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Jean, trentenaire, vit seul avec sa grand-mère Élina, une ancienne caféomancienne et survivante du pogrom des chrétiens sous les Ottomans, désormais atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il se trouve pris dans un bras de fer entre une mémoire fragmentée et l’oubli. La vie privée de Jean est totalement envahie par son obligation irréversible de devenir le gardien de la mémoire d’Élina, faisant face quotidiennement à ses comportements imprévisibles, ainsi qu’à celle de sa mère, couturière, qui s’est suicidée lorsqu’il n’avait que neuf ans. Jean, agrégé de littérature, plonge ainsi dans les réminiscences troublées de sa grand-mère et de sa mère pour alléger le fardeau de la douleur qu’il n’a jamais souhaité porter. Ce roman sert de mémento, guidant l’auteur à travers les méandres de sa vie sans sacrifier sa santé mentale.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Saïd Ghazal voit la littérature comme une quête incessante d’un refuge où les mots apaisent les âmes troublées. Sensible à la question de la mémoire, qu’il considère comme la raison d’être du présent, il prend la plume pour aborder une thématique cruciale : l’Alzheimer.
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Saïd Ghazal
S’en souvenir pour oublier
© Lys Bleu Éditions – Saïd Ghazal
ISBN : 979-10-422-3468-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La lumière de la mémoire hésite devant les plaies.
Louis Aragon
À Diala dont la grandeur d’âme m’a redéfini l’humanité
L’alarme sonne à grand fracas. L’esprit encore ensommeillé, je fais taire d’un coup sec de la main le réveille-matin à double cloche. Il est 6 h 30, l’heure de prendre le quart, habitude acquise depuis que l’Alzheimer et ma grand-mère sont harmonieusement en couple. Je prends sur mes heures de sommeil pour lire dans son ordre chronologique la Correspondance de Flaubert. C’est mon œuvre fétiche d’un auteur soucieux de vérité comme je le suis depuis l’âge de neuf ans. Il est impératif de lire la Correspondance sous peine de mourir idiot. Je m’étire les bras en fixant le plafond où je constate, à ma grande stupéfaction, la naissance sournoise d’une constellation de cloques d’humidité et des lézardes qui ne sont pas encore parties en spirale. Est-il question de rupture de canalisation chez les voisins du dessus ? D’infiltration d’eau causée par un tuyau grippé par la rouille du réservoir de vessies installé dans mon grenier ? Je ne saurais corroborer ni l’une ni l’autre hypothèse. Rien d’alarmant pour l’heure, je m’entends dire. Loin de moi la pensée de me targuer d’être bricoleur. Pas adroit de mes mains de beurre pour changer une ampoule à vis ou à baïonnette. C’est vous dire. Je devrais du coup faire appel à un professionnel pour localiser la zone du sinistre. Mais il n’y a pas le feu au lac. Je me frictionne vigoureusement le visage avec les mains dans l’espoir de chasser de mon esprit un rêve intense et récurrent qui perturbe chaque nuit mon sommeil et où je tiens le rôle d’un fossoyeur creusant un trou dans une terre meuble à une fréquence impétueuse pour déterrer le corps de ma mère que je retrouve en état de putréfaction intégrale. Je m’accorde quelques minutes pour reprendre mes esprits. Je quitte mon lit en traînant la savate avec l’impassibilité d’un bureaucrate qui entreprend depuis l’aube des temps le même cérémonial d’un job réduit à estampiller des documents poussiéreux. Machinalement, je me dirige vers la chambre à coucher de ma grand-mère Élina qui sent, jour après jour, la vieillesse à bout de force. Je passe ma tête à travers la porte après l’avoir légèrement soulevée pour amortir les lamentations des gonds qui ne manquent jamais de manifester leur mécontentement et que je me promets à tous les coups de remplacer ou huiler. La surdité dans l’oreille gauche d’Élina ratifiée par l’ORL m’en dissuadait à chaque fois que ma volonté de m’y mettre me taraudait. Je table sur son oreille droite, pour ne pas être en reste, afin de rattraper l’infirmité de son sosie.
Le mobilier sobre de sa chambre à coucher incarnant nos modestes moyens n’a pas varié d’un iota depuis que nous avions quitté il y a quelques années le quartier des réfugiés.
Une coiffeuse à trois rangs de tiroirs surmontée d’un miroir au tain dégradé dont l’aspect défraîchi a besoin d’une cure de jouvence ; les deux premiers tiroirs dont les glissières bloquent à mi-chemin renferment soutiens-gorge, bas en nylon, culottes, chaussettes, mouchoirs, mantilles, fichus, petites laines, chemisiers et deux réticules. Le troisième abrite un album de famille et une boîte à biscuits en métal dans laquelle se trouve la clef à gorges de la maison d’enfance d’Élina en Turquie, et un briquet d’amadou qui appartenait à son père. Coincée dans le cadre du miroir, une photo en noir et blanc d’Élina en robe de mariée et à sa gauche son époux fixant l’objectif d’un air engoncé. Une armoire dont les battants, une fois ouverts, vous éclaboussent les yeux de manteaux d’hiver, de robes tristes aux coupes austères qui conjuguent son exil et l’extermination de sa famille aux mains des Ottomans. Une table ovale en bois massif dont un pied bancal retrouva son équilibre grâce à mon grand-oncle Touma qui le cala à l’aide de trois cartes de jeu pliées en deux. Du plafond pendille un petit lustre en bronze à pendeloques qui jure avec l’ensemble du décor. Une fois allumé, il intensifie la morosité de la chambre. Sur sa table de chevet, quatre épingles à cheveux, des plaquettes alvéolées, des flacons de médicaments, un verre d’eau au fond duquel, telle une épave, baigne sa prothèse dentaire, un second d’eau claire pour lui faire avaler ses comprimés, un peigne en bois aux dents larges auquel en manquent quatre et un mouchoir en tissu personnalisé avec un fil ton sur ton que ma couturière de mère lui avait brodé. Sans omettre le Nouveau Testament faisant le pied de grue devant une statue lumineuse en résine plastique de la Vierge miraculeuse. Et pour clore ce maigre inventaire, son talisman : deux photos en noir et blanc, son mari Chamoun et sa fille Marie, dans un cadre double ceint d’une faveur.
Voici la mère-grand : reine gisante, souffreteuse.
Les mains derrière le dos, je l’observe étendue sur son lit à l’instar d’un pathologiste qui s’apprête à autopsier un corps.
La chambre est noyée dans un clair-obscur ébauché par les premières lueurs pâles du jour s’infiltrant à travers les persiennes.
L’air de la chambre est zébré d’amnésie.
Élina vit dans un univers où je m’évertue au quotidien à lui dégoter un déclencheur mémoriel dans le seul but de la secouer et la réveiller de son engourdissement mental.
Son souffle : doux, celui d’un agneau, d’un nouveau-né. Un mince filet de salive argenté lui coule de la commissure des lèvres comparable au mucus sécrété par une limace. Son visage quiet. Le teint de son visage ivoirin est paré d’une nitescence qui pousserait quiconque à mettre les genoux à terre, les mains jointes, et à se signer. Ses cheveux argentés et soyeux s’épanouissent en éventail sur la taie d’oreiller d’une blancheur immaculée. Son cerveau, immergé dans un magma d’illusions. J’attends son réveil. Il ne s’agit pas du réveil trivial d’un corps dont les membres se mettront à s’ébrouer de leur ankylose nocturne pour rejoindre le mouvement diurne de la terre. J’en convoite un clairvoyant de sa conscience voltigeant dans un espace mental où elle me reconnaîtra, se reconnaîtra, ne serait-ce que le temps d’un cillement de paupières.
À l’observer dans cet état, l’aspiration à lui réciter une oraison jaculatoire de mon cru déstructurerait temporairement mon athéisme irréductible. Je m’engage toutefois, en proie à une pitié envers elle, à lui bredouiller au débotté une imploration profane faisant appel à Dieu pour décélérer son abrutissement psychique, bien qu’elle y soit cliniquement condamnée. Elle est statufiée, pétrifiée dans son escapade onirique. La couette couvrant son corps défraîchi et lui montant jusqu’au ras du cou que sa poitrine étonnamment forte soulève faiblement, à chaque respiration, semblable à un liège flottant sur une vaguelette. Immobilité mortuaire. Sa rigidité corporelle n’a rien à envier à une statue en marbre. Que l’on déverse donc sur son corps du mortier pour le convertir en catafalque médiéval enfumé par l’odeur nauséeuse de l’encens et autour duquel les fantômes de son passé surgiront, tête basse, marchant solennellement en file indienne, agitant des couronnes mortuaires en ânonnant des cantiques. Et si je l’étouffais avec son oreiller pour m’affranchir d’elle, de ses divagations, de ses errements psychiques, de la lumière noire de sa mémoire qui mâchure la mienne, de ses prières chaotiques dont les mots lui échappent au fil des jours, de ses incartades routinières qui m’échauffent la bile ?
Il y a deux nuits, immergé dans ma lecture, j’entendis à 2 h le couinement suraigu de la porte de sa chambre. Ma brèche littéraire flaubertienne se referma aussitôt, mes sens sur le qui-vive. La manipulation des casseroles déroula son tintamarre jusqu’à mes oreilles. Était-ce un petit creux qu’elle souhaitait combler par un en-cas ? L’architecture autrefois solide du sommeil de ma grand-mère fut démolie par l’évolution rampante de la maladie d’Alzheimer. Elle n’en était pas à sa première déambulation nocturne. Je n’en étais pas à mon dernier effarement. En prévision de ces promenades, je gardais allumés le couloir, la salle de bains et la cuisine pour la guider dans ses péripéties. J’aurais pu quitter mon lit où j’étais bien au chaud en ce mois de février glacial, interrompre la lecture d’une lettre que Flaubert avait griffonnée à Guy de Maupassant, me rendre à la cuisine pour la raccompagner charitablement dans sa chambre. Ce que je ne fis pas. Après moi le déluge. Ne pas lever le petit doigt. Rester délibérément au lit. Pourtant je ne suis pas fait de cette pâte. Mon attitude apathique ne tarda pas à me renverser, à me troubler. La culpabilité darda mon esprit d’une honte incoercible. Je ne nourris aucune crainte qu’elle se retrouvât dans la rue. Tel un geôlier, à la nuit tombante, je verrouillai à double tour la porte d’entrée de l’appartement. Subitement, le calme s’installa lourdement dans la cuisine. Elle devait se tenir béate devant le four à gaz, son esprit voguant dans le brouillard de l’amnésie. Confronté à mon implacable conscience, je la rejoignis. Je lui servis un yaourt. Elle me renvoya un air faussement fâché.
Son Alzheimer me conféra toutes les tâches ménagères avant que je ne consente à embaucher bien plus tard Rita ; entretenir le mobilier, laver le linge, l’étendre au balcon, faire la plonge, passer aux fourneaux, faire les courses, le ménage, etc.
La fresque de la vie de ma grand-mère se métamorphosait peu à peu en une terre stérile que je devais à mon tour fleurir.
L’écoulement ininterrompu du sablier d’Élina du bulbe de la vie dans celui de la mort me semble lent, long. Très lent, trop long. La patience n’a rien de vertueux et la consolation est superflue et futile quand on a la conviction que la guérison n’est guère envisageable, concevable. Sa maladie l’atteignait dans son estime de soi, sa souveraineté, son autonomie. La démence picorait avidement sa capacité cognitive et ses expressions verbales. Le délabrement de sa mémoire lui faisait souvent oublier son cadre temporo-spatial cristallisé par la désorientation que je repérais dans le regard vide et vitreux qu’elle posait sur les choses, sur ce qui l’entourait, et dont j’étais l’axe.
Quand donc pointera son dernier jour pour enfin tirer le rideau, décroiser une bonne fois pour toutes mes bras afin de saisir en plein envol son âme se desquamant de son écrin charnel ? Et si je passais avant elle les pieds devant ? Qui sait ! Justice poétique. Cruelle, certes. Advenant le cas, livrée à elle-même, qu’adviendra-t-il d’elle ? Je n’osais, n’ose esquisser une réflexion du contrecoup qui lui serait foncièrement fatidique.
Ce n’est pas parce qu’elle oublie que j’oublie. Ce n’est pas parce qu’elle m’oublie que je l’oublie. Ce n’est pas parce que sa mémoire se retrouve sur une pente savonneuse s’acheminant de plus en plus vers les mâchoires carnassières des ténèbres que je me refuse d’être sa bougie en fin de vie.
À quand la première pelletée de terre avec son bruit sourd sur son cercueil ?
La mort tergiverse à la choper. Elle danse autour d’elle sur la pointe des pieds.
Le déclin de sa mémoire efface dans son entreprise son identité.
Son univers est clos. Le mien est son enclos.
Ses neurones s’étiolent les uns après les autres par mimétisme des étoiles à la résurgence de l’aurore.
Avant l’émergence de sa pathologie, elle tirait bénéfice de sa santé mentale indemne en exerçant le métier de pythonisse : elle lisait le marc de café. Elle en avait fait son fonds de commerce. L’Alzheimer sonna sa trompette, son mental se résorba au fur et à mesure que les mois passaient. Son présent, synonyme de précarité, d’instabilité. Un présent qui phagocyte le mien. L’étoile de ma grand-mère qui brillait naguère de mille éclats ne dégage aujourd’hui qu’une flamme vacillante qu’un faible soupir éteindrait. Je n’ai pas vu sa maladie s’installer, prendre ses aises. J’ai mis du temps à m’acclimater avec ses cratères mentaux, avec son aphasie naissante. Sa faculté verbale jadis expansive était comme frappée d’interdiction. Elle s’égarait dans les bruyères de son dépérissement linguistique. Elle briguait le mot idoine tel un orpailleur le sable aurifère pour parachever sa phrase. Ses mots s’enduisaient d’une viscosité analogue à celle d’une anguille. Son regard hagard m’était une exhortation de lui mettre le pied à l’étrier du verbe. Je lui égrenais des mots dont aucun ne faisait mouche. Et l’on passait à autre chose sans faire six caisses de sa défaite langagière cuisante. Son incohérence verbale s’aggravait quotidiennement. Bourdonnait d’attrition dans mes oreilles. Si seulement elle savait lire, je lui aurais laissé des papillons pour l’aider à enjamber le précipice de l’oubli que la maladie creusait petit à petit avec assiduité de ses pattes griffues. Sa vie avançait à tâtons dans un brouillard à couper au couteau. J’avais à moi seul le devoir de lui en créer une nouvelle conforme à son passé dont je connais de bas en haut les rouages grinçants. Par commisération, je fleurissais à bon escient ma mémoire de son passé en vue de ralentir dans la mesure du possible l’assèchement de la sienne. Donner un œuf pour recevoir un bœuf. Arpenter le sentier de son oubli épaule contre épaule. Allier nos consciences. Balayer la cour de sa vieillesse des feuilles mortes de sa mémoire que le vent automnal de sa déliquescence faisait tomber avec prodigalité. Quelquefois, d’humeur massacrante, je me cantonnais dans une mutité pour contrer la sienne qui s’éternisait. Ni vainqueur ni vaincu. Drapeau blanc maculé de regrets, déchiqueté par les adversités que la vie lui infligeait impitoyablement. Maintes fois, ne voulant pas passer mes nerfs sur elle, je me réfugiais dans ma chambre pour réévaluer le chemin du Golgotha que j’arpentais en suant sang et eau. Je ne m’adressais jamais à Dieu que j’avais destitué depuis le suicide de ma mère de Son omniprésence, omnipotence, omniscience.
Armistice entre deux mémoires où la sienne était à la mienne, une sempiternelle antienne serinée sur tous les tons depuis ma prime enfance dont je devins le mandataire, le porte-voix.
Bientôt, je gouvernerai son aliénation mentale à grands coups de sournoiseries, de ruses, d’affabulations. J’entretenais avec complaisance l’espoir de tenir un journal de bord annotant avec une précision d’horloger sa dégradation mentale depuis le jour où son diagnostic tomba, égal au maillet d’un juge sur une sentence immuable : aliénation mentale à perpète. Prendre note des mots-clés à lui énoncer dans le faux espoir qu’ils ralentiront le progrès de son état psychosocial délabré en la remettant conjecturalement sur les rails de son monde réel qu’elle ne percevait que dans certains cas. Mots-clés qui la feraient tressaillir, lui ouvriraient grand la porte de sa cage temporelle dans laquelle son esprit s’était enfermé. Autrement dit, lui placer sous le nez des photos à lui faire dilater la pupille, lui arracher une larme, un sourire même grimaçant. Avoir comme amuse-gueule les miettes qui lui restaient de sa vie antérieure dans la Turquie d’avant le pogrom. Lui ébaucher un horizon d’espoir qui ne s’effacerait pas au fur et à mesure que sa pathologie avançait. Compulser à grands efforts le fichier psychique de sa vie d’autrefois à la résurrection de noms familiers qui remonteront à la surface dépolie du glacis de sa carence mémorielle pour le fendre, le craqueler, pour faire gicler du geyserde l’oubli certains contes que je connais du sommet à la base. Mon état d’esprit se retrouvait à la merci de son comportement sinusoïdal tel une voile déchirée à la merci d’une mer étayée d’un vent houleux.
Son physique, présent. Son esprit, ailleurs. Quand ce dernier témoignait un tant soit peu de lucidité, j’en tirais immédiatement avantage pour conjurer son affligeant sort en lui égrenant un chapelet de souvenirs épars : sa maestria culinaire dont les arômes capiteux s’échappaient de la cuisine, serpentaient les paliers, s’insinuaient dans les appartements du rez-de-chaussée au cinquième étage, nos excursions planifiées dans les montagnes libanaises d’où elle ramenait des pommes de pin qu’elle déposait dans une jardinière, le thym sauvage qu’elle cueillait et qui finissait dans un saladier abreuvé d’huile d’olive vierge et de citron, les collations à me faire péter la panse qu’elle me préparait pour l’école, ses séances de lecture de café, son exode, Marie qui habillait les jeunes filles du quartier, nos vadrouilles sur l’avenue des Français dans mon taxi qui me permettait de joindre les deux bouts : un bout pour elle, un bout pour moi. Moi, toujours debout, elle, couchée de tout son long sur un lit qui la berce tel un hamac au-dessus de l’aven incommensurable de l’amnésie irréversible.
« Ton pépé était une bête à concours », me dit-elle de but en blanc un jour à la vue d’une poutre dans un chantier de construction qu’on avait croisé lors d’une de nos promenades hebdomadaires.
Ouvrier en bâtiment, Chamoun, mon grand-père, rentrait du chantier cassé en deux. Il quittait la maison à l’aube et rentrait au crépuscule. Il était embauché au rabais du fait de son origine turque. Taillable et corvéable à merci. En somme, une bête de somme. N’étant pas un vive-la-joie, taciturne de tempérament, robuste, d’un hochement de tête à peine discernable, il saluait Élina, enceinte de sept mois, qui l’accueillait avec empressement comme s’il rentrait du front décoré de médailles. Elle l’aidait aussitôt à se débarrasser de ses frusques qui sentaient la sueur, émoluments de sa corvée. Elle lui était entièrement dévouée. Elle œuvrait à lui assurer la quiétude à laquelle il aspirait à la fin d’une journée rude au chantier. Dans la salle de bains, attendait mon aïeul sur un réchaud à gaz, une marmite d’eau dénonçant son ébullition par le gargouillis des bulles se rapprochant des borborygmes d’un ventre vide dont Élina connaissait un rayon. À la sortie de son bain, il enfilait une chemise et un pantalon fraîchement pressés, et tout en maintenant un silence de plomb, il se retranchait aussitôt au balcon où une table était dépliée et sur laquelle ma grand-mère avait préalablement déposé une carafe d’arak et, en guise d’amuse-gueules, des lamelles de carottes irriguées de citron et généreusement aspergées de sel, imprudente qu’elle était quant à l’hypertension artérielle dont souffrait son mari. Il fumait cigarette sur cigarette en emprisonnant la fumée dans ses poumons que ses narines exhalaient tardivement, au ralenti, en de fines ficelles de cendre. Il se délectait de son breuvage favori en observant la rue qui lui touchait une couille sans faire bouger l’autre. À son troisième verre, il se mettait à fredonner des élégies turques qui le culbutaient dans une transe éthylique lui arrachant, les yeux fermés, des larmes amères. À chaque fois qu’il les ouvrait, un deuil s’en échappait. Ma grand-mère, se tenant derrière lui tel un majordome, n’osait pas l’interrompre. Elle se bornait à poser sa main sur son épaule en y exerçant une petite pression pour lui communiquer tactilement sa solidarité. La voix mélancolique de son mari les propulsait en Turquie à la période de l’annihilation de leur communauté syriaque. Elle me confessera, plus tard, qu’il finissait par pleurer comme un veau et qu’aucune consolation ne parvenait à tarir ses larmes dont l’effet de l’alcool accélérait le flux.
Mon grand-père mourut à l’âge de 22 ans d’un arrêt cardiaque. Un arrêt anodin, bête comme on s’arrête soudain dans la rue parce qu’accosté par une accointance au sens large du mot pour discuter le bout de gras. Ma grand-mère était à un mois de donner naissance à ma mère Marie.
Pour marquer la mémoire au fer rouge de ceux qui restent après le départ de leur être cher, il est plus convenable, plus décent que ce dernier meure d’une maladie tenace ravageant son corps, sans pitié, sans discontinuer, traversé de convulsions périlleuses, engendrant des contorsions erratiques. Une agonie longue comme un jour sans pain bariolée de grognements à vous pétrifier et puis, en l’absence de témoins, livrer son dernier regard terreux, son dernier gonflement de poitrine avant de se décharger de son ultime souffle. Mourir sans souffrance est un pied de nez en direction de la camarde. Cette réflexion m’avait incité à m’interroger de quelle manière, au moment où la pendule de mon existence cesserait son va-et-vient soporifique, je souhaiterais larguer mes amarres : une maladie entêtante au long cours, être banalement fauché par un fourgon, un accident de déglutition prenant la fausse route provoquant une asphyxie ou bien me sectionner les poignets comme le fit ma mère ? Cette dernière option exerçait sur moi une séduction manifeste. Il faut rendre son tablier à ce monde ignoble et odieux en négociant une tournure éclatante rien que pour heurter la conscience gourde, léthargique de ceux et celles qui déverseront les larmes de leur corps sur mon décès précoce, pour offenser leur Dieu eunuque qui proscrit la mort volontaire, pour brouiller leur moralité, pour démolir deux mille ans d’interdiction de s’ôter la vie, pour fracasser les tablettes des dix commandements nous contraignant à un joug religieux dont je n’ai cure, à une moralité infuse d’épouvante, de culpabilité. À défaut, juste étreindre la vie dans sa définition la plus élémentaire, vivre terre à terre jusqu’au jour où mon corps finira enseveli sous une couche géologique, grignoté par une cohorte de larves qui s’en donneront à cœur joie.
La chute en roue libre de la maladie de ma grand-mère créa une fine ligne de démarcation entre ses amies et elle. Les simples d’esprit, et elles étaient légion, croyant fermement que sa maladie était contagieuse, n’hésitaient pas à ébruiter leur crétinisme à tout-va dans le quartier.
Bruit de chiottes que tout cela était !
Graduellement la maison se purgea de la cacophonie suscitée hier encore par les visites prévenantes et bienfaisantes de ces amies qui s’avérèrent au final assainies de toute compassion, de tout attendrissement envers Élina. Quand je tombais nez à nez sur des voisins, ils ne se retenaient pas de montrer leur apitoiement où l’épanchement de leurs sentiments guimauves tenait le grand rôle de la fourberie.
« Ta place est au Paradis. » « Tu es un bon petit-fils. J’espère qu’elle en est consciente. » « Tu es un brave garçon. Que Dieu te donne longue vie. »
Dans ma tête, je leur crachais tout le dédain engrangé semaine après semaine pour avoir coupé court tout contact avec ma grand-mère.
Il y eut un temps où elle s’adressait à sa meilleure amie Anna, une Arménienne rescapée du génocide turc, à la troisième personne de l’imparfait. Anna me regardait subséquemment d’un air éploré. Je lui souriais en retour en haussant les épaules.
« C’est à prendre ou à laisser. »
Anna coupa définitivement les ponts avec son amie d’enfance. C’était trop pénible pour elle de la voir si diminuée mentalement au point de ne plus l’associer au présent. Ma grand-mère et moi en étions ainsi réduits à un retrait social, à un tête-à-tête éternel où il nous arrivait de tourner en rond comme un ours en cage.
Quand je sentais ma grand-mère agitée, anxieuse, je lui récitais de mémoire La complainte de Rutebeuf que je lui traduisais en arabe.
Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus, et tant aimés…
Cela ne manquait jamais de l’apaiser, l’émouvoir, à en juger par le miroitement liquide dans ses yeux dont l’un avait été opéré de la cataracte quatre ans auparavant.
« Tu as les mots qu’il faut sur mes sentiments. »
En une seule phrase prosaïque, ma grand-mère avait cerné toute l’envergure de la poésie : les émotions sont l’épicentre de la vie.
« Lis-moi le sermon de Jésus. »
De but en blanc, la sollicitation. Une injonction agrémentée légèrement d’un ton un tantinet martial.
Le sermon de Jésus sur la montagne de Galilée : cette lecture, nous en avions fait une convention bien avant que les tentacules de l’Alzheimer ne se cramponnent sans réserve à son mental, du temps où elle était indestructible, vaillante, empressée, esprit sémillant, à pied d’œuvre, du feu dans les veines.
Elle me demandait de lire lentement. Elle rejoignait par inadvertance Émile Faguet dans L’art de lire : La précipitation n’est d’ailleurs qu’une autre forme de la paresse. À