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L’épouse de l’ami disparu d’un intellectuel implore celui-ci de sauver son fils qui a rejoint une organisation radicale en Syrie. Ce récit palpitant dévoile un voyage dangereux à travers un pays dévasté par la guerre, où chaque instant est vécu comme une lutte pour retrouver et ramener le jeune homme égaré.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Abdallah Saaf est actuellement professeur des sciences politiques à l'Université Mohammed V et à l'Université Mohammed VI de Rabat, au Maroc. Il est également essayiste et auteur de recherches académiques, de récits et de romans, dont "Chroniques des jours de reflux et Histoire d’Anh Ma", publiés chez l’Harmattan à Paris.
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Abdallah Saaf
Retour à Alep
Roman
© Lys Bleu Éditions – Abdallah Saaf
ISBN : 979-10-422-4114-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Pour le dernier éditorial de l’année du périodique qu’il dirigeait, Hussein n’arrivait pas à se décider sur le sujet à aborder. En cette fin de saison, la revue n’attendait que son texte pour être « bouclée ». Il avait passé et repassé dans son esprit les possibilités d’écriture qui s’offraient à lui : il avait tout d’abord pensé dresser une sorte de bilan de l’année qui s’achève comme le font la plupart des publications en cette période. Il en avait les moyens. En témoignent ses fiches méthodiquement rangées sur son bureau. Mais alors, comment dans ce cas éviter de disserter sur les gains et les pertes des différents acteurs ? Il supportait de moins en moins cette posture du professeur qui note tout le monde. Comment ne pas porter de jugements sur les comportements des uns et des autres ? Il n’avait plus le cœur à distribuer de nouveau de bons ou mauvais points, de jouer à anticiper sur les ouvertures, les difficultés, les blocages, d’analyser à partir des vœux, des promesses et des impasses. Et puis comment ne pas s’empêtrer dans les lieux communs d’une politique devenue anodine à ses yeux, trop diluée, trop ordinaire, trop terre à terre ? Il se passait pour lui comme si rien d’intéressant, de bien, de prometteur, ne pouvait plus advenir. Cela l’ennuyait désormais de traiter de l’un des gros dossiers du débat public intérieur en cours comme le chômage, celui des diplômés ou des sans diplômes, l’éducation, le transport, la santé, les droits et libertés, ou les gros scandales de l’heure… ?
Des sujets certes, il n’en manquait pas en cette période, avec toute la tension, le degré de conflictualité qui marquait l’ambiance dominante dans cette partie du monde, comme d’écrire par exemple sur un sujet d’actualité régionale ou internationale. Il tâtonnait, il hésitait, il restait étonnamment indéterminé. Les pages quasi blanches à peine entamées s’accumulaient devant lui. Depuis le matin, il allait et venait autour de son bureau, se déplaçait d’un endroit à l’autre, revenait s’asseoir, sans réussir à se résoudre, à se fixer durablement sur un sujet, et à produire son petit texte rituel de moins de mille mots.
Pourtant, il ne vivait pas l’angoisse âpre et absorbante du deadline, ou du texte ultime. Il pouvait prendre tout le temps qu’il fallait et le cas échéant s’il en venait à produire un petit écrit, un texte insignifiant, personne ne lui en voudrait en cette fin de saison.
Il se rendait compte ces jours-ci qu’il vivait un véritable spleen. L’autre révélateur de son spleen, à côté de ses états d’âme, sa lassitude est désormais le problème d’écriture qu’il ressentait depuis quelque temps. Avant, dès qu’il se mettait en posture d’écriture, cela coulait de soi, à partir d’idées claires et bien ordonnées qu’il avait réussi à mûrir, ou sur des intuitions. Avec ses habitudes et réflexes d’écriture, il se mettait à table et presque d’un trait, il produisait son texte.
Avant, il s’adonnait à ce travail solitaire avec passion. Apparaissaient dans le processus des choses, des bruits, tout un matériel rassemblé pour remonter à la surface. Il était constamment armé d’un calepin où il avait aussi l’habitude de consigner de nombreuses choses qu’il entendait ou voyait, des idées qui surgissaient, d’accompagner le rythme du jaillissement des formules et références. Il était obsédé par l’idée qu’un élément important allait s’évaporer. Son suivi de ce qui avait cours dépassait même les prises de notes.
Cela, il ne pensait plus le faire maintenant. Il passait désormais de longues heures devant des pages blanches, ou des phrases à peine entamées qu’il avait envie de s’arrêter. Il cherchait à repartir, à être de nouveau inspiré, écrivant des pages et des pages, même s’il n’en était pas satisfait… Il recourrait à l’écriture comme remède, comme élément de libération.
Il aimait disposer d’éléments épars pour pouvoir les relier plus tard à d’autres mots, à d’autres phrases. Les histoires sont belles parce qu’elles ne sont pas explicables. Souvent, elles arrivent d’elles-mêmes, toutes seules. Il s’agit pour lui de trouver la compassion, l’empathie. Il est devenu un auteur grand public apprécié avec des phrases courtes, un vocabulaire simple, un style rythmé qui le distinguait, une certaine musique se dégageait de ses textes et discours…
Ce qui le dérangeait maintenant dans ses inhibitions est ce qu’il ressentait comme une incapacité intellectuelle d’aller jusqu’au fond des choses, jusqu’à faire émerger un état de sérénité que seul confère le passage par des épreuves de vie, et la traversée des durées surchargées d’expériences, le visage dépourvu de tous les stigmates de l’usure du temps. Ce qu’il arrivait à faire restait limité à ses yeux. Il ressentait un manque considérable.
Il pensait que pour réécrire vraiment il n’avait d’autre choix que de réinventer sa vie. Que pouvait-il faire pour réinventer sa vie ? Aujourd’hui, avec sa barbe, plus sel que poivre, sa mythomanie d’antan s’est dissoute. Il pensait que la solution serait dans le fait de réapprendre aujourd’hui à savoir rêver de jour. Sa voix se faisait plus grave mais sans aucune tonalité, sans aucun credo. Il n’entendait énoncer aucun message. Il avait adopté l’attitude d’un lutteur qui baissait sa garde. Avec le temps, il en arrivait à se concevoir comme un producteur de textes présentables, sans plus. Il y a bien quelques fois des moments de contentement, mais toujours avec un goût d’inachevé. Il lui arrivait de ressentir clairement d’avoir manqué de pertinence.
Il identifiait son travail comme celui d’un essayiste pratiquant un genre d’écriture se situant entre le journalisme et l’analyse propre à la réflexion et à l’analyse académique, une catégorie intermédiaire, selon le contexte, mais sans être ni l’une ni l’autre. Il recourrait rarement à la fiction. Ce que le chroniqueur écrit tombe dans l’oubli alors qu’un désir de laisser des traces durables dans les mémoires et dans le temps l’avait fortement animé pendant quelque temps… Rien en effet n’est plus à même de s’immiscer rapidement dans les failles, les creux et les fissures visibles ou invisibles de la vie que ces recoins où se concentre la magie des mots.
Les lueurs du regard de l’intellectuel accroché par un sujet où il pressent son propre accomplissement lui étaient familiers. Il aimait ces moments d’éveil, de l’attention du chasseur d’idées, de la prise de conscience lente ou soudaine que là, peut-être, il y aurait un bout de réalité à investir, une expérience de connaissance à capter, à vivre, et à faire vivre…
Il lui arrivait souvent de s’enfermer pour écrire, dans un silence terrible, sans parler à personne, comme recroquevillé en lui-même dans un monde à part, enfermé en soi-même, cadenassé de l’intérieur à double tour. Comme il s’isolait de plus en plus, au point qu’il en venait souvent à se demander si ce qu’il pouvait écrire avait un rapport avec la réalité.
Il sortit un moment de son bureau, se dirigea vers la salle qu’ils appelaient dans le siège de la publication « la bibliothèque », il en fit le tour comme chaque fois qu’il était en proie à des inhibitions, à des malaises, à des incertitudes, à la confusion, situations qui d’ailleurs ces derniers temps devenaient de plus en plus fréquentes. En ce moment particulier, il ne voyait pas en l’espace où il travaillait un lieu de liberté. Depuis le jour où il s’y est installé, mais il y a longtemps maintenant, il pensait qu’au moins en cet endroit, il avait la possibilité de s’accomplir, d’être lui-même, du moins était-ce ce qu’il aimait croire, avec ou sans texte à écrire, inspiré ou pas. Ces jours-ci, il avait l’impression que le siège des bureaux de sa publication constituait pour lui désormais une source d’oppression et de ressentiment. Il sentait que son indétermination de ce jour avait des causes plus profondes. Il se dit aussi que les hésitations qu’il vivait depuis quelque temps déjà montraient bien qu’il avait de sérieuses difficultés à fixer ses idées, à décider de ses points d’intérêts, des sujets sur lesquels il pouvait porter son attention. Cela se répétait et devenait pesant. Son univers habituel, ce qui constituait son élément naturel, semblait se dissoudre lentement autour de lui. N’était-ce pas le signe d’un état de désarroi de plus en plus profond ? Depuis quelque temps, il ressentait une grande distance par rapport à ce qu’il écrivait, à ce qu’il entendait autour de lui, son quotidien était désormais ponctué d’étranges postures qui ne lui étaient pas naturelles…
À la bibliothèque, il prit plaisir à contempler les livres, à passer la main sur quelques-uns d’entre eux, à les palper, à les toucher sur les différents rayonnages. Cela constituait un moment d’interrogation, un indice sur les efforts qu’il fournissait en son for intérieur pour venir à bout de ses obstacles, du moins pour dépasser l’incertitude structurelle qui l’enserrait, tenter de s’en décharger. Ce qu’il pouvait écrire ces derniers temps était loin d’être décisif, mais il ne pouvait pas non plus écrire n’importe quoi, sur n’importe quel sujet, et dans n’importe quelles conditions. Il pensait que des textes, des mots, devenus trop extérieurs, commençaient à lui glisser entre les doigts trop facilement.
Il revint à pas lents vers son bureau. Autour de lui, le silence régnait de partout. Les locaux de la revue étaient quasiment déserts. Tout le petit monde de la publication mensuelle, quelques employés qui pouvaient se compter sur les doigts d’une main, plus les collaborateurs externes, étaient déjà partis en vacances de fin d’année, à l’exception de l’indispensable Khalid, l’homme à tout faire du bâtiment de la publication. Celui-là n’avait pas à quitter d’ailleurs, il logeait dans une dépendance du siège.
Il appela Khalid et lui demanda de lui préparer un café. Le café pouvait lui permettre de marquer un nouveau départ. À peine descendu, celui-ci revint sur ses pas et lui fit savoir qu’une dame demandait à le voir. Hussein maugréa, manifestement irrité. Qui pouvait bien le chercher en cette fin de matinée de fin d’année ? Qu’avait-on à lui dire en ces jours ultimes de l’année où tout en principe s’était arrêté ? Alors qu’il était en proie à ses hésitations et doutes, il n’avait pas du tout la tête à écouter la moindre doléance. Il n’était pas là aujourd’hui pour recevoir, ni pour discuter, mais pour rédiger le dernier édito du dernier numéro de l’année de la revue dont il était responsable à la fois comme directeur et comme rédacteur en chef. La dernière livraison de l’année n’attendait que son texte avant de passer à l’impression. Il souhaitait rester concentré et n’était disposé à s’entretenir avec personne de quoi que ce soit, avant la reprise de la nouvelle année, c’est-à-dire dans au moins une dizaine de jours, lorsqu’il reprendra son travail. De plus, en ce jour, il était peu inspiré. Aucune envie de se laisser distraire. Il était venu spécialement rédiger son éditorial de fin de saison, et s’en aller. Il n’entendait rien faire d’autre en ce jour, et ne se souciait pas de qui elle pouvait être, ni de ce qu’elle avait à lui dire. Il lui suggéra de revenir plus tard au début de l’année qui vient. La dame insista, mais il ne voulut rien savoir et se referma sur lui-même, sûr que sa décision n’était pas du tout déplacée. On pouvait tout lui reprocher sauf de s’être enfermé dans une tour d’ivoire et de ne pas s’ouvrir sur les autres. Il avait l’habitude d’écouter les autres, d’être disponible pour les gens, d’aller vers eux. L’année qui vient, c’est juste la semaine suivante, c’est-à-dire dans quelques jours à peine, se dit-il en lui-même. Rien donc pour lui ne pouvait en ces moments solliciter plus d’urgence que le texte dont il devait se libérer.
Il poursuivit sa réflexion et opta en fin de compte pour un éditorial sur le chaos moyen-oriental, une fois de plus, sujet resté central en cette fin d’année. En cette période, les morts se comptaient là-bas par dizaines et les blessés par milliers, au quotidien, dans plusieurs endroits de la région : les guerres civiles de Syrie, du Yémen, de Libye, le conflit palestinien… s’accumulaient, se croisaient, se régénéraient. Le décompte quotidien des morts, des blessés et des réfugiés effectué régulièrement par des organisations se présentant au nom des droits de l’homme en Syrie était effarant. Chaque jour, le nombre augmentait au fur et à mesure que la journée avançait et que les points d’information dans les médias se succédaient. Les bilans quotidiennement publiés par diverses agences de presse faisaient état de dizaines de milliers de morts, disparus, blessés, réfugiés dans les pays voisins. De plus, en cette fin d’année, les bilans globaux amplifiaient les images des désastres.
Les événements avaient beau être cruels, tout de sang et de morts, les problématiques moyen-orientales paraissaient tout de même comme aseptisées. On pouvait en parler pour éviter de s’engager dans les sujets de politique intérieure autrement plus sensibles. Il passa une bonne partie de la journée à tenter de confectionner laborieusement le petit texte de huit cents mots qu’on exigeait chaque fois de lui. Il se fit apporter à manger au bureau. Il acheva son écrit, sans conviction, mais il avait le sentiment que l’éditorial était en dépit de tout publiable. Il jeta un coup d’œil sur l’ensemble du numéro, histoire de s’assurer qu’il n’y avait pas de problèmes. Il se sentait maintenant soulagé, libéré, investi d’un vague sentiment de satisfaction à propos de ce qu’il venait d’accomplir. Lorsqu’il sortit du local au milieu de l’après-midi, il ne s’étonna pas du calme profond qui enveloppait les rues de ce vieux quartier colonial où se trouvait à la fois le siège de la publication et à quelques pas de là, son domicile…
Il avait pris l’habitude avant de regagner son domicile d’aller passer un moment au café qu’il fréquentait régulièrement, à proximité du siège de la publication, et à quelques pas de son appartement. Ces quelques instants dans le café constituaient pour lui un passage obligé pour s’y décontracter, remettre de l’ordre dans ses idées, lire des choses légères, réfléchir à quelque chose de précis, marquer une rupture dans sa journée. Il entendait ainsi se prouver à lui-même qu’il gardait ses habitudes de toujours, d’éternel étudiant, ses petites manies d’intellectuel. Il tenait toujours entre ses mains, un lot de journaux et de magazines, tout le temps, partout où il allait.
Il prit place et le serveur vint essuyer la table. Sans qu’il ait besoin de rien lui demander, sur un simple signe de tête, celui-ci lui préparait déjà son thé habituel. On était déjà au milieu de l’après-midi. Il étala devant lui les journaux qu’il avait ramenés, en prenant soin de tout ranger sur la table. En feuilletant la presse, il remarqua que partout, il n’y était question que du désordre qui régnait dans cette partie du monde. En cette fin d’année, une fois encore, tout se focalisait sur la région, véritable plaie de la planète. Tout le reste était relégué au statut de faits divers. Après tout, il avait eu raison d’écrire sur le sujet, se confia-t-il à lui-même, sans grande conviction toutefois. Une machine à détruire, à massacrer, à exiler s’y livrait systématiquement, impitoyablement, à son œuvre de mort et d’anéantissement, de toutes parts, et à chaque instant, sans répit. Des acteurs désormais endurcis par les malheurs, blasés, insensibles, irrationnels, exacerbés, se bestialisaient chaque jour davantage, s’y adonnaient sans état d’âme à leur œuvre de mort, de blessures incicatrisables, de bannissements de masses.
Le café était désert. Dans un coin isolé, presque à l’abri des regards, une cliente unique, une dame d’un certain âge, fumait solitairement cigarette sur cigarette, indifférente à ce qui se passait autour d’elle, entièrement absorbée par les contenus de son smartphone. Bien que le café fût presque entièrement vide, le serveur allait et venait, s’activait, l’air affairé.
Hussein resta longtemps immobile, absent, ses pensées allant d’un sujet à l’autre, maintenant qu’il n’avait plus à écrire, qu’il n’était plus devant ses pages blanches. Maintenant qu’il n’était plus devant les feuilles à peine entamées, la preuve humiliante de son manque d’inspiration, d’un certain vide, d’une fracture profonde qui s’installait en lui mais dont il ignorait la nature pour l’instant, il ressentait plus vivement quand même un état de profonde fatigue. Il pensa à l’année qui s’en allait, à celle qui venait, à ce qu’il avait réalisé, à son quotidien de plus en plus ennuyeux, à son malaise, au mal être qui l’enserrait de ses mailles, à son travail de responsable d’un organe d’opinion et d’analyse, d’éditorialiste de cette revue pour intellectuels critiques qui visiblement le motivait de moins en moins.
Tout avait fini par devenir routinier, loin du sentiment d’accomplissement de soi que cela lui procurait avant. Aujourd’hui, il ressentait plus fortement les choses en termes d’une sorte de spleen qu’il avait du mal à décrire. Il sentait monter dans sa tête les signes d’un état de lassitude sépulcrale, de remise en cause totale, et un irrésistible désir de fermer les yeux et de se laisser aller.
Il revint pendant quelques instants sur sa vie. Ce moment où son usure, son profond épuisement lui était révélé constituait une sorte de croisée des chemins. Il sentait aussi que les temps des grandes évaluations et des résolutions déterminantes n’étaient pas encore arrivés. Il ne pouvait s’empêcher de sentir en ces mêmes moments que sa vie et tout ce qui l’entourait étaient investis de tas de creux, de trous, d’inconsistances.
Plus rien de ce qui l’animait avant, ne semblait pouvoir non pas tant le passionner, mais seulement le rendre plus attentif : l’engagement, la fraternité, les amitiés, les amours, les aventures, les choses de l’esprit, les mystères de l’inconnu… Plus rien ne réussissait à le motiver aujourd’hui. Il aimait à penser qu’il était atteint d’un mal sidéral. Il prit acte en cette fin de saison que désormais au fond de lui-même quelque chose était fortement secoué, qu’il traversait une zone de tempête. Incontestablement, un ressort profond s’était brisé en lui-même.
Il resta plus longtemps que d’habitude au café en ces moments encore désert. Il y avait pris place sans empressement, décidé à se laisser aller, à ne rien faire, à ne penser à rien. Pendant de longs moments, il n’y eut à l’intérieur comme sur la terrasse que lui et l’unique serveur qui continuait de manière inexpliquée à s’agiter fébrilement, et la dame complètement absorbée par son appareil. Au-dedans régnait un calme absolu. Au-dehors, un silence entier enveloppait tout le quartier. Quelques rares passants émergeaient de temps à autre, déambulant lentement, d’autres marchaient étrangement à pas pressés, comme à contretemps, alors qu’en cette fin de semaine tout semblait s’être ralenti ou même arrêté, voire effacé. Il n’y avait visiblement aucune raison d’aller plus vite. Il voyait de vagues silhouettes passer leur chemin de derrière les vitres de la façade du café, et disparaître aussitôt.
Il pouvait prolonger indéfiniment ces instants où il n’y avait rien et où il ne voulait rien. Il s’était installé confortablement dans ce rien intégral. Il avait bien fini son travail de directeur de publication. Le numéro était dûment achevé et envoyé aux presses. Il se décontractait ainsi, en accentuant un peu plus que d’habitude la posture de relâchement qu’il avait décidé d’adopter. Il se rendait compte qu’en ce jour il ne pouvait pas s’agir d’un repos ordinaire. Il se sentait aller lentement vers un intermède plus général, une sorte de pause à caractère existentiel, voire peut-être à une rupture régénératrice, en quête d’un nouveau souffle.
Personne ne l’attendait. Il n’avait personne à qui rendre compte et à qui il pouvait témoigner la moindre attache. Lui et sa compagne s’étaient séparés de longue date. Du coup, il avait fait un certain vide autour de lui, réduisant au minimum le cercle de ses fréquentations, de ses « liens humains »…
Cela faisait déjà quelques années qu’il était à la retraite de sa charge de professeur d’université. Aux yeux de ceux qui l’observaient, il s’était converti en journaliste éditorialiste, chroniqueur, essayiste, « leader d’opinion ». Parfois, on le qualifiait « d’influenceur », comme aimait à le nommer l’une de ses anciennes connaissances, un banquier devenu expert, consultant, sur des dossiers complexes de gestion publique. Il n’aimait pas ces statuts et qualificatifs distribués selon lui à gauche et à droite, à tort et à travers. Il était lui-même vigilant sur ce qu’il faisait et aspirait à ce que la cohérence marquât son parcours et son action.
Il lisait, et souvent ne faisait que cela, écrivait, était lu, communiquait, publiait, donnait des interviews, prenait la parole dans des espaces publics, sur la chose publique. Il était souvent invité à donner des conférences, à participer à des débats publics ou réservés à des cercles restreints, sollicité pour écrire sur ses thèmes de prédilection. Sa vie était loin de se réduire au modeste éditorial à produire une fois par mois, et de temps à autre des textes plus élaborés, d’un périodique au surplus destiné à un cercle très étroit de lecteurs, d’une publication plutôt pour élites. Sa vie était loin de se limiter à cela ou à la supervision des contenus de la revue.
En ce moment particulier de fin de travail, de fin de semaine, de fin d’année, il entendait marquer une coupure. Il consentait à lire la petite presse étalée devant lui, où il n’était question que de guerres du Moyen-Orient, d’islamismes, de jihadismes, des vagues de terrorisme qui déferlaient sur la région et au-delà…
Une jeune fille fit irruption brusquement, dans le petit espace du café. Son apparition rompait le calme lourd qui y régnait : taille moyenne, chevelure brune débordante sillonnée de blondeur écarlate, lunettes épaisses, un accoutrement décontracté des jours de relâche, l’air d’une étudiante en fin d’études. Dès qu’elle était entrée par sa seule présence, elle avait introduit un peu de vie dans le café, où le temps jusque-là semblait suspendu.
Du fond de sa timidité de toujours, une timidité qu’il qualifiait lui-même « d’ontologique », il avait gardé l’habitude de ne pas soutenir les regards des autres d’en face, et encore moins de les scruter dans le fond de leurs yeux. Il n’aimait pas se noyer dans ces immensités humaines, mais il avait bien remarqué que dès son entrée, elle avait balayé des yeux le petit espace du café, et jeté un regard en sa direction. Quand leurs yeux se rencontrèrent, quelque chose lui fit vaguement sentir que d’une manière ou d’une autre elle le connaissait ou l’avait reconnu. Une certaine notoriété lui collait à la peau auprès de nombre de gens et en particulier auprès des intellectuels. Il avait nettement capté le réflexe d’identification qui traversa furtivement le regard qu’elle lui avait lancé. Elle prit place et fit sa commande. De temps à autre, ses yeux continuaient à revenir vers lui, tandis que lui continuait à survoler des yeux tranquillement ses journaux et revues. Il avait senti ses coups d’œil répétés et faisait comme si de rien n’était.
Le silence régnait. À l’autre bout du café, quelqu’un mit soudain une pièce dans le juke-box et toute la salle résonna d’une musique qu’il appréciait, suivie de la voix triste et monotone d’un chanteur populaire traditionnel. Le café avait curieusement l’habitude de passer un petit nombre de chanteurs que sans doute le propriétaire du café, un ancien militaire, lui avait-on dit, avait soigneusement triés et enregistrés lui-même. Hussein aimait ces choix et cela était une des raisons pour lesquelles il venait régulièrement en cet endroit : cela était assez ancien, de « la musique de vieux » comme disait autrefois sa fille, tantôt du Brel ou du Barbara, tantôt du Fairouz, et d’autres fois comme aujourd’hui du melhoun, un genre de musique traditionnelle propre au pays. De belles paroles rythmées et des notes de musique qu’il ne rejetait pas, qu’il savourait, emplissaient la salle, pour son plus grand plaisir. Pour l’heure, le chanteur alternait des paroles énoncées sur un ton grave et d’autres sur un ton doux. Cela détendait profondément Hussein.
Au bout d’un moment, il leva les yeux et il vit la jeune fille s’avancer vers lui. Il releva la tête quand il constata que la jeune fille s’était davantage rapprochée de sa table. Elle le salua poliment et lui demanda si elle pouvait lui parler. Il l’invita à prendre place en face de lui. Elle sollicitait avec gentillesse « quelques minutes d’attention », avait-elle dit. Décidément, il n’avait aucun désir de parler ni même d’écouter qui que ce soit mais à la manière dont elle l’avait abordé, et bien que cela le gênait, il lui était difficile de refuser. Après tout, il ne lui répugnait pas de parler à la belle jeune fille. Elle s’était déjà assise lorsqu’il se surprit à se demander pourquoi il avait laissé faire.
Il se demanda un instant si elle n’était pas la dame qui avait demandé à le voir au siège de la revue un peu plus tôt au cours de la journée, et qu’il avait fermement refusé de rencontrer. Manifestement, ce ne pouvait être elle. Il se rappela que l’autre avait été clairement annoncée par Khalid comme une femme d’un « certain âge ». Ce qu’il vivait maintenant semblait relever de la rencontre plutôt spontanée et fortuite. Elle était venue à lui comme sur une impulsion du moment, une opportunité qu’elle ne voulait pas laisser passer.