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Djamila, Sarah, Nadia, trois femmes qui disent NON dans l’Algérie postcoloniale, terre de lumière et de sang. Elles incarnent vaillamment la liberté qui n’abdique pas face aux impositions sociales et religieuses. Elles naviguent aussi dans les eaux tumultueuses de l’amour. L’histoire débute par un huis clos de passions pour s’élancer vers un périlleux périple jusqu’aux confins de l’Orient contrasté. "Respirer la mer" est un roman charnel et mystique où les destins des personnages se croisent sur cinq décennies, explorant les profondeurs de l’âme humaine dans un pays laminé par l’intégrisme islamique.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Marqué à la fois par la violence de la guerre d’indépendance de l’Algérie et son bégaiement d’enfant,
Philippe Carrier est parti à la conquête de la parole par l’écriture salvatrice.
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Philippe Carrier
Respirer la mer
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Carrier
ISBN : 979-10-422-3551-2
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À Audrey
Par elle, ma parole s’est libérée, merci !
L’écriture c’est l’inconnu.
Avant d’écrire, on ne sait rien de ce qu’on va écrire.
Et en toute lucidité.
Marguerite Duras
Skikda, Algérie, 1962
Sarah, juive française par sa mère, Algérienne par son père, avait quatorze ans en 1962, année bénie pour le peuple d’un pays libéré de cent trente années d’asservissement. Ce fut une guerre au long court soldée par la victoire des maquisards sur l’armée coloniale empêtrée dans ses bouffissures, emportée dans la calamité sanguinaire qu’elle avait elle-même initiée.
La jeune adolescente était fascinée par les récits des combattants de l’impossible, ces « basses gens » du peuple indigène comme les colons les nommaient. Ils racontaient peu les horreurs pourtant vécues, les entrailles déversées des abdomens crevés, les enfumages dans les grottes où ils se cachaient. Ils contaient plutôt, couvrant sous un couvercle de silence les horreurs de la guerre. Ils se décrivaient en « bandits d’honneur1 » dont l’agilité au maillage des montagnes transforma le cours de l’histoire. La guerre asymétrique venait ainsi de naître.
Quelle étrange attraction poussait Sarah à étoiler son regard sur un voisin tout auréolé de gloire à son retour du combat ? Il s’appelait Yacine, il avait fière allure dans son sarouel noir, son ample chemise kaki sous un large manteau maculé de poussière, d’éraflures et de sang. À l’âge où elle s’étonnait encore du sang des femmes2 qui exsudait d’elle, Sarah se laissait happer par les mystères de l’amour avec ses coulées de lave dans son corps et ses rêves d’absolu dans son cœur.
La famille de Sarah habitait Skikda, une petite ville balnéaire et portuaire sur la côte Est de l’Algérie, proche de la frontière tunisienne. Jusqu’à la rupture qu’elle voulut définitive, sa mère appartenait à un clan de colons enrichi par une exploitation d’agrumes exigeant une main-d’œuvre d’indigènes musulmans corvéables à merci.
Elle avait rompu avec son clan pour aller vers l’impensable, adhérer à la cause révolutionnaire algérienne. Elle alla même plus loin dans la transgression en épousant dans le secret un intellectuel arabe qui avait théorisé la libération du pays. Ses écrits dressaient un parallèle entre la lutte des « fellaghas3 » et la guerre sacrée menée par Mahomet au sixième siècle pour libérer La Mecque des adorateurs d’idoles et imposer un dieu unique.
Lorsque Sarah se mit à vibrer pour le beau Moudjahidin tout juste revenu des Aurès sanglants, son père observa cela avec consentement. Il voyait cette idylle comme un trait d’union entre l’histoire tumultueuse du pays et l’histoire sainte du Coran. La promesse d’un mariage s’annonçait sans les tractations et conciliabules encore applicables dans le pays libéré. Il suffisait d’attendre quelques années pour sceller cette union dans la dignité dictée par le code de la famille, le temps pour Sarah d’aller vers un métier après des études supérieures.
Mais Sarah et son prince du maquis ne furent pas si patients. Ils s’aimèrent à l’insu de tous, le désir exacerbé par les tendres stratégies mises en œuvre pour se retrouver seuls.
Sarah fit l’apprentissage de la liberté magnifiée par les excès de la chair. Elle se forgea un tempérament d’insoumise en pratiquant ce qu’elle appelait sa « désobéissance amoureuse ». Cela lui prit quatre années de sa vie dans la toute-puissance de l’encore enfance, dans l’illusion de la volupté plus forte que la conscience de la faute, dans la lumière des soifs étanchées bravant les interdits de tout plaisir hors mariage, quatre années de fluidité transgressive à l’insu des barbus qui commençaient à instiller les germes des malheurs à venir.
Skikda, Algérie, 1966
Sarah ne se souciait pas de la singularité de sa vie. Forte d’une détermination sans faille héritée de sa mère, elle était à la fois une écolière conforme et une amante audacieuse. Son existence à double entrée la rendait insaisissable. Les mois qui suivirent sa dix-huitième année firent d’elle une pasionaria de l’amour.
Lorsqu’elle se rendit à l’évidence que son ventre s’arrondissait, rien ne put la détourner de son irrépressible désir d’incarner sa passion à travers l’enfant à naître.
Son père pourtant « éclairé » comme il se plaisait à se définir ne cachait pas son embarras. Il tentait même d’instiller dans la tête de sa fille la possibilité de concevoir plus tard lorsqu’elle serait mariée. En cela, sa mère contrait fermement son mari et assénait l’idée que Sarah devait décider elle-même de sa vie.
À elle qui ne croyait pas était donné le miracle qui l’élèverait au-dessus de la multitude, car elle faisait un choix de femme libre sans l’absolution patriarcale imposée par les traditions. Yacine qui, lui, était un pratiquant musulman, partageait avec elle ce bonheur proche et parlait de son enfant comme « le miel de ses jours » en reprenant les mots du prophète lorsqu’il évoquait sa fille Fatima.
Sarah n’arrêta pas la classe malgré la proéminence qui attirait les regards sur sa longue robe bleue. Beaucoup de ses congénères se détournèrent d’elle et certains professeurs la toisaient avec hostilité. Elle n’en avait cure, même si son entourage se restreignait en même temps que son ventre triomphait. Sa grande victoire fut qu’elle obtint son bachot alors qu’elle en était à son sixième mois de grossesse.
Ils l’appelèrent Djamila, جميلة.
Les mois qui suivirent la naissance de Djamila furent heureux. Sarah choyait son enfant en lui prodiguant à profusion le lait de son sein, la douceur de ses mains, la ferveur de sa bouche. Elle ne se contentait pas d’assumer son rôle de mère comme la plupart des femmes en Algérie, elle voulait aussi apprendre, car, disait-elle, l’amour et le savoir sont les deux biens qui font de la femme l’égale de l’homme. Bilingue par sa mère, elle prenait des cours de droit par correspondance avec un organisme français. Yacine, tout à ses références religieuses, la comparait à Aïcha, l’épouse du prophète.
Avant son engagement dans le FLN, Yacine avait suivi des études en agronomie alimentaire. Depuis son retour du maquis et en récompense de son héroïsme pendant la guerre, il avait obtenu un poste lié à la coopération postcoloniale entre la France et l’Algérie. Il travaillait pour l’état algérien dans l’importation de produits laitiers transformés venus de Bretagne. Il avait l’occasion d’y effectuer plusieurs séjours professionnels et Sarah l’accompagnait parfois.
Sarah aimait ces séjours en Bretagne. Elle y déployait sa beauté sans contrainte et le regard des hommes sur elle la ravissait. C’était le privilège féminin qu’elle s’accordait ici et qui était inconcevable en Algérie. Yacine s’en amusait, répétant qu’il avait la chance de posséder une femme désirable.
Skikda, Algérie, 1972
Djamila venait d’avoir six ans. Elle avait grandi plus vite et plus tôt que les enfants de son âge. Elle était comme une fleur dont la tige fragile s’allongeait à la recherche de lumière. Ses jambes effilées soutenaient un corps dont la faiblesse appelait soins et protection. L’efflorescence de ses rires s’était raréfiée en même temps que les désillusions que Sarah affrontait chaque jour avec un peu plus de dépit. Comme un bateau qui prend l’eau, l’enfoncement avait été peu perceptible au début. Le temps passé par Yacine à la mosquée avait augmenté ainsi que le nombre journalier de ses prières jusqu’à s’accroupir cinq fois par jour sur son tapis dont il ne se séparait plus. Sarah en était agacée, mais respectait cet engagement. Elle était surtout affectée par la fadeur de ses regards posés sur elle de moins en moins souvent. Elle y cherchait l’incandescence passée qui la rendait belle, elle ne la retrouvait plus. La complicité qui liait Sarah à son époux avait progressivement laissé place à une indifférence assumée. Yacine était de plus en plus virulent à revendiquer la prééminence de l’homme en toute chose. Les ébats du corps si fastueux naguère s’étaient mués en coïts d’ensemencement, car Yacine réclamait de Sarah d’autres grossesses qui ne venaient pas. Le fils attendu devenait un enjeu déchirant pour le couple.
Les premiers signes du naufrage se manifestèrent lorsque Djamila eut quatre ans. Yacine ne voulut plus qu’elle aille en Bretagne avec ses parents. Il disait que la France était trop liberticide et que sa fille ne devait pas être atteinte par les esprits malins qui, invisibles en apparence, venaient détourner du droit chemin les fillettes. Lui, si prompt aux jeux, aux embrassades, aux caresses avec sa fille se forgea brutalement une attitude de froideur à son égard, ne la prenant plus dans ses bras, contrariant ses élans lorsqu’elle accourait vers lui. Djamila le regardait sans comprendre, s’avançait de nouveau vers lui pour ne recevoir que la barrière de sa main qui la maintenait à distance. Face aux larmes qui perlaient alors des yeux de l’enfant, il opposait un regard spectral vidé de toute compassion.
Sarah subissait cette transformation avec infiniment de tristesse en souvenir des jours et des nuits de passion, mais elle ne cédait pas un pouce d’allégeance à ce mari qu’elle ne reconnaissait plus.
Ce jour-là, au retour de la mosquée, Yacine pénétra dans leur appartement avec un paquet entre les mains. Il le tendit vers Sarah, le visage illuminé d’une joie absente depuis si longtemps. Sarah surprise le reçut avec la même gaieté et entreprit de l’ouvrir. L’éclaircie entrevue un moment se mua en nuage de désarroi sur son visage. Elle déplia un hidjab noir et entendit à ce moment les mots définitifs qui scellèrent le désamour :
Sarah stupéfaite ne répondit pas de suite. Elle jeta le hidjab aux pieds de Yacine et sa voix devint plaintive :
En écoutant ainsi Yacine parler, ce n’était pas la colère ou le désespoir qui paralysait Sarah, mais une espèce de sidération la laissant chancelante.
Sarah ne se releva pas sans dommages de ce qui n’avait même pas été un affrontement tellement le déchirement et l’amertume étaient à vif. Elle vivait la folie religieuse de Yacine comme la plus infâme des trahisons, basculant tout entière dans l’étouffoir des questions sans réponses. Déjà sujette à des anomalies nerveuses, Sarah réprimait difficilement les tremblements de ses membres lorsque les vilenies de Yacine cinglaient sa mémoire. Ce n’étaient plus maintenant les symptômes connus et traités de son syndrome épileptique, c’était l’effroyable pensée que la brèche ouverte par Yacine ne pouvait plus être colmatée et que Djamila allait être engloutie.
Les angoisses de Sarah tapies dans l’obscurité de sa vie entravée ne tardèrent pas à ressurgir. Djamila n’allait pas bien. De fréquentes pertes de connaissances exigeaient de lourdes investigations médicales. Yacine s’en remettait à la grâce de Dieu, car la vraie vie, disait-il, était à ses côtés dans l’au-delà.
Un vendredi soir au retour du prêche de la mosquée, Yacine interpella Sarah :
Sarah stupéfaite serra les poings et faisait effort pour réprimer le tremblement qui l’assaillait comme chaque fois que son mal troublait sa conscience.
Sarah sans attendre la suite devint toute pale, comme déjà instruite des sombres sommations qui allaient suivre.
Fallait-il à ce moment-là que Sarah s’oppose à ce mari halluciné ? Le mutisme fut sa riposte. Il ne fut pas donné à Yacine de répandre l’ivresse de son aliénation comme il avait coutume de le faire depuis quelques mois. Il s’en alla, visiblement contrarié de perdre une occasion de brandir le glaive de son absolutisme. Rien n’exhala de la gorge de Sarah, ni mots suintants de détresse, ni vociférations. Elle concentrait toutes ses forces pour contenir le désordre de ses nerfs qui la contraignait au silence ou au cri. À cet instant, son mal devint son allié pour ne rien livrer à Yacine du dessein qui déjà s’imposait à elle.
Depuis les funestes déclarations de Yacine, il en allait de l’humeur de Sarah comme d’une vague avec son flux et son reflux, son ascension dans la rage puis sa descente dans la désespérance. Yacine avait investi sa vie d’homme sans femmes, partageant son temps entre le travail, la mosquée et les jeux de dominos au café. Il rentrait tard le soir et sans un regard ni une parole allait se coucher. Sarah veillait sur le sommeil agité de Djamila dont la santé l’inquiétait.
Quelques jours lui avaient suffi pour décider de reprendre possession de sa vie et de celle de Djamila. Du plus profond des décombres émergeait la conscience d’une femme qui dira « non », viscéralement, méthodiquement, non à la fausseté du père, non à la déloyauté du mari.
Il lui fallait trouver force et horizon pour rester debout et embrasser une vibrante solitude dans son projet de fuite dont elle serait la seule instigatrice. La force, elle la trouverait dans le modèle de sa mère récemment disparue, éruptive dans les résolutions passionnelles, raisonnée dans les stratégies de dénouement. L’horizon serait la projection vers une autre mer aux effluves plus salés, aux marées salvatrices.
Dans le secret le plus hermétique, Sarah prépara son échappée avec Djamila vers la Bretagne. Rien ne devait transparaître du départ de Skikda. C’est avec vigilance et ruse que Sarah travaillait à s’extraire de cette ville où même les oiseaux semblaient diffuser les nouvelles les mieux cachées. Sarah devenait une marcheuse solitaire, déterminée à quitter cette vie fracturée dont on ne se relève pas, entraînant Djamila dans son sillage.
Dans un coin de Bretagne, 1974
Jean avait trente-deux ans en 1974. Il voyageait dans la vie en idéalisant toute chose. Il était un incorrigible optimiste, il croyait en l’amour perpétuel et comptait toujours sur sa bonne étoile, celle qui brillait plus intensément en Algérie, sa terre d’enfance et de jeunesse quittée à vingt ans. Il vivait alors à Skikda et peut-être y avait-il croisé la toute jeune Sarah. Comme elle, il quitta précipitamment son paradis d’Orient pour la Bretagne bruineuse, mais les mobiles de son départ étaient fort différents.
Jean connut Julie en Bretagne peu de temps après le crève-cœur de l’exode des Français d’Algérie en 1962. Il était en couple avec elle depuis plusieurs années. Il n’avait jamais imaginé que leurs cieux pouvaient s’assombrir jusqu’à ce qu’il tombe des nues. Aujourd’hui, le désamour de Julie poussait Jean à s’exiler sous les nuages menaçants pour fuir son sourire alors qu’elle caresse les photos de l’autre. Courbé sous le ciel bas, Jean laissera monter son dépit jusqu’à ses yeux en crue pendant qu’éclatera l’orage attendu qui viendra lui rappeler dans une connivence salutaire que ses pleurs ne sont que les scellés d’une histoire qui finit et que la vie qui l’inonde l’appelle ailleurs, car Jean est de la race de ceux qui ne peuvent aller sans amour.
Depuis le départ de Julie, Jean luttait contre cette peine à vivre si éloignée de lui jusqu’à ce jour. Il s’ingéniait à rester l’homme libre, étranger à toutes les compromissions du souvenir. Il était inutile de brûler le portrait de Julie, jeter ses parfums ou vivre ailleurs. Il lui fallait plutôt dans le sommeil durcir ses poings pour ne pas chercher la main chaude de l’absente.
Chaque matin, au sortir de ses nuits blanches et la tête embrumée de solitude, Jean déambulait sans but dans son quartier, comme pour détourner sa douleur dans la multitude laborieuse. En quittant sa maison, il longeait un parc verdoyant pour s’étourdir dans le labyrinthe des rues. Son regard s’arrêtait alors sur un jardin dans lequel s’ébattaient plusieurs enfants. Un seul restait à l’écart, comme s’il était en pénitence.
L’enfant blême jouait sur le sable avec des gestes lents. C’était une petite fille de sept ou huit ans. Sa figure à la peau transparente n’était plus barbouillée d’enfance. Elle n’allait pas grossir les clameurs de ses semblables dans ce jardin d’enfants, îlot de calme et de verdure dans le vacarme urbain. Parfois, sa main se levait, interpellant le ciel. Lasse de toucher le silence, elle retombait en recouvrant la tête sans cheveux.
Au fil des jours, lorsqu’il marchait à proximité du jardin, Jean attardait de plus en plus son regard sur la silhouette frêle qui creusait si peu le sable. À portée de paroles du corps fragile et ramassé, il se disait qu’il pourrait lui parler. L’enfant chauve avait aussi perçu la présence de cet homme. Il le regardait depuis le bout de la rue et semblait l’attendre, laissant couler le sable entre ses doigts tremblants. Jean avançait alors jusqu’à la grille qui protégeait l’espace de jeu, mais débordé par l’étendue de sa défaite, il se détournait des yeux malades, repu du sentiment que la misère n’est pas le privilège des amants désunis. Lentement, la main de l’enfant retournait à l’éphémère du sable.
Jean lorsqu’il anesthésiait ainsi sa peine ne s’était jamais demandé pourquoi l’enfant toujours demeurait seul. Le sang de Djamila était atteint de la malédiction blanche. La fluidité allègre carillonnant dans les veines des enfants de son âge les faisait d’instinct s’éloigner de la petite leucémique, comme si la joie ne pouvait que se corrompre au contact de la détresse. Jean n’avait pas non plus imaginé que Djamila avait une mère, que celle-ci luttait sans relâche dans l’espoir d’une rémission, refusant le sommeil complice de cette mort déloyale qui, sans prévenir, s’annexe les êtres démunis.
Septembre allait s’achever, Jean ne dérogeait pas au rituel de l’oubli, quand marcher sans but dans la ville le lavait des chagrins assistés. Dans la candeur des matins, lorsqu’elle discernait la silhouette de l’homme, Djamila rassemblait ses forces et ses yeux brillaient. Le peu de vie qui la soutenait encore se concentrait dans ses prunelles fières, oubliant que la veille déjà, cette précieuse énergie s’était périmée à l’approche de Jean. Il ne lui donnait pas une parole. Il la contemplait, juste quelques secondes, et se laissait blesser par les cernes violets. Djamila baissait alors la tête, ne laissant à Jean que le désert de son crâne. Il ne lui restait plus qu’à se congédier de cette imposture en traînant tristement sa lâcheté.
Mais aujourd’hui, ce fut Djamila qui se leva. Elle enjamba maladroitement l’aire de sable et disparut derrière une haie de lauriers roses. L’odeur vivante d’une femme se mêlait aux parfums saturés des pétales brûlés. Jean vit des épaules ambrées dépasser le massif de fleurs, il vit aussi une chevelure épaisse et noire s’éloigner. Il devina les pas feutrés de l’enfant aux côtés de sa mère.
Les draps avaient gardé l’empreinte des excès de l’amour et Jean ne se résignait pas à les changer. Cette nuit-là, fidèle à ses attaches de chair, Jean calfeutra encore l’exigence du désir dans le lit devenu trop grand. Cette nuit-là pourtant, l’obscurité n’eut pas la même épaisseur, la salive raréfiée le même goût de fiel et l’eau qui lavait des mauvais rêves parut plus fraîche. La présence tenace de l’absente se dissipait parfois. L’efflorescence des boucles brunes aperçues le matin au sortir du jardin d’enfants le dépossédait de sa mélancolie.
Aux premières lueurs du jour, Jean était debout, impatient d’aboutir au rituel quotidien qui lui faisait sillonner la ville. Peut-être irait-il aujourd’hui face à l’enfant malade. Il lui parlerait longuement pour conjurer l’attente jusqu’à ce que sa mère apparaisse. Jean attendit longtemps, Djamila ne vint pas. Les jours suivants, si l’enfant avait rejoint le jardin de ses pauvres jeux, il aurait pu aveugler de sable le regard fixe de Jean où pourrissait l’humiliation, il aurait pu désarticuler ce corps courbe qui n’attendait que le jet de pierres pour s’affaisser. Et chaque matin, Jean butait ainsi sur le carré vide. Les lauriers fanaient. Chaque nuit, il échouait sur l’épave du lit, avec comme maigre échappatoire, l’image élimée d’un buste de femme qui d’emblée s’était détourné, ne laissant même pas l’ancre d’un visage.
Le ciel noir était si bas que les doigts pouvaient s’en saisir. Jean pressentait comme une connivence dans l’imminence de l’orage. Il fut pris dans l’anse d’un regard. Il avait rejoint le petit espace de jeux jonché de grappes roses tombées des lauriers agonisants. D’épaisses gouttes de pluie clairsemée s’écrasaient sur ses joues. Aujourd’hui, l’attente n’avait pas la texture habituelle des causes révolues. Il frissonnait comme si un vent frais lui léchait le dos.
Il se retourna et la vit. Aussitôt, il sut que tout était déjà dit.Leurs yeux mouillés restèrent rivés l’un à l’autre. Ils se pénétraient de la flamboyance de leurs iris. Ils s’affrontaient déjà de s’exposer ainsi aux promesses de passions imprudentes. Sarah s’employait sans retenue à démasquer l’homme du jardin, à l’instant unique de la rencontre, quand tous les possibles sont permis, quand l’avidité d’aller à l’essentiel efface le fard des convenances. Jean, consumé du dedans par l’impudeur de cette femme étrange, décelait de bien singulières correspondances, comme si l’un et l’autre se nourrissaient des mêmes folies.
Ils se reconnurent d’abord à travers les rides qui ravinaient leurs visages pourtant jeunes, creusant dans la peau tendue le souvenir des excès de vie, quand l’ivresse du rire et les marques de la souffrance se ressemblent. Ils furent aussi complices de leurs bouches, devinant sous l’immobilité des chairs retroussées, l’effusion des mots, la rétention des colères, la tentation du baiser. Les yeux surtout les rendaient semblables au-delà des contraires. Le noir profond de Sarah accrochait le bleu brillant de Jean et les couleurs s’accouplaient pour doter ces regards de ce qu’ils leur manquaient de lumières ou de ténèbres. Les orbites de l’homme paraissaient se creuser pour mieux s’emplir des pleurs de la femme retenus sous les paupières cernées comme de grossières esquisses, car si Jean buvait volontiers aux sources de ses larmes, jamais Sarah ne laissait échapper la lie de ses doutes.
Durant ces secondes délicieuses et menaçantes, les nuages crevèrent si fort qu’ils en étaient transfigurés. Jean avait le souffle coupé de l’homme halluciné. Des ébauches de paroles mourraient au sortir de ses poumons. Ce fut Sarah qui déchira l’écran trop tendu de l’envoûtement.
Elle le somma de la suivre. La pluie glissait sur la robe collée à ses reins. Ils s’abritèrent dans un bar bruyant.
Jean continuait à s’absorber dans la nuit aimantée de ses yeux.
Mais Jean ne voyait que les appels de sa bouche, il ne retenait que les soupirs qui prolongeaient ses mots.
La bouche de Sarah frémit, le nom de l’inconnu vint, comme une première offrande, se poser sur ses lèvres. Autour d’eux, la bière moussait, les alcools frelatés raclaient les gorges nécessiteuses. On avait renoncé à leur passer commande tellement ils étaient ailleurs. Sarah ne résistait plus et laissait Jean s’incruster en elle.
Lentement, ses lèvres frémirent. Elle s’épela pour lui. Les sons qui naissaient de son ventre étaient bien trop articulés pour être innocents. Elle savait que chaque lettre serait l’initiale d’un rêve à portée de mains, comme ce poème de Paul Verlaine qui fait si bien chanter l’alphabet.
Un rêve à portée de mains… leurs doigts se touchèrent.
Ils s’éloignèrent l’un de l’autre sur cet effleurement, sans se dire quand ils se reverraient, sachant que le langage des peaux n’avait nul besoin de serments, que désormais le hasard serait leur allié, le jardin d’enfants, leur point de rencontre obligé.
Ils ne sauraient dire combien de jours passèrent, jusqu’à l’arrivée de ce vent de pluie qui gommait toute limite. Le ciel si lourd rendait palpables les nuages. Aujourd’hui, Sarah et Jean iraient l’un vers l’autre.
Elle l’attendait sous le massif de lauriers, les doigts entrelacés contre la poitrine. Jean vint tout près d’elle et l’écouta. Il apprit que Djamila n’allait pas bien. Il investit les terreurs d’une mère qui violait sa vie au chevet de son enfant malade. Aucune larme ne venait tiédir la froideur des yeux. Elle racontait le mal de sa fille d’une voix étranglée, dans une attitude spectrale qui maintenait Jean à distance. Elle acheva brutalement son récit, au milieu d’une phrase, comme si elle redoutait soudain que la maladie ne profite de sa confession. Elle se reprit au bout de quelques secondes, elle lui raconta aussi l’absence du père, l’hystérie religieuse de Yacine, son mari, la fuite d’Algérie pour conjurer l’irréparable. Son récit s’acheva dans un souffle venu caresser les lèvres impatientes de Jean.
Elle frissonna lorsque la voix de l’homme l’enveloppa. Elle y puisa ce regain de force tant attendu. Les propos importaient peu, même lorsqu’elle apprit que Jean, comme elle, avait grandi à Skikda. Elle n’en fut aucunement surprise. La tension de tous ses muscles s’apaisa sous la caresse des mots. Elle retint au bord des cils l’écoulement de sa détresse. Il était déjà conclu entre eux que les pleurs seraient une mauvaise médiation aux confidences. Jean, comme Sarah auparavant, s’interrompit sans finir l’histoire qu’il déroulait pour elle. Elle sursauta comme au sortir d’un rêve défendu. Elle recula pour se défaire des tentations impossibles. La main que Jean tendit ne put la retenir. Elle s’échappa juste à l’amorce de ce geste, comme si l’invite d’un inconnu prêt à se damner pour elle lui était interdite. Il ne la suivit pas. Elle disparut au détour d’une rue. Il resta longtemps fasciné par cette animalité du corps qui semblait ne tolérer aucun repos.
Jean ne revint pas au jardin. Bien qu’il eut toujours cultivé sa dignité d’homme libre, même dans les pires moments d’abandon, il se contraignait à réanimer les douleurs récentes. Il choisissait le moindre mal, pressentant que l’attente de Sarah serait bien plus maligne que toutes les vicissitudes de sa fortune.
Il alla s’initier au langage des comptoirs à champagne auprès de vestales tristes aussi esseulées que lui. Lorsqu’au hasard de l’errance il arrivait qu’une de ses nuits soit habitée de volupté provisoire, il engageait aux dépens de la créature soumise à sa loi, une lutte avec lui-même afin de prolonger l’ivresse jusqu’au lever du jour, seul instant qui lui procurait quelque répit, trop court moment quémandé au temps où les passions se diluent dans la transparence de l’aube.
Dans ce petit théâtre de quartier, Djamila riait. Elle balbutiait sa joie comme s’il s’agissait d’une découverte. Les rires que sa gorge déployait secouaient son corps frêle. Sarah regardait sa fille, lui serrant la main pour que cette gaieté demeure, gênée de ne pouvoir la rejoindre dans ce bonheur inattendu. Trop de nuits blanches avaient eu raison de sa confiance, elle qui autrefois, s’imbibait si promptement d’allégresse, avec ses fous rires luxuriants, la tête en allée au zénith. Aujourd’hui, ses traits ne se plissaient plus que pour donner un visage au malheur.
Sarah évitait d’attarder son regard sur la scène où gesticulait un clown. Celui-ci avait une obsession qui constituait la trame de son numéro. Il s’acharnait à vouloir décoller des planches et battait l’air avec des gestes amples, cherchant vainement l’envol. Après maintes tentatives maladroites sous les poussées du public complaisant, ses bras retombaient mollement. Il contemplait alors gravement la salle devenue silencieuse… seule Djamila riait encore ! Sur la joue fardée du clown, une larme mélangée au rimmel des faux cils glissait en une traînée brillante. Sarah ne le regardait plus. Elle refusait de se laisser distraire par les facéties d’un fantôme aux folies ordinaires. Elle percevait comme un étrange présage sous le déguisement. L’enfant, lui, ne quittait pas le clown du regard. Il décelait les artifices qui coloraient cette figure. Il les comparait à ses huit ans qui n’avaient nul besoin de maquillage pour donner à voir cette dérisoire fragilité dans les rêves impossibles.
Le clown acheva son numéro sur un ultime échec. Il avait pourtant bien planté le décor, plagiant les cris des mouettes et le roulis de la mer. Mais la falaise d’où il s’élançait lui serait fatale. Il s’affala lourdement, les ailes brisées, son habit le recouvrant de la tête aux pieds. Les enfants retenaient leur souffle face au clown qui mourrait d’avoir voulu ressembler aux oiseaux… et Djamila riait toujours !
Djamila voulut voir le vrai visage du clown. Elle emmena sa mère dans les coulisses qu’elle connaissait pour avoir tenté de participer à une activité théâtre qu’elle ne put poursuivre tant son état la fatiguait. En écartant l’épais rideau noir, Sarah tenta de la retenir. Djamila l’entraîna vers la pénombre du couloir étroit qui faisait office de loge commune pour tous les artistes improvisés de ce dimanche après-midi. Un bouquet de lauriers rouges tachait le miroir en face duquel le clown se démaquillait. Sarah ne manifesta aucune surprise face au visage dans la glace, pas plus que ne l’étonnèrent ces fleurs aux parfums entêtants. Sa main serra plus fort celle de l’enfant.
Jean les vit dans la glace. Il ne se retourna pas. Il regarda Djamila. Dans les yeux encore dessinés d’encre mal dissoute perlait une étrange honte. Attiré par son rire, il avait reconnu l’enfant dans la salle. La suite du numéro lui avait paru effroyablement longue. Lorsqu’en tombant il s’était caché sous la cape, Jean rendait ainsi son âme de faux baladin. Il ne se prêta pas aux saluts habituels avec le reste de la troupe. Jamais plus il ne revêtirait cet habit farceur des heures vides.
Quelques mois auparavant, Jean avait répondu à l’annonce d’une petite troupe de théâtre qui recrutait des acteurs, même débutants. Depuis, non sans quelques talents, il jouait la comédie, comme pour colmater les brèches de sa vie avec le grotesque des farces, jamais gratuites, toujours percluses de symboles puisés au cœur même de sa déprime. Il n’avait pas cherché longtemps son rôle. Le personnage du clown s’était imposé naturellement et lui permettait, sous le fond de teint, de jouer au poker menteur avec lui-même en trichant impunément.
Et là, face au miroir habité, dans ces minutes d’épuisement quand l’acteur renoue avec la réalité, les prunelles enfantines ordonnaient à Jean de jeter à jamais le masque. De nouveau, le regard de l’homme abdiquait, comme dans le jardin, recommençant l’histoire de sa défaite.
Jean tenta de se réfugier dans les yeux de Sarah. Mais la mère s’alliait à sa fille pour mieux lui faire perdre pied et le plonger dans la débâcle d’un homme qui n’a même plus le secours de ses ailes imaginées.
Djamila s’empara précipitamment des pinceaux, des crayons et des poudres. Elle les fourra dans sa poche. Sa mère saisit le bouquet de fleurs familières. Prise d’une impatience soudaine, elle se dirigea vers la porte, d’une suprême élégance dans son indifférence hautaine. Jean ne s’appartenait plus, suspendu au bouquet de lauriers rouges qui balançait contre la hanche de Sarah. Djamila saisit la main de Jean et l’entraîna à la suite de sa mère.
Ils traversèrent plusieurs ruelles étroites dans ce qui fut autrefois la ville, réduite à ce poumon voilé où se multipliait une population vouée entièrement à la mer. Le temps n’avait pas effacé la trace des hommes qui rentraient au petit matin du port tout proche, les nasses pleines de poissons que leurs femmes braderaient à la criée. Au fil des ans, celles-ci s’alourdissaient de trop nombreuses grossesses et perdaient leurs yeux à réparer les filets de pêche. Les murs avaient gardé l’odeur du varech et la couleur argentée des écailles.
Ils s’engouffrèrent dans un couloir obscur et gravirent un escalier aux marches gémissantes. Au troisième et dernier palier, Sarah ouvrit une porte sans inviter Jean à entrer… mais l’enfant veillait. Il le poussa à l’intérieur. La maison était sombre, faite d’une enfilade de pièces humides que Djamila faisait visiter, attentive aux impressions de Jean qui n’y cherchait que Sarah.
Il la devina derrière la dernière porte rabattue et voulut la rejoindre. Djamila lui saisit le poignet en le tirant jusqu’au balcon, enclos ouvert sur les toits aux ardoises grises. Les immeubles de guingois se jetaient l’un contre l’autre en rétrécissant la ruelle, sauvés de l’écroulement par des arceaux de béton. Il suffisait de tendre le bras pour toucher les tuiles d’en face. L’enfant était impatient. Il regarda Jean avec défi tout en prenant un lance-pierres qu’il arma d’un galet, le dirigeant vers le ciel. Des nuées d’hirondelles griffaient joyeusement le bleu sans nuages. La pierre partit dans un claquement sec. L’enfant pesta. Il recommença plusieurs fois, atteint enfin la cible convoitée, en suivit la chute avec des mots de vieux chasseur, excité par le trait de plumes qui marquait la dernière trajectoire de l’oiseau. Djamila enjamba alors la rampe du balcon, traversa les toits avec une agilité féline, évitant d’un œil avisé les tuiles douteuses, sautant par-dessus les gouttières avec une vigueur retrouvée, se faufilant entre les antennes de télévision, comme si toucher le ciel de si près la rendait invulnérable. Elle revint, narquoise, exhiber sous le visage inquiet de Jean la masse molle et sanglante de l’hirondelle, puis découpa les ailes noires et les déposa dans une caisse débordante des mêmes trophées.
Djamila arma de nouveau son arme. Comme si le sacrifice des oiseaux ne suffisait plus à apprivoiser la mort, elle dirigea le projectile vers le front de Jean, le lance-pierres tendu à se rompre. Elle entra dans un rire de désespérance, choisissant Jean, le prince trompeur du jardin, celui qui avait suscité tant de rêves inutiles, pour l’immoler sur l’autel de sa révolte, lui assénant l’avertissement que sa vie n’était pas plus assurée que la sienne. La voix de Sarah, lointaine et providentielle, se fit entendre :
Djamila dévia le torrent de son rire et détendit l’arme à regret. Elle dit :
Jean répondit :
La voix de Sarah les atteignit de nouveau, haletante :
Djamila tourna le dos à Jean et s’accouda au balcon, le cœur étanche à toute parole, laissant Jean vibrer aux résonances de la voix de Sarah, trop avertie pour s’illusionner des vrais motifs de la présence chez elle de cet homme qui avait pourtant été le seul à caresser son regard certains matins d’abandon quand la maladie nourrissait l’ennui mortel.
Jean pénétra dans la maison. Il trouva Sarah dans la pièce du fond, celle que Djamila lui avait interdite. Il ne la voyait que de dos. Il parla :
Elle se retourna brusquement, il demeura épouvanté dans l’embrasure de la porte. La bouche aux lèvres tuméfiées, bien que muette, proférait des mots inaudibles que l’homme encaissait dans la torpeur du silence. Les joues se creusaient, comme aspirées de l’intérieur, pour retirer au visage ses restes d’humanité. Les cheveux défaits encadraient un faciès qui n’était que rictus de folie. Les yeux absents se révulsaient par moment et s’aveuglaient de néant. La peau se tachait d’épaisses gouttes de mauvaise sueur. À la vue d’un verre et d’une bouteille d’alcool au chevet du lit, Jean crut d’abord que Sarah avait l’ivresse sordide. Il en fut même rassuré, comme si la raison s’accommodait mieux des vices connus que du désordre opaque de l’esprit. Il ne savait pas encore que l’égarement épileptique de Sarah se nourrissait de ses angoisses. Il resta là, inapte à s’extraire de cette vision, comme possédé par tant d’irrationnel chez cette femme dont il ne connaissait que l’enfant, le nom et le charme. Elle tituba en avançant vers lui, puis recula jusqu’au lit. Elle y sombra lourdement. Elle agrippa ses poings aux draps, creusa les reins en élevant le torse et déchira l’air d’un cri, avant de s’exténuer dans un sommeil dénué de rêves.
Jean voulut partir. Djamila se mit en travers de la porte. Elle pleurait d’un chagrin sans larmes, pareil à celui d’un mourant. Ses lèvres tremblaient comme si elle avait déjà froid. Sa peau n’était qu’une mince pellicule diaphane. Face à l’enfant implorant, Jean sut qu’il devait rester, que Sarah ne serait pas là pour le protéger de cette nuit qui s’annonçait mal. Il s’approcha lentement. L’enfant tomba dans ses bras. Jean le souleva sans effort et le porta jusqu’à son lit. Djamila entrouvrit à peine les yeux pour accrocher sa chemise et l’attirer contre elle. Il serra l’enfant d’une précieuse étreinte. Djamila se recroquevilla contre le torse de l’homme, une main dans ses cheveux, l’autre lovée contre son cou.
Jean ne dormit pas, engourdi dans la complicité des souffles mêlés, ne perdant rien de ces moments d’apaisement où Djamila devenait presque son enfant. La nuit de Djamila dura le temps de l’obscurité. Son sommeil s’achevait toujours avec l’aube. Cette nuit avait été presque heureuse auprès de l’homme éveillé. Elle prit la main de Jean et dit :
Jean résistait au sommeil. Djamila de sa main lui couvrit les yeux. Il s’endormit.
Jean ne se réveilla qu’au milieu du jour. La maison était inoccupée. Il la visita de nouveau. Le dénuement semblait cultivé avec un raffinement pointilleux. Les objets ne répondaient qu’aux nécessités du quotidien. Les pièces résonnaient du bruit des pas tellement les meubles y étaient rares. Elles étaient éclairées par des ampoules faibles et poussiéreuses. Dans la chambre de Djamila, aucun jouet n’était visible, aucune trace d’enfance n’égayait la grisaille des cloisons. Le lit trop grand et une armoire aux glaces piquées occupaient seuls l’espace. La chambre de Sarah était semblable. Les souvenirs, le passé, les projets étaient proscrits de cette maison qui pourtant vibrait de l’âme tourmentée de ses occupants. L’air y était dense, saturé des peines et des peurs accumulées. Les murs craquaient des hurlements rentrés. Les plafonds se fissuraient à trop absorber les douleurs des corps en souffrance. Jean s’attarda dans la chambre de Sarah. Il toucha les vêtements imprégnés d’une odeur trouble.
Il tira le tiroir de l’armoire, espérant y trouver des photos, des bijoux, des lettres, toutes ces choses qui attestent que le temps écoulé n’a pas été inutile. Seules quelques feuilles blanches tapissaient le fond du tiroir. Pourtant, lorsqu’il l’ouvrit, son poids laissait croire qu’il n’était pas vide. Jean sortit complètement le tiroir. Il s’aperçut qu’il était à double fond. Il tenta d’y introduire sa main et se gela les doigts sur du métal poli. Il crut tout d’abord que l’atmosphère maligne de la chambre l’illusionnait. Mais la froideur de l’acier lui brûlait bien les doigts. Jean tenait une arme dans sa main crispée.
Il sortit précipitamment de la chambre de Sarah. Il glissa l’arme sous sa chemise et dévala les escaliers. Il se retrouva engoncé entre les remparts de la ruelle et descendit jusqu’au port respirer la mer.
Le ciel essoufflé vidait ses poumons d’une haleine débridée. Les vagues hystériques gueulaient leur rage de buter toujours contre la frondaison de rochers qui sauvait le port des colères de l’océan. Au bout de la jetée, une femme à la chevelure emportée par les embruns ancrait sa petite fille à son flanc. La mer complice venait s’écraser à leurs pieds pour bénir d’une violente homélie cette effigie incestueuse à la gloire des marins perdus.
Le vent poussa Jean vers les deux êtres statufiés, scellés à la digue pour défier les tempêtes. Sarah et Djamila surplombaient les roches que les déferlantes giflaient dans leurs dernières expirations. Elles assistaient sans garde-fou à l’agonie des eaux hurlantes dans un recueillement pétrifié. Il suffisait d’un geste pour annihiler dans l’instant les souffrances injustes et les irrévocables attaches. Jean se rapprochait d’elles. Il jurait que ce rêve de pierres ou de chair, il ne savait plus, pouvait basculer à tout moment, pourvu qu’une main complice accompagne la prochaine rafale. L’idée de réduire les passions naissantes en poussière d’écume le faisait avancer, bras tendus, vers les silhouettes figées de l’enfant et de sa mère.
Comme s’il était donné à Jean de saisir le langage des pierres et voir s’animer les statues, alors qu’il les atteignait presque, Sarah, lentement, tourna la tête dans sa direction. Jean sut alors qu’il ne lui restait plus qu’à compléter la stèle vivante offerte aux embruns. Il s’échoua comme un vieux rafiot sur la plage ambrée des hanches qui se courbaient sous son poids. Le vent, orfèvre sublime, modifiait l’œuvre des burins. La femme minérale redevint de chair et le bras de l’homme s’empara de sa taille. Les vagues infatigables continuaient à se cabrer. Jean goûta l’opium salé de la mer.
Le chemin qui menait à la clinique était tortueux, encombré des impasses de cette enclave de ruelles d’où suintait la respiration des vieux murs, rallongé par les savants détours que Djamila improvisait dans une stratégie du sursis qu’elle seule inventait. Djamila se rendait périodiquement dans un centre hospitalier pour y subir des traitements qui s’étalaient sur plusieurs jours. Avant chaque nouveau séjour, elle allait avec sa mère à l’extrémité de la jetée respirer la mer afin que l’écume des vagues inhalée à pleins poumons allège les pas, que les pensées s’embrument de l’héroïne tenace des senteurs marines.
Les portes du vaste hall blanc s’ouvrirent avant même de les toucher, pour happer la dose quotidienne de larmes et de mort que l’hôpital jamais repu digérait. Djamila et sa mère y entrèrent. Jean les regarda disparaître et demeura immobile, démuni d’émotions par le souffle absorbant de la mer. Il attendit que Sarah revienne, le temps que s’estompe l’ivresse injectée sur la jetée.
Sarah peuplait sa maison. Ses bras dessinaient de furtives esquisses au tracé puissant et la toile blanche des murs s’imprégnait de cette gestuelle libérée, aussitôt dite qu’effacée. La masse fluide des cheveux ténébreux flottait dans l’air purifié par les exhalaisons de mer que ses poumons expiraient en une haleine inconnue. Elle habitait tant l’espace que tout meuble devenait obstacle au ballet de ses pas. Jean oublia le dénuement des pièces, théâtre étriqué des mouvances de Sarah. Les lueurs faibles du jour et des lampes servaient de faire-valoir à la lumière qui diffusait d’elle, comme un feu follet amplifié des parfums secrets de son corps généreux. Sa démarche lascive et feutrée imposait un silence lourd d’intentions. La banalité de ses occupations ne gâchait en rien la beauté de cette femme qui portait l’élégance comme une seconde peau. Les sens de l’homme aux aguets s’abreuvaient des promesses que Sarah retenait dans le carcan de son indifférence feinte, car à l’heure où Djamila était gavée de chimie, sa mère émergeait lentement de son rêve d’océan et commençait à lutter contre la tentation de cette force mâle en attente.
Sarah disparut dans sa chambre et la pièce qu’elle venait de quitter se rétrécit. L’air devint plus lourd, comme s’il n’était plus épuré de la poisseur des lieux vétustes. Le regard de Jean s’écorchait à la rugosité sale des murs. Une panique sourde commençait à l’oppresser, sans autre raison que la privation soudaine de la présence lumineuse de Sarah qu’il s’empressa de rejoindre.
Elle l’attendait, tremblante et blême, les mâchoires crispées et les yeux fous. Jean vit le tiroir à terre et comprit. Sarah, haineuse, ne reçut aucune explication. Elle bondit sur lui et se cassa les ongles en tatouant sa peau de griffes rageuses, elle fit jaillir le sang sous le tranchant des dents, elle empoigna les cheveux de l’homme ahuri et le précipita au sol, elle le recouvrit enfin de son corps haletant, défaite par tant de fureur et de lassitude. Elle continuait à se priver du secours des larmes. Elle approcha ses lèvres de l’oreille de Jean :
Haletant, il tenta de la raisonner.
Sarah restait prisonnière de ses folies.
Mais Jean n’ouvrit pas sa chemise pour restituer l’arme, malgré l’insistance des plaintes et les mots toujours plus cruels qui tissaient une effroyable logique. Il s’abandonnait plutôt à la ferveur de ce corps qui magnifiait la vie. Il ne retenait du discours suicidaire que l’incantation chaude de la voix et laissait s’amplifier en lui la résolution de protéger Sarah, malgré elle s’il le fallait. Elle finit par rejoindre le silence dans un souffle de dépit. Elle détacha sa bouche de la tempe mouillée de Jean et assiégea son regard, elle y sema les semences d’un conflit qui désormais l’opposerait à cet homme dont elle ne se résignait plus à se défaire.
Sarah s’écarta lentement de Jean, engourdie d’une torpeur douloureuse. Des ombres païennes dilataient ses prunelles jaunes, comme si le diable éveillait en elle une alchimie vénéneuse. Elle ne détournait pas les yeux de l’homme toujours étendu qui la guettait sous l’écran factice des cils. Elle allait de nouveau lui dédier le spectacle redouté de sa folie, avec ce reste de conscience qui précédait l’égarement. Pourtant Sarah luttait jusqu’à l’épuisement pour ne pas sombrer dans le délire paroxystique qui l’assaillait chaque fois que sa raison était vaincue par l’idée que sa fille pouvait ne pas revenir de l’hôpital. Elle s’écroula, à court de forces et d’espérance.
Jean rampa jusqu’au corps gisant. Elle respirait faiblement. Les yeux clos ne reposaient pas et les tensions des minutes précédentes persistaient derrière les paupières rouges qu’il effleura. Il sentait le désordre des minuscules veines sous la peau lisse et il fut patient dans ses caresses. Les lèvres sèches de Sarah tremblaient encore. Il y déposa un voile de salive chaude pour apaiser les gerçures. Il résista au désir de goûter à la saveur de cette bouche si vulnérable et rythma sa respiration à la sienne. Rien d’autre n’existait plus que cette volonté de l’homme attentif.
Le temps s’esquiva. Jean se mit à rêver d’un sommeil partagé où Sarah comblait ses nuits de délices. Il imagina un réveil pétri des envies accumulées dans le berceau de la mémoire, une entrée charnelle dans le jour naissant où les corps répondaient à la flamboyance du Levant par des vendanges de caresses. Ces images ne devaient durer que le temps d’un songe. Sarah se détacha sans ménagements de Jean alors qu’il se réveillait à regret. Il avait froid et ne se souvenait pas avoir ouvert sa chemise. À son côté, il ne sentait plus la rugosité de l’arme.
Sarah, dressée au-dessus de Jean, porta le canon du révolver à sa bouche. Elle frissonna sous la froideur de l’acier qui bleuissait les lèvres. Ses dents semblaient se fondre au contact gelé du métal. Il y avait comme une brise d’hiver qui lui glaçait la gorge. Les doigts de Sarah sur la détente de l’arme égrenaient chaque seconde dans une fellation perverse où la bouche exaspérait une verge diabolique dont la mortelle semence brûlerait à jamais sa gorge. Alors Jean, d’instinct, voulut enrayer l’irrémédiable. Il vit sa main se tendre, implorante. Il s’entendit offrir à Sarah le secours des mots, d’une voix cassée, si aimante qu’elle détendit la crampe de son doigt, que les lueurs assassines du regard s’estompèrent, que sa bouche rejeta l’arme dont le canon luisait d’une bave blanche. Il continua de l’envelopper de paroles et s’approcha tout près, provocant, désirable, lui criant ses injonctions à vivre, comme pour l’éloigner du baiser de la mort. Il la saisit.
Elle reçut au visage ses effusions d’amour, exhalaisons parfumées de serments mélangés aux sucs de sa bouche prolifique qu’il porta sur elle. Il lui meurtrit les épaules et le cou, faisant apparaître de violettes ecchymoses, comme s’il voulait s’annexer tout le sang au travers de ces plages de peau si fines que les veines y dessinaient leur chemin de croix. Il arracha frénétiquement les vêtements. Ses gestes étaient si bien ajustés aux envies de Sarah que les cuisses s’ouvrirent, juste pour laisser les doigts fouiller au-dedans. Leurs mains devenaient outrageuses. Ils allaient ensemble vers l’outrance. Sarah était délicieusement accordée aux désirs sauvages de l’homme. Elle aimait ses doigts qui s’immisçaient en elle. Elle appelait maintenant d’autres violations de ses profondeurs. Sa langue devint vivace, parcourant les gencives de Jean, se blessant au tranchant des dents, allant loin au fond de la gorge, pendant qu’assoiffée, elle buvait les fontes abondantes de ses neiges intimes. Le corps plié de Jean la recouvra. Elle sentait contre son ventre toute la ferveur du désir. Animée de la même hâte que lui, elle déchira l’étoffe tendue des vêtements. Sa main se referma sur lui. Résolument, elle le dirigea vers sa béance de femme animale, qui, dans l’attente d’être comblée, se creusait toujours davantage.