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"Résistance" s’imprègne d’un futur dystopique en 2037, où un petit groupe d’individus se retrouve confronté au chaos sécuritaire. Leur parcours est rythmé par des situations variées entre violence, humour, amour et mystère, alors qu’ils font face à une machination obscure. Situé principalement en Alsace, ce récit allie aventures palpitantes et réflexions sur les dérives d’une société qui abandonne sa classe moyenne à la précarité, sans jamais sombrer dans le pessimisme ni la moralisation.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pèlerin sur le chemin tortueux et escarpé de la connaissance,
Joël Cambre, tel un samouraï des temps modernes, brandit sa plume afin de partager le fruit de ses imaginations et de ses perceptions du monde. Il est l’auteur de "Toujours le Plus ! - De Gaulle et le 507e régiment de chars de combat (1937-1939)" qui a été publié aux éditions Nuvis.
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Joël Cambre
Résistance
Roman
© Lys Bleu Éditions – Joël Cambre
ISBN : 979-10-422-3012-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je dédie ce livre à ma chère épouse,
Marie-Paule, qui a eu la patience
de me supporter pendant son écriture,
et à mes chers grands enfants,
Aurore et Philippe.
La terre se couvre d’une nouvelle race d’hommes à la fois instruits et analphabètes, maîtrisant les ordinateurs et ne comprenant plus rien aux âmes, oubliant même ce qu’un tel mot a pu jadis désigner. Quand quelque chose de la vie les atteint malgré tout – un deuil ou une rupture –, ces gens sont plus démunis que des nouveau-nés.
Christian Bobin
Strasbourg, quai Charles Frey qui borde le canal de l’Ill. C’est un début de printemps aux températures douces. Un bateau promenade bondé de touristes passe lentement, ses vitres décomposant joliment la lumière. Sur le pont Saint-Nicolas, quelques curieux s’accoudent à la rambarde, les yeux levés vers l’église du même nom, tandis que d’autres sur les quais déambulent sur un sol dallé tavelé de soleil. En bordure de l’eau, des couples d’amoureux sont assis, se découvrant délicieusement l’un l’autre, à coups de regards, de mots, de silences et de baisers furtifs. Le temps est suspendu. Pas tout à fait… Transportons-nous dans les locaux de Sciences Po Strasbourg, à 100 mètres de là. Le calendrier électronique mural d’une des salles de cours affiche 14 heures, le lundi 13 avril 2037. Charles Guttmann, docteur en géopolitique et relations internationales, silhouette élancée, cinquantaine débutante et chevelure abondante, sourit devant son petit groupe d’étudiants. Ils sont une dizaine, garçons et filles, à discuter entre eux, tablette informatique posée sur la table. Le doigt pointé vers le haut, comme à son habitude, l’enseignant invite à faire silence. Puis, se parlant à lui-même à haute voix, « on étouffe ici ! Mon collègue et fort frileux ami, Pierre Rouvre, aura fermé les fenêtres… » Quelques sourires alentour. Le professeur a un côté facétieux bien connu des élèves. L’un d’entre eux se lève et ouvre la baie du fond.
« Nous avons commencé notre cours sur l’état des sociétés mondiales la semaine dernière. Pas besoin de prendre des notes pour l’instant – une puissante onde de satisfaction silencieuse parcourt la salle –, car je vous propose de répondre tout d’abord à vos questions, avant d’aller plus loin. Qui commence ? Oui, Sylvie…
— Monsieur, on est en 2037 et ce qui me frappe dans notre société, c’est le nombre élevé de laissés-pour-compte vivotant comme ils peuvent, parfois aux crochets de l’État ! Ils sont beaucoup plus nombreux qu’autrefois, pourquoi ?
— Ah, voilà un point intéressant et fort peu glorieux pour notre monde, qui demande un petit retour en arrière. Les crises du début des années vingt, avec les pénuries et l’inflation qui en ont découlé, ont montré à tous les limites de l’hyper dépendance à des productions extérieures, venues de Chine ou d’ailleurs. Mais surtout, la hausse considérable des prix de l’énergie a perduré, et s’est même accentuée ! Conséquence, le coût des transports est devenu trop onéreux pour importer depuis l’autre côté de la terre, ce qui a provoqué une vague de relocalisations des industries en tous genres. Elles étaient certes nécessaires, mais elles ont eu un effet pervers ! Les produits sortis de nos ateliers se sont vendus plus cher que ceux que l’on faisait venir de loin, à cause des coûts de production qui ont grimpé. La raison : l’énergie chère, le prix excessif des matières premières, notre niveau de vie plus élevé, nos lois sociales plus protectrices du moins au départ… Magalie, vous pouvez fermer la fenêtre s’il vous plaît ? Il y a trop de bruit dehors !
Je poursuis… En réponse à ces renchérissements des biens d’équipement et de consommation, les milieux économiques et les pouvoirs politiques ont exercé une pression à la baisse sur les lois du travail et les prestations sociales, pour réduire les coûts de production. De son côté, le développement inouï de l’intelligence artificielle a détruit pour l’instant davantage d’emplois qu’il n’en a créés. Résultat, le nombre de chômeurs et de jobs précaires s’est accru fortement ! Voilà les deux premiers facteurs. Oui, Magalie ?
— Quelle est la raison du renchérissement considérable du coût des études et de la santé ?
— Là, c’est la course à la rentabilité maximum, liée à ce qu’on vient d’évoquer qui a joué. C’est pourquoi l’on constate une marchandisation totale de secteurs jadis intouchables, comme la santé et l’enseignement ! Vous le voyez bien, les hôpitaux publics sont devenus des sociétés privées dépendant de grands instituts financiers. Du coup, il existe une médecine à deux niveaux, l’une pour les classes moyennes et pauvres avec les cabinets des généralistes, l’autre pour les gens aisés, organisée autour de centres médicaux hors de prix. Les salariés modestes peinent à accéder aux médecins spécialistes ou aux soins chirurgicaux. De leur côté, les études post-baccalauréat ont vu leur coût fortement monter, car nos universités et la plupart de nos grandes écoles sont désormais privatisées. L’ascenseur social est en panne, hélas, et le filet protecteur de l’État s’est rétracté un peu partout ! Je vous regarde, et je ne vois personne parmi vous qui soit issu d’une famille pauvre ! Gêne dans la salle… Vous n’y êtes pour rien, les enfants, ainsi va le monde… Vous avez déjà vécu la fin de l’argent papier, remplacé par le numérique en 2031, et ce n’est pas fini !
Tout le monde suit ? Même monsieur Nicolas ? Sourires dans la salle. Je continue en abordant un autre point, disons délicat. Nous le savons tous, en Occident, il existe une oligarchie financière composée des membres des plus grandes fortunes de la planète. Ces gens immensément riches se réunissent dans des clubs privés, officiels ou pas, pour y prendre des décisions économiques stratégiques, afin de les faire appliquer en sous-main par les pouvoirs élus, souvent avec succès. Ce n’est pas nouveau ! Ce qui l’est, c’est que l’hyper classe et le haut du panier des classes intermédiaires vivent désormais dans des quartiers réservés, entourés de clôtures anti-effraction, gardés par des vigiles armés. Mais cela ne semble plus suffire, puisque ces dernières années le continent australien est devenu le refuge des acteurs les plus puissants de la finance mondiale. C’est là que beaucoup d’entre eux ont leur base, avec un gouvernement issu directement de leurs rangs. La population qui s’installe dans le pays est soigneusement filtrée et les candidats sont nombreux. Il n’y a pas de pauvres en Australie !
— C’est là que j’irai vivre quand je serai grand ! murmure au fond de la classe Nicolas, tout sourire.
— J’aimerais que vous nous fassiez profiter de vos lumières sur le sujet… intervient monsieur Guttmann, qui a horreur des apartés parmi ses étudiants.
— Ben monsieur… Je disais juste à Nathalie que j’adore les kangourous ! Éclat de rire général, professeur compris, qui réplique :
— Nicolas… pour leur rendre visite, il va vous falloir braquer la Réserve fédérale ! » À l’autre bout de la classe, la jeune Magalie n’a rien perdu de l’échange et rit largement, main devant la bouche et poussant du coude sa voisine, après un regard en arrière.
Pas d’autres questions ? Je poursuis… Abordons la chose sous l’angle sociétal. Notre monde devenant bien plus complexe qu’auparavant, le citoyen occidental éduqué s’est peu à peu replié sur lui-même, laissant les experts et les politiques occuper le terrain. Parmi la bonne bourgeoisie surtout citadine, une classe de consommateurs hédonistes et individualistes s’est imposée comme modèle. Accaparés par leur stressante profession et leurs chers loisirs, ils soutiennent les pouvoirs en place, satisfaits qu’ils sont de leur vie confortable. Minoritaires dans la population, ils sont omniprésents dans l’élite politico-médiatique, où ils donnent le ton de ce qu’il faut penser, aimer, détester, via une sorte d’autoritarisme mou refusant le débat. Parallèlement, en bas de l’échelle sociale, de plus en plus de déclassés vivent au bord de la pauvreté, avec un revenu universel de base, qui les rend dépendants des autorités, qu’ils haïssent en secret. Ne vous y trompez pas, dans notre monde en apparence aseptisé, la violence couve ! Ce n’est pas bon tout ça ! Je termine par un phénomène de société intéressant. Dans l’espace occidental, des gens vivent en marge, dans des villages autonomes, formant des contre-sociétés implantées ici et là. Au sein de ces mondes alternatifs, l’on refuse le modèle sociétal mondialisé, accusé d’être injuste et oppressif sur un mode hypocrite, grâce à une presse aux ordres, avec exclusion sociale des récalcitrants. L’on y privilégie la solidarité, les référendums, les médecines douces, l’amour de la nature. Parmi ces gens, l’influence des spiritualités orientales comme le bouddhisme, mais aussi des nouvelles formes de christianisme est forte… Dans la région, le village le plus connu de ce type se trouve au Hohwald, dans les Vosges. »
Mais laissons le professeur Guttmann continuer son cours, car le même jour, à des milliers de kilomètres de là…
Kâli est seule dans son bureau de l’université de sciences de Ludhiana, dans la province du Pendjab, au nord de l’Inde. Brillante enseignante-chercheuse en mathématiques, elle lève le regard vers sa fenêtre, qui donne sur un magnifique parc dont les arbres arborent des feuillages colorés. Au loin, sur les allées, des enfants courent après un ballon multicolore, riant et criant de joie. C’est le moment de faire une pause, se dit-elle, se levant pour se détendre les jambes en marchant dans la pièce. C’est une jeune et séduisante Indienne de 27 ans, aux beaux yeux noirs et brillants dans un visage romantique. Elle porte un sari à dominante orange, brodé sur les revers, qui met en valeur sa longue chevelure brune et sa mince silhouette, ainsi qu’un petit rond rouge sur le front, entre ses deux yeux, le bindi. Il correspond au troisième œil de Shiva dans la tradition hindoue, et c’est très à la mode en Inde. Les poètes, de tout temps, ont composé des couplets sur les beaux bindis des belles demoiselles… Célibataire après une liaison ratée, sans enfant, elle mène une vie simple et studieuse, et voue un profond attachement à ses parents, qui vivent à New Delhi, la capitale. Ils sont hélas tous deux atteints d’une grave maladie pulmonaire chronique, ce qui l’inquiète beaucoup. Soudain, la porte de son bureau s’ouvre, et entre Ramesh Balsekar, le président de l’université, bel homme de 43 ans, très à l’aise dans son superbe costume de marque. Le monsieur lui fait une cour assidue, depuis qu’elle a demandé et obtenu par son intermédiaire l’accès au télescope de l’université. Il faut savoir que pour se reposer des mathématiques théoriques, Kâli s’est découvert un nouveau passe-temps, en ce début d’année 2037, celui d’astronome amateur.
Mais revenons à notre bellâtre qui tourne un peu en rond, tout sourire, tapote négligemment un clavier d’ordinateur éteint, puis se plante devant Kâli et lui déclare l’air compatissant :
« Alors, ma chère, on fait une pause ? On est fatiguée par les calculs ? Comme je vous comprends ! C’est si aride ! Vous savez, une belle jeune femme comme vous, ça doit avoir envie de sortir pour se changer les idées ! Tiens, j’y pense, ce soir si vous êtes libre, on pourrait tous les deux dîner en ville. Je connais un restaurant discret qui conviendrait parfaitement.
— Je vous remercie infiniment pour votre sollicitude, monsieur, vous êtes tellement sympa ! Mais que dirait votre épouse si elle l’apprenait ?
— Oh, mais elle n’en saurait rien, soyez rassurée, je suis la discrétion même !
— Ah quel soulagement, vous êtes si prévenant… Mais j’y pense, j’ai des amies qui viennent chez moi ce soir, quelle malchance !
— Ah bon ? Mais, dites-moi, la semaine passée, ce n’était pas la même chose ? Et celle d’avant aussi ? Elles squattent chez vous vos amies ? Rassurez-moi, elles ne sont pas violentes au moins ? Je pourrais, si c’est le cas, faire intervenir un bon ami de la police !
— Ce ne sera pas la peine, monsieur, c’est juste que chaque fois que vous m’invitez elles ont prévu de venir chez moi, c’est bizarre, vous ne trouvez pas ?
— Oui, c’est très bizarre, il va falloir consulter un gourou de mes connaissances pour débloquer ce sort tenace !
— Vous fréquentez les gourous, vous… ? Vous m’impressionnez… Faites attention quand même de ne pas vous retrouver tout nu sur une planche pleine de clous, un de ces jours… Éclat de rire de Ramesh qui reprend :
— Pas de risque miss Kâli, me retrouver tout nu j’aimerais bien, mais pas sur une planche, si vous voyez ce que je veux dire…
— Ah non, je ne vois pas… Les hommes sont si étonnants, si différents, je m’y perds souvent !
— Je peux vous expliquer comment sont les hommes, ce soir, au restaurant… Après quoi, nous pourrions passer à la pratique pour plus de clarté. Je suis un excellent pédagogue !
— Je n’en doute pas, mais vous oubliez mes amies, monsieur, chez moi ! Faut soigner votre mémoire, je crois qu’elle vous joue des tours !
— Ah c’est vrai, mais il faut me comprendre ! Je me sens mal, Kâli, c’est votre bindi rouge entre vos yeux qui m’ensorcelle, je n’arrive plus en m’en détacher ! Oh Krishna ! viens à mon secours, j’en rêve la nuit !
— Je vois, c’est très grave, il vous faut d’urgence consulter une désenvouteuse confirmée. J’en connais une de très efficace !
— Ah, vous m’intéressez ! Qui est-ce ? Est-elle jolie au moins ?
— Oh oui elle l’est, c’est votre épouse, je suis sûre qu’elle trouverait une solution… »
Ramesh, rigole, ravi de ce petit jeu de cache-cache avec la jeune femme, auquel il se livre régulièrement, car elle est fine mouche et ne manque pas de répartie. Il se dirige vers la porte, se retourne, prend congé d’elle sur un grand sourire accompagné d’un clin d’œil. « À bientôt belle enfant ! » Kâli s’assied à son bureau et reprend son sérieux. Ouf, il est parti ! Quel coureur de jupons ! S’il s’imagine que je vais être sa énième conquête réussie dans cette université, il se trompe ! Cela dit, il a de l’humour, n’est pas rancunier, est respectueux. Je crois qu’il s’amuse beaucoup à ce petit jeu. Bah, si c’est le prix à payer pour utiliser le télescope…
Bien que débutante en matière d’astronomie, Kâli est intéressée par la très exigeante discipline qui consiste à rechercher de nouvelles comètes ou astéroïdes. Ce n’est pas le plus facile, mais elle aime la technologie, et le côté sévère de cette exploration ne lui fait pas peur. L’accès d’une heure par semaine qu’elle a obtenu au gros télescope de deux mètres de diamètre de la faculté de sciences la ravit ! Cet engin est doté d’une caméra ccd hyper sensible, tout à fait apte à traquer ces objets célestes de très faible luminosité qu’elle recherche. Cet équipement est utilisé par une petite équipe d’astronomes professionnels qui sont installés à l’université. Pour réduire la turbulence atmosphérique et la pollution lumineuse, le télescope est implanté sur un site d’altitude situé dans la chaîne de l’Himalaya, à 170 kilomètres au nord-est de Ludhiana. Mais nul besoin d’aller dans les montagnes ! Quand elle a le droit d’accéder au système, Kâli pilote cet engin de son bureau, car après quelques essais à partir du local de ses collègues astronomes, elle en a eu plus qu’assez de leurs blagues lourdingues.
Après plusieurs semaines de recherche, le 1er mai 2037 à 19 h 23 (son heure hebdomadaire d’accès au télescope est fixée de 19 heures à 20 heures), alors qu’elle somnole devant l’écran, un bip retentit annonçant une capture. Elle sursaute et constate qu’elle a détecté un objet de très faible luminosité dans un coin reculé du ciel nocturne. Consultant la liste des objets déjà enregistrés sur la base de données mondiales, elle découvre, le cœur battant, qu’il n’y en a aucun de connu occupant cette position. J’en parle ou pas ? Après quelques hésitations, elle ne signale pas à ses collègues astronomes sa découverte, par précaution, vu son inexpérience. Notons que pour des motifs de non-rentabilité immédiate, le réseau de surveillance mondial des objets célestes de type comètes et astéroïdes a été négligé par les différents pouvoirs politiques mondiaux, ainsi que par les financements privés. Par suite, bien des secteurs du ciel ne sont plus couverts qu’épisodiquement par les télescopes officiels. Kâli, de son côté, continue l’observation en enregistrant des images de l’objet pendant quelques jours, et elle découvre que ce dernier gagne en magnitude. À la mi-mai, elle constate qu’il file selon une trajectoire qui le rapproche du soleil. Kâli en parle timidement à ses collègues astronomes durant une pause-café, mais elle a mal choisi son moment. Ils sont en mode humour avec testostérone activée devant la belle, et ils se moquent d’elle, en lui déclarant qu’elle a dû prendre une planète voire un moucheron sur le miroir du télescope pour un astéroïde… Vexée, elle n’insiste pas.
Le lendemain, elle cesse ses observations, un membre de sa famille l’ayant appelée, en lui demandant de venir d’urgence chez ses parents à New Delhi. Sans préciser pourquoi. Inquiète, elle part en vitesse, craignant une aggravation de la maladie qui les affecte. Cette dernière a été provoquée par l’inhalation de produits chimiques échappés d’une usine, qui a pollué l’atmosphère près de chez eux, l’entreprise se dégageant de toute responsabilité. Arrivée sur place, Kâli découvre la police qui occupe les lieux. Elle apprend que son père et sa mère se sont suicidés par le feu le jour même, devant la clinique qui refusait de les prendre en charge en raison de leurs ressources financières insuffisantes ! Dès la nouvelle connue aux informations, des manifestations de rue violentes se produisent aux abords de l’établissement de santé, et un peu partout dans la ville. Les gens protestent contre la logique comptable qui ruine toute humanité dans les services médicaux depuis des années. Profondément affectée et révoltée, Kâli passe une dizaine de jours dans la capitale pour gérer les obsèques avec sa famille, puis elle rentre à Ludhiana. La jeune femme a juré devant la tombe de ses parents de les venger si elle le peut, de cette classe d’affairistes sans cœur qui tient le pouvoir un peu partout dans le monde.
Fin mai, elle reprend son travail et ses observations du ciel pour oublier sa tristesse et sa colère. Ramesh a fait deux tentatives pour jouer le consolateur, mais comme il renouait bien vite avec ses velléités de séduction, elle l’a mis dehors sans ménagement. Un soir, alors qu’elle surveille le ciel sur son écran, elle constate, effarée, que l’objet va passer tout près du couple Terre Lune vers le 4 juin. Affinant fébrilement les estimations les jours suivants, elle découvre que l’astéroïde, qui est très sombre et mesure environ 3 km de diamètre, tombera dans l’océan Pacifique au large des côtes de l’Australie. Aucune nouvelle dans la presse ! Elle est la seule à savoir… Kâli, après un âpre débat de conscience, décide finalement de se taire ! Elle le fait d’autant plus qu’en activant un logiciel de calculs des dégâts, elle constate que l’impact océanique de cet objet provoquera une catastrophe limitée. Il se produira un grand tsunami qui frappera très gravement les côtes australiennes, mais très peu les autres terres émergées plus éloignées. Elle efface tous les fichiers enregistrant ses recherches récentes sur les serveurs informatiques de l’université, puis elle attend. Une part d’elle craint d’être la cause du décès de nombreuses personnes, tandis que l’autre jubile intérieurement de voir que c’est la forteresse de la finance mondiale, responsable de la mort de ses parents, qui est visée…
L’alerte générale est finalement donnée in extremis par le défaillant réseau planétaire de surveillance, le 4 juin à 2 heures du matin. En Australie, une petite partie des hauts dirigeants politiques et économiques sont évacués en pleine nuit vers l’intérieur des terres, mais beaucoup d’habitants aisés des zones côtières ne sont prévenus que trop tard, faute d’un système d’alerte des populations performant. Une heure plus tard, l’astéroïde, qui s’est divisé pour une cause inconnue, percute à 20 kilomètres/seconde avec un morceau de 2 km, un point de l’océan situé à 200 miles nautiques au large de Sydney. L’énergie développée lors de l’impact est gigantesque. Elle équivaut à cent cinquante fois la puissance de la totalité de l’arsenal nucléaire mondial. Le deuxième fragment, qui fait la moitié du premier, frappe à la même vitesse l’océan aux abords du continent Antarctique, non loin de la base McMurdo.
Réserve animalière de Moggill conservation park, à l’ouest de Brisbane, en Australie. Quatre juin 2037, 3 heures du matin. Une grande animation règne dans le parc, l’alerte tsunami ayant été captée par les employés présents. Un kangourou femelle regarde avec surprise l’agitation folle des humains. Brusquement, l’animal court dans tous les sens en poussant des cris plaintifs. Heureusement pour les quelques gardes animaliers et les animaux, la réserve se trouve sur une colline à 32 kilomètres de la côte. Mieux encore, les vastes îles situées au large de la ville vont servir de brise-lames, et sauver beaucoup de monde. Tous n’auront pas cette chance. Dix-sept minutes plus tard, un tsunami de 800 mètres de haut balaye les rivages orientaux de l’Australie ! La Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie, qui sont à 1700 miles nautiques de l’impact, sont touchées par une vague de 90 mètres, deux heures trente plus tard. En Polynésie française, plus lointaine, elle ne fait que 30 mètres1.
Dans le continent antarctique, pour une raison inconnue, le choc du deuxième morceau provoque une série de tremblements de terre et de mouvements tectoniques massifs, accompagnés d’éruptions volcaniques, qui en une douzaine de jours font remonter le fond de l’océan. Résultat, le niveau marin augmente rapidement d’une valeur de 7 mètres ! Certes, l’orbite et l’axe de rotation de la Terre restent inchangés, mais l’intrusion de l’eau de mer à l’intérieur des zones côtières mondiales va de quelques centaines de mètres à plusieurs dizaines de kilomètres, selon les lieux ! Les pertes humaines globales sont relativement faibles, 150 000 personnes, eu égard à la taille considérable de l’objet céleste. Par contre, le choc est dévastateur pour l’économie dans de nombreux endroits. Des milliers de centres de profit, QG d’entreprises, sièges de banques, usines de production, ports de commerce, dépôts logistiques, bases navales, sont détruits ou très gravement endommagés, soit par le tsunami, soit par la montée rapide du niveau marin, soit par les deux, comme en Australie. En même temps, des foules considérables de réfugiés fuient les côtes, où leurs lieux de travail et leurs habitations sont submergés pour l’intérieur des terres, semant le chaos sur les routes, perturbant l’acheminement des secours, gênant l’action des forces de l’ordre, et mettant les autorités devant un défi de taille : où héberger et nourrir ces gens dont le nombre est colossal ?
Au niveau global de la Terre, l’impact marin des deux morceaux de l’astéroïde provoque la projection d’une énorme quantité de vapeur d’eau jusque dans la stratosphère, vers 15 km d’altitude. Comme la vapeur d’eau est un agent à effet de serre nettement plus puissant que le CO22, cette couche de minuscules gouttelettes qui se répand peu à peu en haute altitude, au-dessus de toutes les régions du globe, commence à produire ses effets : le climat de la Terre se réchauffe. Aux infos, des scientifiques répètent en boucle devant des spectateurs atterrés que le phénomène pourrait générer une hausse immédiate des températures moyennes de 2 degrés Celsius et durer deux années, avant que tout rentre dans l’ordre. L’impact sur l’agriculture est estimé variable selon les endroits : parfois positif, d’autres fois négatif. Certaines régions pourront souffrir de graves sécheresses, les ressources en eau seront peut-être critiques ici et là, tandis que d’autres zones connaîtront des pluies diluviennes avec cultures ravagées, famines probables, troubles sociaux… Kâli est catastrophée quand elle voit les pertes humaines occasionnées et l’ampleur des dégâts, elle qui escomptait un petit avertissement sans frais pour la caste financière planétaire, responsable selon elle du suicide de ses parents. Profondément affectée et culpabilisée, tout en ayant une part d’elle-même qui est ravie du coup dévastateur assené à l’élite mondiale, elle prétexte une subite maladie et prend un congé. Elle a un temps imaginé céder aux avances de Ramesh, pour se noyer dans une relation charnelle qu’elle espérait tendre et capable d’effacer en elle la douleur, avec peut-être l’arrière-pensée de se punir en offrant son corps à un homme qu’elle n’aime pas, mais sa lucidité foncière a repris le dessus. Elle a renoncé. Un mois plus tard, de plus en plus affectée par le remords, elle abandonne tout et va frapper à la porte d’un monastère tibétain, où elle est reçue comme moniale. À partir de là, personne n’entend plus parler d’elle.
En Europe et en France, l’accroissement du niveau marin provoque la submersion de régions côtières dans le sud, où l’eau de mer remonte la vallée du Rhône jusqu’à Tarascon, et arrive en banlieue sud de Béziers et de Montpellier, noyant totalement Palavas au passage. Même chose en Aquitaine, en Vendée (où les îles de Ré et d’Oléron sont en majeure partie submergées), en pays de Loire, Normandie, baie de Seine (le port du Havre est atteint et l’inondation se répand loin en amont le long de la Seine), Pas-de-Calais (Dunkerque et Calais sont presque totalement engloutis) et l’eau parvient à Saint-Omer. La plus grande partie des Pays-Bas, la Basse-Saxe et le Schleswig-Holstein en Allemagne, la vallée de la Tamise et les Midlands de l’Est en Grande-Bretagne sont sous les eaux. Aux États-Unis, de larges portions de la Louisiane et de la Floride sont recouvertes, et c’est la même chose dans la Caroline du Sud et celle du Nord, la Virginie, le Maryland, le Delaware, sur la côte Est3.
L’intérieur des continents n’est pas touché, mais la destruction de nombre de centres industriels en zone côtière provoque désorganisation et pénuries en tous genres, sauf pour l’alimentation qui dépend des zones agricoles et de sites de production à l’intérieur des terres. Les circuits de distribution de biens et de services sont atteints eux aussi, et certains médicaments et produits manufacturés deviennent rares, tandis que de son côté la fourniture d’électricité subit de nombreuses coupures sectorielles durant plusieurs semaines. Des centrales nucléaires placées en bordure des côtes, comme en France Gravelines, Penly, Paluel, cessent de produire une fois inondées par l’eau de mer. Mais les autres étant soit protégées, soit situées à l’intérieur des terres, le réseau se rétablit peu à peu. Il est vrai que nombre d’usines sinistrées ont arrêté de consommer de l’énergie. Les ports côtiers ayant été lourdement impactés par la montée rapide du niveau des mers, le transport maritime est à l’arrêt ou perturbé pour un bon moment, probablement des mois, voire des années à certains endroits. Pour le réseau internet et celui de téléphone mobile, des coupures existent ici et là, mais comme ces systèmes sont maillés et redondants, et que l’alimentation électrique est peu ou prou assurée, elles durent au plus quelques heures au début de la catastrophe. Devant ces pertes colossales en équipements et ressources de toutes sortes, l’on assiste à une crise économique gravissime, avec un effondrement sans précédent de la gigantesque bulle financière qui s’était accumulée au fil des décennies, et n’avait plus aucun rapport avec la valeur véritable des choses. Un énorme retour au réel a lieu, balayant au passage nombre de fortunes qui semblaient intouchables.
Socialement, passé le premier moment de stupeur, la plupart des habitants de la planète ressentent un élan de pitié pour les victimes, et des mouvements de solidarité se font jour un peu partout en direction des zones côtières les plus affectées. De leur côté, la Chine (qui est depuis la fin 2035 la puissance économique dominante) et la Russie s’entraident pour faire face, avec leurs nombreux alliés ou clients, sans s’impliquer avec l’Occident. En Europe et en Amérique, l’on constate que beaucoup, parmi la classe moyenne déchue, notamment chez ceux qui vivent chichement des aides publiques, interprètent cette destruction tombée du ciel comme une punition divine envers la caste financière arrogante qui nous appauvrit et impose sa volonté aux gouvernements. Un certain vide de tous les centres de décision mondiaux, un grand flottement se fait jour, dont la perception est encore accrue par la mise en sourdine initiale des émissions de radio et de télévision. Puis, comme un puissant ressort longtemps comprimé qui se détend, la foule des oubliés du système, mais aussi celle des opportunistes, y voit une occasion rêvée à saisir ! Dès la deuxième quinzaine du mois de juin, l’insécurité et le désordre s’installent progressivement dans de multiples régions du monde. Au début, il s’agit de manifestations de rues pacifiques, aux cris de on veut un vrai travail et un vrai salaire ! Puis elles deviennent violentes, et in fine ce sont des bandes de pillards armés qui prennent le relais.
Et le temps n’arrange pas les choses ! Dans de nombreuses régions européennes et françaises, en Amérique et dans d’autres zones de la planète, l’aggravation est sensible dès le début du mois de juillet, notamment à l’intérieur des terres, qui sont désertées par les militaires et la plupart des unités de police mobiles, ces forces opérant le long des côtes. Les routes ne sont plus sûres, et nombre de quartiers dans les villes grandes et moyennes deviennent en quelques semaines de vrais coupe-gorges. En Alsace, des affrontements violents ont eu lieu près de certains bâtiments officiels entre policiers et assaillants armés, le 20 et le 22 juin. De nombreuses boutiques, des centres commerciaux de luxe ont été dévalisés, le musée d’Art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg a été vandalisé. Dans l’ensemble de la région alsacienne, plusieurs centaines de bandes armées sont à l’œuvre, rackettant et pillant. La situation sécuritaire est telle que des masses d’habitants quittent la région pour trouver refuge ailleurs. Strasbourg perd 50 % de sa population, notamment celle très bourgeoise du centre-ville. Dans les villes plus petites et les villages, les départs sont fréquents. Beaucoup, en accord avec leur patron, anticipent leurs vacances d’été et se réfugient en famille ou chez des amis, dans des zones rurales plus paisibles.
Vendredi 3 juillet 2037. Grand soleil et grosse chaleur sur l’agglomération strasbourgeoise. Un ciel d’un bleu éclatant laisse entrevoir quelques cirrus, qui s’échappent lentement en direction du sud-ouest. Au sol, un vent venu d’Allemagne, signe de beau temps, atténue la sensation de canicule. Jean Courtois lève la tête de ses calculs de salaire, et ferme son fichier Excel pour évaluer la situation. C’est un jeune retraité de l’armée, qu’il a quittée en tant que capitaine, de 35 ans, grand et sportif, avec un visage agréable surmonté de cheveux châtains coupés court. Il dirige une société de sécurité et de gardiennage implantée à Illkirch-Graffenstaden, au sud de Strasbourg, du nom d’Azur. Elle compte quatorze personnes. Le petit bâtiment qui lui sert de siège social comporte un garage et trois pièces : un vestiaire avec des casiers personnels, un bureau, une grande salle de détente avec fauteuils, frigo, plaque de cuisson et machine à café. Célibataire suite à deux relations jamais stabilisées, en partie dues à sa vie errante de militaire, sans enfant, Jean réside à un kilomètre de son lieu de travail, dans une maison urbaine de 85 m² sans jardin. Né d’un couple de fonctionnaires moyens qui ont fait carrière dans l’est de la France, c’est un homme réaliste, mais d’esprit curieux et ouvert sur l’inconnu. Il a des amis parmi les villages antisystème des Vosges, qui lui ont permis de découvrir l’intérêt des médecines naturelles, mais aussi celui de la méditation zen, qu’il pratique de temps en temps. C’est quelqu’un de calme et de solide quand tout va mal, parfois impatient dans la vie courante ; mais il le sait. Bon sang, la situation empire de jour en jour sur le plan sécuritaire dans la région, mes employés viennent au boulot en serrant les fesses, des bandes armées circulent partout sur les routes, les gens quittent la ville et je vais à ma boîte avec un pistolet à la ceinture, caché derrière mon dos… Et comme si ça ne suffisait pas, mon gros client, l’entreprise Legrand, va fermer ses portes demain ! Que faire ? Faut que l’on en discute, Mahboub et moi, y a une décision à prendre, avant d’être pris au dépourvu. Le regard de Jean s’évade, pensif, vers la fenêtre, erre un peu vers le ciel sans nuages, se fixe sur la rue où un petit camion pétaradant s’en va, pot d’échappement crevé. Une jeune femme passe, la démarche souple, déterminée. Un vent léger soulève ses mèches de cheveux roux ; elle tient en laisse un magnifique berger allemand. Il la suit des yeux, rêveur. Son téléphone sonne. C’est la voisine qui loge en face de chez lui, une vieille dame seule qui occupe son temps à regarder par sa fenêtre. Elle annonce à Jean que sa maison vient d’être incendiée.
Mahboub Maalim, 41 ans, originaire de Djibouti dans la corne de l’Afrique, un homme solide et trapu, de taille moyenne, au visage avenant et aux yeux rieurs, est le secrétaire de la société Azur et l’adjoint de Jean. Ce dernier l’a connu et apprécié à l’armée, pour son robuste bon sens et son caractère bien trempé en situation d’urgence. Il vit seul suite au décès de sa femme, morte d’un cancer pris en charge trop tard, il y a deux ans. Son unique enfant est adulte et vit à Mayotte. Il habite Molsheim, dans un appartement confortable d’un quartier calme, où il est très prisé pour sa bonne humeur. C’est un croyant libre, non dogmatique, qui ne pratique pas la religion de ses parents, des musulmans qui habitaient Djibouti et sont aujourd’hui décédés. Très à l’aise dans les relations humaines, avec les hommes comme avec les femmes, il se distingue par un humour toujours prêt à s’exprimer. Son réseau social, énorme dans les milieux populaires de banlieue, lui permet d’être au courant de beaucoup de choses. C’est en somme un adjoint précieux pour Jean, qui passe la tête par la porte de son bureau :
« Mahboub ! faut qu’on parle ! Ce dernier arrive, l’air taquin, et lance :
— J’suis viré ?
— Euh… arrête tes blagues, c’est sérieux là, je viens d’apprendre que ma maison a brûlé, complètement ! Des individus ont jeté un cocktail Molotov par la fenêtre du salon. Il ne reste quasiment rien, les pompiers sont intervenus trop tard.
— QUOI ? Mais c’est dingue ! Ah ! ça empire d’un jour à l’autre… Mon pauvre vieux…
— Bah, t’en fais pas, j’avais pas mal d’affaires ici au bureau – ordinateur, dossiers –, et la plupart de mes fringues sont dans mon casier au rez-de-chaussée. J’ai déjà dormi ici, je pourrais continuer. Et puis mon assurance payera, tôt ou tard.
— Ah non ! Jean, tu peux pas coucher ici ! Mes sources dans le coin me disent que les candidats intéressés par faire de grosses conneries dans la rue avec une arme, y en a de plus en plus ! N’oublie pas qu’on a reçu des menaces dans la boîte aux lettres d’Azur, avec une cartouche de pistolet dans l’enveloppe ; nos gars le savent ! Plus un autre cocktail Molotov qu’on a jeté contre notre façade il y a une semaine, et qui a foiré. Nos douze employés ont peur d’aller gardienner, même à plusieurs avec leurs armes, et ça c’est nouveau… Il est vrai que depuis ce qu’il s’est passé à l’usine de Fegersheim…
— Oui, je sais, c’est moche, carrément dégueulasse ! Bon, t’as pas tort, je suis clairement visé, personnellement et au travers de ma boîte. J’imagine que je gêne des pillards qui voudraient s’en prendre aux biens que l’on protège, va savoir… Et tout ça ne va pas s’arranger très vite ! Il demeure silencieux un moment. Mahb, j’aurais vraiment voulu l’éviter, mais va falloir qu’on ferme boutique quelque temps, pour attendre que ça se calme. L’on ne pourra pas rester ici longtemps où on est avec tous nos équipements, faire courir des risques inutiles à nos gardiens, le travail n’est plus possible dans ces conditions. Là, on n’est plus dans de l’insécurité, même massive, on fait face carrément à une révolte armée ! Un silence s’installe entre les deux hommes. Bon, c’est décidé, il faut nous mettre en stand bye, en déménageant dans un endroit discret tout ce qui a de la valeur, laissant juste les murs nus. Et renvoyer nos employés chez eux quelque temps !
— Oui… je crois qu’il vaut mieux, et à mon avis laisse-leur leurs tenues et leurs armes si tu les renvoies chez eux, ils apprécieront !
— Bonne idée, on fait comme ça, prépare les papiers adéquats et moi je les convoque pour leur expliquer. Je vais leur payer un mois d’avance de salaire pour faire bon poids. Je peux me le permettre. Sinon, t’aurais pas connaissance d’un point de chute reculé et discret ?
— Je suis désolé Jean, mais je ne te propose pas de stocker le matos de la boîte dans mon appart, qui serait assez grand. C’est pas possible, le nombre de cambriolages est en train d’exploser à Molsheim, ça devient fou ! J’ai d’ailleurs mis ce que j’avais de plus précieux à l’abri, chez des amis qui habitent les Vosges profondes. Sinon, un endroit reculé, voyons voir… Pas facile… Ah si, y a peut-être ça ! Franck, notre nouveau gardien, m’a parlé hier d’une vieille ferme abandonnée à Nieder machin truc, par un couple de retraités sans famille, qui ont été tués il y a quinze jours sur la route, près du village de Saint-Nabor. Ce sont des gens qu’il connaissait.
— Tu veux dire Niedermunster ?
— Ah oui, c’est ça !
— Je connais bien, il y a une très vieille abbaye en ruines qui date du Moyen Âge, j’y ai fait des randonnées par là-bas, c’est juste sous le mont Sainte-Odile. Ouais, pourquoi pas ? On pourrait aller voir demain, c’est samedi… On se donne rendez-vous sur place pour 13 h 30 ?
— OK paaatrrron, merci paaatrrron, toi y en a être un grand marabout sur la surface de la Terre ! Jean éclate de rire. Désolé encore pour ta maison chef !
— Merci Mahb ! Au fait, on amène la caisse à outils, on ne sait jamais… »
Le lendemain, ils arpentent les ruines de l’abbaye de Niedermunster, située dans une petite vallée encaissée en fer à cheval, proche du village de Saint-Nabor. L’on y accède par une piste longue de 600 mètres, moitié goudron, moitié pierraille, qui longe en montant la lisière de la forêt. Arrivés presque en haut, ils découvrent sur leur gauche un grand bâtiment désaffecté de 40 mètres de long, au toit encore vaillant, mais aux ouvertures murales sans fenêtres. En continuant un peu, ils parviennent à un petit terre-plein, avec les restes de l’ancienne abbaye sur la droite et la ferme sur la gauche. Cette dernière est manifestement abandonnée. Ils entrent après avoir forcé la porte avec un pied de biche ; c’est la grande crise, l’on est en mode survie, les procédures légales on verra plus tard… Une fois à l’intérieur, ils constatent avec plaisir que c’est bien meublé, propre, spacieux, avec deux étages sur sous-sol, de quoi loger du monde. La cuisine dispose d’un frigo et d’une cuisinière à plaques chauffantes, plus un petit congélateur. L’on se trouve à l’écart des routes, sans être trop loin de la plaine d’Alsace, avec électricité et eau courante. C’est même agrémenté d’un potager. Plus bas dans la vallée, l’on aperçoit un petit édifice religieux, la chapelle Saint-Nicolas. Après avoir hésité, ils décident par souci de discrétion de ne pas signaler leur présence à la mairie proche de Saint-Nabor. Jean regarde son adjoint.
« T’en penses quoi ? Pas mal, non ? On est juste sous le mont Sainte-Odile, qui nous domine de toute sa hauteur. Mais ça grimpe sec pour y aller ! Là-haut c’est à 767 mètres d’altitude, et nous on est nettement plus bas. Allez Mahb, un peu d’histoire pour commencer… Odile, c’était la fille d’un duc d’Alsace du haut Moyen Âge. Elle fonda, sur le sommet qui porte son nom, une abbaye qui devint un lieu de pèlerinage important, un couvent pour des moniales, mais aussi un refuge pour les personnes atteintes de maladies des yeux. L’ensemble architectural est impressionnant et parfaitement conservé. Aujourd’hui, il y a encore des religieux et un hôtel top niveau, et c’est très fréquenté par les croyants, mais aussi par les touristes. La vue de là-haut sur la plaine d’Alsace est magnifique ! Et Niedermunster, en bas, où nous sommes, en était l’abbaye jumelle ! Elle a été fondée aussi par Odile, pour permettre aux pèlerins d’y accéder plus facilement que sur celle de la montagne. Mais ici, contrairement à l’abbaye d’en haut, qui est superbe et en parfait état, il ne reste que des ruines. On les visitait avant la crise, d’où les panneaux explicatifs que l’on aperçoit çà et là. Jean lève les yeux de sa tablette, regarde Mahboub et sourit. Tu vois, j’en sais des choses… Son adjoint pousse un grognement.
— Et entre une belle abbaye avec hôtel tout confort, au resto de compétition et des ruines, toi bien entendu tu choisis quoi pour nous installer ? Des ruines ! Bravo ! Rires… Bon, c’est vrai que c’est bien placé, assez discret, un véhicule ne peut arriver que par la piste, qui est facile à barrer et on le voit venir de loin. L’on a un chemin de repli derrière la ferme en grimpant dans la montagne, et y a ce ruisseau qui serpente au centre de la vallée, au cas où l’eau courante nous serait coupée. OK, ça roule, ça va faire l’affaire ! Loger là durant quelque temps me changera de mon appart de Molsheim. Un peu d’air pur et de tourisme me fera le plus grand bien. Et puis, je ne vais pas te laisser partir tout seul comme un con au fin fond des Vosges, tu pourrais être mordu par un loup !
— Un loup, ben voyons ! Il rigole, puis reprenant son sérieux et lui tapant sur l’épaule, quelque peu ému : merci mon vieux, t’es un vrai pote.
— Cerise sur le gâteau, en montant à flanc de colline on a la source miraculeuse pour nous soigner les yeux, au cas où l’on verrait trop de dingos nous débouler dessus armés jusqu’aux dents ! Moi aussi j’ai mes infos…
— Ah, ah, c’est vrai que j’avais oublié la source miraculeuse au-dessus de nous… Pourtant un couple de mes amis (lui est vétérinaire retraité) s’alimente souvent en eau auprès d’elle. »
Décision est prise de déménager les biens de l’entreprise, ce qui est fait par de petites routes en deux voyages nocturnes, en utilisant leurs deux véhicules roulant en convoi. Le 8 juillet au soir, l’opération est achevée. Les dossiers, les ordinateurs, l’outillage, les équipements divers sont rangés à la ferme. Jean a fermé à clé les locaux de la société Azur à Illkirch, qui ont été totalement vidés, sauf quelques meubles encombrants. Ils ont transporté leurs affaires personnelles à la ferme, afin d’y résider désormais. Bien entendu, ils ont pris leur armement avec eux. Jean dispose d’un fusil d’assaut en calibre 5,56 mm, qui est du type M16 amélioré, le plus utilisé par l’armée et la police. C’est un magnifique cadeau de départ de ses collègues militaires. De plus, Mahboub et lui ont chacun un pistolet de marque Glock, en 9 mm parabellum. Du sérieux ! Les autres armes de poing ont été laissées aux douze gardiens, qui ont été renvoyés chez eux. Les voitures de Jean et de Mahboub, plus le petit 4×4 de la société, sont garés derrière le vaste bâtiment vide, à l’abri des regards.
Le 9 juillet au matin, les deux hommes sont attablés devant la bâtisse pour prendre leur petit déjeuner. Jean hoche la tête.
« Tu sais, il faut penser à la nourriture, faire de grandes courses, stocker pas mal de choses, mais aussi récupérer des matelas, des couvertures et des coussins, si d’autres personnes venaient se réfugier ici ! Cela pourrait arriver vu la situation, et on ne va pas les refouler tant qu’on a de la place. On peut tenir ici à une dizaine vu l’espace, et ce serait bien d’être plus nombreux. Quand la société devient violente, il ne faut jamais rester seul, il faut résister en groupe ! Côté armement, on a un fusil et deux pistolets, pas mal de munitions, c’est correct. Pour l’argent, ça va, on a de quoi voir venir. Ah oui, une trousse médicale bien équipée ce serait bien !
— On l’a déjà, t’as oublié celle de la boîte ? Je l’ai amenée. Sinon c’est vrai qu’on pourrait être nombreux ici, y a de l’espace. Pour la bouffe, on en a pas mal et ça va pour l’instant à deux, mais si d’autres viennent… Y a le potager derrière qu’il ne faudrait pas laisser tomber, mais on va devoir faire des courses, avec pâtes, légumes secs, conserves, farine, etc., des trucs qui durent, quoi ! Les matelas, couvertures, coussins je m’en occupe, j’ai ma petite idée du côté de chez moi à Molsheim ! T’en veux combien ?
— Bah ! disons 22…
— Quoi ???
— Ah, ah, on en a déjà quatre en comptant les nôtres et les deux des anciens occupants, qui sont nickels, allez autant en plus ça ferait huit. Sinon pour changer de sujet, t’as vu cette voiture avec les cinq types hier soir sur la route, pas loin d’ici ? On se serait cru dans la saga du Seigneur des anneaux de Tolkien, ils portaient tous des masques d’Orques ! Il est vrai que c’est un peu tendance en ce moment. La nouvelle version du film est sortie sur les écrans au mois d’avril. T’es allé la voir ?
— Yes sir, j’y ai été. Sinon hier soir manquait plus que le seigneur ténébreux, Sauron, mais plus grave, j’ai entr’aperçu deux kalachnikovs au passage, le museau pointé hors de la portière… M’est avis qu’on a eu de la chance de rouler en sens inverse à toute blinde ! Dès qu’on sort de la ferme, faut jamais oublier son arme à présent ! Au fait, t’as appelé ton copain Pierre, le capitaine de gendarmerie ?
— Oui, je l’ai fait, et il m’a confirmé que la situation est selon ses propres mots hors de contrôle ! L’armée est occupée avec les réfugiés près des côtes, à l’ouest du pays. Les quatre régiments qui sont stationnés en Alsace, ont été envoyés en Normandie et Pas-de-Calais, où ça va très mal. Rien qu’en France, plusieurs millions de gens fuient les façades maritimes, où leurs lieux de travail et leurs domiciles sont submergés par les eaux, ou inutilisables. C’est pareil au sud, à l’ouest, au nord, partout ! Faut les loger, les nourrir, préserver leur sécurité qui est menacée. Même chose en Europe et je ne te parle pas des Pays-Bas !
— La vache, ça craint un max !
— Tu l’as dit ! Le peu de militaires qui sont restés dans le coin assurent le gardiennage d’un point sensible sur ordre du préfet de région, et aussi de leurs casernes. Ici, seules la police et la gendarmerie de proximité opèrent contre la criminalité, et elles sont débordées ! En fait, leur occupation principale est de se protéger elles-mêmes, avec leurs familles ! D’autant plus que les CRS et les gendarmes mobiles sont eux aussi presque tous partis à l’ouest du pays s’occuper des réfugiés. Certes, la plupart des entreprises ont mis leurs employés administratifs en télétravail ; ils restent chez eux, ça limite la casse. Pour la production, y a deux grosses usines qui font bosser leurs ouvriers sous la protection de vigiles armés, mais les gens rechignent à aller travailler dans ces conditions. Beaucoup ne viennent pas au boulot, sauf par les rares trains régionaux qui roulent encore, car les routes ne sont pas sûres ! D’ailleurs, elles sont vides de véhicules, mis à part les gros camions de livraison des commerces essentiels et les ambulances ! Des entreprises plus petites serrent les dents, espérant passer au travers, mais la plupart ferment. Du côté des services postaux, ils sont à l’arrêt ! Quant au ramassage des poubelles, il est inexistant et les déchets s’amoncellent en ville, même si dans les villages les habitants se débrouillent comme ils peuvent. On voit des chiens errants abandonnés par leurs maîtres en fuite vagabonder dans les rues de Strasbourg, faméliques, fouillant les poubelles, parfois agressifs. Et je ne parle pas des rats… Si ça dure trop, les épidémies vont pointer le bout de leur nez ! Les journaux papier d’informations ne sortent plus et ne seraient de toute façon plus livrés dans les boîtes aux lettres. Il y a juste la radio et la télé qui relaient les infos officielles ou d’autres, du moins quand l’électricité n’est pas coupée… Les journalistes ne s’aventurent plus en ville avec caméras et micros, ils sont des cibles prioritaires. Les commerces alimentaires, petits et grands, fonctionnent toujours, y a pas de vraie pénurie, mais les gens font des stocks et se confinent à domicile. Plus grave encore, une gendarmerie a été attaquée à Sélestat, une autre à Haguenau, y a eu des morts chez les pandores, des armes ont été volées ! Sans oublier vingt bijouteries et cinq armureries qui ont été dévalisées, rien que dans le Bas-Rhin ! Les meurtres, les pillages et les viols sont partout, en ville comme à la campagne. Y a des maires qui payent des bandes pour qu’elles regardent ailleurs, et certains dirigeants de sociétés commencent à les imiter… Ah les cons ! On va vers du chacun pour soi, c’est juste ce qu’il ne faut pas faire ! Et selon Pierre, le pire est à venir. » Un silence pesant s’installe entre les deux hommes. Perché sur les ruines de l’abbaye proche, un merle bien dodu lance ses trilles, bec pointé vers le ciel, heureux de vivre.
« Houlà, Jeannot, on a bien fait de se replier ici…
— Oui Mahb, on a trouvé un bon petit coin sympa en attendant, non ? On va pouvoir passer les temps qui viennent peinards dans ce coin.
— Ah oui, c’est vrai qu’il est beau ce petit thalweg, en ce début d’été, entouré de coteaux boisés aux pentes hérissées de sapins, de mélèzes, d’épicéas, aux odeurs enivrantes, avec l’ami écureuil qui tape de son bec le tronc de l’arbre, là sur la colline… J’en deviens poète, moi !
— Ah, ah, l’écureuil avec son bec et le renard avec ses plumes ! Drôle de coin ! Voyons le bon côté et restons concentrés, s’inquiéter ne sert à rien. Au fait Mahboub, faut que je fasse un saut à la boîte, à Illkirch, pour récupérer ma chaîne en or que j’ai laissé tomber derrière mon bureau. Cela m’est revenu ce matin !
— Mais oui, c’est ça patron, ça t’est revenu hi, hi ! Voyons voir, ça ne serait pas plutôt pour voir passer la belle nana rousse avec son gros toutou ? Elle te manque déjà ?
— Meuh non, qu’est-ce que tu vas chercher là !
— Mouais, j’ai vu comment tu la regardes par la fenêtre, quand elle passe devant chez nous…
— Quel mauvais esprit môssieur Mahboub, c’est vraiment désolant !
— Tu sais, ce serait bien que tu trouves quelqu’un un de ces jours, quand même…
— Peut-être, mais qui ? Et toi aussi Mahboub, tu pourrais tomber sur une belle Alsacienne !
— Moi ? Avec ma gueule de basané ? Et il se met à chanter : Avec ma gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec et mes cheveux aux quatre vents… Jean éclate de rire.
— Belle chanson de Georges Moustaki, elle ne nous rajeunit pas ! Mais cheveux aux quatre vents, mon œil, chez toi ils sont si rasés qu’ils ne bougent pas d’un poil ! Mahboub rit.
— Une gentille Africaine alors ?
— Bah, qui vivra verra ! »
Ce qu’ignorent nos deux amis, c’est que le mot peinard pour décrire leur séjour futur à Niedermunster est, comment dire, un tantinet optimiste…
Le 10 juillet, Jean sort du bâtiment vide de sa société de gardiennage, satisfait, chaîne en or en poche. Il marque un temps d’arrêt sur le pas de la porte, lève les yeux vers le ciel, où un soleil timide peine à traverser la couche nuageuse. Bah, le vent souffle de l’ouest, mais il n’y a pas de risque de pluie pour le moment, songe-t-il. Se dirigeant vers son 4×4, il voit sur la droite, à une vingtaine de mètres de là, une jeune femme agressée par deux voyous armés de couteaux. La victime semble avoir des ressources, elle en a envoyé un au sol avec le nez écrasé… Jean juge que son pistolet serait de trop ; il sort sa matraque télescopique en acier, fonce et frappe par surprise le deuxième attaquant resté debout, qui hurle de douleur en tenant son bras. L’homme tombé à terre lève les mains, crie « ça va, on se tire ! », prend son acolyte par l’épaule, et les deux s’éloignent clopin-clopant, le regard noir, braillant des menaces. Jean se retourne, son cœur fait un bond dans sa poitrine ! Il a reconnu la belle rousse inconnue qui est de sortie sans son chien-loup ! Il se présente.
« Jean Courtois, patron de la société derrière vous, où j’ai fermé les portes, vu la situation. La jeune femme porte un jean foncé et un superbe chemisier blanc avec décorations florales, aux manches ajourées façon dentelle. De taille moyenne, d’allure sportive, elle est jolie sans être belle, ses cheveux roux sont coupés mi-longs, des taches de rousseur parsèment son visage jusque sur son nez légèrement retroussé. Jean remarque des yeux lumineux et francs, avec peut-être un soupçon de mélancolie voilée. La main tendue, elle sourit.
— Je vous remercie pour votre aide, vraiment ! Clair, net et précis ! Mon nom c’est Joëlle Knecht, et je suis infirmière dans l’hôpital proche. D’ailleurs, je promène fréquemment mon chien devant votre société.
— Oui, je sais, j’ai souvent l’attention tournée vers la fenêtre de mon bureau…
— Ah bon ? Et pas vers moi, j’espère ? La belle est du genre taquin, j’adore…
— Allez savoir où le regard peut s’égarer… Tous deux rient, la tension baisse d’un cran, les yeux se recroisent.
— En tout cas, je vous complimente pour vos capacités en combat rapproché, en tant qu’ancien militaire j’apprécie. Elle en rougit de plaisir.
— Je suis ceinture noire de karaté premier dan. Il hoche la tête, approbateur.
— J’espère que vous ne testez pas vos frappes sur vos patients à l’hôpital !
— Non, suffit que je les regarde pour qu’ils aient peur ! Sourires réciproques. Ces deux voyous me harcèlent depuis quinze jours et je n’en peux plus ! Ils m’ont attaqué aujourd’hui, car je n’avais pas mon chien. Elle hésite. Vous savez, il faut que je passe chez moi récupérer mes affaires, et que je quitte quelque temps mon domicile. Ils sont du même quartier, je crains des représailles de leur gang local.
— Ah bon ? Dans ce cas je vous accompagne avec mon véhicule, et ne protestez pas, car s’ils sont là-bas à vous attendre, il vaut mieux être deux !
— Merci à vous, je n’osais pas vous le demander !
— Faisons vite ! »
Après un petit trajet parcouru sans un mot, Jean se gare dans une rue bordée d’immeubles qui ont connu des jours meilleurs. Une voiture est en flammes un peu plus loin, c’est celle de Joëlle… Les portables ont dû fonctionner ! Elle crie de frustration et regarde Jean, les yeux grands ouverts, trop choquée pour parler. Ce dernier lui propose de charger ses affaires personnelles dans son véhicule, ce qui est fait en un quart d’heure, papiers, argent, vêtements, objets de valeur. Mais au moment de partir, alors qu’ils viennent de fermer le coffre et s’apprêtent à monter dans le 4×4, arrivent quatre voyous dont deux tiennent en main un pistolet. Insultes, menaces, Jean sent que ça va déraper très vite. Ils pointent leurs armes négligemment sur nous, l’habitude d’avoir affaire à des gens désarmés. Bon, ça… Il attend un peu, Joëlle s’énerve et s’écrie « vous avez détruit ma bagnole ! », ce qui attire l’attention des assaillants. En un mouvement fluide, Jean dégaine son Glock et tire en succession rapide sur les deux types dangereux. Ils s’écroulent, et les autres, effrayés, s’enfuient sans demander leur reste. Joëlle le regarde, bouche bée, veut parler, mais il rengaine son arme, ramasse les deux pistolets en poussant sans ménagement les deux blessés à terre, la propulse fermement dans sa voiture et démarre. Un instant plus tard…
« Vous alors ! Merci !
— Pas de quoi, on était tous deux menacés ! Silence…
— Vont pas mourir à ce que j’ai vu.
— Peu probable en effet, ils étaient proches, je les ai surpris, ils vous regardaient. J’ai visé bas dans le ventre, la chair molle, bref du non létal. Un truc qu’un gendarme de mes amis m’a appris.
— Quel sang-froid ! J’appelle le Samu, je suis infirmière après tout…
— Faites, ce sont de pauvres paumés au fond. »
Un moment plus tard, ils sont sortis du quartier et Joëlle lui demande de la déposer chez un maître-chien à quelques kilomètres de là, qui héberge provisoirement son berger allemand. En roulant, elle se confie un peu et il apprend qu’elle est âgée de 31 ans, qu’elle vit seule et qu’elle s’est séparée d’avec son ex qui a voulu être violent avec elle. Cela ne lui a pas réussi ; elle lui a cassé deux côtes ! L’homme est allé se plaindre à la police où on l’a flanqué dehors.
« Eh bien, répond Jean, j’ai une femme dangereuse dans ma voiture !
— Seulement avec les méchants, monsieur Courtois !
— Appelez-moi Jean, monsieur ça me fout un de ces coups de vieux ! Elle sourit… Sinon une confidence en valant une autre, j’ai été en couple deux fois, mais ce n’était pas la bonne personne. Pourtant je suis quelqu’un de très doux, vous savez !
— Ah ben oui… j’ai vu ça ! Elle éclate de rire, franchement, et il l’accompagne, amusé. Un moment plus tard… Dites, quand j’aurai récupéré mon chien, j’irai chez une copine en banlieue, qui vit seule. Je crois qu’il vaut mieux que je me mette en congé de mon hôpital, car dans mon quartier on sait que j’y travaille. Et ils ont à présent une grosse dent contre moi !
— Je comprends. À titre info, ma maison a été brûlée et ma société est visée par une bande. Mon adjoint et moi, on s’est repliés avec le matériel de la boîte dans une ferme tranquille au pied des Vosges, où nous nous proposons d’accueillir tous ceux qui sont en difficulté, dans la limite de nos places disponibles. Gardez ça dans un coin de votre tête, au cas où. Voici mon numéro de téléphone. Il pioche dans son veston d’été et lui tend sa carte.
— Oh zut, c’est triste pour votre maison, je compatis… En tout cas merci Jean, je n’oublierai pas, et bravo encore pour votre aide ! »
Peu après, ils arrivent chez le maître-chien et l’on fait grimper le berger allemand dans le véhicule. C’est un superbe animal de 2 ans du nom de Théo, tout en muscles et au regard intelligent, qui pousse des gémissements de joie en voyant sa maîtresse. La voiture s’arrête un peu plus tard devant une petite maison de la banlieue sud de Strasbourg. Après avoir déposé une bise sur les joues de Jean, Joëlle tourne les talons avec son animal et sonne à la porte de sa copine, qui lui ouvre en souriant. Un petit signe réciproque de la main, et Jean démarre direction Niedermunster. Arrivé sur place, il interpelle Mahboub.
« Tiens, regarde, j’ai deux pistolets de plus avec chargeurs pleins !
— Euh…, tu les as trouvés comment ?
— Une rencontre impromptue avec une jolie rousse sans son chien…
— Quoi ??? Non, mais tu me charries là ?
— Pas du tout, je te raconterai. Ah, que le monde est bien fait ! »