Rêves sang raison - Raymond Procès - E-Book

Rêves sang raison E-Book

Raymond Procès

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Beschreibung

Jess, jeune auteur tourmenté par des cauchemars violents, est obsédé par leur origine inexpliquée. Lorsque les ténèbres de ses rêves envahissent la réalité, sa quête de vérité devient inévitable. Déjà éprouvé par la séparation d’avec sa fille et la maladie de sa mère, sa vie prend un tournant quand il rencontre un historien énigmatique. Ensemble, ils partent pour la Guyane, où Jess découvre une grotte mystérieuse, point de départ d’un périple au-delà de l’imaginable. À chaque pas, il comprend que ce voyage est lié aux ombres de ses rêves. La clé de son passé se trouve-t-elle au bout de cette odyssée fascinante et périlleuse ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Raymond Procès plonge, à travers ses écrits, dans les abysses de la conscience humaine et les vastes étendues de l’imaginaire. Auteur de plusieurs ouvrages, dont "L’épée d’Olga" publié par Terriciae en 2013 et "L’espoir dans le cœur" paru aux éditions Edilivre en 2019, il revient avec son dixième roman, "Rêve sang raison", une exploration intense des frontières entre rêve et réalité.

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Raymond Procès

Rêves sang raison

Roman

© Lys Bleu Éditions – Raymond Procès

ISBN : 979-10-422-4464-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Caché au milieu du champ de canne à sucre, il espérait surprendre ses poursuivants. « Jamais ils ne penseront me trouver ici », se disait-il. Le vent fléchissait les plumets des cannes qui paraissaient juteuses. Cela faisait longtemps qu’il courait, la soif le terrassait. L’idée de manger une canne à sucre lui traversa l’esprit. Son liquide rafraîchissant étancherait sa soif et ses minéraux lui redonneraient un peu de force. Il entreprit la coupe et avec ses dents, éplucha la canne pour en mâcher la chair avec avidité.

Il s’assit pour se mettre à l’aise, et profita de ce moment de répit pour réfléchir à sa situation. Il avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait. En un instant, il s’était retrouvé dans un environnement inconnu et comble de surprise, des hommes en armes accompagnés de chiens l’avaient pris en chasse. C’était une histoire de dingue ! Qu’est-ce qui lui arrivait ? Son cerveau avait beau ressasser les événements dans tous les sens, aucune solution ne se révélait. À force de courir à travers champs parmi les feuilles effilées et coupantes des cannes, ses vêtements tailladés ressemblaient aux bandelettes pendantes des momies égyptiennes.

Alors qu’il était tout à ses réflexions, il sentit une odeur de brûlé et aperçut dans le ciel des nuages de fumée poussés par le vent. Il entendit d’innombrables crépitements et sentit l’espace qui se réchauffait peu à peu ; il comprit que ses poursuivants avaient mis le feu au champ de canne. Il ne lui restait qu’une seule possibilité, une unique issue, courir, droit devant lui, même si cela le menait à un piège tendu par les hommes armés. Il n’avait guère d’autre choix, s’il ne voulait pas griller comme une saucisse sur des braises.

Il sortit du champ en courant et se retrouva face à dix hommes qui le mirent immédiatement en joue avec des fusils qui lui parurent antiques. Des molosses fermement maintenus en laisse aboyaient et cherchaient à l’étriper. Il s’arrêta net afin d’éviter un tir incontrôlé, et remarqua alors la tenue bizarre des soldats. Leurs vêtements ressemblaient à l’accoutrement des militaires de la Révolution française. En plus, ils s’exprimaient étrangement, et le traitaient de sale esclave en fuite. Bizarre ! Il avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait.

Deux soldats approchèrent et sans ménagement l’obligèrent à marcher devant eux. Il n’osa prononcer un mot. Ses assaillants firent preuve d’une telle violence à son égard qu’il ne cherchait pas à les contrarier de peur qu’ils ne lâchent les chiens aux crocs acérés. Ils marchèrent longtemps avant de se retrouver dans une clairière au beau milieu d’une profonde forêt. Un lieu sauvage et inhospitalier.

On l’obligea à s’asseoir sous la garde d’un soldat et d’un des molosses. L’agitation des autres membres de la troupe lui permit de comprendre que ceux-ci ne se sentaient plus en sécurité dans les bois. Des bruits suspects s’élevèrent des fourrés environnants. Les chiens jappèrent. Les hommes armés se regroupèrent pour faire face à un ennemi encore invisible. Ne sachant pas à quoi il avait affaire, le prisonnier se dissimula derrière un gros tronc d’arbre.

Ses ravisseurs ne faisaient pas attention à lui. Plus les choses évoluaient et moins il comprenait la raison de sa présence en ces lieux.

Soudain, plusieurs dizaines d’hommes noirs à moitié nus, armés de fusils, de sabres, de bâtons et de toutes sortes d’objets tranchants émergèrent des bois pour encercler la troupe de soldats. Ils avaient des corps d’athlète et des carrures impressionnantes. Leur peau ébène les rendait pratiquement invisibles dans la pénombre accentuée par le feuillage dru des grands arbres. Ils étaient bien plus nombreux que le petit groupe armé d’hommes blancs. Un des soldats, le chef, ordonna à ses hommes de tirer dans le tas. À la première salve, les guerriers noirs se mirent à couvert dans les bois. Ils attaquèrent à leur tour pendant que les soldats rechargeaient leurs fusils. L’assaut fut rapide et violent. Plus que les fusils, les machettes jouèrent un rôle déterminant, les noirs les maniaient avec dextérité.

Depuis sa planque, il assistait à une scène tragique, digne des plus grands films d’horreur. La troupe de ravisseurs gisait sur le sol : têtes décapitées, membres en morceaux. Le même traitement avait été réservé aux chiens. Funeste sort ! Une fois la boucherie terminée, la redoutable tribu de colosses feignit de retourner d’où elle venait. Croyant bientôt subir le même sort, l’ex-prisonnier n’osa bouger. Son tronc d’arbre lui offrait pourtant une piètre protection ! Le groupe de géants noirs s’écarta pour former un couloir. Un individu exceptionnel, plus grand que les autres de deux têtes, se distingua du lot. La démarche souple et puissante, la musculature prodigieuse, il avançait comme vers quelqu’un qu’il connaissait.

— Jess ! Jess !

Il se réveilla en sursaut, ne sachant plus où donner de la tête.

— Jess ! Jess !

Il se rendait progressivement compte que la voix qu’il entendait lui était familière. Il se leva de son lit pour aller ouvrir la porte d’entrée de son appartement.

— Alors, tu viens juste de te réveiller, à ce que je constate ! précisa son voisin de palier qui se tenait à l’entrée.

— Oui, balbutia Jess, naviguant encore dans un épais brouillard.

— Excuse-moi de te déranger. Ta voiture gêne, et j’ai l’impression que la fourrière ne va pas tarder à venir l’enlever.

— Merci de m’avoir prévenu. Je vais la déplacer, répondit Jess, laconiquement.

— De rien ! Tu as une sale mine. Tu devrais dormir la nuit ! lança le voisin, un petit sourire aux coins des lèvres.

Jess n’eut pas la présence d’esprit de lui répondre. Un grand trouble l’agitait. Le rêve était encore présent dans son esprit. Il peinait à faire la part des choses. À croire qu’il naviguait entre une réalité connue et un monde parallèle qui le laissait perplexe. Au moins, la mise à la fourrière de sa voiture faisait partie de la réalité du moment et il fallait réagir vite. Il aurait besoin de son véhicule le lendemain. En se préparant à sortir, il se remémora la scène violente du rêve étrange qui le hantait encore, et se posa des questions sur sa nature. On dit que les rêves sont prémonitoires, mais la vision de telles atrocités serait-elle l’annonciation de quelque funeste événement ? Ces réflexions l’inquiétaient.

Chapitre 2

En se fermant, la porte fit un bruit discret, longuement étudié par les spécialistes du marketing, pour plaire à l’oreille humaine. Jess réajusta son manteau puis en releva le col pour se protéger du vent et de la pluie battante. L’eau froide tombant du ciel échouait sur ses lunettes et perturbait sa vision. Le sac en bandoulière, il se mit à marcher. Il avait roulé pendant une heure sur un périphérique partiellement encombré. Paris Expo Porte de Versailles était un lieu privilégié pour les manifestations en tous genres. Plusieurs halls d’exposition s’étalaient sur plus de deux cent mille mètres carrés faisant de l’endroit un lieu unique en Europe.

Le climat maussade et froid ne correspondait pas au printemps. Jess avait été convié au Salon du livre 2001. Il marchait à grands pas, essayant, tant bien que mal, d’éviter les flaques d’eau. Il sentait la pluie s’insinuer jusqu’à la racine de ses cheveux. Il avait quitté l’île de la Guadeloupe d’où il était originaire à l’âge de sept ans pour s’établir avec ses parents dans la banlieue parisienne. Certains disaient qu’il était métis puisque ces deux grands-pères étaient de purs marins bretons. Bien que sa peau soit foncée, ses traits fins ressemblaient à ceux d’un Européen et sa chevelure à celle des coolies originaires de l’Inde qui vivaient aux Antilles. Ses petits yeux noisette brillaient dans un visage agréable. Il possédait une silhouette athlétique et une démarche empreinte d’élégance. Haut d’un mètre quatre-vingts, il se dégageait de sa personne un magnétisme et une classe naturelle, indéniables.

Son attention se tourna vers les grandes portes vitrées qui entravaient son chemin alors qu’il cherchait un abri pour se soustraire aux éléments.

Deux entrées se dressaient devant lui, celle des visiteurs et celle des professionnels. Il partit d’un pas alerte vers l’entrée des professionnels et se présenta à l’accueil. Une jeune femme brune de taille moyenne vêtue d’un uniforme l’aborda. Ses yeux verts rayonnaient, donnant à sa beauté un lustre mirifique.

— Bonjour monsieur ! Que puis-je pour vous ?

— Je suis auteur et je viens pour une séance de dédicaces.

— Vous avez apporté un exemplaire de votre livre ?

— Oui, le voici ! Vous voyez, sur la quatrième de couverture, c’est ma photo.

— En effet, c’est bien vous : Jess Bejio, Rencontres. C’est un titre très engageant.

— Merci pour le compliment. Je vous encourage à le lire.

— Pourquoi pas ? Pendant que nous vous créons un badge d’entrée, vous pourriez, peut-être, me le dédicacer ?

— Vraiment ?

— Sans rire !

— Volontiers.

Il sortit de son sac, un autre exemplaire, et demanda :

— Mademoiselle ! À qui dois-je le dédicacer ?

— À moi, bien évidemment ! Katia.

— Très joli prénom !

— Merci.

Katia repoussa une mèche de cheveux qui venait de tomber devant ses yeux. Ses longs cheveux noirs drapaient ses épaules, soulignant l’intensité de son regard.

— Vous désirez une annotation particulière ?

— Non, Jess ! Vous permettez que je vous appelle Jess ?

— C’est comme vous le sentez, mademoiselle Katia.

— Mettez ce que bon vous semble ! Soyez inspiré !

— Ne vous inquiétez pas. Une belle présence m’apporte souvent une inspiration spontanée.

Katia paraissait étrangement fascinée par l’auteur qui se tenait devant elle, et Jess le remarqua. Il la trouvait ravissante, mais n’était pas là pour la bagatelle.

— Tenez Katia ! Le prix spécial salon de l’ouvrage est de cent francs.

— Les voici, vous prenez du liquide ? dit-elle en présentant un billet.

— Aucun problème !

— Je vous remercie. À mon tour de vous remettre votre badge d’accès.

Jess tendit la main pour récupérer son badge, et l’accrocha sur le revers de sa veste. Son titre d’auteur y figurait en grosses lettres.

— Peut-être aurai-je l’occasion de vous revoir durant le salon ? poursuivit Katia.

— Pourquoi pas ? En attendant, bonne journée à vous !

Jess s’éloigna de l’accueil souriant une dernière fois à la chaleureuse hôtesse.

— Au revoir, Jess ! Katia accompagna sa tirade d’un signe discret de la main.

Jess s’engouffra dans une des innombrables allées du hall d’exposition. Il cherchait l’allée G où se trouvait le stand G 179 bis et sa maison d’édition, « LE BON LIVRE ».

Un nombre impressionnant de stands s’étalait à vue d’œil ainsi qu’un amas de livres. On aurait dit que toutes les connaissances du monde se livraient en pâture aux humains. Ce dimanche après-midi, des milliers de visiteurs avaient opté pour une balade dans ce sanctuaire de la culture écrite.

Après avoir marché sous une pluie froide, Jess ressentait à présent une forme d’oppression dans l’atmosphère surchauffée du hall. Était-ce vraiment la chaleur ou le doute qui l’indisposait ? Il était là parce que son éditeur avait organisé une dédicace au stand du Secrétariat de l’outre-mer, son livre ayant été sélectionné pour le grand prix Réseau France Outre-mer. Il se devait d’être là. Pourtant, comme à chaque fois, il cogitait !

Éducateur sportif, il s’était entraîné, dans la matinée, avec un groupe d’athlètes très performants classés parmi les meilleurs sprinters français. Parfois, il se demandait s’il ne préférait pas l’enseignement du sport à l’écriture ; cette question le taraudait.

Il parvint au stand de « LE BON LIVRE ».

— Jess ! Te voici enfin !

L’interpellation de Serge Baptiste, responsable de la maison d’édition, le fit sursauter.

— Tout arrive, n’est-ce pas ? Je suis là ! C’est la chose la plus importante.

— Es-tu prêt pour ta séance de dédicaces ?

— Toujours prêt ! Comme les scouts. Je suis même impatient d’y être.

Serge, comme Jess, était un grand sportif d’une quarantaine d’années ! Il pratiquait les arts martiaux et avait créé sa maison d’édition depuis trois ans déjà. Grâce à son sérieux et à sa perspicacité, sa notoriété grandissait. Une belle récompense pour cet originaire de la Martinique, un chabin, comme on dit aux Antilles. Un homme à la peau plus claire que la sienne. Il souhaitait promouvoir le plus grand nombre d’auteurs afro-caribéens. La tâche semblait ardue. Pour ce salon du livre 2001, il se satisfaisait de l’idée de présenter une brochette de poètes et de romanciers talentueux sur le stand du secrétariat de l’outre-mer.

— Dis-moi, Serge ! À quelle heure dois-je passer ?

— Dans une demi-heure, à 15 heures.

— Je pourrai déjà me rendre à ce stand, afin de me mettre dans le bain.

— Si tu veux ! Normalement, là-bas, ils ont la liste des auteurs qui participent aux signatures. Il serait bon de confirmer ta présence.

— Tu peux me rappeler le numéro de leur stand ? C’est un véritable labyrinthe.

— Allée K-19. Ne te perds pas ! lança Serge.

— Je finirai bien par trouver, répondit Jess qui scrutait déjà le trajet à parcourir. Il y avait embouteillage dans les allées.

Sa progression fut lente, et comme jamais auparavant, il eut l’occasion de se mêler à des gens de tous les milieux sociaux. Comme par miracle, il se retrouva devant le stand qu’il cherchait. Plusieurs personnes s’y affairaient. Deux auteurs placés aux extrémités d’une table rectangulaire dédicaçaient leurs ouvrages. La caisse près de laquelle les livres se vendaient se trouvait au centre du stand. On pouvait apercevoir dans les rayons des livres écrits par des auteurs guyanais.

Jess pénétra le stand pour s’approcher d’un homme d’une trentaine d’années qui donnait des ordres aux employés dans ce qui ressemblait à une librairie improvisée. Il faisait preuve d’autorité.

— Bonjour ! interrompit Jess comme pour couper court à l’agitation. Je suis Jess Bejio. Je dois bientôt présenter mon ouvrage sur ce stand. Pourriez-vous me dire comment cela va se passer ?

— Jess Bejio, vous dites ! répéta l’inconnu. Il faut que je consulte ma liste.

L’homme alla récupérer une feuille derrière la caisse. L’air sympathique, la peau très foncée et le sourire pétillant, il devait mesurer un mètre soixante-treize, et portait avec élégance un pantalon gris à pinces et une chemise blanche très ample dont les manches étaient retroussées jusqu’aux coudes.

— Alors ! Voyons ! dit le plaisant bonhomme. Jess Bejio ! Ça y est ! Je vous ai trouvé ! Vous êtes prévu pour 15 heures. Vos livres sont ici.

Il pointa de l’index une table où étaient empilés plusieurs exemplaires de son roman.

— Si vous en désirez d’autres, nous irons en chercher dans notre stock.

— Merci, dit Jess. Jetant un regard autour de lui, il me semble que l’on trouve ici beaucoup d’ouvrages sur la Guyane.

— Oui, en fait, notre librairie est basée à Cayenne. En partenariat avec le secrétariat de l’outre-mer, nous gérons la présentation des auteurs des départements et territoires d’outre-mer.

— Je comprends mieux, dit Jess. À quel endroit devrais-je m’installer ?

Le responsable lui indiqua une table à droite de la caisse. Un bel emplacement qui donnait sur une allée que les visiteurs empruntaient pour accéder au salon.

— Parfait ! Je vais profiter de l’affluence.

L’homme, très amical, ajouta :

— Dès que l’auteur présent à la table aura terminé, vous prendrez sa place. Il vous reste encore un petit quart d’heure.

— Pas de problème, s’empressa de dire Jess, j’attendrai patiemment mon tour. Sinon, votre prénom, c’est ?

— André !

— Merci André.

Celui-ci répondit par un geste amical de la main.

Jess demeura au centre du stand. Une jeune fille qui s’occupait d’approvisionner les rayons l’aborda.

— Bonjour ! Vous êtes auteur ?

— Oui, comme l’indique ce badge, je m’appelle Jess Bejio. Je dédicace dans quelques instants.

— Vos livres sont-ils sortis ?

— Je pense que oui. Ce gentil monsieur me les a montrés. Il désigna du doigt l’homme qui l’avait accueilli.

Alors qu’il prononçait ces mots, il aperçut une femme de grande taille aux cheveux châtain clair en pleine conversation avec l’un des responsables du secrétariat de l’outre-mer. Elle devait avoir trente ans, portait un jeans qui mettait en valeur ses longues jambes. Il la trouva magnifique. Son regard bleu azur illuminait son visage, un petit nez surplombait une bouche qui appelait des baisers gourmands. Sa démarche suave mettait en valeur ses formes ravissantes qu’un pantalon plaqué n’arrivait pas à dissimuler. Sa fraîcheur, sa sensualité, sa prestance de mannequin et sa féminité agressaient les sens de Jess. La créature, qui le subjuguait, mesurait bien un mètre soixante-quatorze. Il se raisonnait sans savoir pourquoi et demeurait absent ; peut-être parce qu’elle paraissait inabordable. Il se refusa à penser davantage à elle, et revint à la demoiselle qui s’entretenait avec lui.

— Rencontres, c’est votre roman ? De quelle origine êtes-vous ?

— Je viens de la Guadeloupe, et vous, comment vous appelez-vous ?

— Valérie.

— Vous êtes d’où ?

— De Cayenne.

— Vous habitez en métropole ?

— Ah ! Ça non, j’habite à Cayenne. Je ne suis ici que pour la durée du salon. Je repars vendredi prochain.

— Bien. Excusez-moi, je dois aller m’installer. Jess venait de se rendre compte que l’auteur avait libéré la place qui lui était dévolue.

Valérie, une femme de taille moyenne de vingt-deux ans, avait la même couleur de peau que lui, ni trop foncée ni trop claire. Ses cheveux défrisés lui caressaient les épaules. Son petit air mystérieux s’effaçait quand elle souriait, et sa gentillesse la rendait désarmante.

— Dites-moi ! Ça vous dirait d’avoir un stylo original pour votre dédicace ?

— Oui, pourquoi pas ?

Elle tendit un objet en forme de fusée.

— Quelle drôle de chose ? C’est un instrument pour écrire ?

— Oui ! répondit Valérie.

— C’est bien la première fois que je vois un objet de ce genre.

— Il vient de Cayenne, pour vous servir.

— C’est super-sympa de ta part !

Il l’avait tutoyée sans que cela la perturbe…

Il se rendit à sa place. À peine installé, plusieurs curieux l’accostèrent prêts à rencontrer un nouvel auteur de la Caraïbe. Cela ne pouvait mieux débuter.

***

La séance des dédicaces terminée, Jess laissa la place à un autre auteur, Edmond Vital, un éminent professeur et historien caribéen. Il ne le connaissait que de vue, mais avait eu sa fille de dix-huit ans comme élève. Il engagea la conversation.

— Bonjour, je m’appelle Jess Bejio, j’ai été le professeur de sport de votre fille. Yémaya m’a beaucoup parlé de vous. Cela fait longtemps que je souhaite faire votre connaissance.

Impressionnant, lui aussi, d’origine guadeloupéenne, il approchait le mètre quatre-vingt-dix. Très clair de peau, avec ses yeux verts, son métissage était plus flagrant que le sien. Son nez pointu soutenait des lunettes rondes qui avivaient dans son regard une excitation non contenue.

— Tu connais donc ma fille, s’exclama-t-il. Voici une nouvelle intéressante ! As-tu déjà lu l’un de mes ouvrages ?

Le professeur tutoyait Jess comme s’il le connaissait. Au lieu de le choquer, son attitude lui plaisait, car elle s’apparentait à de l’acceptation. Il croyait l’historien réservé, voire distant, et comprit vite qu’il s’était trompé sur son compte. Il réalisa que le personnage était ouvert d’esprit. Les gens l’intéressaient.

— Oui, professeur, je m’en suis procuré un à la bibliothèque municipale.

— Bien cher ami, tu devrais acquérir mon dernier livre. Il faut que nous, les Caribéens, sachions d’où nous venons et quelle est notre véritable histoire. Nous devons être à même de nous situer dans notre espace.

Difficile de ne pas se laisser subjuguer, tant le professeur Vital argumentait avec passion. Intimidé par l’éloquent personnage, Jess manifestait son admiration.

— Professeur, je souhaite connaître davantage sur l’histoire de nos ancêtres.

— Que fais-tu ici ?

— Je suis un poète, un romancier et un professeur de sport.

— Poète et professeur de sport. Ce sont deux activités qui me plaisent. J’apprécie les professeurs d’éducation physique. Ce sont des gens posés qui savent allier le développement du corps et celui de l’esprit. Ce sont des personnes saines !

— Vous le croyez vraiment ?

— Puisque je te le dis. Si cela t’intéresse, on peut déjeuner ensemble demain, lundi. Tiens ! Voici mes coordonnées. Il lui tendit une carte de visite. Je te propose de nous retrouver à midi dans le petit restaurant chinois du centre-ville de Bondy. Tu le connais ?

— Pas loin de la gare ? Oui, je vois où c’est.

— Tout à fait.

— Pas de problème, j’y serai.

Ils se quittèrent après avoir échangé des politesses. Jess ne voulait pas quitter le stand immédiatement. Il aperçut Valérie derrière la caisse et se dirigea vers elle.

— Salut jeune fille ! Je te rapporte ton incroyable stylo. Il m’a beaucoup servi. Tu avais raison, il est vraiment formidable !

— Je ne raconte jamais d’histoire ! répondit Valérie, le sourire aux lèvres.

— Voudrais-tu m’en faire cadeau ? lâcha soudain Jess.

— Pas possible ! Il est trop précieux. Je veux le garder.

— Ce n’est pas sympa ! dit Jess, la mine déconfite. Tu pourrais faire un effort, franchement ! As-tu déjà rencontré un énergumène comme moi ?

— Pas vraiment ! Au fait ! Quelle est ta profession ?

— Je ne suis pas obligé de te répondre !

— Allez ! Arrête ! Tu pourrais me le dire quand même !

— D’accord, je suis éducateur sportif.

— Et quoi encore ?

— Stop ! Tu ne sauras que ça. Tu es bien trop curieuse !

— C’était histoire de causer.

— J’ai remarqué que tu ne parlais pas beaucoup. Tu communiques avec les yeux peut-être ? Tu gardes souvent le silence.

— Tu as raison, même mon copain me l’a déjà fait remarquer.

À ce moment-là, la grande fille aux cheveux châtains qu’il avait aperçue vint se placer à côté de Valérie derrière la caisse. Jess admirait son visage. Elle avait entendu la conversation et sans rien demander dit alors :

— Peut-être ne parle-t-elle pas pour ne pas contrarier les gens qui disent n’importe quoi.

— Comment ça ? s’insurgea Jess. Mais ce n’est pas du tout gentil pour moi ce que vous venez de dire là !

La jeune femme se mit à rire. La regarder lui faisait une drôle d’impression.

— Ce n’est pas du jeu. Si vous vous mettez à deux contre moi, le combat devient inégal.

— Valérie ! continua Jess, si tu veux, je te l’achète ton fameux stylo. Combien vaut-il ?

— 40 francs ! répondit-elle.

— Non ! Plutôt 80 francs, surenchérit la femme aux cheveux châtains.

— Et puis quoi encore ? s’indigna Jess, il faudrait tenir compte du taux d’usure.

— Bien, alors, nous baisserons le prix, à 60 francs, enchaîna la belle inconnue.

Son petit air espiègle révélait sa belle dentition. Elle fascinait davantage Jess. C’est l’instant que choisit une troisième jeune femme pour marquer sa présence. Elle faisait partie de l’équipe, et demanda sans ambages :

— Au fait comment vous appelez-vous ?

— Jess Beljio, s’écria Valérie.

— Non ! Bejio, reprit Jess, il n’y a pas de L.

La grande fille aux cheveux châtains s’esclaffa et ajouta :

— Il n’a qu’à nous faire un procès.

Le visage enjoué, Jess demanda à l’intruse, quel était le prénom de cette femme pleine d’esprit qui venait de parler.

— Elle s’appelle Mélanie.

— Mademoiselle Mélanie, tu me cherches ? Tu ne m’as jamais vu en colère ? dit-il.

— Mon Dieu, ça doit être impressionnant !

Elle s’exprimait avec une légère pointe d’ironie. La conversation se poursuivit entre Jess et Mélanie qui ne cessaient d’échanger des propos bardés de piques et de plaisants sous-entendus.

— Puisque tu es poète, tu pourrais écrire un poème sur le stand, déclara Mélanie.

— D’accord, mais j’écris sur le sujet que je veux, c’est compris ?

— Quelle autorité ! répliqua Mélanie lui tendant une feuille de papier.

Jess se mit à écrire quatre vers et s’arrêta net.

— Et puis non ! Si tu veux, je t’en enverrais un par la poste, à condition de me donner tes coordonnées en Guyane. Mélanie s’exécuta sans rechigner. Elle déchira une feuille dans un livre de comptes, inscrivit son nom, son prénom et son adresse avant de la remettre à Jess.

— Merci, je vais pouvoir t’adresser une lettre anonyme en recommandé avec accusé de réception.

Mélanie éclata de rire en répétant :

— Une lettre anonyme en recommandé !

— Vous rirez moins, mademoiselle, quand vous recevrez ma missive.

— Si tu me menaces, je te répondrai. Je ne suis pas du genre à me laisser faire.

— Nous verrons bien !

Une chose étonnante se déroulait. Ils se connaissaient à peine et se parlaient comme si les autres, autour d’eux, n’existaient pas. Tout n’était que plaisanterie entre eux, un flot de paroles sans queue ni tête. Mélanie parlait à Jess tout en travaillant. Elle sortit un livre d’or d’un tiroir et se tourna vers Jess :

— Notre livre d’or, tu veux le signer ?

— Je serai le premier à le commencer ?

— Tu as raison, ce n’est pas normal.

Mélanie retira le livre des mains de Jess, et le présenta aux auteurs réunis sur le stand. Quand Jess se dirigea vers elle pour le signer, elle fit exprès de le donner à un autre.

— Mélanie, tu exagères. Tu pourrais être plus sympa avec moi ?

— Ne sois pas si pressé. Tu peux comprendre, je fais d’abord signer les gens importants.

Un petit air malicieux traversa son visage et la satisfaction se devina dans ses adorables yeux bleus. Feignant le désespoir, Jess murmura :

— Je vais la tuer ! Je vais la tuer !

— Tiens, c’est à ton tour, et en plus avec le stylo que tu aimes tant ! lança Mélanie, coquine.

— Toi alors, tu es vraiment un cas ! répondit Jess.

— Je sais, je sais, répliqua Mélanie.

Quand il eut fini de parapher le livre d’or, il le rendit à Mélanie, et ensemble ils retournèrent à la caisse où les deux autres jeunes femmes étaient occupées avec des clients.

— Mesdemoiselles ! annonça Jess, je vais prendre congé de vous, car je ne vous supporte plus.

— On se voit la semaine prochaine, lança Valérie.

— Non ! répondit Jess faisant une petite moue. Je suis pris par mes activités professionnelles toute la semaine.

— Et vous, vous repartez quand ?

— Vendredi, répondit Mélanie.

Jess fixait Mélanie, il se rappelait qu’elle avait récupéré le morceau de papier sur lequel il avait écrit quatre vers. La dévisageant, il délivra quelques mots, comme s’il ne s’adressait qu’à elle.

— Je prendrai de vos nouvelles.

— Il est 17 h 30, on va prendre un petit punch, cela vous dit ? demanda la troisième femme dont il ignorait le prénom.

— Non ! Non ! Je dois partir et de toute façon, je ne bois pas d’alcool.

— Ah bon ! s’étonna Valérie.

— Eh oui ! Et, pourtant, je suis bien antillais. Je vous dis à bientôt peut-être !

Il regagna l’allée G pour retrouver sa maison d’édition. Il y rencontra Serge qui l’interpella :

— Eh bien ! Comment s’est passée cette dédicace ?

— Bien. Ah, que oui !

— Ton visage est rayonnant. Tu es, tout de même, resté deux heures et demie là-bas.

— J’avoue m’être pris au jeu. Les gens ont manifesté un grand intérêt pour mon œuvre. Nous avons discuté à n’en plus finir.

— As-tu vendu beaucoup de livres ? s’inquiéta Serge.

— Disons que c’était moyen.

— Je suppose que tu t’en vas maintenant.

— Plus rien ne me retient ici. Mon travail est terminé. Nous, nous reverrons plus tard.

— N’oublie pas que la remise du prix RFO, c’est pour demain à 17 h 30.

— Désolé, je ne serai pas là ! Trop d’obligations.

— Comment ? Mais tu ne peux pas me faire cela ! Tu es tout même sélectionné.

Jess ne semblait pas attacher une grande importance à ce prix.

— Si j’obtiens le prix, tu te feras passer pour moi.

— Tu es incroyable ! À bientôt alors !

— Bonne chance !

Jess récupéra son manteau, l’endossa et prit le chemin de la sortie. Dehors, la pluie ne tombait plus et le vent ne soufflait que par intermittence. Il entra dans sa voiture et mit le contact. Le périphérique était le chemin le plus court pour regagner la banlieue nord en direction de la Seine–Saint-Denis.

Comme d’habitude, à cause des nombreuses expositions et de la fin du week-end, le périphérique était embouteillé. Jess mit le lecteur de cassettes en marche, pour lui tenir compagnie. Les mélodies ensorceleuses des « Platters » captivèrent son attention.

Il se remémorait l’après-midi qu’il venait de passer et peinait à comprendre la sensation étrange qui l’envahissait. Le visage de Mélanie hantait ses pensées. Il se souvenait de la longue discussion qu’il avait eue avec elle, et de sa teneur. Une chose indéfinissable était en train de lui arriver. Il désirait la revoir. Quelle femme ! Il se rappela qu’il avait son adresse.