignifiant en comparaison des révélations qui lui sont faites. Son intuition, un brin aiguisée, lui commande de ne rien précipiter et de contrôler fermement l’agressivité qui s’empare de lui afin d’en apprendre davantage. Il se rassérène en pensant à ce qu’il peut gagner s’il reste calme et répond d’un ton égal :

— Bien, bien… je vois… Écoutez, lorsqu’Antonio m’a parlé l’autre jour, il a évoqué quelque chose qui m’a déconcerté. Je crois qu’on pourrait peut-être commercer par là si vous le permettez.

Jan Solvaro est amusé et se prend au jeu.

« Eh bien, je vous en prie Bertrand, allez-y et voyons comment je peux vous renseigner. »

— Je suis né dans cette tour, j’y ai grandi et, malheureusement pour moi, j’y vieillis mal selon certains. Je prétends connaître tous les arcanes de son système politique et beaucoup de son système légal. Alors, quand Linocenti m’a dit que vous étiez le propriétaire de cette tour-nation, je l’ai pris pour un manipulateur, dans le meilleur des cas. Pouvez-vous m’éclairer ?

Solvaro va tâcher de se montrer aussi pédagogique que sa femme lorsqu’elle donne des directives à son intendante. Un regard vers la chambre lui montre d’ailleurs qu’Annelies est désormais presque prête et qu’il va falloir écourter. Son moment était peut-être finalement assez mal choisi.

— C’est un rien plus complexe que ça Bertrand. Je suis un actionnaire important et le président du conseil d’administration d’un consortium industriel qui porte mon nom et dont votre tour-nation est l’un des principaux sites d’exploitation. Est-ce que cela vous parle « actionnaire » et « conseil d’administration » ?

Joirin est quelque peu affolé de voir ses craintes confirmées. Il espère un instant que tout ceci n’est qu’une manigance de l’opposition, mais c’est, hélas, tout à fait improbable. Alors qu’il tâchait de se montrer amitieux, sa réponse se fait plus sèche qu’il ne l’aurait souhaité :

— Ne vous en faites pas, je suis allé à l’école et comprends très bien ce que vous avancez. Je ne dis pas encore que je l’accepte cependant. Allons au fait, monsieur le ministre de la Défense. Dites-moi donc ce que vous attendez de moi.
— Ah, je vois que vous allez droit au but. Ça n’est pas pour me déplaire, car je n’ai pas toute ma journée. Pour faire bref, j’attends de vous ce que j’attendais de votre prédécesseur, lequel s’est d’ailleurs fort bien acquitté de sa mission. Rien de plus qu’une totale collaboration en vue d’assurer une productivité optimale de vos citoyens-travailleurs…
— « De mes ? citoyens-travailleurs ? » Joirin est estomaqué.
— Je vois que le terme vous fait tiquer alors restons-en à citoyen pour le moment. Ou citoyen-consommateur, bref, ce que vous voulez. Gardez cependant en tête que tout ceci est une entreprise, exposée à la libre concurrence et que nous ne devons notre confortable quotidien – surtout le mien, je ne vous mentirai pas – qu’à notre habilité à répondre aux besoins du marché.
— Et ?
— Et, c’est tout. Je n’ai pas d’autres requêtes à ce stade. À présent que vous savez à quoi vous en tenir, vous serez en mesure de prendre des décisions intelligentes… et en connaissance de cause comme on dit.

Annelies commence à montrer des signes d’impatience et il est temps de clôturer. Ça se voit à sa démarche empressée, à la manière dont elle époussette sa longue robe de soirée par petits mouvements brusques. Finalement, elle inspecte sa pochette de façon rageuse avant de s’asseoir les bras croisés, l’air bougon.

— Écoutez, oui d’accord, mais arrêtons de plaisanter un instant. Qu’est-ce que ça veut dire « exposé à la libre concurrence », bon sang de bonsoir ?
— Monsieur le Premier ministre, je dois vous déniaiser, car vous n’avez pas la moindre idée de la manière dont ce monde fonctionne en réalité. Ne vous tracassez pas cependant, cela fait partie du programme.

De fait, cet homme armé de capacités intellectuelles qu’aucun opposant ne lui discuterait, ce tribun séducteur qu’aucune joute orale ne déstabilise jamais, est frustré de ne pas être en contrôle de la situation. Il répond d’un ton acerbe :

— À qui la faute ? Je comprends que vous nous avez tous enfermés dans cette tour. Nous sommes tous à votre merci.

L’autre se met sur la défensive, semblant véritablement heurté d’être accusé de la sorte.

« Ah non ! S’il vous plaît ! S’il est vrai que vous êtes tous mes employés, vous ne devez qu’à vous ce destin d’emmurés vivants. »

Il réfléchit un instant avant de poursuivre :

— Je m’accommode fort bien de cette situation, mais ni moi, ni ma famille, ni les autres actionnaires n’avons joué le moindre rôle dans ce qui est devenu votre quotidien. Nous l’avons parfois suggéré, mais à aucun moment nous ne l’avons imposé. Allez voir vos Gardiens de la Révolution Verte et ils vous rappelleront à qui votre population doit son triste sort…

Bertrand prend un ton assez péremptoire qui mettra finalement un terme à cet étrange échange.

— Eh bien, laissez-moi y réfléchir, il n’est pas garanti que je collaborerai à quoi que ce soit. Je ne suis pas de chez Liberté & Prospérité. Je crois en la libre détermination des peuples, moi ! Savez-vous ce qu’est le prix de la dignité et…

Une pointe d’agacement commence à se faire sentir dans l’attitude, jusqu’alors très flegmatique, de Jan Solvaro.

— Pardonnez-moi d’interrompre votre logorrhée révolutionnaire, mais je ne fais pas de politique ou, en tout cas, pas de celle-là. Je travaille avec tous les partis et travaillerai sans aucun doute avec le vôtre. Pour vous prouver ma bonne foi, je vais faire ce qui n’a encore jamais été fait en vous conviant au siège social de notre entreprise. Vous comprendrez tout et nous pourrons enfin aller de l’avant. On se voit mercredi.

Solvaro ne laisse pas à Joirin le luxe de pouvoir répondre, ne serait-ce que pour donner son assentiment, et met fin à la communication.

Assentiment que, de toute manière, Bertrand Joirin n’aurait a priori pas donné. « Sale con », se dit-il pour lui-même. Seul et protégé par le confort de son spacieux bureau scandinave, enhardi par le radieux soleil qui baigne la pièce et par la robustesse de cette tour qu’il dirige, il répète son invective avec une conviction croissante. Croyant être appelé, son secrétaire finit par s’enquérir du tumulte de son patron, généralement plutôt calme.

— Ça va aller Victor, pas de problème. Faites-moi apporter un sandwich et nous pourrons commencer les réunions de cet après-midi… non, attendez, oubliez le sandwich, c’est une grosse part de gâteau qu’il me faut. Chocolat s’il y a, ce serait merveilleux.

2

Le charme flamand et l’élégance japonaise

Rien au cours de ce bel après-midi passé dans des contrées lointaines et exotiques n’avait auguré cette rude discussion entre Jan Solvaro et son gauchiste de Premier ministre, Bertrand Joirin.

L’hôte, un homme fin et élégant en costume sombre, s’avance sur la plateforme à la rencontre de ses invités. Conformément à ce stéréotype sur le vieillissement des Asiatiques, il eut été difficile de lui donner un âge… soixante ans peut-être. Sa barbe, fine et entièrement blanche, ainsi que ses cheveux poivre et sel – quoiqu’abondants – contrastent fortement avec son visage quasiment exempt de rides. Sa démarche souple, presque féline, renforce encore cette apparence juvénile. Tout souriant, il tend la main à Jan avant d’embrasser Annelies, son épouse. À tous égards, cet homme est parfaitement acclimaté aux coutumes des Occidentaux.

— Jan, Annelies ! Quel bonheur de vous retrouver ! Avez-vous fait bon voyage ?
— Hiroyuki, quelle joie de vous revoir ! Ça fait une éternité que nous voulions vous rendre visite, mais une affaire en chasse une autre et nous passons nos journées à courir !

Bien qu’impeccable, l’anglais de Jan est teinté d’un accent flamand plutôt épais, notamment révélé par sa manière de prononcer les « r » et les « g ». Comment l’expliquer alors que la tour de Babel a été rebâtie sur les bases solides de la science et de la technologie ? La chose est simple : à une époque où un implant cérébral se retrouve dans chaque tête, le comble du raffinement aristocratique, le véritable snobisme, est précisément de ne pas en avoir. Sujet à sarcasmes quelques siècles auparavant, cet accent aux puissants relents ruraux est paradoxalement devenu une marque de distinction en 2561. Le Japonais, quant à lui, ne voit pas les choses de la même façon, ce qui lui permet de parler un français impeccable et, peut-être aussi, de réfléchir un peu plus rapidement que son fier interlocuteur. Par respect pour les efforts de ses convives, il passe cependant à l’anglais.

À son tour, l’épouse de Jan répond avec entrain.

« Un vrai plaisir, oui, merci pour votre invitation. Le voyage fut excellent. Nous sommes venus avec le strato et il faut bien dire que cette technologie est magnifique. En trois heures… »

— Deux heures cinquante !

La jolie jeune femme sourit à son mari, passionné d’aéronautique et de vitesse de manière générale. Annelies est absolument ravissante et les traits de son visage sont naturellement empreints d’une grande douceur. Ses yeux étincellent d’intelligence et semblent révéler un esprit délié. Si elle tend à se mettre en retrait, ce n’est ni par modestie ni par timidité, mais bien pour exercer son talent d’observatrice. Très analytique, ses conclusions sont souvent justes et son époux la considère volontiers comme sa première conseillère.

— En effet… en deux heures cinquante, nous étions à Kyoto.
— Superbe machine que vous avez là ! Je l’ai vue à l’entrée du château de Nijō une fois les affaires du jour expédiées. Je vous assure que tous les jardiniers tournaient autour comme des guêpes devant un melon bien mûr !
— Ah ah, technologie belge Hiroyuki ! J’ai moi-même contribué aux plans. Je vous en fais envoyer un à mon retour.
— Vous êtes trop gentil Jan, c’est à moi de vous accueillir et de vous honorer, et non l’inverse ! Je ne devrais pas accepter, mais ma curiosité légendaire m’y pousse fortement !

Usant de la rudesse qui le caractérise, l’Occidental fixe son hôte dans les yeux et déclare simplement :

« Eh bien dans ce cas, Hiroyuki, acceptez-le sans tergiverser et souvenez-vous en demain lorsque nous négocierons l’excellent acier japonais ! »

Un ange passe.

Un ange, ça n’est pas un mignon chérubin. Dans le jargon de la guerre navale, c’était autrefois un boulet fragmenté à la fois si bruyant et si destructeur, qu’il réduisait au silence tout être se trouvant à proximité.

Une réflexion plus tard, le japonais évoque un tout autre sujet auprès d’Annelies.

« Alors que pensez-vous de Kiyomizu-dera ? Je suis ravi que vous soyez passés ici en premier lieu ! La lumière dans ce temple est parfaite à cette heure de la journée. »

— Quelle splendeur ! Je suis époustouflée par votre patrimoine artistique et architectural. Tout est empreint d’une telle spiritualité. C’est un endroit merveilleux !
— Vous êtes toujours si aimable, Annelies ! Vous savez, les Japonais ont une compréhension du patrimoine architectural très différente de celle des occidentaux. Les tremblements de terre, le gel, la pluie, la chaleur et d’autres phénomènes naturels peuvent se montrer sans pitié ici. Il nous faut souvent reconstruire et ce qui fait l’authenticité d’une construction n’est pas tant pour nous autres l’âge de ses poutres que la préservation de son esprit et de l’âme du lieu, d’une reconstruction à l’autre. Voyez ici, ces parties datent encore d’Iemitsu Tokugawa, c’est-à-dire 1633 tandis que la vaste majorité de cette partie-là date de 2019.
— Époustouflant… il est impossible de déceler le moindre signe de rénovation !

Le jour tombe doucement tandis que le jeune couple continue sa visite guidée de ce qui fut l’un des hauts lieux du culte bouddhiste et shintoïste du Japon. Avoir sauvé Kyoto de l’oubli, l’avoir préservé de la mort lente infligée par le temps avait sans nul doute été l’une des plus riches idées d’Hiroyuki Toyato. Chaque capitaine d’industrie japonais, ou plus précisément chaque famille a pour coutume de conserver une ville – parfois un village, un hameau – tel un témoignage historique du passé. C’est une maison de poupée dispendieuse, mais ô combien prestigieuse qu’il convient de faire découvrir avec émotion et fierté à chaque visiteur de passage. Encore quatre siècles auparavant, les puissants de ce monde étalaient leurs richesses en présentant ici une belle Bugatti aux chromes rutilants, là une somptueuse propriété. Pour les plus cultivés d’entre eux, un petit musée personnel où d’exquises marines de Turner disputaient l’attention de quelques privilégiés aux ondulations pleines d’énergie de Keith Haring.

Triste et vulgaire ! Indigent ! Qu’est-ce que tout cela face à une ville, digne, superbe, authentique ? Aux rues animées par un peuple à la fois beau et avenant ? À un micromonde où chaque habitant vaque à de belles activités, tout œil et toute oreille tournés vers son très magnanime propriétaire – l’un des princes de ce monde – et de sa famille néo-aristocratique ?

La vue depuis le troisième étage de la pagode de Kiyomizu-dera est vraiment exquise à présent que les premières étoiles apparaissent. Toyato s’autorise un certain manque d’humilité :

« J’ai fait allumer toute la ville sachant que vous nous faisiez l’honneur de votre visite ce soir. »

Profondément émue, l’épouse de Jan Solvaro lui répond d’une voix sincère :

— Quelle beauté…
— Il faut remercier les nombreux artisans talentueux qui travaillent chaque jour dans cette ville et lui donnent tout son lustre… C’est une œuvre sans fin. Si vous le permettez, je vais à présent appeler une voiture afin de vous ramener au château de Nijō. Vous pourrez vous rafraîchir dans vos appartements avant que ne commence le dîner de gala. Celui-ci sera servi au palais impérial.

Jan lève les mains en guise de protestation, souhaitant produire un effet comique :

« Hiroyuki, vous nous réservez-là de trop grandes faveurs. Nous sommes des gens très simples, vous savez. »

— Que du contraire Jan. Je ne sais si c’est l’âge qui m’a rendu ainsi, mais rien ne me fait plus plaisir désormais que de recevoir mes invités et de leur accorder du temps. C’est très précieux le temps… Toujours est-il que Sa Majesté l’Empereur se joindra à nous ce soir ainsi que d’autres de mes amis et mon collaborateur Atsuhiko Sono que vous connaissez déjà.

Jan est profondément impressionné même si l’expression de son visage ne semble refléter qu’une forme d’appréciation polie.

— Quelle magnifique surprise Hiro. Vous autres Japonais avez toujours été si différents du commun… avoir gardé un chef d’État, ne serait-ce que pour son rôle protocolaire, voire décoratif, est tout à fait divertissant !

Un voile de contrariété traverse fugitivement le regard de Toyato et ses lèvres se serrent comme pour marquer la désapprobation. Tout cela ne dure qu’un instant et, se ressaisissant, l’hôte reprend aussitôt sa bonhomie caractéristique. Au contraire de son mari, Annelies comprend que cet infime changement d’expression trahit le malheureux impair qui vient d’être commis. Elle en conçoit un peu d’inquiétude…

Et pour cause, si rien n’est plus plaisant que de visiter un joyau des temps passés, il ne faudrait tout de même pas oublier que les Solvaro sont ici pour affaire. Demain, Jan et quelques membres de son directoire tenteront de vendre, d’acheter, de tisser de nouveaux partenariats commerciaux, de chercher de nouveaux alliés afin d’accroître la pression sur leurs rivaux du moment… Elle lui en parlera une fois retirés dans l’intimité de leurs appartements et l’incitera à plus de prudence. En attendant, elle tâchera de jouer à l’épouse parfaite et de se faire apprécier de la femme de Hiroyuki…

Hélas, un second éclair raye un ciel encore azur quelques minutes auparavant et arrache Annelies à ses plans :

— Détrompez-vous Jan, l’Empereur Kazuhito joue toujours un puissant rôle fédérateur dans notre pays. Aussi bien le peuple confiné dans les tours que les chanceux dont je suis lui portent une loyauté sans faille. Comme le veut l’adage, une vie de servitude offerte à l’empire ne pourrait rembourser un dix millième de notre dette envers l’empereur. Mais soit, je conçois que ça ne soit pas simple à concevoir pour un non-Japonais, en particulier lorsqu’il est issu d’un peuple régicide.

Toyato aurait pu dire « sauvage » en lieu et place de « non-Japonais », ce que Solvaro n’entendit pas, mais que sa femme perçut au contraire avec acuité.

Le voyage de retour vers le château de Nijō est à la fois très lent et très plaisant. Admiratif du travail des hommes et de l’artisanat sous toutes ses formes, Toyato a fait le choix inattendu d’appeler un véhicule totalement suranné. À bord d’une Rolls-Royce Silver-Cloud de 1957 qu’on pourrait croire fraîchement déballée d’une caisse estampillée « Made in Great Britain », les trois néo-aristocrates conversent gentiment. Plus précisément, Annelies et Hiroyuki répondent distraitement, tâchant de ne rien perdre du spectacle des petites rues illuminées par les nombreux lampions, tandis que le troisième discourt pour eux tous.

Une fois dans leur chambre et rafraîchis de leur excursion, Jan jette un regard à l’horloge française trônant sur une élégante console Ming et se dit que c’est une belle synthèse entre l’esthétisme oriental et occidental. Il se dit également qu’étant donné le décalage horaire, ce serait l’heure parfaite pour appeler son nouveau Premier ministre. Le lieu est historique et aucun mur n’est sensible. Un peu dérouté, mais pas mécontent de se passer du visuel, Jan Solvaro compose impulsivement l’identifiant de Joirin via un dispositif à clavier que la majorité de la population mondiale ne reconnaîtrait plus. Il lance au dressing :

— Annelies, j’appelle Joirin du salon. Je n’en ai pas pour longtemps.
— Tu es déjà habillé ? Fais attention, on doit être au palais impérial à vingt heures trente sans faute.
— Oui, c’est bon, je n’ai plus que mes chaussures à mettre. Ne t’angoisse pas inutilement, ça ne durera pas longtemps… et puis ils ne commenceront pas la réception sans nous de toute manière !
— Comme tu peux te montrer grossier parfois, Jan. Bon, eh bien pourvu que celui-là soit raisonnable… ton père nous en avait raconté des histoires.

Hélas, nous savons que Bertrand Joirin ne le fut pas.

3

L’amertume du Negroni

Autrefois, la mère de Bertrand Joirin lui disait souvent que, dans la vie, faire une bonne première impression est essentiel. Il est donc à parier que sa rencontre inaugurale avec Jan Solvaro n’aurait pas valu au Premier ministre les félicitations maternelles. Il faut dire, pour sa défense, que cette mise en relation avait plutôt mal commencé quelques jours plus tôt.

— Maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, je vous laisse m’écrire une note. Impossible pour moi de la lire pendant la nuit donc prenez votre temps : huit heures trente ça sera parfait. Oui, c’est bien ça, vous avez tout compris. Je ne veux pas que ça fasse de remous avec les centristes, ça doit passer en point A de la prochaine session du gouvernement. Vous me faites ça en trouvant les bons mots… Oui, exactement ! … C’est entendu, je vous remercie. À vous de même.

Bertrand met fin à la communication vocale en joignant le pouce et le majeur de la main gauche. Parfois familier, mais jamais vulgaire, il lâche l’une de ses expressions désuètes dont il a le secret et qui, dans sa bouche, font office de juron.

— Fichtre ! Emma, ces centristes me rendent dingue !

Son épouse est assise en face de lui dans un beau grand sofa gris en laine bouillie. Il y a longtemps qu’elle a compris que les centristes avaient encore frappé. Levant le nez du rapport qu’elle était en train de relire, elle lui adresse un regard compréhensif :

— Dis-toi que nous n’avions pas le choix. Sans eux, nous n’aurions jamais pu former un gouvernement et Liberté & Prospérité serait alors monté avec Gamma. Ça nous pendait vraiment au nez. Alors même si on les déteste, on les remercie de ne pas nous avoir jetés sur les bancs de l’opposition – au moins officiellement et pour l’instant.

Las, Joirin lève les yeux au ciel. Lui aussi savait bien que cela arriverait, mais il avait sous-estimé le potentiel de nuisance de ces emmerdeurs. Il avait pensé, fort naïvement, qu’il faudrait bien un an avant que cette guérilla – pour ne pas dire cette baston de rue – ne devienne inévitable. Hélas, la lune de miel n’avait en réalité pas duré deux mois. Une véritable guerre d’escarmouches fut rapidement déclarée, obligeant les forces vives de son parti, Progrès & Équilibre, à se mobiliser en permanence et à rester sur le qui-vive. Baissez un instant votre garde et c’était la promesse de vous retrouver illico retourné comme une crêpe.

Cet allié objectif a la précision diabolique d’une montre suisse : on peut toujours prédire à l’heure près le moment où il vous causera des ennuis. Sitôt que le sujet excite l’opinion publique, Wim Tengul, le président du parti Centriste, convoque les médias sans vous avoir concerté au préalable. Partant de là, il vous met face à vos contradictions, se présente lui et son parti de fantoches en héros de la nation, égrène avec enthousiasme ses victoires factices et, cerise amère sur ce mauvais gâteau, annonce quelques fausses décisions démagogues de son cru. Bertrand et le reste de son parti commencent sérieusement à avoir la nausée de cette ignoble pâtisserie que l’appoint de la coalition leur sert et leur ressert avec gourmandise…

— Oui, bien sûr. Je ne m’inquiète pas, je suis juste fatigué. Cette fois, c’était pour la loi de mobilité. Rien d’imprévu puisque ça a été écrit noir sur blanc dans l’accord de gouvernement. Seulement voilà, dans la pratique, le parti Centriste n’est pas du tout aussi open que prévu et veut désormais ajouter des conditions…

Emma se lève et, se dirigeant vers la cuisine, jette un coup d’œil admiratif à leur nouveau tapis d’Orient. Elle l’a acheté pour trois fois rien à un marché aux puces quelques étages plus bas samedi dernier. Un authentique du 24e siècle fait avec de la vraie laine et de véritables machines… Sans être experte, elle est quasiment sûre que ce n’est pas de l’impression 3D… les franges ne seraient pas aussi nettes sinon. Ce genre d’objets ne se trouve plus beaucoup maintenant que les importations de biens « sans nécessité industrielle » ont été interdites.

— Ah oui… le nouveau projet de loi donnant aux citoyens des étages inférieurs l’accès à plus d’étages ?
— Exact. C’est bon pour le commerce et certains députés de droite devraient pouvoir aider. Cela dit, même si ça passe au Parlement, il faudra encore que ça soit approuvé par la Rectitude Écologique et je ne suis pas dans la tête des Gardiens. Ça n’est pas gagné…

Emma revient avec deux verres de negroni, le plus fabuleux des cocktails ! Inventé en 1919 dans ce qui était autrefois Florence, il contient toujours un tiers de gin, un tiers de Campari et un tiers de vermouth italien. Contre toute attente, chacun de ces trois alcools se trouve encore ici et maintenant… De toute évidence, les Gardiens de la Révolution doivent être des alcooliques invétérés.

C’est le genre de sujets qui choquent Emma et elle s’emporte un peu :

« Pourtant, chacun devrait pouvoir circuler librement. Déjà que la tour-nation n’est pas grande et que nous n’en sortons pas… Tu imagines ces pauvres gens qui ne connaissent du monde que les vingt étages auxquels ils ont accès ! Je ne parle pas d’aller vivre ailleurs, mais, bon Dieu, simplement pouvoir aller faire un tour ailleurs ! Respirer ! »

Joirin boit une gorgée délicieusement amère en regardant le soleil couchant par la grande baie vitrée de leur salon. L’orientation sud-ouest de leur nouvel appartement lui convient parfaitement… ça, plus les quarante mètres carrés supplémentaires ! Dommage que tous ces privilèges ne durent que cinq ans… à moins qu’ils ne s’en sortent très bien durant cette législature. Il réfléchit quelques instants avant de répondre :

— Écoute, tu ne dois pas chercher à me convaincre. C’est insensé cette histoire. Notre engagement de gauche, c’est que chacun devrait pouvoir faire ce qu’il souhaite dans le respect des autres. Tu sais, il fut un temps pas si éloigné où n’importe qui au sein d’un pays pouvait vivre où il l’entendait sans devoir rendre de comptes à qui que ce soit. Tu sais ce que j’en pense, nous vivons dans un régime presque totalitaire avec un soupçon de démocratie et beaucoup de loisirs pour éviter les révoltes. Diable ! Il est heureux que nous ne vivions guère plus de septante-cinq ans… Bien peu de personnes du monde d’autrefois auraient toléré de vivre comme nous le faisons. Bref… toujours est-il que les Centristes qui étaient partants pour ce projet de loi veulent finalement échanger leurs voix contre notre soutien pour l’augmentation de la TVA sur les applications et les contenus pour implants.

Affalée dans le canapé, Emma hoche la tête pour montrer sa consternation : « Quel cynisme ! »

— Oui, imbuvable… dans la pratique, ça veut simplement dire qu’ils sont en train de nous lâcher. Je crois qu’ils…

Il aurait bien poursuivi s’il n’avait été interrompu par une communication entrante. L’identifiant apparut sur le mur faisant face au Premier ministre, lequel reposa son negroni sur la table basse du salon.

— Oh, la barbe ! C’est cette enflure de Linocenti. Que peut-il bien me vouloir à 20 h 45 ?

Le pouce levé et l’index sur la tempe, sa femme mime un suicide par balle, prend son verre et part se réfugier dans la cuisine. Joirin décroche et prend un ton courtois et détaché :

— Oui Antonio, bonsoir.
— Bonsoir, Bertrand, désolé pour l’heure. J’espère que je ne te dérange pas.

Joirin s’apprête à mentir dès la deuxième phrase de leur conversation :

— Du tout, je suis toujours heureux de t’entendre…

Le second mensonge vient immédiatement ensuite. Il ne fera qu’allonger la longue liste qu’on aurait pu tenir depuis qu’Antonio Linocenti et Bertrand Joirin se connaissent :

— … tu sais qu’avec ce job on n’arrête jamais. Je relisais une note aride et tu arrives au bon moment.
— Est-ce que tu es seul ? Je voudrais te parler de quelque chose qui réclame de la confidentialité. C’est pour ça que je t’appelle un peu tard et sur ta ligne directe.
— Oui, oui, vas-y, je suis seul.
— Coupe tout de même l’omnidirectionnel… je crois que c’est plus prudent.

Joirin est ravi que la téléprésence soit coupée. Cela lui permet de soupirer discrètement et de grimacer aussi souvent que l’exaspération du moment le lui commande. Une figure des deux mains fait comprendre à l’IA de l’appartement que lui seul doit recevoir la communication. Un voyageur d’un autre siècle aurait alors été époustouflé d’entendre le volume sonore des deux interlocuteurs diminuer progressivement jusqu’à ce que la conversation devienne tout à fait inaudible. Il aurait alors vu le ministre en pleine conversation déambuler dans son salon et saisir çà et là un bibelot pour s’occuper les mains. Il aurait constaté avec émerveillement, ou inquiétude, le mouvement des lèvres, le froncement des sourcils et les yeux attentifs dans un silence presque total. Un silence seulement ponctué par la musique de Miles Davis laissé en fond sonore, mais ramené au volume le plus faible. L’appel dure un certain temps et, de toute évidence, le concurrent politique de Bertrand Joirin ressent le besoin de parler :

— … et donc, ne te tracasse pas pour Liberté & Prospérité, on reprend déjà des couleurs ! Vous avez fort bien joué votre coup, mais cela va vous revenir en pleine figure, comme un boomerang ! Je ne sais pas comment vous êtes parvenus à mystifier l’électorat en faisant miroiter la semaine de 25 h. Honnêtement ! Vous savez bien que c’est impossible à financer et que nous avons le plus grand mal à limiter le déficit depuis que nous sommes passés à la semaine de 28 h ! D’ailleurs, si on…
— Antonio, ce serait un vrai plaisir que de pouvoir poursuivre cette discussion, mais je suis fort occupé. Pourquoi ne pas demander à Victor, mon secrétaire de cabinet, d’arranger un lunch pour en parler un autre jour ?

L’ancien Premier ministre se ressaisit subitement et on entend un peu de désarroi dans sa voix :

« Désolé… je me suis un peu égaré Bertrand… J’ai du mal à digérer la défaite, mais ça, c’est mon problème. Je ne vais plus te prendre beaucoup de temps. Le fait est que tu as repris le poste que j’ai occupé pendant cinq ans et on va s’en tenir à ça. Retiens que ce que je fais pour toi aujourd’hui, tu le feras un jour pour ton successeur. C’est absolument nécessaire et cela a toujours été ainsi. »

Ce soudain changement de ton pique la curiosité de Joirin. Chose inattendue, il en vient à soupçonner Linocenti de l’appeler pour une vraie raison :

« Vas-y, je t’écoute. »

— Nous sommes tous deux juristes et ça va donc faciliter les choses. Bertrand, tu te souviens que dans notre cours d’histoire du droit nous avons eu une introduction à ce qu’on appelle le droit des sociétés…
— Moui… Enfin, plus ou moins… c’est loin tout ça… mais, euh, l’idée c’est qu’autrefois une personne ou un groupement de personnes pouvaient s’associer pour créer une activité économique indépendante de l’État. Si des gens avaient une idée, ils pouvaient la mettre en pratique sans devoir passer devant un Comité Sectoriel pour l’Évaluation des Initiatives Personnelles. S’ils généraient de l’argent avec cette activité alors ils étaient autorisés à en garder une bonne partie pour eux… C’est bien ça ?
— Oui, c’est ça. Enfin, disons que tu n’es pas très loin de la vérité même si tout ça paraît quand même un peu rouillé.

Bertrand malaxe une balle antistress qui s’illumine d’autant plus fort qu’elle est pressée et, pour l’instant, tout le salon clignote. C’est qu’il a sa fierté et n’aime pas trop être pris en défaut, même quand ça compte pour du beurre.

— Ça fait tout de même trente ans et on ne retient que ce qu’on utilise…
— Oui, oui, ce n’est pas le problème. Tu te souviens aussi peut-être qu’il y avait des sociétés de toutes tailles, certaines très petites et rassemblant seulement quelques personnes voire une seule. D’autres étaient immenses, leurs profits gigantesques et, parfois, les nombreux propriétaires ne se connaissaient même pas entre eux. Ils utilisaient des bourses d’échange pour acheter et vendre leurs titres de propriété dans telle ou telle société. Un peu comme certains passionnés de plantes aujourd’hui se retrouvent pour échanger leurs créations ou des variétés inhabituelles. Tu vois l’idée ?
— C’est clair que tout ça mériterait d’être revu, mais dis-moi où tu veux en venir parce que je suis un peu dans le brouillard, là. Ça doit faire deux cents ans que l’État a nationalisé les entreprises privées, n’est-ce pas ?
— C’est de ça dont on doit discuter, mais d’abord un préambule : tu ne trouveras écrit nulle part ce que je vais te raconter donc ne cherche pas à vérifier. Cette information est un secret d’État si énorme qu’il se protège lui-même. Sans la moindre difficulté. Sa divulgation te ferait passer au mieux pour un complotiste débilitant, au pire pour un cas relevant de la médecine psychiatrique. Ça, plus d’autres conséquences que nous préférons tous éviter… Du coup, je m’acquitte de ma mission, mais n’attends aucun soutien de ma part. Compris ?

Son interlocuteur lui répond par le silence et Linocenti enfonce le clou afin que ne subsiste aucune ambiguïté

« Il ne doit faire aucun doute pour toi que je hurlerais avec les loups si tu partais en vrille. »

Bertrand Joirin est partagé entre agacement et désir d’en savoir davantage. Portant les yeux sur son verre, il constate avec dépit que tous les glaçons ont fondu, diminuant d’autant le degré d’alcool de son cocktail. Pendant ce temps-là, Linocenti peine à trouver les bons mots. Non seulement la chose est compliquée, mais il sait Joirin porté sur la défensive et d’un naturel assez suspicieux. Il s’agit d’être clair et concis afin de ne pas ajouter de la confusion au chaos inévitable qu’il s’apprête à causer. Après une pause un peu trop longue, il reprend en tâchant de ne pas se prendre les pieds dans le tapis.

— Et donc, pour répondre à ta question… Effectivement, une révolution copernicienne s’est opérée il y a des lustres. Seulement voilà Bertrand, c’est en fait l’inverse qui s’est produit : c’est une entreprise privée qui a fait main basse sur l’État.

Linocenti s’interrompt à nouveau, guettant avec appréhension les prémices d’une vive contestation. Le silence lui répond et il poursuit donc :

« Ça s’est produit progressivement, insidieusement même, et un jour on y était sans avoir vraiment compris ce qui s’était passé. En bref, la tour-nation est une propriété privée. Ce n’est pas, comme tu l’as appris à l’école et comme tu l’as sans doute enseigné à tes enfants, le bien commun de ses habitants. »

— …
— Je sais à quel point tout ceci peut sembler dérangeant, sinon absurde. Pourtant, tu vas digérer ça comme je l’ai fait avant toi. Et puis rapidement de préférence. Ce dont je dois t’avertir ce soir c’est que le propriétaire de la tour va t’appeler. D’ici peu normalement, mais je ne peux te dire quand exactement. Quoi qu’il en soit, il te faudra prendre l’appel en direct. Ne cherche pas à te cacher derrière ton agenda, ça te desservirait.
— …

N’entendant plus rien depuis un moment, Emma tente une timide réapparition dans le salon et reste interdite devant la figure de son mari. Bien que ce dernier se sache totalement isolé sur le plan acoustique, il lui fait quelques gestes pour la renvoyer d’où elle vient. C’est fait avec le sourire et l’intention de paraître confiant, mais ses mouvements trahissent une certaine irritation qu’Emma ne manque pas de percevoir. Lui, de son côté, ne voudrait même pas prendre le risque qu’elle puisse lire sur ses lèvres. Quant à Antonio Linocenti, il voit que le scénario qu’il redoutait est en train de se dérouler et tente une timide approche de conciliation.

— Tu es toujours en ligne Bertrand ? Je ne t’entends plus.
— Il va falloir que tu t’expliques un peu mieux. D’abord, c’est qui ton bonhomme ? Il vit à quel étage ?
— Je regrette… j’ai l’interdiction formelle de donner plus de détails et, en réalité, je n’en connais pas tellement. Tu verras que c’est un sujet où l’opacité est de mise.
— Mmmh, je te remercie pour ton appel, mais je propose qu’on s’arrête ici pour aujourd’hui. Passe une bonne soirée Antonio.

Joirin met fin à la conversation sans même attendre une réponse. Il fulmine, persuadé d’avoir été roulé de manière fort peu orthodoxe. Quel genre d’ordures peut recourir à de telles méthodes pour le déstabiliser lui et son parti ? Liberté & Prospérité… Mensonges & Hallucinations, oui ! Soudain, il se remémore la réplique d’un vieux film projeté par son club cinéphile lorsqu’il était encore à l’université : « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît ». Ça a au moins le mérite de le faire rire intérieurement… ils sont gonflés tout de même.

— Emma, tu ne devineras jamais ce que cet idiot de Linocenti m’a sorti…

Elle émerge de la chambre, son verre vide à la main. Même les glaçons y sont passés.

— Qu’est-ce qu’il voulait cette fois ?

Bertrand Joirin ouvre la bouche et la referme aussitôt. Un doute l’étreint… ces âneries pourraient-elles être vraies ? Peut-être a-t-il trop à perdre pour se confier, même auprès de son épouse… Le risque est faible tant l’histoire est improbable, mais un peu de prudence ne coûte rien…

— Alors ?
— Alors… Alors, lui aussi a tenté de me tordre le bras sur le projet de loi mobilité. Il m’a prévenu qu’il n’hésiterait pas à sortir dans la presse pour alerter, je cite : « tout ce qu’il y a au-dessus de l’étage 1000 » de ce qui leur pend au nez.

Elle lève les yeux au plafond, mais est en réalité franchement amusée.

« Ah oui, je vois ce que ça pourrait donner : “Au secours, les pauvres arrivent” dans tous les couloirs chics, déroulant H24 sur les afficheurs muraux de la presse à sensation. La classe, vraiment ! On cherche ce parti en regardant au sol et on est toujours surpris de l’y trouver un étage plus bas. »

Après un instant de réflexion, elle ajoute : « Si ça se présente alors il nous faudra gagner la bataille des chiffres. Préparons-nous ! »

Le Premier ministre est désormais aux abonnés absents. Il finit distraitement son verre et, songeur, répond sans grande conviction :

— Préparons-nous, oui… Préparons-nous…

Dans sa bouche, ce n’était qu’une formule. L’histoire montre qu’il ne se prépara pas.

4

La mort de l’Indien

La moue boudeuse, accoudée à son petit bureau, faisant face à la fenêtre, Laura est pensive. Elle jette un regard las, désabusé, sur la terre qui pourtant s’offre à elle dans toute sa splendeur. La journée est belle, le ciel d’un azur insolent et l’air est si sec qu’on y voit à des dizaines de kilomètres. C’est à croire que l’anticyclone qui s’est formé sur la côte il y a dix jours y a élu domicile pour toujours. Qu’à jamais le ciel maussade et la pluie ont déserté les vastes étendues verdoyantes qui s’étalent devant elle.

Loin de se laisser aller à la contemplation des paysages auxquels son appartement des hauts étages lui donne accès, elle broie du noir. Toutes ses pensées négatives forment une vilaine pelote de nœuds, compacte et récalcitrante, ne laissant filtrer aucune lumière, aucun optimisme. Alors qu’elle doit finaliser la préparation de son examen du lendemain, de longues minutes s’échappent. Aussi précieuses que le sang d’un accidenté gisant sur le trottoir, leur perte est irrémédiable. C’est d’ailleurs cette vue choquante qui mit le point final à sa vaine tentative de sauver la situation en réduisant à néant le peu de concentration dont elle était encore capable. Prendre ainsi conscience de ce qu’est la mort véritable et voir la vie s’écouler lentement de ce corps disloqué et gémissant lui donna le vertige et lui inspira une horreur totale. Pourquoi ce pauvre homme s’est-il donné la mort ? Est-ce que des problèmes d’argent, aussi graves soient-ils, peuvent justifier un acte aussi définitif ? Le film le montrait vivant un instant plus tôt, rongé de désespoir, la tête entre les mains et sa vie rejoint à présent les ordures qui s’amoncellent devant cette grille d’égout sale et déprimante. Quelle misère…

Pauvre jeune fille au cœur sensible. Un manuel d’histoire devrait-il contenir de telles vidéos ? Qu’est-ce que la défenestration d’un riche inconnu apporte à la description du krach financier de 2045 ? Visionner les errements et le désespoir des vivants d’autrefois, ajoute-t-il au bonheur de ceux d’aujourd’hui ? À seize ans, on est comme une écrevisse venant d’opérer sa dernière mue. Épuisée de l’immense effort intimé par la vie elle-même, elle reste prostrée, molle, et à la portée de ses prédateurs comme de ses congénères. Si elle n’est pas bientôt déchiquetée, éventrée par les aléas du destin, dévorée par ses frères et sœurs, peut-être deviendra-t-elle alors dure, belle et bien armée pour la vie qui l’attend. La lumière ondulant dans l’eau cristalline se reflétera alors sur ses pinces neuves, brillantes et aiguisées. Sa solide carapace bleutée dira à chacun qu’elle est désormais membre de plein droit de la rivière et prête à en découdre avec quiconque le lui conteste.

En attendant, Laura doit réussir cette épreuve et cela implique une souffrance mentale quasiment insoutenable depuis des semaines. Il y a longtemps déjà que le recours aux dispositifs de stockage mémoriel est strictement défendu pour remplir son Devoir de Piété.

Parce que, comme le disait ce vieux barbu dont elle ne se rappelle plus le nom : « celui qui ne connaît pas l’Histoire est condamné à la revivre », la Rectitude Écologique a voulu que toutes ces choses rentrent dans la tête des jeunes en suivant la vieille méthode. Depuis lors, chacun reçoit à la naissance le devoir de comprendre et de se souvenir afin que plus jamais le peuple ne redevienne le jouet innocent de dirigeants vicieux excités à l’idée de reproduire les tragédies du passé. C’était ça le calcul.

Partant de là, cet apprentissage doit se faire dans la douleur, CQFD… et tous les moyens sont bons pour marquer les esprits. Rappelant les accouchements d’autrefois, le Devoir de Piété marque non seulement l’âme, mais également le corps. Souffrir en mémorisant les souffrances passées de l’humanité, c’est en quelque sorte partager cette souffrance. Plus encore, c’est agir en récipiendaire légitime d’un pesant héritage, à la fois troublé et tumultueux. Voilà ce que pensent ceux à l’origine des pensées négatives de la jeune fille. Hélas, tout ne s’est pas passé comme prévu, car si souffrances il y a eu, la mémorisation, quant à elle, n’a pas très bien fonctionné.

Demain, la première session aura lieu. Méticuleusement organisée, elle aura la sérénité et la solennité d’une messe catholique de naguère. L’unité de Laura, douze garçons et filles de son bloc d’étage se présenteront au bureau de la Quadrature dans l’angle nord-nord de la tour. Fébriles, les jeunes gens seront accueillis par le Maire d’étage. Il leur servira un discours chargé de vérités, mais dont la valeur édificatrice sera tristement amoindrie par son ton compassé et son attitude scolaire, endormant la cohorte d’adolescents. Il leur rappellera toutefois la chance qu’ils ont de vivre ici et maintenant. Ce que l’humanité perdit et gagna au fil des siècles. Ce qui fut retenu dans la douleur et parfois au prix de l’agonie. En somme, ce qui ne peut en aucun cas être oublié. Son petit numéro terminé, il retournera à ses affaires sous les applaudissements polis de ses adjoints et les choses se corseront alors pour les candidats du jour.