Rwanda, 30 ans après, encore et toujours les mêmes interrogations - Jean-Pierre Peeters - E-Book

Rwanda, 30 ans après, encore et toujours les mêmes interrogations E-Book

Jean-Pierre Peeters

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Beschreibung

Après avoir découvert la communauté africaine en Belgique il y a plus de 50 ans, l’auteur a ensuite vécu en Afrique, où il a connu des années de bonheur tout en étant confronté aux aspects les plus sombres de l’humanité. Pour lui, l’Afrique représente un avenir prometteur pour la planète entière, malgré les tentatives de certains individus de s’approprier ses richesses à des fins personnelles. Cet ouvrage offre une perspective unique sur un continent plein de potentiel et de défis.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Peeters n’est ni écrivain ni historien, politologue, ou détenteur de distinctions académiques, mais il a vécu et travaillé dans la région des Grands Lacs pendant près de trente ans. Cela lui confère le statut de témoin à la fois informé et sincère. Cette sincérité dépasse le simple cadre éthique ; elle s’ancre dans le sens de la responsabilité, du latin « respondere », signifiant « répondre de ce qu’on sait. »

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Jean-Pierre Peeters

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rwanda, 30 ans après,

encore et toujours

les mêmes interrogations

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Jean-Pierre Peeters

ISBN : 979-10-422-4388-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

À Philippe l’instigateur,

À Jean-Marc et Dimitri qui en ont permis l’écriture ainsi que tous mes amis qui ont patiemment enduré le supplice de mes histoires,

À Romuald qui, je suis persuadé, aurait apprécié et collaboré,

À Étienne, mon ami de toujours et l’une de mes sources les plus importantes d’archives sur la région des Grands Lacs,

À Flo, mon indéfectible soutien,

À Jean-Christophe, Olga et Sibo, Lionel, Mike et Léa, Thierry, Laura, Jessica, Alice et David, Providence et Aimable, Arnaud, Gloria et Eddy, Dylan, Samantha, Linka, Abigaelle, Keza, Maëva, Maelisse, Timéo, Isaak, Arizona, Eliona, Oliah et Ilona pour qu’ils transmettent,

Ma reconnaissance éternelle à Rose et à ceux qui, le 14 juin 2000, m’ont sauvé la vie,

À la mémoire de tous ceux qui ne pourront me lire mais qui en sont la profonde inspiration.

Carte simplifiée du Burundi et du Rwanda

 

Les camps de réfugiés rwandais en décembre 1994

 

 

 

 

 

 

Abréviations et principaux personnages

 

 

 

Akazu : la petite maison en kinyarwanda. Ce terme désigne le cercle des proches du président Habyarimana qui détenaient les clefs principales de la politique et des affaires au Rwanda entre 1973 et 1994.

APR : Armée patriotique rwandaise ; est l’appellation de l’armée gouvernementale rwandaise depuis juillet 1994.

Astrida : ville du sud du Rwanda, à quelques kilomètres de la frontière avec le Burundi, qui fut fondée en 1920 et adopta le nom D’astrida en hommage à la reine Astrid. En 1962 à l’indépendance, elle fut rebaptisée Butare. Nom qu’elle portera jusqu’en 2006 pour devenir la capitale du district de Huye dont elle adopta le nom.

Butare : anciennement Astrida, durant la période coloniale, faisant suite à une réforme administrative, elle adopta, en 2006, le nom de HUYE, dont elle est la capitale de district du même nom.

CDR : parti politique créé en 1992, ouvertement raciste vis-à-vis des Tutsi ; prônant leur extermination totale via leurs organes de presse dont la tristement célèbre radio RTLM et le journal papier Kangura. Ce parti est une émanation du MRND et le fer de lance de la mouvance Hutu Power qui refuse tout compromis avec les Tutsi et le FPR.

CICR : Comité international de la Croix-Rouge.

CMC : Comité militaire de crise ; ce comité de militaires et gendarmes rwandais se formera dans les minutes qui suivent l’attentat contre le Falcon-50 du président Habyarimana et sera « piloté » par le colonel Théoneste Bagosora. Ils accuseront, dans un premier temps, les militaires belges d’avoir perpétré l’attentat et refuseront que la transition politique légale soit assurée par la Première ministre en fonction Agathe Uwilingiyimana, qu’ils feront assassiner ainsi que tous les opposants quelques heures plus tard.

Dallaire : général Roméo Dallaire, c’est un lieutenant-général canadien. Commandant en chef de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR).

Dewez : major Jo Dewez, chef bataillon du contingent belge incorporé dans la MINUAR.

FAR : Forces armées rwandaises ; désigne les forces armées gouvernementales défaites en juillet 1994 et dont certains éléments ont été intégrés dans l’APR depuis.

FAZ : Forces armées zaïroises, ce sont les forces gouvernementales jusqu’à la chute de Mobutu en 1997.

FDLR : Forces démocratiques de libération du Rwanda, est un rassemblement d’anciens militaires FAR impliqués dans le génocide des Tutsi en 1994, transformé en parti politique d’opposition de la scène extrarwandaise. Ils ont vu grossir leurs rangs par les ex-miliciens Interahamwe et Impuzamugambi. Ils sont désignés par la population congolaise comme responsables de désordres, vols, viols et massacres dans l’Est de la RDC.

FPR : Front patriotique rwandais est un parti politique du Rwanda. Fin des années 1970, les réfugiés Tutsi en Uganda s’organisent en une association, la RRWF (Rwandese Refugee Welfare Fundation) qui se transformera rapidement en un mouvement politique sous l’appellation RANU (Rwandese Alliance for National Unity) qui deviendra l’actuel Front patriotique rwandais.

Fred Rwigema : est un enfant issu de la première vague de réfugiés rwandais fuyant vers l’Ouganda en 1959/60. Fait une carrière militaire remarquée dans les rangs de la National Resistance Army qui, en 1986, installe Yoweri Museveni aux commandes de l’Ouganda et sera nommé secrétaire d’État à la Défense, quelque temps plus tard. Membre fondateur du FPR, il commandera l’attaque du FPR, le 1er octobre 1990, sur le Rwanda. Décèdera au combat dans les premiers jours d’octobre 1990 et est considéré comme un héros national.

Impuzamugambi : milice civile armée créée en 1993 par le parti politique CDR. Ils sont responsables, avec les Interahamwe, de l’essentiel des massacres de Tutsi durant la période de 1993 à 1994, pendant le génocide des Tutsi d’avril 1994 à juillet 1994 et de l’assassinat de rescapés après juillet 1994. Réfugiés en Europe et en Afrique, ils ont rejoint un parti politique formé d’anciens militaires FAR, le FDLR.

Interahamwe : milice civile armée créée, officiellement, en 1992 par le MRND, parti unique au pouvoir au Rwanda de 1973 à 1991, alors que dans les faits ils existent depuis bien plus longtemps. Ils sont responsables, avec les Impuzamugambi et d’autres milices de la tendance extrémiste, de l’essentiel des massacres de Tutsi durant la période de 1990 à 1994, pendant le génocide des Tutsi d’avril 1994 à juillet 1994 et de l’assassinat de rescapés après juillet 1994. Réfugiés en Europe et en Afrique, ils ont rejoint un parti politique formé d’anciens militaires FAR, le FDLR.

Ingabire Umuhoza Victoire : figure de l’opposition au président Paul Kagame. Condamnée en 2013 à 15 ans de prison pour conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre et minimalisation du génocide des Tutsi. Elle sera relaxée par grâce présidentielle après 8 ans.1

Général Jean-Claude Lafourcade : commandant de l’opération turquoise.

Internationale démocratie chrétienne : L’Internationale démocrate centriste ou IDC (connue jusqu’en 1999 sous le nom d’Internationale démocrate-chrétienne ; en anglais, Centrist Democrat International ou CDI) est une organisation politique internationale regroupant des partis d’orientation centriste et démocrate-chrétienne. Les dérives de l’IDC qui avait soutenu aux limites du tolérable l’ancien parti unique du régime Habyarimana puis les tenants d’une logique génocidaire furent dénoncées, entre autres (ajout dans le texte), par Léon Saur.2

Kibuye : avec la réforme administrative de 2006, Kibuye a été rebaptisée Karongi. La petite ville se situe pratiquement à mi-chemin entre Gisenyi et Cyangugu sur la rive Est du lac Kivu, faisant face à l’île D’ijwi, qui elle est en territoire congolais.

Marchal : colonel Luc Marchal, numéro 1 du contingent belge et numéro 2 de la MINUAR.

Mgr Perraudin : monseigneur André Perraudin, de nationalité suisse, fut archevêque de Kabgayi au Rwanda. Il fut l’un des artisans du Manifeste des Bahutu de 1957 –, brûlot raciste et incendiaire à l’encontre des Tutsis – mais également un des incitateurs, par sa Lettre pastorale du 11 février 1959, du début des massacres à l’encontre des Tutsi quelques mois plus tard de la même année. Massacres, en partie, orchestrés par son secrétaire Grégoire Kayibanda.

Mwami : titre royal au Burundi, Rwanda et dans beaucoup de contrées du Nord et Sud-Kivu.

MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda.

PAM : le Programme alimentaire mondial est une agence des Nations Unies qui concentre ses efforts sur l’aide d’urgence, les secours et la réhabilitation, l’aide au développement et les opérations spéciales dans les pays en situation de conflit.

PARMEHUTU : parti du mouvement de l’émancipation hutu. Parti extrémiste, créé en 1957 par Grégoire Kayibanda, prônant la suprématie du peuple Hutu sur les « envahisseurs » Tutsi. Mouvement qui fut encouragé et protégé par l’Église catholique et la Tutelle belge. Il est généralement admis que cette idéologie sera à la base du génocide des Tutsi en 1994.

Quesnot Christian : général d’armée français. Chef de l’état-major particulier du président de la République du 24 avril 1991 au 8 septembre 1995.

RADER : Rassemblement démocratique rwandais. Parti politique progressiste de la fin des années 1950 et antiroyaliste. Les élites du parti, Tutsi et Hutu, seront assassinées fin 1963 à Ruhengeri sous la supervision du major belge Turpin. Après ces meurtres, le parti cessera d’exister.

Rapport MUCYO : rapport de la Commission nationale indépendante (Rwanda), du nom de son président, chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’État français dans le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda d’avril à juillet 1994.

RTLM : Radio-Télévision Libre des Milles Collines ; fut créée par des membres de « l’Akazu » appartenant tous à la mouvance Hutu Power violemment antitutsi. Il semblerait qu’une aide substantielle de l’internationale Démocratie chrétienne a été fournie à la création et au fonctionnement de la station.3 Elle sera le relais, de 1993 à 1994, de la haine atavique de ses fondateurs et financiers avec les milices Impuzamugambi et Interahamwe sur le terrain avant, pendant et après le génocide des Tutsi.

Région des Grands Lacs : pays avoisinant les lacs Albert, Édouard, Kyoga, Victoria, Tanganyika et Kivu : République Démocratique du Congo, Uganda, Rwanda et Burundi.

Johan Swinnen : ambassadeur de la Belgique au Rwanda de 1990 à 1994.

Colonel Didier Tauzin : de 1992-1994, commandant du 1er RPIMa (Régiment des parachutistes d’infanterie de marine), qui est une unité de soldats d’élite appartenant au COS (Commandement des opérations spéciales) qui est placé sous les ordres du chef d’état-Major des armées et sous l’autorité directe du président de la République française.

UNAR : Union Nationale rwandaise est un parti politique rwandais de la fin des années 1950 – début des années 1960 – résolument indépendantiste et monarchiste.

UNHCR : United Nations High Commissioner for Refugees.

UPRONA : Union pour le progrès national. Parti politique burundais fondé en 1958 par le Prince Louis Rwagasore. Omniprésent dans la vie burundaise des années 1960 à 1993, il perdra de son envergure et ne sera plus qu’un parti de second rang après 1993.

Hubert Védrine : est un haut fonctionnaire et homme politiquefrançais. Il fut conseiller diplomatique puis secrétaire général de l’Élysée sous Mitterrand. Nommé au Conseil d’État en 1986. Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Lionel Jospin, de 1997 à 2002, sous la présidence de Jacques Chirac.

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Ces heures noires souillent à jamais notre histoire et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l’État français. La France, patrie des Lumières, patrie des Droits de l’homme, terre d’accueil, terre d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable.4

C’est par ces mots que monsieur Jacques Chirac, président en exercice de la République française, le 16 juillet 1995, rompt avec l’attitude pour le moins ambiguë de François Mitterrand. Il a prononcé ces paroles que l’ancien Président s’était toujours refusé de prononcer, et qui constituaient une reconnaissance officielle et solennelle des crimes de l’État français contre les Juifs.

 

Il n’aura pas fallu moins de 53 ans pour qu’un homme sage reconnaisse la culpabilité de l’État français dans l’exécution de ce qui est un crime impardonnable, un crime contre l’humanité, une complicité de génocide. Rien de moins…

Mais, la Shoah n’est pas l’objet de mon propos.

 

Prononcés pour reconnaître l’irréparable commis par le gouvernement français de l’époque, ces quelques mots font apparaître une lueur inespérée : l’espoir qu’un jour un autre Président français tiendra un discours semblable à celui de monsieur Jacques Chirac. Un discours implorant le pardon pour la collaboration française avec les différents gouvernements génocidaires rwandais qui se sont succédé entre le 1er octobre 1990 et le 21 août 1994.

La collaboration ou la connivence aura, au demeurant, été bien antérieure à 1990, année de l’attaque du régime par une organisation sociale et politique connue sous le nom de Front Patriotique Rwandais, FPR en sigle.

 

Souhaité et toujours attendu, le discours de la France sur sa complicité dans le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda virerait à 180°, par rapport aux bien trop timides tentatives de rapprochement amorcées depuis le début des années 2000.

Il ne consisterait plus en un pas en avant suivi de deux en arrière. Le nouveau discours, ou le discours nouveau, serait en adéquation avec la réalité des faits et non plus l’habituel laïus qui est débité pour ne pas froisser l’attitude irresponsable de certains militaires, politiciens, voire d’hommes ou de femmes politiques dignes de ce titre, morts ou vivants qui, de loin ou de près, ont été impliqués dans les décisions criminelles prises à l’époque.

 

La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité.5

 

Si avril 1994 est l’aboutissement d’une idéologie nauséabonde et destructrice, comprendre le chemin emprunté et identifier ceux qui l’ont tracé, pour mieux s’en protéger, est d’une importance capitale.

 

Le génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda est un génocide au sens premier du terme selon des critères qui s’appliquent à l’extermination des Arméniens et des Juifs. Pour leurs assassins, les Tutsi, les Juifs ou les Arméniens ne pouvaient abjurer. Les massacres des protestants par les catholiques (et vice versa), l’extermination de musulmans par les croisés n’étaient pas des génocides parce qu’un croyant peut se convertir, abjurer sa foi. Les Tutsi, les Juifs et les Arméniens étaient condamnés à mourir pour ce qu’ils sont. C’est-à-dire dans l’esprit de leurs bourreaux, pour le crime d’être né. C’est ce qui fait l’immense singularité de ce crime. Un crime qui a ses racines dans la mise en place par les missionnaires et les autorités belges d’une république chrétienne et ethnique au Rwanda en 1961, sous la coupe du parti unique Parmehutu (Parti du mouvement d’émancipation des Hutu). Pour la Belgique et l’Église catholique, c’était, face à la volonté d’indépendance de l’élite tutsie, un moyen politique astucieux de préserver leur tutelle. Cette compromission avec un État ethnique, aux dérives racistes acceptées, voire contrôlées et amplifiées, a abouti à un génocide en 1994.6

 

Afin d’arriver à quelque chose d’aussi abominable qu’un génocide il faut tout d’abord réunir plusieurs éléments : 1) – les architectes ; ceux qui vont imaginer, agencer et ordonner –, 2) – la main-d’œuvre – celle qui va devoir exécuter les basses œuvres – et 3) – la pomme de discorde – le motif qui sera invoqué pour justifier l’injustifiable. La réunion préalable de ces trois éléments est primordiale. Il faut bien garder à l’esprit qu’un génocide est une construction minutieusement élaborée et non un moment d’égarement et encore moins quelque chose de spontané.

 

Un des éléments centraux qui amènera au génocide de 1994 est le racisme, qui est le comble du manque de considération de l’autre. Avant tout, c’est un racisme construit dans l’imaginaire des premiers missionnaires qui influencera le colonisateur dès les premières années de son implantation dans la région et qui sera le moteur du génocide des Tutsi perpétré par des extrémistes Hutu. Mais l’élément principal, à mon sens, est d’avoir, en toute connaissance de cause, permis à des gens, qui n’avaient que cette idéologie raciste en tête, d’accéder au pouvoir en plus de les avoir encouragés et aidés à y rester pendant 35 ans.

Extrémisme qui n’arrivera au pouvoir, en 1959, qu’avec l’aide, l’approbation et la bénédiction de l’Église catholique en plus de la condescendance des autorités de tutelle belge.

Extrémismes qui se maintiendront au pouvoir, en alternance, une fois le Sud et une fois le Nord, entre 1959 et 1994, avec toujours la complicité de l’Église catholique et la coopération de puissances étrangères désirant, plus que tout, maintenir le Rwanda dans leur zone d’influence. La fine fleur de l’extrémisme sera encadrée politiquement, financée, formée et maintenue militairement au pouvoir entre 1990 et 1994 par François Mitterrand et son cercle très restreint de conseillers politiques et militaires, censés représenter les intérêts majeurs de la France.

 

C’est ici le lieu de s’étendre quelque peu sur le cas du génocide des Tutsi du Rwanda. Dans le nu de la vérité : Les faits sont têtus !7 Kagame nous met-il à mal ? Le journal Le MONDE tranche :Il est grand temps, même si M. Kagame n’y aide guère, d’ouvrir les archives et de faire entrer ce génocide dans l’Histoire (…) Pour en tirer aussi toutes les leçons d’actualité sur l’impérieuse nécessité de transparence de la politique africaine de la France, du Mali à la Centrafrique. 8

L’audace du journaliste, audace ou courage que d’aucuns, à l’époque, ont pris pour de l’arrogance, désarçonne. Cruciale, voire crucifiant, la question est, enfin, posée : comment les principaux intéressés, dans le drame rwandais, ne pourraient-ils émettre d’avis, ou faire des remarques, qu’à l’unique condition ne pas chatouiller l’ego de certains Français ? J’imagine, aisément, la colère qui doit bouillonner en soi, quand on est pointé du doigt, pour des crimes que l’on n’a pas commis. Mais ce n’est quand même pas la faute de monsieur Kagame, si les hommes, responsables et exécutants de la politique française au Rwanda, à l’époque des faits, réfutent leurs responsabilités individuelles et mutualisent leurs crimes. Après tout, la responsabilité de faire comparaître, en justice, les autorités politiques et militaires incriminées incombe aux Français eux-mêmes, non ? Et que l’on nous permette de penser que si, de manière récurrente, monsieur Kagame ressasse la complicité de la France dans le génocide des Tutsi, c’est probablement parce que pas grand-chose n’est fait dans le sens d’une résipiscence.

La visite, dernièrement, du président Macron à Kigali n’est malheureusement pas là pour me contredire. Le discours d’Emmanuel Macron, malgré la reconnaissance que… la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda … de reconnaître la part de souffrance qu’elle a infligée au peuple rwandais en faisant, trop longtemps, prévaloir le silence sur l’examen de la vérité … elle restait, de fait, aux côtés d’un régime génocidaire … une responsabilité accablante dans un engrenage qui a abouti au pire … avec humilité et respect, à vos côtés, ce jour, je viens reconnaître nos responsabilités … ce parcours de reconnaissance, à travers nos dettes, nos dons, nous offre l’espoir de sortir de cette nuit et de cheminer à nouveau ensemble. Sur ce chemin, seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent, peut-être, pardonner.

L’indéniable sincérité des paroles prononcées ne m’aura pas ôté de l’esprit la présence de lacunes et d’esquives, faites dans le souci de ne pas heurter de front un certain électorat français, la gauche socialiste restée fidèle à Mitterrand en l’occurrence et les militaires proches de l’idée, dénoncée dernièrement dans une lettre ouverte9, du délitement qui frappe notre patrie et évoquer, à mots à peine couverts, la possibilité d’un coup d’État militaire.

 

Que penser, en définitive, du journal LE MONDE, dans sa parution du 07/04/2014, dont revoici l’extrait, pour mémoire : Pour en tirer aussi toutes les leçons d’actualité sur l’impérieuse nécessité de transparence de la politique africaine de la France, du Mali à la Centrafrique…

Je ne suis pas persuadé que les survivants du génocide puissent se contenter de bonnes intentions !

Pour comprendre la genèse du génocide des Tutsi, il faut, sans fard et sans faux-fuyants, appréhender tout ce qui a été fait, sciemment, depuis la fin du XIXe siècle, ou, plus rarement, par maladresse ou par sous-information par la suite, pour en arriver au génocide. C’est cette accumulation d’erreurs, souvent criminelles, durant près d’un siècle, qui a rendu le génocide possible, en 1994. Les premiers missionnaires et les colonisateurs allemands et belges sont responsables au premier degré.

Après l’indépendance du Burundi, du Rwanda et du Congo belge, la France dans sa vision néocoloniale n’a pas hésité à jouer des coudes pour ramener l’influence de la Belgique à sa plus simple expression. Elle n’en sortira pas moins coupable, loin de là.

 

 

 

 

 

 

Écrire ? Oui, mais pourquoi ?

 

 

 

On pourrait croire que tout a déjà été écrit sur le sujet. Pourtant…

Il est hors de question de considérer mon récit personnel dans les enlacements des évènements qui ont émaillé la région comme étant la vérité absolue, il ne se limitera dans sa raison d’être qu’à contextualiser ce que j’avance et à le documenter, afin de lui donner la crédibilité nécessaire. Tout aux antipodes des propos à la fois parcellaires et partiaux de certains rodomonts qui se font passer pour des spécialistes sur le sujet. La soif de justice qui m’anime, depuis bien longtemps, a suscité en moi le désir d’énoncer les faits et de les documenter, tout singulièrement honorer la mémoire des victimes du génocide avant de dénoncer quelques imposteurs qui empoisonnent la région des Grands Lacs en général et le dossier rwandais en particulier. Il faut entendre par imposteurs, ceux qui profitent de leur notoriété en falsifiant le sujet, en maquillant ou en dénaturant la réalité.

Le lecteur aura alors le loisir de se poser les questions essentielles telles que : pourquoi ne pas être intervenu à propos, pourquoi transformer la réalité, pourquoi mentir, pourquoi… ?

 

L’objet de cet ouvrage vise aussi une thérapie par l’écriture. En 1995, à l’hôpital de Ruhengeri (Nord du Rwanda), le docteur Gunther et Esmée, sa collaboratrice, qui pilotaient le projet de Santé mentale pour Médecins Sans Frontières Hollande, m’ont expliqué que, pour espérer arriver à des résultats probants avec les rescapés du génocide, il fallait arriver à les faire parler mais, surtout, à savoir les écouter : les écouter pour créer ce lien indispensable, qui va leur permettre de révéler, un tant soit peu, l’inexprimable douleur psychique qui est la leur, en vue, progressivement, d’en expurger la partie visible avant, le temps aidant, d’en atteindre la partie complètement immergée de cette indicible souffrance contenue. Parler ou écrire pour arriver à atténuer l’horreur des images et la violence des sons assourdissants qui ont accompagné la bestialité dont on a été témoin. L’imbroglio de cet interminable espace-temps durant la période du génocide s’accumule intérieurement et la seule soupape permettant de ne pas sombrer est la parole ou l’écriture. Il faut extérioriser ! Il faut arriver à se confier, à faire partager sa douleur, car insupportable à garder pour soi. C’est la seule thérapie possible. Pour y arriver, il faut qu’il y ait quelqu’un pour écouter. La solitude et le renfermement sur soi n’apportent strictement rien, si ce n’est de s’anéantir ou de s’enliser dans une douce folie.

Bien que je ne me sois jamais considéré comme malade, il m’est régulièrement arrivé des bouffées d’angoisse que je n’arrivais à atténuer qu’en monopolisant la parole avec l’un ou l’autre de mes amis ou collègues sur le sujet qui me tient particulièrement à cœur qu’est le Rwanda. Je me rends bien compte aujourd’hui d’avoir abusé de leur patience, et de les avoir utilisés inconsciemment comme exutoire, parce que le besoin était là. Il était impérieux de me décharger de la colère qui, à ces moments-là, me submergeait.

Il ne m’aura pas fallu moins d’une quinzaine d’années pour arriver à trouver le sommeil, après avoir, dans mes rêves les plus fous, vengé de la manière la plus violente qui soit les innocents qui ont perdu la vie dans les différents évènements qui ont endeuillé le Burundi et le Rwanda entre 1988 et 2001. Pourquoi ces deux dates ? La première : en 1988, à Ntega et Marangara, dans le nord du Burundi près de la frontière rwandaise, des massacres de Tutsi, aussi soudains que gratuits, viendront interrompre une quinzaine d’années de quiétude. Ces tristes évènements marqueront le début d’une guerre larvée au Burundi. Et la seconde : l’assassinat de mon beau-père par des Rwandais qui n’acceptaient pas que les réfugiés de 1959 puissent être réintroduits dans leur droit au sol, 42 années après en avoir été chassés.

La mémoire en est encore là, lancinante : quinze longues années de nuits interminables, pour que s’amorce l’atténuation de la douleur, et que se dissipent les images de cadavres et de désolation de l’avant-scène de mon imagination pour ne plus s’installer définitivement que dans le décor permanent de mes hantises.

Je ne trouvais d’apaisement qu’après m’être, de manière chimérique, vengé de tous les malheurs enregistrés et stockés en mémoire, depuis 1988. Aucun soulagement possible sans avoir assouvi ma vengeance de la seule façon que j’eusse pu : par l’imagination ! La pensée est-elle à ce point performative ? Je tuais et je tuais encore, avec mes mains, avec des armes, avec des explosifs. Tout était bon du moment que j’arrivais à tuer les gens qui avaient souillé mes yeux et ma mémoire avec le sang de milliers d’innocents. Le spectre de ces scènes affleure encore, de temps à autre, et transforme mes nuits en cauchemars. Les différents scénarii s’améliorent sans cesse, je peaufine sans relâche ma vengeance et ne trouve de sérénité pour m’endormir que dans l’éphémère évanouissement du machiavélisme d’une vengeance.

Impossible de m’endormir sans imaginer les pires supplices à faire subir à ceux qui avaient perpétré les meurtres et mutilations de ces innocentes populations avec lesquelles j’avais vécu, qu’elles fassent partie ou non de ma belle-famille. Combien de fois m’est-il arrivé d’apercevoir le soleil poindre à l’aube sans avoir fermé l’œil, épuisé par les combats menés durant toute la nuit ? Il est effrayant de se retrouver, au petit matin, parfaitement conscient de ce que vous avez fait durant toute la nuit et, finalement, de vous rendre compte avec horreur que vous êtes, en quelque sorte, Docteur Jekyll la journée et, mille fois pire que Mister Hyde la nuit.

Mais plus inquiétant encore est d’avoir conscience qu’il me serait extrêmement difficile de sortir de ce cadre de pseudo « justicier » et de violence hors-la-loi. Un terrifiant assassin souffrant de la perte de proches, d’amis, de connaissances ou bien encore de parfaits inconnus… Qu’en aurait-il été si le sang de mon sang avait été versé ? Qu’en aurait-il été si on avait touché à mes enfants ? J’imagine aisément l’état d’esprit des témoins ou des survivants qui ont échappé, on ne sait par quel miracle, aux sicaires de l’apocalypse. J’imagine parfaitement les militaires en premières lignes qui, au fur et à mesure de leur avancée vers la libération du Rwanda, en 1994, découvraient les corps sans vie ou mutilés de leurs parents, frères et sœurs.

 

Le passé ne s’estompe pas, les réminiscences ressurgissent

 

Lorsque j’arrive au Burundi, bien avant cette période cauchemardesque, c’est encore le paradis sur terre, vraiment ! Il le restera quelques années encore puis, devenu infernal, nous le quitterons, en août 1994, pour le Rwanda. Malgré la situation chaotique immédiatement consécutive au génocide, cette période fut vécue, par nombre d’entre nous, comme l’immense frisson d’un enthousiasme salvateur, comme une renaissance. Je songe à Jean Giraudoux, dont je rapporte l’esprit d’une citation10 : Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle […] ? […] Cela s’appelle l’aurore.

Quoi de plus gratifiant que de participer à un projet de reconstruction, non pas d’une maison, d’un quartier, ou d’une ville, mais d’un pays !

Les évènements qui, de manière tragique, ont bouleversé le Rwanda et la région des Grands Lacs en général, sont allés crescendo, et par vagues successives, du début des années 1950 à 1994. À partir du milieu du XXe siècle, cette succession d’évènements sera le résultat d’une politique menée par d’opportunistes politiciens soutenus par une Église Catholique en tacite et complet désaveu du message évangélique ou de ses principes de fraternité et de charité. Les uns comme les autres poursuivant des buts différents, mais dont le point commun aux deux était une vision politique aberrante ne dépassant guère le très court terme.

 

Il n’existe pourtant qu’une et une seule vérité

 

Pour nous limiter à l’espace géographique couvert par le Burundi, le Rwanda, et le Kivu ou cette partie orientale de la République Démocratique du Congo, la tradition, dans cette zone de la très vasterégion des Grands Lacs fut durant des siècles essentiellement orale. De là vient le besoin, aujourd’hui criant, de recadrer la vérité historique partout dans les récits oraux et écrits, et plus spécifiquement dans les manuels d’Histoire à destination des écoliers. Si cette dernière démarche est entreprise, elle aura l’énorme avantage de couper l’herbe sous les pieds aux malveillants qui voudraient imposer une vue erronée de ce qui s’est réellement passé.

À l’heure actuelle, les différents intervenants dans l’histoire écrite moderne de la région des Grands Lacs se scindent en deux groupes distincts.

– La première tendance puise, à pleines mains, dans des mythes exogènes et, notamment, dans le mythe dit hamite et dans son envers, le mythe dit bantou. Cette première tendance, qui intervient à la fin XIXe et au début XXe siècle, est celle qui va, de manière souvent très naïve, tout relater selon un point de vue qui appartient à une autre époque, celle de la colonie où l’homme blanc est tout puissant, avec ses écrits ésotériques et analyses ne souffrant aucune contestation. Cette réalité d’une autre époque correspondait au point de vue de l’homme blanc incapable de saisir toutes les complexités et toutes les subtilités fondamentales des traditions qu’il s’évertuait à supplanter ou à faire disparaître. À cette première tendance s’en est greffée une autre, contemporaine, qui, dans le même état d’esprit suprématiste, veut enseigner des certitudes à propos d’un sujet qu’elle ne maîtrise pas, ou qu’elle tronque délibérément. Ces politiques sont de celles qui se doivent, impérativement, de masquer ou d’enterrer leurs néfastes erreurs, en voulant, à tout prix, imposer, une vision controuvée.
– La seconde tendance part de réalités endogènes, sur fond, notamment, de disciplines auxiliaires de la science historique, comme l’archéologie et l’herméneutique des traditions orales. Cette seconde tendance s’est donc tournée vers la description bien plus réaliste des évènements qui ont émaillé l’histoire de la région, que l’historien relate fidèlement, et que vient renforcer une analyse impartiale du scientifique.

Autant la seconde tendance tend vers la vérité, qu’elle explique et démontre, autant la première s’emploie à s’en éloigner, dans l’unique but ou dans le but inique d’atténuer ou d’occulter ses criminelles erreurs. Les thuriféraires de la première tendance se mettent au service de la désinformation, ultime moyen de défense face aux accusations qui se font de plus en plus précises aujourd’hui. Ils vont donc parsemer volontairement leurs récits d’omissions, de mensonges et de contre-vérités, s’imaginant capables ainsi de présenter les faits à leur avantage.

 

Ramenons le regard de la lectrice ou du lecteur, au travers d’un récit certes personnel, mais qui entend lui faire comprendre pourquoi certains sombres personnages se cachent derrière incohérences et mystifications, et s’y agrippent du mieux qu’ils peuvent.

Je voudrais mettre en garde la lectrice ou le lecteur à propos des attaques, parfois au vitriol, que je fais vis-à-vis des hommes politiques, militaires et autres, dont je mets les écrits et discours en évidence ici. Il n’y a strictement rien de personnel à l’encontre de ceux que je critique ouvertement. Je ne m’en prends qu’aux couleuvres que ces gens veulent faire avaler aux néophytes. Couleuvres, que dis-je ? Le vocable de boa serait peut-être plus adapté, pour décrire les incommensurables aberrations proférées ou écrites. Il y a, en effet, bien longtemps que ceux qui connaissent le Rwanda, sans avoir la prétention d’en être spécialistes, n’accordent plus la moindre importance aux affabulations de ces tristes personnages.

 

Jusque dans un passé récent, avant l’invention d’internet et avant l’ère de la mondialisation, ce qui se passait dans les anciennes colonies belges n’intéressait que les initiés. Ce qui permettait aux dirigeants de l’époque, métropolitains et autochtones, d’agir dans une plus ou moins grande impunité. Aujourd’hui, à l’heure où l’information circule pratiquement à la vitesse de la lumière, et surtout depuis les évènements tragiques qui ont endeuillé le Rwanda en 1994, il faut bien admettre que l’information touche et intéresse beaucoup plus de monde. Nombre d’intervenants mettent leur énergie et leur talent au service de la vérité, pendant que d’autres bafouent l’éthique ou inféodent le dernier état de la recherche à la politique et à l’idéologie. C’est donc une triste réalité qu’il faut dénoncer avec la plus grande énergie !

 

Pour qui ne connaît pas le Rwanda, l’usage des vocables Hutu et Tutsi peut se révéler gênant, dans la mesure où il réveille, lancinantes, les gémonies du génocide. Pour la petite histoire, les gémonies étaient, dans l’Antiquité, chez les Romains, ces lieux où l’on exposait les corps des criminels, après leur exécution. Rien de tel dans le transfert du sens du terme dans notre esprit… Je sollicite donc déjà leur bienveillance aux lectrices et lecteurs qui pourraient regretter l’usage, dans mon chef, des termes Hutu et Tutsi de manière abusive.

À celle et à celui qui pourrait l’interpréter comme étant la volonté de me prolonger dans l’esprit raciste d’avant 1994, je tiens à rassurer : il n’en est rien ! Le colonisateur et les différents gouvernements rwandais qui se sont succédé jusqu’en juillet 1994 ont largement abusé de ces vocables pour servir une politique de haine raciale et d’apartheid ethnique, celle-là même qui a mené au génocide. Tant et si bien qu’il est devenu impossible de s’en départir pour relater cette période triste pour l’humanité tout entière. On trouvera encore moins, dans mon utilisation du terme Hutu, la tentation de généraliser ou de globaliser les fautes, en incriminant tous les Hutu, sans exception.

Ceux qui se sentiraient visés, par un soi-disant amalgame, réagiront, tandis que l’immense majorité des autres sait parfaitement bien qu’ils n’ont strictement rien à voir avec les manipulations dont ils ont d’ailleurs été les victimes par le passé. Force était de poser, à gros traits, les bases et les balises du plus jamais ça ! Nous voici aux antipodes du cynisme d’un François Mitterrand, dans son discours à Oradour-sur-Glane, le 10 juin 1994.

 

Je voudrais procéder à la déconstruction de certains discours de quelques tristes personnages. Percer à jour quelques-unes des absurdités proférées dont sont seuls responsables ces pseudo-politologues ou historiens d’un autre âge. C’est par eux-mêmes que démonstration sera faite de leurs confusions et inepties. Certains portent les titres ronflants de Président de la République, de ministre, de docteur en sciences politiques, de Professeur d’université, de diplomates chevronnés, ou bien encore de très hauts gradés militaires.

Je ne me prévaux d’aucun de ces titres, objectera-t-on ! De fait, je ne suis ni écrivain, ni historien, pas plus que politologue ni détenteur de quelque autre titre, grade, qualité ou distinction, mais ayant vécu et travaillé dans la région des Grands Lacs près de trente ans durant, c’est dire suffisamment longtemps que pour être considéré comme un témoin à la fois renseigné et sincère. Il ne s’agit pas de la sincérité envisagée sous le seul rapport de l’éthique, mais de celle à laquelle nous invite le sens de la responsabilité au sens étymologique du terme. Du latin : respondere, ou répondre, en français. Répondre de ce qu’on sait.

 

J’ai vécu et partagé le quotidien des Burundais, des Rwandais et des Congolais. J’ai vécu parmi eux, dans leurs quartiers, et non du haut de ma tour d’ivoire ou barricadé derrière les barbelés de ma clôture. Je me suis marié là-bas, et 6 de mes 7 enfants sont nés, soit à Bujumbura, soit à Kigali, avant et après le génocide des Tutsi.

J’ai toujours été épris de justice et d’équité. J’avoue et clame ma profonde admiration pour ceux qui, par leur travail colossal, font le maximum pour faire éclater et imposer la vérité, rien que la vérité. J’aurai le plaisir d’y faire référence tout au long de mon récit.

Je fais, dans le présent ouvrage, délibérément abstraction des noms de celles qui, au cours de ces cinq dernières décennies, ont occupé tout ou partie de mon cœur. Ce sont nos vies privées après tout, mais surtout parce que je n’ai demandé l’avis de personne pour écrire mon histoire. Et, comme de toute manière, ce n’est pas l’objet de mon récit, nos vies privées apparaissent comme totalement secondaires. Un clin d’œil pourrait, éventuellement, se glisser dans le récit, mais il ne concernerait – et ne serait compris que par – la personne dont je parle sans la mêler, malgré elle, à ma narration. J’ose espérer qu’aucune d’entre elles ne s’en offusquera.

 

 

 

 

 

Il y a forcément un début à tout

 

 

 

Tout commence pour moi au mois de septembre 1973 sur les bancs de l’école en dernière année. En ce début d’année scolaire, une jeune fille est venue s’asseoir à côté de moi, ou peut-être bien que ce soit l’inverse, je ne me souviens plus, mais une chose est certaine, je tombe en une fraction de seconde sous le charme tant il y a de grâce et de fragilité. Il y a tellement d’élégance dans la gestuelle et l’élocution que je suis comme hypnotisé. J’observe et épie du coin de l’œil plus que je ne regarde franchement, par peur d’initier l’envie chez elle de changer de place ou de m’entendre me balancer à la figure le « tu veux une photo ? » qui me ferait rougir de honte et annihilerait toutes tentatives de rapprochement ultérieures.

Lors des présentations j’apprends qu’elle vient du Burundi, lointain pays d’Afrique centrale dont je n’ai jamais entendu parler. Bien que j’aie terminé mes études primaires et une partie de mon secondaire dans un pensionnat de Bruxelles où j’ai fait la connaissance de beaucoup de Congolais, je n’ai jusqu’alors jamais fait la connaissance d’un Burundais ou Rwandais et encore moins d’une Burundaise ou Rwandaise.

Nous fréquentions, de temps à autre, un bistrot, non loin de notre établissement scolaire, et, moyennant une pièce glissée dans le juke-box, nous écoutions ce qui avait été pendant une certaine période, un véritable « tube » dans les différents hit-parades européens de l’époque, mais qui, bien plus que cela, était sa fierté : « Burundi black » en face A du 45 tours et « Burundi Stephenson black » en face B. La face B était un arrangement en studio où une guitare électrique avait été ajoutée aux tambourinaires du Burundi qui s’en donnaient à cœur joie, sur les 2 faces du disque. Je suis littéralement conquis par ce rythme endiablé. J’en ai d’ailleurs encore la chair de poule, aujourd’hui, à chaque fois que je suis en présence d’une troupe de tambourinaires en démonstration. C’est un vrai spectacle qui vous prend par les tripes, et face auquel il est impossible de rester de marbre. Il y a quelques années, le génial organisateur du Mémorial Van Damme, lors de sa 27e édition, invita une troupe de tambourinaires burundais, dirigée par Janvier, un beau-frère. Ils ont mis le feu sur la piste en accompagnant pas mal d’athlètes dans leurs compétitions respectives. À la fois, les athlètes et le public s’en souviennent encore.

 

Une époque révolue, fort heureusement…

 

Début des années 70, il existe encore des reliquats de cette influence de l’Église catholique, toute puissante en Belgique durant des siècles, qui a régi les us et coutumes de notre société où la mixité des sexes était perçue comme inconvenante. L’école communale mixte était l’expression d’un anticléricalisme stérile sur nos parents qui avaient appris à filer droit selon les préceptes de l’église et entendaient bien nous garder sur le « bon chemin ».

C’est dans un Institut, des Frères des écoles chrétiennes, doté d’une excellente réputation, ainsi que d’une discipline de fer, que je fis la connaissance de ce qui a représenté pour moi la plus importante communauté congolaise durant mes études. Je suis en classe avec un certain Jean-Paul Mobutu et d’autres fils de généraux et dignitaires congolais. Mis à part le montant de l’argent de poche avec lequel nous arrivions le dimanche soir au pensionnat, il n’y a jamais eu le moindre problème relationnel basé sur la race ou la condition sociale qui aurait dû nous faire différents l’un de l’autre, pour ce qui était des apparences en tous cas. C’est dans une atmosphère vraiment plaisante et de franche camaraderie que ces quelques années se déroulèrent. Appartenions-nous à un microcosme, je ne saurai le dire, mais à ma connaissance dans notre petit univers scolaire nous n’avons jamais été confrontés à des faits de racisme dégradant. Pas dans mon environnement direct en tous cas. Quelques remarques désobligeantes auxquelles d’autres remarques désobligeantes répondaient, mais rien de plus ni de vraiment transcendant.

Pour ce que je m’en souviens, les images avilissantes et les discours racistes étaient bien plus apparentés aux reportages ou infos que nous regardions au journal télévisé et qui, pour la plupart du temps, nous venaient des États-Unis. Le racisme était vécu par nous, me semble-t-il, comme quelque chose d’étranger, de très lointain.

Depuis la fin des années 1950, mes parents ont une boucherie-charcuterie à Ixelles, une des 19 communes de Bruxelles, entre l’avenue Louise et la chaussée de Wavre. Le quartier se situe dans ce que l’on appelait, à l’époque, le « haut de la ville », par opposition à la rue Blaes et le centre-ville qui étaient le « bas de la ville ». Le quartier Matonge11 n’existe pas encore. Il naîtra lorsque la Maison Africaine emménagea rue Alsace-Lorraine en 1974, l’année de la fameuse confrontation Muhammad Ali/Georges Foreman à Kinshasa. J’ai grandi dans ce quartier de la Porte de Namur dont la plupart des rues étaient encore pavées et certaines desservies par le tram ou le trolleybus. La voiture de l’Union Économique, tirée par un cheval, passait chaque matin déposer les pains de glace pour la chambre froide qui ne fonctionnait pas encore à l’électricité. Le livreur déposait le panier en fer galvanisé avec six bouteilles de lait sur le pas de porte de ceux qui en avaient fait la commande. Garées le long des trottoirs, nous admirions les belles Américaines qui en imposaient face aux Simca, Panhard, DKV et autres Auto Union. Nous connaissions chaque marque et chaque modèle de voiture était un véritable sujet de conversation à la cour de récréation entre deux cours. Les voitures avaient de la personnalité, aucune ne ressemblait à une autre. Il suffisait d’en apercevoir la silhouette au début de la rue pour énoncer à haute voix, histoire d’impressionner les copains, la marque, le modèle, la cylindrée et la vitesse maximum indiquée au tableau de bord.

Nous ne ferons une entorse à notre amour de ce quartier que durant quelques années pour rejoindre une espèce de consortium familial où l’un était maraîcher, l’autre, boulanger-pâtissier ou bien encore comptable, et la somme de tous ces talents étaient organisés en un supermarché, le tout premier, dans un des quartiers huppés et commerçants d’Uccle.

 

Depuis notre tendre enfance, nous aidions, mes 2 sœurs et moi, nos parents le soir à toutes les tâches indispensables à la fermeture du magasin : laver la vaisselle, récurer les sols sans oublier le nettoyage complet des vitrines, murs, établis et comptoirs. Tous les samedis après-midi et dimanches matin, je donnais un coup de main au magasin avec ma mère ou à l’atelier avec mon père.

Durant notre jeunesse nous n’avons jamais reçu d’argent de poche de nos parents. Ils s’éreintaient sept jours sur sept et s’étaient fixé comme objectif de nous faire sortir, par les études, de leur condition qu’ils considéraient comme modeste. Pour ma part, je n’ai jamais eu conscience de cette condition prétendue modeste avant d’avoir commencé à travailler. J’ai toujours eu l’impression de ne manquer de rien : notre table était toujours copieusement garnie et notre garde-robe, sans déborder, n’a jamais fait apparaître le moindre manque, quelle que soit la saison.

Ce qui fait que, durant notre enfance, pour avoir quelques pièces en poche, je suis en compétition avec mes sœurs pour le seul et unique travail rémunérateur : aller livrer à domicile les commandes des clients. Ces commandes avaient été passées par téléphone, et notre service de livraison était souvent, mais pas toujours, récompensé par une pièce. Nous connaissions par cœur les adresses rémunératrices de celles stériles de toute gratification. Le samedi après-midi je recevais 12 francs (0,30 centime d’euro) pour faire un aller-retour, avec le tram 45, jusqu’au terminus et livrer un colis à Anderlecht, derrière le parc Astrid. En plus du pourboire que je recevais à destination, j’avais fait le trajet à pied et mettais les 12 francs du transport en poche. L’addition de ces dringuelles me permettait d’arriver au pensionnat le dimanche soir avec environ 100 francs (deux euros cinquante).

En gérant tant bien que mal mon argent j’arrivais à tenir jusqu’au jeudi soir en m’achetant, chaque jour, l’une ou l’autre confiserie et un soda à la procure de l’école. Les vendredi et samedi matin étant à sec, il me fallait faire ceinture !

 

Bien évidemment, quand je compare la période de pensionnat avec celle de mes 19 ans à côté de cette jolie jeune personne, je remarque tout de suite une différence qu’il y a dans les traits du visage. Je vois bien qu’il existe une dissemblance très nette d’avec le peu que je connaisse, mais ne peux l’expliquer. De plus, n’ayant jamais fréquenté d’établissement scolaire mixte, c’est la toute première fois qu’une telle proximité avec la gent féminine est vécue et me trouble sérieusement, à vrai dire.

 

Je fais connaissance avec le Burundi

 

Je suis comme hypnotisé par la beauté de cette jeune fille et en tombe secrètement amoureux. Je dis secrètement car j’ai 19 ans, très timide, et n’ose rien entreprendre. Cette timidité, ressentie comme maladive, ajoutée aux occasions inexistantes, fait que je n’ai pas encore eu la moindre copine ou aventure avec une fille. Notre classe est mixte et je me demande pourquoi cette attirance, aussi soudaine qu’inexpliquée, vers cette jeune fille m’envahit et me bouleverse profondément.

J’étais tellement subjugué par cette espèce d’élégance, d’aisance dans les gestes et cette apparente nonchalance que la plupart du temps j’étais incapable d’enchaîner 2 phrases de suite un tant soit peu cohérente. Lorsque nous discutions, il m’était impossible de soutenir son regard car j’avais l’impression qu’elle lisait dans mes pensées. De plus, j’avais cette désagréable impression qu’elle avait parfaitement conscience de l’impact séducteur de son agréable personne, et vis-à-vis duquel j’étais complètement désarmé.

Mais la chance est avec moi car nous sommes pratiquement voisins, elle habite à moins de 300 mètres de chez moi. Et donc, naturellement, nous faisons un brin de causette sur le chemin du retour après les cours. Elle habite sur une des avenues les plus prestigieuses de Bruxelles au 64, où dès le premier soir j’y suis convié. À partir de ce jour, la simple évocation du chiffre 64 nous ramenait à une époque et un endroit bien précis. Ce n’était pas chez untel ou unetelle mais « au 64 » !

Le choc ! Je suis instantanément comme envoûté ! Elle me présente à ses frères et sœurs et suis accueilli comme si nous étions amis depuis des lustres, comme si j’étais un membre de la famille qui s’était éclipsé pour quelques semaines et soudain réapparaissait. De plus, je n’ai jamais vu une famille aussi nombreuse, d’autant plus que les cousins et cousines me sont présentés comme frères et sœurs.

C’est très exactement lors de cette rencontre que j’ai réalisé mon attirance profonde vers les filles africaines, sans vraiment me rendre compte que ce n’était qu’une infime partie de l’Afrique. La beauté, les sourires, le parfum, l’expression d’une insouciance infinie en plus des mille et une choses que je n’arrive toujours pas à expliquer aujourd’hui, tout me faisait vibrer intimement. Cette partie-là de l’Afrique m’a envoûté, enlacé dans ses bras pour ne plus jamais me libérer.

Je fais également la connaissance quelques jours plus tard du papa. Un homme d’une grande stature dans la fleur de l’âge, légèrement grisonnant, toujours élégamment habillé en veston/cravate et pour lequel j’attribue dans un premier temps, à tort, son austérité permanente à son veuvage.

Dès le moment où je suis entré au 64, j’ai bien senti, à cet instant-là, que je pénétrais dans un univers totalement inconnu, déroutant et séduisant à la fois. Univers où la bonne humeur règne en maître, sauf avec le père où c’est vraiment tout ce qu’il y a de plus rigide et de formaté, concentré en une seule personne. Il a, de la bouche de ses enfants, un surnom qu’il ne m’est pas possible de vous révéler, parce qu’à mon sens forcé et pas très reluisant.

 

Je basculais dans un monde totalement nouveau. Ce fut pour moi réellement un choc émotionnel et culturel phénoménal. Il me semble bien que ce soit à ce moment-là que j’ai commencé à vivre ! Ma vie, avant cela, était d’une certaine manière très linéaire. Mais là, sans en cerner les raisons profondes, j’avais le sentiment que cela allait être le grand huit de la foire du Midi. C’était un doux mélange de fascination et d’hypnose. L’avenir me montrera que j’étais complètement à côté de la plaque, ce ne sera pas seulement le grand huit, mais toutes les attractions de la foire du Trône et du Midi réunies en une seule.

Tout a été chamboulé dans ma petite tête d’adolescent attardé et c’est à partir de là où tout a commencé à s’articuler autour de l’Afrique, en commençant par le Burundi. Comme je ne correspondais probablement pas à ses canons de beauté ou bien peut-être trop timide et pas suffisamment entreprenant, ce fut une de ses petites sœurs, de trois ans ma cadette, qui m’a mis le grappin dessus, en brûlant la politesse aux autres sœurs, et m’a initié à ma vie d’homme. Non pas que je fusse contraint mais comme je ne maîtrisais absolument rien du tout, je me suis laissé prendre par la main et emporter.

 

Son père qui fut Ambassadeur du Burundi à Bruxelles me donne mes premiers « cours » d’Histoire d’Afrique et du Burundi en particulier. Pour des raisons politiques, il avait préféré rester en Belgique plutôt que de rentrer au pays. Afin d’être autorisé à rester et garder un certain train de vie, il lui fallait avoir un emploi et, assez rapidement grâce au réseau de Léopold III, ce fut chose réglée. Pour un temps seulement, car les problèmes internes de la Belgique, les bisbrouilles communautaires, le mirent au chômage et je pus bénéficier d’une partie de son temps libre pour continuer à m’initier à l’Histoire du Burundi. Il y prenait un certain plaisir car, en plus d’être disert, cela lui permettait de vider quelques whiskys, allongés à l’eau gazeuse, en ayant une présence à ses côtés sur laquelle il avait conscience de marquer son autorité naturelle et de faire étalage de sa parfaite connaissance du sujet.

Le côté cocasse de notre relation, en dehors du volet pédagogique, était qu’il était persuadé que je tournais autour de sa fille, ma voisine de classe, et m’a mis en garde cent fois au moins de me concentrer d’abord sur mes études plutôt que sur sa fille. J’avais beau lui dire qu’il n’en était rien, il me faisait et refaisait à chaque fois la morale sans se douter un instant que c’était une autre de ses filles qui avait envahi mon esprit et complètement perturbé mon discernement.

 

Je découvre que les Barundi ont une tradition orale et qu’il n’existe pas de manuel d’histoire, mis à part bien entendu celui que la colonie belge leur a imposé avec le fameux « nos ancêtres les Gaulois » et dans lequel il n’y a pas un mot sur leur propre pays malgré l’implication de la Belgique durant une courte période, certes, mais néanmoins décisive de leur histoire.

Au 64, vont et viennent des Barundi qui du fait de leurs anciennes fonctions avaient été acteurs, à des niveaux divers, de la politique burundaise des 20 dernières années. Je suis médusé et admiratif ! L’un a été ministre de ça, l’autre ministre de cela, l’un a été un haut responsable des forces de l’ordre, l’autre encore a été l’adjoint ou est le beau-frère de celui-là, etc.

J’ai 19 ans, je ne connais strictement rien de la vie et je me retrouve avec des gens que j’assimile presque à ma seconde famille, assurément, avec la très nette impression d’avoir été catapulté dans un monde que ma condition modeste ne faisait qu’entrevoir de loin. J’ai atterri dans un monde duquel il me faut tout apprendre et pour lequel je suis complètement interloqué, en pâmoison pour ainsi dire.

 

Si les voyages forment la jeunesse,

seules les rencontres enrichissent le bourlingueur

 

J’ai toujours été intéressé par le cours d’histoire à l’école et l’histoire en général. En première secondaire, j’avais réalisé un travail sur la guerre des Six Jours, présenté durant une heure devant la classe, et qui me vaudra un 20/20 pour la recherche, la documentation et l’exposé. En troisième secondaire nous avions un excellent professeur d’histoire, en comparaison Alain Decaux faisait presque figure d’amateur, qui organisait, de temps à autre, des débats contradictoires sur certains sujets. Ainsi à partir d’un même évènement, figé dans nos manuels, s’affrontaient des points de vue différents. En fin de discussion, et parfois de vifs différends, notre professeur reprenait la parole pour nous éclairer sur certains détails que nous avions omis ou rangés sur le plan secondaire pour nous faire comprendre le bien-fondé de la version de notre manuel d’histoire. C’était pratiquement le seul cours où j’étais à 100 % réceptif et actif.

 

Mais là, au 64, c’était complètement différent, j’étais une éponge en train de me gaver d’histoires et d’anecdotes relatives à un pays inconnu et pour lequel il n’y avait pas de manuels, pas de débats. Rien que des affirmations et des interrogations faites directement par une partie des acteurs de cette Histoire du Burundi. Ne comprenant pas un traître mot de kirundi, à l’époque, je pouvais cependant comprendre rien qu’au ton et à l’énergie dégagée au cours de certaines discussions qu’il devait y avoir controverse concernant certains sujets abordés. J’étais déjà un auditeur attentif lors de mon initiation mais là, j’étais complètement captivé lorsque les détails des discussions m’étaient traduits plus tard. J’étais à mille lieues de saisir toute l’ambiguïté de l’implication belge dans ce qui fut probablement une des parties les plus riches des conséquences déterminantes pour l’histoire burundaise moderne, avec des répercussions perceptibles jusqu’à nos jours. Ce que je ne peux cerner entièrement par manque de vision globale, ce sont les conséquences que subira toute la région à cause de certains évènements spécifiques ; je parle ici de ce qui s’est passé au cours des années 1962/1972 au Burundi et 1959/73 au Rwanda.

 

Je suis frustré et troublé par cette Histoire que nous n’apprenions pas à l’école alors qu’elle faisait partie intégrante de notre Histoire de Belgique.

Nous ne disposons pas de suffisamment de recul par rapport aux évènements pour que nous puissions insérer cela dans vos manuels, et qu’adopter une version au détriment d’une autre serait hasardeux ; dans un siècle peut-être… me répondait mon professeur d’histoire.

J’ai compris, plus tard, que les principaux acteurs belges étaient les premiers obstacles à l’enseignement de ce pan d’histoire de la Belgique, et pour cause. L’attitude arrogante et prédominante de certains personnages de la Tutelle n’a pas été suffisamment contrebalancée par des fonctionnaires belges qui eux n’étaient mus que par un désir réel de développement. Il faut une politique de développement, mais bien souvent politique et développement empruntent des chemins différents.

 

L’Histoire, celle dont nous nous gavons durant nos études, celle couchée dans nos manuels, ne souffre plus de contestations. À la limite, une interrogation ou un échange de point de vue encadré peut être envisagé, mais pas de contestations. Celui qui vous instruit, votre professeur, est un petit peu comme Dieu le Père car c’est une vérité incontestable qu’il vous enseigne. Tandis que là, je me retrouvais en présence d’une partie des acteurs de ce bout de l’histoire burundaise récente et brûlante d’actualité évoquée uniquement dans le landerneau burundais à Bruxelles.

La suite de mon périple africain fera apparaître l’importance capitale de ces témoignages non seulement sur le plan historique en lui-même mais capital pour la compréhension de tout ce qui va se faire ou se dire plus tard en relation avec cette période et ses conséquences toujours d’actualité. Je suis l’auditeur attentif de récits contemporains, impliquant la Belgique dans un pays totalement inconnu pour moi et qu’aucun professeur, représentant pour moi à l’époque l’autorité suprême en la matière, ne peut me confirmer ou m’infirmer. Il y a de quoi être désemparé !

 

Je découvre une espèce de réseau d’amis belges venus en aide à des ressortissants burundais, à la suite des évènements de la dernière décennie 1961-1966, et fais la connaissance d’un certain Etienne Xavier Ugeux journaliste, dont le père fut grand reporter au journal Le Soir, et président de la Tribune du Tiers-Monde (Organe officiel de l’association de la presse eurafricaine).

J’ai, et considère encore aujourd’hui, avoir eu la chance extraordinaire de faire la connaissance de gens dont les noms font partie de l’Histoire contemporaine du Burundi. Des membres de familles qui se sont réfugiés en Belgique parce que l’un des leurs a été acteur ou coauteur ou simplement accusé dans l’assassinat du Prince Louis Rwagasore, figure emblématique du Burundi. Je fais la connaissance du Bâtonnier Paul Humblet qui fut l’un des avocats de Kageorgis, l’assassin du Prince Louis Rwagasore, dont le procès se déroula à Bujumbura. Je fais la connaissance de membres de la famille Baranyanka, dont Charles qui fut le premier ambassadeur du Burundi en Belgique, de Grégoire Muhirwa, Nestor Nitunga, Gilbert Midende, Godefroid Kamatari, Bonaventure Budodwa et son épouse ainsi que beaucoup d’autres étudiants barundi, qu’il ne m’est pas possible de tous citer, qui font leurs études en Belgique et qui rentreront quelques années plus tard chez eux bardés de diplômes de médecin, d’avocat, de chirurgien, de médecin militaire, d’ingénieur des mines, etc.

 

Les lieux où les étudiants burundais et rwandais pouvaient se rencontrer et partager un verre n’étaient pas très nombreux à cette époque-là à Bruxelles. Mais l’un d’eux était emblématique de ces années-là, le « Kilimandjaro » situé au coin des rues de Roumanie et d’Irlande à Saint-Gilles. L’établissement était géré par une certaine Régine.

Pas mal d’étudiants burundais et rwandais fréquentaient l’établissement avant que les évènements de février/mars 1973 au Rwanda ne viennent semer le trouble dans le microcosme estudiantin d’Afrique centrale. Les zélateurs bruxellois des « comités de salut public » qui s’étaient rendus responsables des massacres de Tutsi au Rwanda furent molestés par d’autres étudiants Tutsi en signe de vindicte. Quelques mois plus tard, Juvénal Habyarimana entreprendra un coup d’État et ramènera le calme pour un certain temps.

 

Les troubles et massacres de 1973

 

Invoquant une prise de conscience, le pouvoir en place à Kigali décida d’appliquer à la lettre, et ce à tous les échelons dans la société rwandaise, la règle des quotas ethniques. Il avait été décidé en 1959 que les Hutu, représentant 90 % de la population, devaient obtenir un pourcentage similaire des postes aussi bien dans le public que dans le privé. Il se fait que pour diverses raisons, mais en aucun cas la force ne fut l’une d’entre elles, les Tutsi restés au pays bénéficiaient de postes aussi bien dans le privé que dans l’enseignement ou de places dans les écoles correspondant à un pourcentage supérieur à leur quota ethnique prétendu. Cette situation découlait du seul critère qualité, et non pas du critère quotas ethniques.

L’enseignement fut le premier secteur concerné par des violences physiques et des tueries, en application violente des consignes gouvernementales concernant les quotas ethniques, encouragées jusqu’à la présidence. Ensuite, ce furent tous les autres secteurs qui s’enflammèrent et les vieux démons de 1959 et 1963 enfilèrent à nouveau leurs costumes de génocidaires pour décimer leur propre population par milliers et jetant des dizaines de milliers d’autres sur les routes de l’exil.

 

En 1973, un « Comité de salut public » composé d’étudiants hutus fut créé sur instigation de l’Abbé Naveau, professeur au Collège du Christ Roi de Nyanza. Il fera des ravages dans plusieurs écoles secondaires du pays, sommant les étudiants tutsis de déguerpir, et les contraindra de s’exiler. Plusieurs étudiants membres de ce Comité criminel, formés au Collège du Christ Roi, se distingueront plus tard dans la propagation de l’idéologie génocidaire, tels Léon Mugesera et le colonel Pierre-Célestin Rwagafilita. La même année, des Frères Joséphites tutsis furent massacrés à Kabgayi et l’Église ne prononça aucun mot de condamnation de ces assassinats de Religieux.12