Radha - Tome 1 - Nadjib Nini - E-Book

Radha - Tome 1 E-Book

Nadjib Nini

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Beschreibung

Radha est une trilogie qui suit le parcours d’un homme à travers trois phases de sa vie : l’adolescence, l’âge adulte et la maturité, ainsi que sa rencontre avec trois femmes qui transformeront son existence à jamais. Le premier tome de cette série, intitulé La rose, dépeint la période adolescente de sa vie, marquée par l’aventure avec son premier amour. C’est un moment empreint de beauté et d’innocence, où règnent la douceur et la pureté des premiers émois. La rose symbolise la jeunesse, la passion et l’espoir. Leur histoire est celle des premiers frissons, des regards échangés avec timidité et des rires partagés sous le soleil couchant. Cependant, comme toute rose, cette relation est fragile.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Pour Nadjib Nini, l’adolescence est l’âge de toutes les découvertes. Ce champ des possibles a piqué à vif son intérêt, lui donnant la possibilité d’écrire sa propre fiction. "Radha – Tome I – La rose" est son premier roman publié.

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Nadjib Nini

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Radha

Tome I

La rose

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Nadjib Nini

ISBN : 979-10-422-3206-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre I

Réminiscences et premiers émois

 

 

 

Il était assis au bord de l’avancée rocheuse surplombant le vide que les habitants de cette ville millénaire, perchée majestueusement tel un nid d’aigle au sommet du rocher taillé par 2500 ans d’histoire, nommaient le Pas du Diable. Ce surnom, empreint d’une aura maléfique, était le fruit des superstitions associées aux nombreux malheureux qui y avaient mis fin à leurs jours. Accablés par le poids de la désespérance et devant l’incapacité de donner un sens à l’absurdité des souffrances que la vie leur infligeait, ils ont fini par se laisser emporter par le renoncement et se précipiter du haut de cette falaise, sculptée au fil des siècles par les vents puissants qui la balayent toute l’année.

Pour mettre un terme à cette tragédie, les autorités locales ont décidé de limiter l’accès à cet endroit. Il a pu s’y rendre à la fin de la journée, après que le garde en charge de cette mesure ait terminé son service. Il était environ dix-sept heures lorsqu’il a garé sa voiture aux pieds des escaliers menant à l’imposant monument commémoratif érigé à la mémoire des habitants de la ville tombés au champ d’honneur lors de la Première Guerre mondiale. Ce monument majestueux se dresse sur un plateau rocailleux dont le Pas du Diable n’est qu’une simple excroissance.

Il franchit les arches majestueuses de l’édifice, dévala une dizaine de marches en pierres de taille, puis il emprunta un petit sentier bordé de broussailles qui le conduisit jusqu’à la herse anti-intrusion empêchant l’accès à cette éminence rocheuse. Il l’enjamba sans grande difficulté et se retrouva de plain-pied sur ce promontoire qui s’extirpait de la paroi rocheuse tel un plongeoir se penchant audacieusement au-dessus du précipice. De là, il ne put se retenir de s’émerveiller du panorama à couper le souffle de la vieille ville qui s’étirait paresseusement de l’autre côté du ravin, étalant avec indolence sur le vieux rocher sa multitude de petites maisons de couleurs vives, mêlant le bleu indigo à la blancheur de la chaux. Il se pencha légèrement et put voir le cheminement sinueux de la corniche qui constituait l’entrée orientale de la ville, se dérouler au pied de la falaise.

En réalité, il s’agit bien plus que d’un simple ravin, mais de gorges profondes où coule un impétueux torrent. Son rugissement assourdissant, amplifié par l’étroitesse des parois couvrait, par la force tonitruante des millions de mètres cubes d’eau qui s’y engouffraient, le vacarme des voitures et des autobus qui se bousculaient encore au crépuscule de cette journée finissante pour aller se fondre dans l’anonymat des milliers de destins qui se croisent chaque jour dans cette vieille cité chargée d’histoire.

Il resta un long moment à balayer du regard les bâtisses centenaires qui continuaient à s’accrocher avec obstination au rocher de l’autre côté du profond abîme, se serrant frileusement les unes contre les autres pour défier l’irréparable outrage du temps. Enfin, après un dernier regard sur les toits ocre de ces maisons-musées qui s’étagent en s’empilant les unes sur les autres avec cette harmonieuse anarchie qui leur est propre, il s’assit sur le rebord de la falaise, les jambes pendantes dans le vide, c’est alors que les souvenirs commencèrent à affluer. D’abord les souvenirs les plus récents, ceux de la tragédie qui a dévasté sa vie et à laquelle aucun être humain ne devrait avoir à faire face.

« Pourquoi Dieu me punit-il ainsi ? Qu’ai-je fait de mal pour mériter une telle sanction ? »

Bien qu’il n’ait jamais montré un grand intérêt pour les questions métaphysiques, la foi ou la religion, et encore moins pour les rituels religieux qui préoccupent tant de gens, aujourd’hui, face à la tragédie qui a irrémédiablement ravagé sa vie, il se tourna vers ce Dieu réputé juste et bon auquel il n’a que rarement eu l’occasion de s’adresser. Il leva les yeux vers le ciel, peut-être dans l’espoir d’y trouver des réponses à son immense douleur. Malheureusement, tout ce qu’il vit fut seulement quelques nuages qui s’effilochaient avec une lenteur exaspérante et quelques oiseaux qui planaient paresseusement, se laissant porter par les vents, indifférents à sa souffrance. Le royaume des cieux lui était-il définitivement fermé ?

Ses yeux embués de larmes s’attachèrent à suivre le vol d’un oiseau qu’il ne parvenait pas à identifier, un pigeon ou peut-être une caille ou même un corbeau ou un perdreau ? Cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait le plus en cet instant d’extrême détresse, c’était l’insouciance de l’oiseau qui continuait à voltiger sans contraintes, libre de toute attache, sans doute plus heureux qu’il ne le sera jamais lui-même. Son regard se détacha du volettement de l’oiseau qui avait, pendant quelques instants, accaparé son attention et il se remit de nouveau à scruter le ciel, interrogeant l’impénétrable mystère de la royauté divine :

« Où êtes-vous Seigneur, pourquoi moi, qu’ai-je fait pour endurer une telle souffrance ? »

Il ferma les yeux un moment et les rouvrit. Mais le ciel était toujours aussi muet et impassible, dédaigneusement enveloppé dans son manteau azur. Les nuages continuaient à flotter paresseusement et les oiseaux continuaient à évoluer avec insouciance et indifférence. Il finit par se résigner et s’ébroua vigoureusement pour sortir de la prostration dans laquelle il était plongé et qui l’a amené à questionner le ciel sur sa douleur. Il savait au fond de lui-même qu’il n’y avait aucune réponse à attendre de l’insondable volonté divine, qu’il ne lirait aucune réponse ni dans le bleu du ciel, ni dans le cheminement des nuages, ni dans la virevolte des oiseaux. Dieu ne s’adressera pas à lui, comme il ne l’avait pas fait avant de le plonger dans le sombre abîme du désespoir.

Cette confrontation entre son appel désespéré et le silence insondable des cieux1 l’ancra dans la certitude que les voies du Seigneur lui étaient à jamais fermées. Il leva alors les bras une dernière fois vers le ciel dans une ultime supplique, dans l’espoir d’une clémence transcendantale qui pourrait atténuer cette douleur insupportable à laquelle il ne parvenait toujours pas à échapper, tel Sisyphe condamné, pour l’éternité « à faire rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet2 ».

En l’absence de toute réponse permettant d’affronter le désespoir qui le rongeait et incapable de se soustraire à la douleur insoutenable qui le tourmentait, il finit par abandonner. Cherchant la paix dans l’oubli absolu, celui dont on ne revient pas. C’est ainsi, devant l’absence de toute raison profonde de vivre et l’inutilité de la souffrance qui l’accablait, qu’il se retrouva au bord de ce précipice pour en finir une bonne fois pour toutes, comme tant de désespérés avant lui. Des malheureux qui ont perdu la foi et qui ont dû penser, comme lui, que Dieu les avait abandonnés. 3

Les yeux clos, submergé par les souvenirs dévastateurs qui semblaient avoir éteint tout espoir en lui, il frôlait le point de non-retour, prêt à se laisser emporter par le vide pour échapper à la souffrance qui le consumait. Cependant, une minuscule lueur de lucidité, enfouie au plus profond de son être, tentait désespérément de le sortir de l’abîme dans lequel il était plongé. Cet ultime instinct de survie s’efforçait tant bien que mal de détourner ses pensées vers des sentiers moins douloureux.

Il s’ébroua alors une seconde fois, rouvrit les yeux et aspira goulûment une bouffée de cet air printanier si particulier en cette saison. Un air parfumé par la multitude des senteurs vernales fleurées par la myriade de plantes qui poussent sauvagement sur les pentes escarpées du rocher. Un mélange de Bougainvillier, de Mimosa, de Narcisse et de la fameuse Galant de Nuit, cette fleur au parfum musqué rappelant le jasmin, très appréciée par les habitants de la ville pour son odeur envoûtante qui ne se révèle qu’au crépuscule, libérant ses fragrances dans l’atmosphère. Cette plante, ne dévoilant sa subtile senteur qu’à la nuit tombée lorsque ses fleurs s’épanouissent, continue d’imprégner l’atmosphère tout au long de la journée de son aura enivrante. Toutes ces émanations envoûtantes se mêlaient harmonieusement aux effluves des eucalyptus et des majestueux pins centenaires, qui bordent l’allée menant au monument aux morts.

Il se laissa absorber par la vue de la plaine qui drapait de son éclatante verdoyance le vieux rocher sur lequel se nichait cette cité millénaire, tel un joyau scintillant dans un écrin intemporel. La plaine reprenait vie avec une exubérance et une profusion de couleurs dont seule la nature détient le secret, se débarrassant du manteau neigeux qui l’avait enveloppée tout au long de l’hiver et s’abreuvant des pluies abondantes annonçant l’avènement du printemps.

La magnificence de la nature se réveillant à la vie avec sa symphonie de couleurs à la beauté incomparable était une œuvre qui dépassait même le talent des plus grands artistes. Les nuances délicates de la floraison printanière qui viennent ajouter une touche magique à ce tableau vivant, la multitude de teintes kaléidoscopiques, allant du rouge passion au violet mystérieux, en passant par le jaune éclatant et le bleu apaisant, contribua à atténuer momentanément la souffrance qui obscurcissait son esprit.

La splendeur de ce bout de plaine préservé, malgré l’avancée irrémédiable d’une urbanisation anarchique, en fait un lieu captivant qui lui a permis de sortir de son exil intérieur. Oubliant momentanément sa peine, il se demanda comment on pouvait être aussi insensible à cette beauté, comment on pouvait être aussi barbare pour détruire ce précieux don de la nature ?

La contemplation de ce qui restait de ce luxuriant bout de plaine, la profusion des teintes pastel qui l’habillaient de son manteau polychrome, éveilla en lui un souvenir précieusement gardé tout au fond de son subconscient, un souvenir imprégné d’une douceur teintée de rose, et un nom affleura à la surface de sa conscience : La rose. À cette simple évocation, son âme s’illumina d’une resplendissante lumière.

La rose. Ce terme magique le renvoya loin dans le passé, à ses premières années de lycée. C’était parmi les plus belles années de sa vie, des années d’insouciance et de découvertes. Si les années d’école primaire n’avaient laissé que peu de souvenirs, en revanche, ses premiers pas dans le cycle secondaire l’ont profondément marqué. Ces années furent véritablement les plus belles de son existence, une période charnière à la fois poignante et troublante. C’était un entre-deux marqué par un tumulte émotionnel et affectif intense, mais qui, de manière paradoxale, joua un rôle fondamental dans la construction de sa personnalité en le plaçant sur la voie de l’affirmation de soi et de la découverte de ses propres limites.

Il a vécu cette période de la vie, qui correspond à l’entrée dans la puberté et au début de l’adolescence, dans une ambivalence oscillant entre anxiété et fascination. Avec la sexualité naissante et l’éveil de la sensualité, son corps, autrefois ce compagnon familier et silencieux de l’enfance, sans devenir tout à fait étranger, s’est mis à lui parler un langage énigmatique, le poussant vers des horizons inexplorés et mystérieux, lui faisant confusément ressentir qu’il n’est plus un enfant.

Son image dans le miroir renforçait cette étrange impression. En effet, ses joues ont commencé à se couvrir d’un fin duvet et des boutons ont commencé à envahir son visage. Il sentait confusément qu’il n’était plus cet enfant aux culottes courtes qui n’avait aucune conscience de son apparence et dont les yeux maternels étaient le seul miroir. Une mère qui le lavait, le peignait et l’habillait. Même sa voix avait pris une intonation qu’il ne reconnaissait plus, à la fois rauque et gutturale qu’il trouvait désagréable.

Ces bouleversements inattendus et les émois qui les accompagnaient l’ont quelque peu déstabilisé. Pour échapper à cette métamorphose déconcertante, pour apaiser le tumulte qui venait de prendre vie en lui et qu’il ne savait comment apprivoiser, il se plongea à corps perdu dans la pratique du sport. Il se mit à faire de la natation, un sport qu’il aimait particulièrement. L’attraction qu’exerçait sur lui cette activité sportive était en rapport avec le sentiment confus qu’en plongeant dans une piscine et en brassant l’eau avec fureur, il allait pouvoir endiguer le bouillonnement de la lave déversée dans son être par ce volcan incandescent qui s’était réveillé en lui. Il pensait peut-être que l’eau viendrait à bout de ce bouillonnement et finirait par l’éteindre.

Si la pratique sportive lui avait permis de taire, jusqu’à un certain point, ou encore de détourner momentanément les nouvelles exigences de sa sexualité naissante, elle restait insuffisante, car son corps attendait d’autres réponses qu’il n’arrivait pas encore à définir clairement. Dans sa recherche de solutions pour canaliser les pulsions impérieuses qui le tourmentaient, il rejoignit la chorale du lycée, où il trouva naturellement sa place grâce à son apprentissage précoce du piano.

Mais c’était peine perdue, car si ces pratiques récréatives lui ont permis de se ressaisir, d’atténuer momentanément l’impérieux besoin qui continuait à le tenailler et à le pousser à trouver d’autres réponses aux obscures exigences qu’il ressentait confusément, il n’arrivait toujours pas à s’en détourner comme si sa personnalité était clivée. Ainsi, malgré tous les efforts déployés pour se désembourber du marécage fangeux qui forme le lit de l’affolement pulsionnel pubéral, la partie ténébreuse de sa personnalité continuait toujours à lui échapper et à le pousser irrésistiblement à se surpasser dans une quête éperdue d’un soi au devenir incertain.

Pour faire face à ce clivage et pour unifier le dédoublement de cette nouvelle image de soi aux contours encore flous, il se mit à l’écoute de ce corps mutant pour éviter de sombrer dans le gouffre de la béance dénarcissisante du morcellement. Cette ressaisie de l’amour de soi l’amena à interroger son image dans le miroir et tel Narcisse, fasciné par son reflet dans l’eau, il se mit progressivement à apprécier cette réflexion, la trouvant de moins en moins disgracieuse. Afin de parachever ce processus de réappropriation et d’unification de soi, il commença à accorder davantage d’importance à son apparence, à suivre les tendances vestimentaires en vogue et surtout à chercher à susciter l’admiration.

Si au début de sa puberté, il fuyait le regard des autres et évitait soigneusement de se retrouver seul en présence des filles à cause de l’attraction/répulsion qu’elles exerçaient sur lui, ce qui le mettait mal à l’aise, parfois gauche, voire agressif, en apprenant à se familiariser avec ce corps mutant et en acceptant les nouvelles exigences qu’il lui imposait, les filles ne le faisaient plus fuir, au contraire, il avait de plus en plus tendance à vouloir attirer leur attention. Sans vraiment le savoir, ses orientations sexuelles étaient en train de se confirmer. Peu à peu, il réalisa que l’attraction/répulsion initiale envers le sexe opposé avait évolué vers une attirance irrépressible. Cela l’amena à adopter un comportement de séducteur, agissant comme un Don Juan en herbe, plastronnant tel un coq de basse-cour chaque fois qu’une fille pointait son nez.

Derrière cette fausse assurance juvénile se dissimulait un profond malaise, car il ne parvenait toujours pas à comprendre ce qui le poussait si irrésistiblement vers l’autre sexe. Bien qu’il ait une vague idée de la sexualité, elle demeurait floue, dépourvue de contours précis. Malgré le sport et, dans une certaine mesure, la musique qui l’aidèrent jusqu’à un certain point à apprivoiser ce corps mutant, il demeurait déconcerté quant à son utilisation, cherchant désespérément à apaiser cette tension constante qui l’habitait.

 

 

 

 

 

Chapitre II

La rencontre

La rose

 

 

 

C’est dans cet état d’esprit caractéristique de l’adolescence qu’il l’aperçut pour la première fois. Il venait de rentrer dans une épicerie et en franchissant la porte, le temps sembla se figer. Elle se tenait en face de lui et tout son être irradiait d’une douce lumière. Elle était accompagnée de sa voisine. Lorsqu’elles l’entendirent entrer, elles se tournèrent vers lui. Sa voisine le salua en premier, mais il ne la vit même pas. Il était entièrement sous le charme de cette apparition céleste. Elle portait un tablier rose qui faisait ressortir le teint lumineux de sa peau nacrée. Ses cheveux auburn encadraient un visage ovale parsemé de taches de rousseur qui accentuait l’éclat de son teint diaphane. Sa bouche avec sa lèvre supérieure boudeuse était une symphonie d’un rouge cerise qui magnifiait tout ce que le péché originel pouvait signifier, mais ce sont surtout ses grands yeux d’un bleu vert océanique qui captivèrent son attention.

Il était hypnotisé par cette apparition qui avait transformé l’épicerie en un jardin d’Éden. Figé sur le seuil de la porte, la main encore sur la poignée, il était comme paralysé, incapable de rebrousser chemin ou de rentrer. Les deux filles le dévisageaient avec curiosité, perplexes face à son comportement. Sa voisine, qui le connaissait bien et qui n’était pas totalement indifférente à son charme, le houspilla gentiment pour qu’il récupère ses esprits. Elle lui lança avec une intonation réprobatrice dans la voix :

« Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que tu as perdu ta langue que tu as d’habitude si pendue. Tu ne m’as même pas entendu te saluer, et c’est normalement à toi de dire bonjour en premier. Qu’est-il arrivé à ta galanterie habituelle ? »

Cependant, il était incapable de l’entendre ou de la voir. Il avait l’impression d’être dans une autre dimension où il n’y avait qu’elle. Il ne voyait qu’elle. Elle lui souriait gentiment, la main levée avec la pomme tournée face à lui en signe d’amitié. Il n’osait toujours pas avancer, complètement désorienté par le brouillard qui semblait avoir envahi la boutique effaçant toute matérialité. Elle semblait briller telle une luciole dans l’obscurité de la nuit. Une lumière irisée irradiait de sa personne, l’emportant dans un tourbillon éthéré de couleurs éblouissantes qui accentuaient son étourdissement. Son cœur battait si fort qu’il crut un instant qu’il allait s’échapper de sa poitrine. C’est à ce moment précis qu’il comprit qu’elle venait de le lui voler pour toujours et qu’il réalisa pleinement ce que le mot aimer signifiait.

Lorsqu’il prit conscience de ce sentiment, lorsque la signification de ce qui venait de se produire prit sens dans son esprit, le brouillard dans la boutique se dissipa et un autre brouillard, intérieur celui-là, fut également dispersé par le rayonnement incandescent qui émanait de sa personne. À cet instant, il comprit pourquoi, jusqu’alors, il s’était toujours senti incomplet et il saisit l’origine du malaise persistant qu’il a toujours éprouvé depuis les prémices de son adolescence. Il fit enfin la découverte tant attendue de ce qu’il avait toujours inconsciemment recherché.

La réponse à toutes ses questions était là, devant lui, nimbée de lumière.

Le regard profond des yeux émeraude qui scrutaient son âme balaya, toutes ses incertitudes. L’émotion profonde qui venait de naître en lui le remplit d’une plénitude que seule la puissance de l’amour peut apporter. Cette révélation le ramena progressivement à lui-même et il reprit pied dans la réalité. Il ferma les yeux quelques instants et les ouvrit de nouveau. Les deux filles étaient toujours là, le regardant avec perplexité et, cette fois-ci, il entendit distinctement sa voisine lui dire :

« Alors, tu nous vois enfin, nous ne sommes quand même pas transparentes. Quelle mouche t’a piquée ? »

Il balaya la boutique du regard, l’épicier était derrière son comptoir, observant la scène sans bien comprendre ce qui se passait. Elle, toujours souriante, se tenant à droite de sa voisine. Il remarqua qu’elle portait un chemisier à carreaux roses et blancs, visible sous son tablier légèrement entrouvert et un Jean qui soulignait à merveille le galbe de ses jambes. Ses pieds, d’une petite pointure, peut-être du 36, étaient chaussés d’une paire de baskets blanches.

Une fois son inspection terminée, il leur sourit à son tour et avança un peu plus loin dans l’épicerie. Il salua le marchand avant de se tourner vers sa voisine qu’il salua également d’un grand sourire qui découvrit une denture parfaitement alignée d’un blanc éclatant :

« Bonjour, excusez-moi, mais j’ai eu comme un étourdissement en rentrant. C’est sûrement à cause du passage de la lumière éblouissante du dehors à la pénombre qui règne ici. »

Il se tourna enfin vers elle et lui fit un geste amical de la main qu’elle lui rendit poliment. Il se rendit compte qu’elle l’observait attentivement. Il portait un pull de couleur écrue avec des rayures bleues, fines et serrées, un jean indigo et une paire d’espadrilles simples, mais élégantes, assortis à son pull. Il allait sur ses vingt ans, mais en paraissait davantage. Elle constata qu’il était plutôt grand. Ses cheveux châtain clair étaient coupés en brosse, mais ce sont surtout ses yeux qui la subjuguèrent. Des yeux clairs et rieurs, d’un brun jaunâtre, des yeux de chat, pensa-t-elle que rien, semble-t-il, ne pourrait assombrir. Il avait une barbe naissante qui recouvrait ses joues et son menton, créant un contraste harmonieux avec son teint clair. Ce n’étaient pas encore les poils drus de l’adulte, mais seulement un fin duvet. Cependant, cela suffisait à lui conférer une aura indéniablement virile.

Elle se dit en son for intérieur : « celui-là doit certainement faire des ravages auprès des filles qui s’approchent trop près de lui ». Cette pensée la fit instinctivement reculer, prenant conscience de l’attraction qu’il exerçait sur elle. Cet écart imperceptible la fit trébucher sur des palettes de soda posées derrière elle. Elle faillit tomber s’il ne s’était précipité pour la retenir. En se penchant sur elle, il sentit le parfum aphrodisiaque qui se dégageait de son corps. Un mélange juvénile de citron frais et de jasmin avec en plus une note indéfinissable, douce et chaude à la fois, qui l’étourdit pour la seconde fois, mais il n’en laissa rien transparaître.

Lorsqu’il l’attira à lui pour l’empêcher de tomber, elle fut momentanément plaquée contre sa poitrine, ce qui la troubla profondément et une sensation anesthésiante l’envahie comme si, inconsciemment, elle voulait que cet instant ineffable puisse se prolonger encore plus longuement. Elle réalisa qu’il était beaucoup plus grand qu’elle et qu’il la dépassait d’une bonne tête. Elle leva son visage vers lui et ses grands yeux pers se vrillèrent sur les siens. Ces quelques secondes de proximité intime, des secondes qui lui parurent une éternité, scellèrent définitivement leur destinée. Ils l’ignoraient encore, mais cette rencontre allait irrémédiablement changer leur vie pour toujours.

Le boutiquier qui, jusque-là, observait la scène en silence, finit par sortir de son silence et les tança abruptement :

« Ça suffit les enfants, allez flirter ailleurs, c’est un lieu de travail ici ».

Ils se regardèrent désarçonnés par cette réprimande hors de propos parce qu’ils n’ont rien fait qui puisse susciter la réprobation. Aussi, éclatèrent-ils de rire, un rire franc, spontané et tellement entraînant par sa candeur et sa fraîcheur juvénile qu’il finit par venir à bout de l’attitude bougonne et réprobatrice du boutiquier. Celui-ci se détendit et finit par sourire à son tour, se laissant entraîner par l’étalage expansif et contagieux de cette innocente insouciance qui est venue égayer sa boutique habituellement si austère.

« Ah, cette jeunesse ! » soupira-t-il.

Et il ajouta à haute voix :

« Bon, ce n’est pas tout, les enfants, qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ? »

Cette interjection venait leur signifier que l’intermède était terminé et qu’il fallait revenir sur terre. Ils firent les achats pour lesquelles ils se sont retrouvés dans cette épicerie, les réglèrent et sortirent. Une fois devant la porte, il s’adressa à sa voisine :

« Tu ne me présentes pas ton amie ? »

« Oh, je suis désolée », dit-elle, « ça m’est complètement sorti de l’esprit après ce qui vient de se passer ! »

Elle fit les présentations et se rendit compte qu’ils ne se quittaient pas des yeux. Elle se dit :

« Je donnerais ma main à couper, mais entre ces deux-là, il se passe sûrement quelque chose. »

Les présentations terminées, ils se remirent en marche. Tout au long du chemin, ils ne cessèrent de plaisanter comme seuls les jeunes de cet âge savent le faire, l’âge de l’insouciance, un âge sans fard ni dissimulation, sans le fardeau du passé, ni l’angoisse de l’avenir. L’âge de la quête de soi qui ne trouve son support que dans l’autre et ne peut trouver son accomplissement que dans la recherche de son alter ego. C’est ce retour à soi à travers l’autre qui a le pouvoir de nous rendre à nous-mêmes. Et maintenant qu’il vient de trouver cet autre en qui se fondre, la pensée de se séparer d’elle à peine après l’avoir rencontrée, lui inspira une appréhension déraisonnable, comme le naufragé en plein océan qui voit un rivage au loin et qui, au lieu de s’en rapprocher, ne fait que s’en éloigner.

Il ne savait plus quoi faire pour prolonger cette rencontre, et quand elle prit congé après qu’ils soient tous les trois arrivés devant la maison de sa voisine, il saisit l’opportunité et lui demanda avec empressement s’il pouvait la raccompagner jusqu’à chez elle. Elle hésita, regarda son amie attendant d’elle un signe d’approbation, un encouragement ou peut-être même un signe de dissuasion. Après tout, elle ne le connaissait pas vraiment, et de plus, elle n’est encore jamais sortie avec un garçon auparavant.

Cette proposition la contraria parce qu’elle était tiraillée entre l’envie d’accepter et celle de refuser. Prise dans le tourbillon émotionnel que cette rencontre a suscité en elle, elle se sentit partagée entre le désir de prolonger la rencontre et une résistance naturelle qui lui a toujours permis de rester loin des garçons et des aventures sentimentales éphémères et incertaines. La carapace qu’elle s’est forgée semblait inefficace face au magnétisme irrésistible qu’il dégageait et qui l’attirait irrésistiblement. Elle ne s’était jamais sentie si vulnérable et cela l’agaçait. Elle s’apprêtait à refuser, comme seules les femmes savent le faire quoiqu’il puisse leur en coûter, lorsque son amie la prit de court et lui fit un signe d’approbation. Avant de les laisser partir, elle les regarda tour à tour et leur sourit malignement :

« Je ne sais pas ce qui vous arrive à tous les deux, j’ai dû rater quelque chose, c’est sûr. Mais bon, comme je vous aime bien. Toi, tu es ma meilleure amie et lui, mon meilleur voisin. Presque comme un frère. De ce fait, je peux lui faire confiance. Alors bon vent. Allez-vous-en et grand bien vous fasse, je dois rentrer. Ne faites pas de bêtises, gardez bien vos têtes sur vos épaules et surtout n’allez pas vous perdre en chemin. »

Il était environ quinze heures quand ils décidèrent enfin de se séparer de sa voisine qui leur fit un signe de la main et leur envoya un baiser discret avant de refermer la porte derrière elle. Ils tournèrent les talons et avant d’aller plus loin, il lui demanda :

« Tu ne m’as pas encore dit où tu habites ? »

« Oh ! Pardon, ce n’est pas très loin d’ici, à proximité de l’école paramédicale. Tu sais où ça se trouve, n’est-ce pas ? Mais j’aimerais qu’on n’y aille pas directement. Nous pourrions peut-être passer par l’hôpital, cela prendra un peu plus de temps, mais cela nous permettra de rester ensemble un peu plus longtemps. Qu’en penses-tu ?

« Pourquoi pas ? Cela me convient parfaitement. »

Le fait qu’elle ait décidé elle-même de prolonger leur rencontre le transporta d’une joie qu’il avait du mal à contenir. C’était totalement inattendu et il lui était si reconnaissant qu’il avait du mal à se retenir et de la prendre dans ses bras.

En réalité, même si elle éprouvait beaucoup de plaisir d’être à ses côtés et même si elle avait très envie de rester plus longuement avec lui, sa décision de ne pas rentrer directement chez elle par la voie habituelle était motivée par des considérations plus pragmatiques. Si elle a choisi cet itinéraire détourné, c’est parce qu’elle ne voulait pas qu’on la voie en sa compagnie, surtout pas par les jeunes de son quartier. Craignant les ragots et les commérages malsains, ayant toujours repoussé les avances dont elle était l’objet, elle avait peur que la vue d’un garçon à ses côtés puisse susciter la jalousie de ceux qu’elle a toujours pris soin d’éconduire.

Ils empruntèrent donc le chemin qui passe par l’hôpital. Ils marchaient côte à côte et de temps en temps se regardaient furtivement du coin de l’œil comme pour s’assurer que tout cela était bien réel, qu’ils étaient bien ensemble et qu’ils ne vivaient pas un simple rêve. Cette situation était totalement inédite pour eux deux. Ni l’un ni l’autre n’avait jamais eu de relation amoureuse auparavant. Jusqu’à cet instant précis, ils n’avaient jamais envisagé de s’attacher sentimentalement. Ils avaient certes des amis, mais cela s’arrêtait là, une simple amitié, rien de plus.

C’était donc une première fois pour chacun d’entre eux. Les prémices d’un amorçage affectif qui pourrait être le prélude à une relation dans laquelle ils s’engageaient spontanément, guidés par une attirance mutuelle qui dépassait le simple cadre de l’amitié. Ils le savaient, ils l’avaient ressenti dès le premier regard, c’est pourquoi ils avaient souhaité prolonger leur rencontre.

Ils continuèrent à avancer en silence, chacun essayant de démêler les émotions complexes qui les attiraient irrésistiblement l’un vers l’autre. De temps en temps leurs mains se frôlaient ce qui accentuait un peu plus leur émoi sans pour autant rompre le charme qui les unissait. Ils n’éprouvaient aucun besoin de parler, leurs corps communiquaient pour eux. Être ensemble leur suffisait. Ils se sentaient comme sur un nuage, dans une sorte d’enveloppe éthérée qui les isolait du monde extérieur. À cet instant, il n’y avait que leur propre univers, l’univers magique de l’amour naissant, de l’amour premier, celui chanté par les poètes et les troubadours. Ni l’un ni l’autre ne voulaient briser la magie de ce précieux moment par crainte de rompre l’enchantement de cet interlude hors du temps.

Emportés par le ravissement de la fusion de leurs jeunes âmes liées par les liens invisibles de l’aimance, ce sentiment « ineffaçable,inavouable et incommensurable. Cette promesse qui ouvre à l’avenir engageant dans le ‶oui originel″, primordial, qui précède tout langage, toute croyance, tout discours, immergés dans cette réceptivité exceptionnelle de l’être à deux »4, la perfection de l’entente, emportés par la scansion de leurs pas que les battements de leurs cœurs faisaient raisonner dans le bruit du silence des sentiments qui cherchaient à se dire, mais qui n’osaient pas. Ils ne se rendirent pas compte qu’ils marchaient au beau milieu de la route et que derrière eux s’étirait une interminable file de voitures avec leurs propriétaires vociférant et klaxonnant à tout rompre pour qu’ils dégagent la voie.

Prenant conscience de la gêne qu’ils avaient causée, ils se précipitèrent vers le trottoir en s’excusant. C’est à ce moment-là qu’ils réalisèrent, presque sans s’en rendre compte, qu’ils étaient arrivés devant l’hôpital. Ils restèrent immobiles un bref instant pour reprendre leurs esprits. Elle consulta rapidement sa montre et réalisa qu’elle avait largement dépassé l’heure à laquelle elle devait rentrer à la maison.

« Il faut que je rentre maintenant, lui dit-elle. Je suis en retard et ma grand-mère va sûrement me gronder. »

Il réalisa alors qu’ils ont marché presque deux heures sans rien dire. Lorsqu’elle évoqua sa grand-mère, il prit conscience qu’il ne connaissait rien d’elle et lui répondit :

« OK. On y va, mais il faut que je te revoie. Je veux te connaître un peu plus que ça. Je veux tout savoir de toi ».

Elle sourit et lui répondit :

« Es-tu certain de vouloir tout savoir de moi ? Il y a probablement des choses que tu n’apprécieras pas. »

Il lui prit alors son autre main, la regarda droit dans les yeux et lui dit :

« Mais j’aime déjà tout en toi. Je t’aime déjà si fort… »

Sans lui laisser le temps de se ressaisir et digérer l’aveu qu’il venait de lui faire spontanément, il lâcha une de ses mains et l’entraîna en courant lui tenant toujours l’autre main. Ils coururent sans s’arrêter jusqu’à l’école paramédicale. Là, elle l’arrêta et voulut retirer sa main, mais il refusa de la lâcher. Elle lui dit alors :

« C’est ici que nous nous séparons. Tu ne peux pas aller plus loin avec moi. »

« Entendu, mais je ne te laisserai pas partir sans que tu me dises quand je pourrai te revoir. »

Elle réfléchit un moment et répondit :

« Jeudi pourrait être parfait. Tu peux venir m’attendre, je termine à midi et comme je n’ai pas cours l’après-midi, nous aurons tout le temps pour faire plus ample connaissance. »

« Ça me va. À jeudi alors. »

Il lâcha alors sa main et la laissa partir. Elle dévala la légère pente qui mène à son domicile situé deux cents mètres plus bas dans une ruelle parallèle. Il était fasciné par la grâce de sa silhouette élancée. En l’observant de loin, elle semblait plus grande. Il n’avait aucune idée de sa taille exacte, mais lorsqu’elle était près de lui, il a remarqué qu’il la dépassait d’une bonne tête. Étant lui-même plutôt grand, il en déduisit qu’elle devait mesurer au moins un mètre soixante-dix, ce qui était une taille appréciable pour son âge.

Sa démarche féline était légère et aérienne. Sa chevelure formait comme un casque de feu qui flamboyait sous l’effet des rayons du soleil couchant. Des mèches virevoltaient au gré d’une légère brise qui les faisait frémir et qui les attisait comme des flammèches projetées hors d’un foyer incandescent. Son pas pressé n’altérait en rien la grâce de ses mouvements ni l’harmonie altière de ses formes.

Il était captivé par la vision de sa silhouette élancée. Il la trouvait belle à couper le souffle et il n’arrivait toujours pas à croire la chance extraordinaire qui venait de s’offrir à lui, une chance inouïe qui lui a ouvert les portes d’un univers dont il ne soupçonnait même pas l’existence.

Elle était presque arrivée à l’angle de la rue menant à la maison de sa grand-mère quand elle s’immobilisa subitement et se retourna. De l’autre côté du trottoir, deux garçons n’avaient pas cessé de la dévorer des yeux depuis qu’ils l’avaient vue descendre la rue. Voyant sa réaction, il supposa que c’était probablement en rapport avec eux. Peut-être avaient-ils proféré des paroles déplacées à son égard. Et, comme le preux chevalier qui vole au secours de sa dame pour défendre son honneur bafoué, il se précipita vers eux, déterminé à en découdre, sans même prendre le temps de réfléchir.

Elle le vit débouler comme un taureau et comprit en une fraction de seconde la méprise qui venait de se produire et les fâcheuses conséquences qui pouvaient en découler. Elle courut alors vers lui et l’arrêta net dans son élan.

« Qu’est-ce qui passe ? Est-ce que ces deux garçons t’ont adressé des paroles déplacées ou t’ont-ils fait quelque chose ? »

« Mais non idiot, il ne s’est rien passé avec eux, ils ne m’ont absolument rien fait. »

« Alors pourquoi t’es-tu arrêtée aussi brusquement ? »

« C’est à cause de toi », lui répondit-elle, « depuis que nous nous sommes séparés, j’ai eu la sensation que tu n’as pas arrêté de me regarder, que ton regard ne me quittait pas un seul instant. Je pouvais le sentir, le deviner. Je me suis arrêté pour confirmer cette impression, et je constate que je ne me suis pas trompée. Ce n’est pas que cela me déplaise, non, pas du tout. Alors, sans vouloir t’offenser, je te demande gentiment d’arrêter de me détailler sous toutes les coutures. »

Se rendant compte que ses propos pourraient être mal interprétés, et, pour dissiper tout malentendu, elle fit un geste totalement surprenant, allant à l’encontre d’une des règles qu’elle s’est toujours strictement imposées : ne jamais « s’afficher » avec un garçon ni montrer ses sentiments. Elle se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue. Les deux jeunes qui continuaient à les regarder avec curiosité et qui n’avaient pas perdu une miette de la scène, ne comprenant rien à ce qui se passait, croyant qu’il s’agissait d’une querelle d’amoureux, furent aussi surpris que lui par la tendresse de son geste et se mirent à applaudir pensant qu’ils venaient de se réconcilier. Elle leur fit un signe amical de la main et se tourna vers lui :

« L’incident est clos n’est-ce pas ? Désolé pour le malentendu. À jeudi donc, comme convenu ».

Ils se séparèrent sur cette promesse qui n’est plus le fruit du hasard, mais un choix délibéré et un engagement mutuel. Ils viennent de décider d’un commun accord de donner suite à cette épreuve émotionnelle intense, ce ressenti qui les a élevés, transfigurés, à cette expérience qui les a transcendés et qui était beaucoup plus qu’une banale rencontre sans lendemain. Ce qu’ils venaient de vivre en l’espace de quelques heures était si intense et si excessif qu’ils avaient le sentiment de ne plus pouvoir se dissocier l’un de l’autre, de ne plus pouvoir se séparer sans risquer de se perdre et de ne plus se retrouver.

C’est comme si leur rencontre était prédestinée, allumant un feu qui ne pouvait que continuer à brûler, un feu nourri par l’incandescence de leurs quêtes jusqu’à présent inabouties. Désormais, elle était le tison qui nourrissait la flamme qui brûlait en lui depuis le premier regard qu’elle lui avait jeté et il était l’étincelle qui avait allumé le brasier qui la consumait. Ils ne pouvaient plus dissocier leurs deux destinées et ils sentaient confusément que s’ils ne se revoyaient pas, ils risquaient de s’éteindre, comme pouvait s’éteindre un foyer qui n’était plus alimenté. Cet amour naissant, intense et brûlant, cet amour adolescent n’avait rien de comparable. C’est l’amour matriciel, l’amour originel, l’amour de tous les amours. C’est la naissance de soi, dans le regard de l’autre, c’est la naissance à soi dans l’autre. C’est cet instant d’éblouissement qui nous fait prendre conscience que l’on ne peut être pleinement soi que dans le désir de l’autre.

Jusqu’à ce jour, aucune fille n’avait réussi à allumer en lui cette impulsion à aimer, cette avidité brûlante et cette soif d’un autre en qui se fondre. Il a toujours vécu dans l’insouciance du moment présent, de l’indépendance qui ne souffrait aucune attache. Il se suffisait à lui-même ne dépendait de personne et ne ressentait aucun besoin d’établir une relation amoureuse durable, même s’il aimait plaire et sortir avec des filles. Mais il avait fallu qu’il rentre dans cette épicerie et qu’il la voie. Il avait suffi d’un regard, il avait suffi qu’elle plonge ses grands yeux verts dans les siens pour qu’il se perde à jamais en elle. Son regard empreint d’une innocence juvénile l’a à jamais pétrifié, comme le regard de Méduse qui transforme en pierre tous ceux qui s’aventurent à le croiser. Ses yeux, qui semblaient sonder son âme, l’ont figé, enchaîné à elle, le transformant non pas en pierre, mais en esclave. Un esclave éperdu d’amour, noyé dans la couleur océane de ses yeux pleins de promesses et d’alanguissement.

 

 

 

 

 

Chapitre III

Éclats de cœur

La révélation amoureuse

 

 

 

Emporté par le maelstrom des émotions qui se bousculaient dans sa tête, il ne réalisa même pas qu’il était déjà arrivé chez lui. Il sortit de sa poche la clé de la porte d’entrée, l’ouvrit et se retrouva dans le hall où il fut immédiatement enveloppé par l’odeur savoureuse des petits fours que sa mère préparait invariablement en fin de journée et dont elle était la seule à en détenir le secret. Il se déchaussa, rangea soigneusement ses chaussures dans un meuble réservé à cet effet, enfila une paire de mules et se précipita dans la cuisine où sa mère était encore affairée, lavant la vaisselle qui lui a servi à préparer les petits fours dont il raffolait. Sans réfléchir, il la prit dans ses bras et se mit à tournoyer avec elle en fredonnant un air gai et entraînant, la laissant complètement stupéfaite.

Elle était étonnée, jamais elle ne l’avait vu dans un tel état auparavant. Elle était plus intriguée qu’inquiète. Après cette brève parenthèse d’alacrité, il la déposa et sans lui laisser le temps de poser des questions, il courut s’enfermer dans sa chambre. Il tenait à être seul, il voulait s’isoler pour savourer les émotions exaltantes qui l’avaient transporté tout au long de cette après-midi. Il voulait les explorer encore et encore, les boire jusqu’à satiété, s’en enivrer.

Il s’étendit sur son lit et resta un moment, rêveur à regarder par la fenêtre ouverte. C’était une belle journée printanière, l’air était doux et chargé de senteurs. Les derniers rayons de soleil embrasaient le ciel dans une ultime protestation face à un crépuscule envahissant. L’astre majestueux de splendeur s’éteignait petit à petit dans une profusion de couleurs où le rouge, l’orangé et le jaune essayaient vainement de le prolonger dans un éparpillement désordonné, embrasant le ciel crépusculaire de leurs nuances délicates.

Un pigeon vint se poser sur le rebord de la fenêtre. Il scruta attentivement le ciel, semblant inquiet, peut-être à la recherche d’un compagnon, quand un second pigeon vint le rejoindre. Il se dit que c’était certainement le compagnon qu’il attendait. Les deux pigeons restèrent un certain temps, entrecroisant leurs becs, avant de s’envoler gracieusement, faisant onduler leur plumage soyeux. Il demeura plongé dans ses rêveries à suivre les pigeons dans leur envol jusqu’à ce qu’ils disparaissent au loin dans le ciel. Il ferma alors les yeux, se laissant porter par la vague des souvenirs de cet après-midi intemporel. Il se remémora chaque instant, ravivant chaque émotion, s’en délectant. Il revoyait nettement ses grands yeux magnifiques, des yeux qui l’avaient ensorcelé dès le premier regard. Il revoyait son visage aux traits fins et délicats, s’arrêtant sur chaque détail, sur la diaphanéité de son teint éclatant, le grain délicat de sa peau, la sensualité de sa bouche, son corps délié, mince et fin, aux confins de l’innocence de l’enfance et à l’orée des exigences d’une troublante féminité naissante. Elle avait à peine dix-huit ans, mais la femme en elle était en train d’éclore comme un papillon émergeant de sa chrysalide. Elle était déjà « femme », mais une femme inachevée, encore imprégnée d’une fraîcheur candide et virginale, mystérieusement fascinante.

Alors qu’il était toujours plongé dans ses pensées, il entendit frapper à la porte et la voix de sa sœur qui disait :

« Tu es toujours vivant. On ne t’a pas entendu depuis un moment toi qui d’habitude n’arrêtes pas de bouger et de nous casser les oreilles avec ta musique barbare ? »

Il se leva et lui ouvrit la porte, elle portait un plateau avec une assiette remplie de petits fours et un grand verre de chocolat fumant. Elle le regarda en fronçant les sourcils et ajouta :

« Depuis quand fermes-tu ta porte à clé ? Qu’est-ce que tu mijotes ? Qu’essayes-tu de nous cacher ? Maman m’a raconté ce qui s’est passé tout à l’heure. Il paraît que tu l’as bousculée, enfin je veux dire que tu l’as un peu déstabilisée. Tu peux me dire ce qui se passe ? »

Elle entra, posa le plateau sur le bureau et se tourna vers lui :

« Alors, raconte. »

Elle s’assit sur un petit fauteuil à côté de son lit et continua à le dévisager.