Ruth, la glaneuse de Dieu - Vincent Bouton - E-Book

Ruth, la glaneuse de Dieu E-Book

Vincent Bouton

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Beschreibung

Découvrons l’histoire de Ruth, une Moabite qui se convertit au Dieu d’Israël grâce à sa belle-mère juive, Noémi. Son mariage avec Booz mène à la lignée royale de David et, par conséquent, à Jésus-Christ selon l’Évangile de Matthieu. Ruth joue un rôle crucial, tant sur le plan sociohistorique dans le judaïsme que sur le plan théologique, illustrant la conversion personnelle par la grâce et la foi. En refusant la fatalité, elle met également en lumière le rôle essentiel des femmes dans l’histoire humaine.

Á PROPOS DE L'AUTEUR

Médecin, ancien interne des hôpitaux privés de Paris, otorhinolaryngologiste, Vincent Bouton est aussi licencié canonique de théologie de l’ICP – thèse sur l’évangile attribué à Jean. Il est l’auteur de plusieurs romans à l’instar de "Nicodème – Le disciple mystérieux", "La statue à sa fenêtre", "Deux heures avec ma mère". Il a également commis plusieurs Essais et Nouvelless et de nombreux recueils de poésie comme" Nos limites sont de cendre", qui reçut en 2008 le Prix Troubadour.

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Vincent Bouton

Ruth, la glaneuse de Dieu

Essai

© Lys Bleu Éditions – Vincent Bouton

ISBN : 979-10-422-0822-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Booz engendra Oved (Jobed) de Ruth. Jobed engendra Jessé, Jessé engendra le roi David et David engendra Salomon de la femme (Bethsabée) d’Urie (le hittite).

D’après l’Évangile selon Matthieu (Chap.1)

Chapitre 1

Il y eut une fois, au temps des Juges, une famine dans le pays.1

C’était à Éphrata, faubourg de Bethléem, dans le jardin d’Elimelek2. Un jardin planté d’orangers. Des orangers sans oranges. L’argile des murs de pisé des maisons du pays de Juda se fendait. Le fond des rus se fendait. Les bêtes mourraient sur place. Les tiges de blé noir et d’orge mourraient sur place. Elimelek regarda vers le couchant rougeoyant. Il resserra le nœud de la ceinture de son hagor, Du fond de sa gorge sèche monta un chant au dieu d’Abraham : « Pitié Seigneur, je dépéris, guéris-moi ; préserve-nous du malheur ; sur les chemins de la vie, sois ma lumière, Seigneur ! » L’homme, brun de peau, brun d’yeux et brun de poil, secoua ses sandales poussiéreuses, jeta son simlah de lin par-dessus son épaule et fit demi-tour.

Certains demi-tours en disent long. Ils disent un renoncement, un abandon. Un abandon de l’avenir. Une fin des luttes. Une fin des espoirs. Une acceptation de la fatalité, voire une soumission, une régression. La nature impose sa loi à l’homme qui s’y soumet, s’inventant une culture depuis les lois de cette nature. Faisant du soleil, de la lune ou des eaux des dieux. S’inventant même une religion car l’espérance est une maladie de l’homme. Une maladie qui ne tue pas mais fait vivre. Il y a là tant de beauté. Quelle œuvre que l’humain !

Ce qui avait fait la richesse d’Elimelek, il y a encore peu de temps, était réduit à cette poussière. À rien. Le ciel du soir n’annonçait justement rien de bon pour demain. C’est comme si le soleil ne se couchait jamais ici. Les Égyptiens, eux, avaient les eaux permanentes du Nil, c’est du moins ce que racontaient les anciens qui l’avaient entendu de leurs pères. Et ces eaux baignaient les cultures, abreuvaient hommes et bêtes. Mais en pays de Juda, il n’existait d’eau que des pluies. Et les pluies sont don de Dieu qui rétribue ainsi la fidélité du peuple à son Nom, béni soit-il. Mais le peuple ne se préoccupait que de ses propres affaires, de ses intérêts, oubliant les prières au profit des comptes, les louanges au profit des pesées et les actions de grâce au profit des richesses matérielles. Elimelek (Mon Dieu est Roi) serra les poings : il fallait partir. La famine s’étendait des bêtes aux hommes. Sa propre famille était menacée, sa femme Noémi (Ma Gracieuse) et ses deux fils. Et cette poussière, partout, poussière que l’Éternel avait promise à l’engeance humaine. « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière… »3 Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues tandis que le psaume s’étranglait dans sa gorge : « Qu’ai-je fait, ou que n’ai-je pas fait, Seigneur ? Que ton nom soit loué ! » Elimelek était un homme droit, respectueux de la loi et de ses devoirs. Il était juste que la vie l’en rétribue, pensait-il. Pour cela, pas besoin de prier Dieu dans son for intérieur. Dieu est dans la loi. Il est La Loi. La loi transmise par Dieu à Moïse, puis transmise depuis Moïse d’âge en âge jusqu’aux Juges qui gouvernent aujourd’hui le peuple hébreu4. Obéir à cette loi devait suffire à contenter Dieu. Mais ce n’était visiblement pas le cas puisque la sécheresse et son avatar, la famine, étaient bien là, signifiant un autre désir de l’Éternel, une autre attente, une autre volonté. Les rides du visage d’Elimelek semblèrent se creuser plus profondément sous le sel des larmes qui s’y étaient frayé un chemin jusqu’à la naissance de sa barbe. Son chien noir marchait à ses côtés, sans gambader, son poil désespérément touché par la sécheresse, lui aussi. Comment annoncer ce départ ? Comment dire à Noémi et à ses fils de faire leurs bagages ? Peut-être en parlaient-ils entre eux, en son absence ? Qui serait en effet assez aveugle pour ne point voir le péril qui menaçait ? Qui peut comprendre dans le silence de l’autre ce que l’autre a compris ? Qui n’est déjà prêt, averti par ce silence des autres, à saisir que, pour Dieu, le temps de prévenir est passé ?

Mais pourquoi, Elimelek, te tiens-tu la poitrine en marchant ?

La Bible est une bibliothèque d’une centaine de livres qui parlent du silence. Du silence de Dieu qui n’est pas très bavard. Laconique, tout au plus. Ils parlent aussi de l’eau. De l’eau-déluge, de l’eau-sécheresse, de l’eau-en-vin. Tout un programme ! La Bible parle de puits, ce qui est une façon détournée de parler encore de l’eau. Et voici que le puits de Elimelek est à sec. Un mouton mort est là, à quelques mètres du puits, surveillé de loin par des bêtes sauvages affamées qui font gronder le chien noir de l’homme de Juda. Ce puits est en partage avec Booz son cousin et voisin à qui Elimelek va vendre ses biens ou ce qu’il en reste, avant de partir en pays de Moab. La Bible parle aussi et beaucoup des hommes. Des hommes et des femmes. Elle s’amuse à leur donner des noms, de drôles de noms. Adam, le premier d’entre les hommes signifie « Celui qui vient d’adama, la terre ; le terreux », puisque l’auteur biblique fait naître la vie humaine de cette terre5. Moïse, quant à lui, vient du verbe masha qui signifie « faire sortir ». Pour celui qui a mené le peuple hébreu hors d’Égypte c’est plutôt bien trouvé. La Bible est pleine de ces pépites intelligentes qui font que Booz (En lui, la force) se trouve sur le chemin d’Elimelek, juste à quelques pas du puits. Tous deux, en famille, ont conclu un marché. Booz rachète les terres et les biens d’Elimelek. Si celui-ci ou un membre de sa maisonnée est de retour en pays de Juda, un jour ou l’autre, Booz lui réserve la reprise de ces terres et de ces biens. Booz est un racheteur c’est-à-dire le proche parent d’un migrant ou d’un défunt qui a une priorité pour racheter la terre de celui-ci et la conserver dans la famille ou la lui rendre. Le racheteur a aussi des obligations sur les parents dont il a repris les terres, obligations de protection si ceux-ci reviennent au pays. Booz et Elimelek bavardent sur le chemin, le chien noir sur leurs talons. Il est bien sûr question de Noémi et de ses deux fils dont les noms, évidemment, nous signifient à l’avance, ce qui va leur arriver. Malhôn et Kilyôn. Maladie et Fragilité. Le lecteur juif du texte biblique sait déjà, au simple énoncé de ces deux prénoms, que les deux fils d’Elimelek et Noémi ne feront pas de vieux os. Parmi les pépites intelligentes de la Bible, il y a les noms et aussi les non-dits. À foison. Et ces non-dits sont comme les points de suspension dans une phrase : le lecteur y met ce qu’il veut. Il y met ce qu’il pense. Ce qu’il est. La Bible devient alors le livre de tous et de chacun. Un de mes amis s’était « mis » dans l’évangile de Jean ; il avait pris la place d’un disciple innominé que l’on trouve dès le verset 35 du premier chapitre dans lequel Jean nous parle de deux disciples du Baptiste, André étant l’un des deux : « André, le frère de Simon-Pierre, était l’un de ces deux qui avaient écouté Jean-Baptiste et suivi Jésus. » Mais l’autre ? Ce deuxième ? Comment s’appelle-t-il ? Qui est-il ? Ce témoin crucial ? Ce non-dit pépite ? Cette place vide laissée au lecteur afin qu’il puisse s’y glisser et faire partie de l’histoire ? Faire partie des témoins directs. Certains y ont vu Jean, l’évangéliste, lui-même, sans aucune preuve scripturaire. Que nenni ! Car le christianisme n’est pas une affaire de preuves mais de témoins, le plus souvent anonymes ou innominés. Des témoins-pépites. C’est une des innombrables intelligences de ce texte si différent des autres : cette histoire universelle est aussi une histoire personnelle. Cet étrange témoin sans nom est encore présent à un autre moment crucial de l’évangile de Jean : celui de l’arrestation de Jésus. L’évangéliste nous raconte : « Simon-Pierre et un autre disciple avaient suivi Jésus. Comme ce disciple était connu du grand prêtre, il entra avec Jésus dans le palais du grand prêtre ». Autrement dit : un témoin clé du procès du Christ est mis en scène par l’évangéliste sans nous dire son nom ! Encore Jean lui-même ? Encore que nenni ! C’est un procédé. Quel est ce procédé ? Une sorte d’élision du nom. Encore une de ces pépites de l’Écriture. Encore une place que le lecteur peut venir occuper, et quelle place : celle de témoin du procès ! Bien des lecteurs ou auditeurs se sont mis dans les larmes d’Elimelek, ont chaussé ses sandales poussiéreuses, ont caressé le chien noir et salué Booz sur le chemin près de puits, ont parlé avec lui du prochain départ vers le pays voisin de Moab que les pluies ont protégé de la famine. La Bible nous fait place. Elle nous laisse nous insérer dans l’histoire. Ici, entre les deux Judéens. Booz n’en est pas à tenter de retenir Elimelek. Il sait l’importance du rôle de chef de famille et la fièvre que procure sa responsabilité. Cette fièvre qui blanchit les nuits, coupe l’appétit et couvre la vie de ses nuages gris sans pluie. Car c’est bien d’elle qu’il s’agit : la pluie. Booz gardera les terres d’Elimelek et gardera aussi son droit de reprise à son retour, si retour il y a. Déjà, en ce pays de Bethléem de Judée, le village d’Ephrata, pourtant tout proche des deux hommes qui marchent vers lui maintenant, apparaît comme une ombre indistincte dans la poussière qui achève de brûler ce que la sécheresse a oublié sur son passage. Comme des glaneuses derrière les moissonneurs. Comme le silence après la parole. Comme le sel sur la joue après les larmes. « Et s’il pleuvait demain ? » demande Booz sur le ton de l’excuse. « Demain nous serons en chemin », répond Elimelek sur le même ton de l’excuse.

Dans leurs voix plane une sorte d’harmonie, un accord, une justesse. Les deux Éphratéens se séparent, maintenant, silencieux, devant la maison de Booz sur une poignée de main-accolade que le chien noir semble approuver.

Un bien étrange chef d’orchestre vient de prendre sa baguette pour lancer un premier roulement sourd de timbales.

Chapitre 2

Ils arrivèrent donc dans la campagne de Moab et vécurent là, lui, sa femme, et ses deux fils. C’étaient des Éphratéens de Bethléem de Juda.

Ruth 1, 2

La mule est un animal docile. Bon et docile. Têtu et bon. Fort, comme sa jument de mère. Robuste et rustique, comme son âne de père. Infécondes et stériles, les mules ne se reproduisent pas avec leurs mâles, les mulets. Ils et elles sont une voie sans issue de la génétique. Les mules sont capables de porter des charges faramineuses. Elimelek, Noémi et leurs fils cheminent vers Moab avec trois mules à la robe brune, au poil épais et au langage silencieux. Silencieux la plupart du temps. Mais le braiment de la mule est inoubliable, rare mais inoubliable. Le petit chien noir qui gambade entre les pattes des bêtes de somme s’en souvient pour avoir un jour voulu mordre l’antérieur de l’une d’elles. Deux mules portent les charges matérielles, toiles de tentes, tapis, ustensiles de feu. Les résidus d’une vie. La troisième mule porte Noémi qui entend bien laisser sa place à l’un de ses hommes pour peu que la fatigue le gagne. Cette mule tire un brancard avec quelques nourritures pour la route, quelques vêtements et quelques présents pour ceux qui voudront bien les accueillir sur leurs terres et les laisser y dresser leur tente en attendant mieux.

Mais pourquoi, Elimelek, te tiens-tu la poitrine en marchant ?

Tout cela a un petit air de fuite en Égypte de la famille de Jésus avant même l’écriture de Matthieu, c’est-à-dire l’heure matthéenne6, d’autant que la maisonnée d’Elimelek n’est pas la seule sur la route de Moab. Tout ce monde qui fuit la famine a un air d’exode, comme celle des juifs hors d’Égypte, bien après l’heure mosaïque7. Les juifs ont l’habitude. Ils sont un peuple pérégrinant, accoutumés aux déserts, aux canicules, aux fuites précipitées, aux buts lointains, aux déportations mortelles, à l’espérance récitée en cachette.

Ils portent cela dans leurs yeux où l’on peut lire la carte de leurs mille marches.

Le but de tous ces gens-là est aujourd’hui le territoire de Moab, à l’est de Bethléem. Situé sur de hauts plateaux, ce territoire condense les nuages venus du désert arabique oriental et en perce le contenu pluvieux grâce à son altitude, permettant culture de la vigne et élevage. Les Moabites sont aussi des Hébreux, issus de la lignée de Loth. Leur histoire est mêlée à celle de Juda et d’Israël. Leurs liens sont forts. Le peuple de Moab est têtu et bon. Robuste et rustique. Le voyage vers Moab n’est pas très long depuis Juda : quelques jours vers le nord-est pour passer le Jourdain, au nord de la Mer de sel. Passer par le sud serait trop risqué pour les humains comme pour les bêtes.

On parle peu en marchant. Les choses ont été dites au départ, dans la nuit, quand les heures étaient moins chaudes pour bâter les mules. On sait ce que l’on quitte. On ne sait pas ce que l’on va trouver. Dans l’esprit de Malhôn et Kilyôn se dessinent des visages de femmes, de jeunes femmes, car l’avenir de ces jeunes hommes s’esquisse en pays de Moab. L’inconnu n’est pas pour leur déplaire et leur avenir sera ce que les femmes moabites en feront. Moab et son mont Nébo sont, depuis les origines, vénérés par les israélites car c’est là que mourut Moïse juste après avoir pu apercevoir, depuis son sommet, la Terre promise. Il n’y a pas d’adversité véritable, à part quelques batailles de possession, entre le peuple de Juda et le peuple de Moab et cette adversité est très ancienne. À moins qu’elle ne soit à venir. Malhôn et Kilyôn sont plutôt confiants en leur avenir ; ils marchent de conserve, en avant des mules, d’un pas presque léger à côté duquel gambade le petit chien noir : il a abandonné le pas triste et lourd d’Elimelek qui ferme la marche, pressentant un indéfinissable trouble dans cet exode, une sorte d’intuition, qui lui dit : « Tu ne reviendras pas à Ephrata en Bethléem. » Du haut de sa mule, Noémi observe ses hommes. En avant, ses deux fils chez lesquels elle perçoit une sorte d’allégresse à s’aventurer vers un futur plein de promesses, comme l’ont fait les anciens du peuple avec les promesses d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Puis celles de Moïse. Leur père, Elimelek, ne leur a-t-il pas fait la promesse d’une vie meilleure en Moab, pays d’où le Judéen ou l’israélite n’est point chassé ni mis en esclavage ou en servitude ? Au contraire. Moab n’impose pas son culte aux migrants d’Israël ou de Juda : les fondateurs de Moab ne sont-ils pas des Hébreux de souche appartenant à trois des douze tribus d’Israël : celle de Gad, celle de Ruben et celle de Manassé ? Si ces tribus n’ont pas gardé le Dieu d’Abraham, du moins n’imposent-elles pas leur propre dieu unique à ceux qui viennent faire nombre sur leurs hauts plateaux fertiles depuis les royaumes voisins. Noémi, d’un coup d’œil en arrière, perçoit chez son époux tout le poids de ce départ, pourtant raisonné et raisonnable. La tristesse d’Elimelek est perceptible. Même le petit chien noir l’a perçue, pense-t-elle en redressant ses reins sur le dos de la mule.

La Bible n’est pas prolixe sur ce voyage-exil. Elle résume en onze mots la situation de plusieurs années : raccourci impressionnant vers un essentiel qui n’est pas là, pas encore. Ils arrivèrent donc dans la campagne de Moab et vécurent là. Onze mots sur le presque million de mots que contient la Bible, toutes versions confondues. Ces années-là sont reléguées à un point de détail par l’auteur juif de ce passage. Ces années-là nous devons les imaginer. Imaginer l’installation de ces quatre migrants, sous tente tout d’abord, puis sous dur. Nous devons imaginer leur recherche d’un travail, leur état de dépendance puis leur assimilation progressive.

Mais pourquoi, Tshimanga, ne viens-tu plus me voir ? Tu vivais sous tente dans le bois de Maincy. Un jour, alors que tu étais parti mendier à Paris, ils sont venus dans le bois et t’ont tout volé. Tout : ce peu que tu avais. Tes propres congénères ! Où es-tu, Tshimanga ?8

Nous devons imaginer la vie des deux fils qui bientôt vont rencontrer les jeunes femmes dont ils avaient les images plein la tête dès le premier jour de marche vers le Jourdain. Rien ne nous est dit du passé de ces deux jeunes femmes du pays de Moab qui célébraient tranquillement le dieu Kémosh, sorte de dieu Baal à la sauce moabite qui n’avait rien à voir avec le dieu créateur-sauveur des israélites, israélites dont le nom provient de la lutte entre l’ange et Jacob au gué du Yabboq9. La Bible a autre chose à nous dire que de perdre son temps sur le passé de ces deux jeunes filles. Leur présent est-il plus intéressant ? Non plus. Il n’empêche. Orpa et Ruth, ce sont elles, les deux jeunes filles moabites, qui ont vu arriver du nord-ouest, du couchant, ces deux garçons aux yeux brillants, les ont probablement accueillis, soucieuses de leur fatigue, de leur état de santé. Elles ont souffert leurs souffrances. Elles les ont écoutés dire la famine, la décision du départ, les larmes de leurs parents, la cession des biens à un racheteur. Elles les ont écoutés parler du Seigneur, béni soit son nom, Orpa d’une oreille distraite, Ruth d’une oreille plus attentive. Noémi leur a raconté les bienfaits de Dieu accordés aux géants du peuple hébreu. Elle leur a raconté leur origine commune et le partage des terres de Moab entre les trois tribus d’Israël. Ruth écoute Noémi, se rapprochant d’elle dans les travaux aussi bien que dans les temps de repos. Orpa, de son côté, se rapprochait plutôt des deux jeunes hommes, incitant Ruth à faire de même. Ce que fait Ruth, mais sans jamais se détourner de Noémi. La Bible ne nous dit pas laquelle épousa lequel. Quels furent ces deux couples ? Orpa et Maladie ? Ruth et Fragilité ? Cela n’a pas d’importance pour l’instant. Cela n’aura pas d’importance plus tard non plus.

Un bien étrange peintre est en train de brûler ses dernières toiles qu’il venait juste de signer. C’est à ce moment que nous entrons dans son atelier.