Ses yeux de glace - Tome 2 - Karine Demailly Tulldahl - E-Book

Ses yeux de glace - Tome 2 E-Book

Karine Demailly Tulldahl

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Beschreibung

1941. Catherine Legrand et Lucette Marlier, dix-neuf ans, sont les meilleures amies du monde. Toutes deux couturières à Lille, elles aiment être ensemble, rire et s’amuser. Les choses prennent pourtant une tournure dramatique quand Lucette, qui s’est engagée dans la résistance, apprend que Catherine est enceinte d’un Allemand.


Officier du renseignement SS à la personnalité ambiguë, Heinz von Stahlenberg a cependant préféré mettre fin à la relation impossible qu’il entretenait avec la jeune Française, mais pourra-t-il se résoudre à l’oublier ? Catherine parviendra-t-elle à cacher la vérité à sa famille ? Dans les heures troubles et sombres de l’Occupation, aucun choix n’est simple, mais Catherine veut malgré tout croire au triomphe de l’amour, car elle sait que Heinz a dans le cœur autre chose que des préoccupations d’ordre politique.
Elle l’a vu dans ses yeux.


Suite et fin du roman s’ouvrant sur l’année 1943, dont les événements tragiques scelleront le destin des héros et de leurs proches



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Karine Demailly Tulldahl

Ses yeux deglace

À mes grands-parents paternels : mon grand-père, secouriste de 1942 à 1944 à Lambersart, et ma grand-mère, qui a bercé mon enfance de ses souvenirs de jeunesse.

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?

Peut-on déchirer des ténèbres

Plus denses que la poix, sans matin et sanssoir,

Sans astres, sans éclairs funèbres ?

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?

L’Espérance qui brille aux carreaux de l’Auberge

Est soufflée, est morte à jamais !

Sans lune et sans rayons, trouver où l’on héberge

Les martyrs d’un chemin mauvais !

Le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge!

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?

Dis, connais-tu l’irrémissible ?

Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,

À qui notre cœur sert de cible ?

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?

L’Irréparable ronge avec sa dent maudite

Notre âme, piteux monument,

Et souvent il attaque, ainsi que le termite,

Par la base du bâtiment.

L’Irréparable ronge avec sa dent maudite!

Charles Baudelaire, « L’Irréparable » (extrait), Les Fleurs duMal.

Ce qui se fait par amour se fait toujours par-delà le Bien et leMal.

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et lemal.

Rien n’est ni bon ni mauvais en soi, tout dépend de ce que l’on en pense.

William Shakespeare, Hamlet.

PrologueSeptembre1930

Tout peut très mal finir, il le sait. Ilse lui a encore répété de ne pas jouer à cache-cache avec Nina pendant l’absence du baron, mais la gouvernante a beau prêcher ce qu’elle veut, s’il a décidé de faire plaisir à sa petite sœur, il l’a décidé, point.

–… trente-neuf… quarante ! crie-t-il en rouvrant lesyeux.

Commençant par les chambres, il procède à une inspection rapide, mais méthodique : le dessous impeccable des lits, l’intérieur feutré des placards, les balcons fleuris… Territoires décidément gelés. Et de la grande salle de bains n’émane guère plus de chaleur. Il va filer au second, quand l’écho étouffé d’un rire cristallin lui parvient, venu du bas. Il sourit, se jette dans l’escalier de marbre qu’il dévale avec aisance, s’arrête pour prêter l’oreille, balayant lentement le vaste hall du regard.

–Je sais que tu eslà !

Le rez-de-chaussée du château recèle de nombreux refuges possibles, mais ce n’est qu’une question de temps. Il avance dans la salle à manger baignée de soleil, les yeux plissés, atteint le salon.

–Ça se réchauffe, par ici, taquine-t-il en s’approchant du majestueux piano à queue blanc, torturant au passage le clavier d’un fugitif mais puissant arpège, et le rire résonne encore, quelque part derrièrelui.

Il fait volte-face, et ses épaules s’affaissent légèrement quand ses yeux tombent sur la porte entrouverte, à l’opposé du salon. Voilà ce qu’Ilse craignait. Et lui aussi, naturellement, mais il pensait que Nina avait compris, depuis la dernière fois. Bien décidé à réprimander sa sœur, il inspire profondément, puis se dirige vers la porte. Il hésite un instant avant de la pousser, considérant d’emblée que c’est idiot. Son père ne doit pas rentrer de chasse avant une bonne demi-heure ; sa mère est installée sur la terrasse avec tante Hilda, en train de déguster des pâtisseries ridiculement chères, pour sûr. Il perçoit d’ailleurs la mélodie indistincte de leur conversation, l’éclat d’un rire discret. Ilse doit être avec elles — il n’a pas vu la gouvernante depuis leur retour de la messe. La main sur le bouton de porte, il sent comme un courant électrique lui picoter les doigts et se propager le long de son bras, comme un avertissement. Si la pièce n’est pas fermée à clé, c’est forcément à dessein.

–Nina, appelle-t-il à voix basse en pénétrant — cela sent le cuir et la cire d’abeille —, jetant un œil plein de révérence aux reliures des ouvrages scrupuleusement rangés et classés par ordre alphabétique sur les étagères.

Fâcheusement, un froissement de tissu lui indique qu’il brûle, à présent.

–Attrape-moi, alors ! glousse Nina en bondissant de sous le bureau pour se faufiler entre ses jambes.

Elle faillit lui échapper, mais, au dernier moment, il lui agrippe le poignet. La fillette crie, puis s’esclaffe quand il la tire verslui.

–Nina, commence-t-il sur un ton désapprobateur, tombant assis sur le tapis avec sa sœur hilare sur les genoux. Tu sais fort bien que tu n’as pas le droit de venir te cacher ici…

Elle hausse ses petites épaules, retrouve un semblant de sérieux.

–Pourquoi ? Ce n’est qu’une pièce.

Les longs cheveux blonds de Nina lui chatouillent lenez.

–Non. C’est le bureau dePère.

–Père n’est paslà.

–Ça ne change rien, soupire-t-il. Tu as l’âge de raison, maintenant, et tu sais ce qu’il en coûte, s’il nous trouve ici. Tu le sais, n’est-cepas ?

–Mm-mm, répond-elle avec une inflexion pour le moins provocante.

Absorbé par l’image du baron les surprenant une fois de plus dans les lieux sacrés, il fait à peine attention au bruit des pneus roulant au pas sur le gravier, au moteur que l’on coupe, suivi de peu par le claquement de portière. Sur la terrasse, les voix des femmes se sonttues.

Alors, il retient un cri. Déjà ! La chasse n’a pas dû être fameuse.

–Il estlà.

–Quoi ?

Nina se tortille, s’extirpe aisément de sa prise devenue lâche.

–Il est là, répète-t-il à peine plus fort, les yeux plantés droit devant lui. Vite, sortons d’ici.

Où est-elle donc passée ?

Il se relève, se retourne.

–Regarde, Heinz…

Elle est à genoux au bord du grand fauteuil noir, le porte-plume en bois d’ébène de leur père enmain.

–Je vais lui faire un dessin, pour qu’il soit content. Père n’est jamais content.

De la main gauche, elle fait glisser vers elle et ouvre le bloc-notes placé au centre du sous-main de cuir. Il l’observe un instant sans pouvoir bouger ; un petit frisson lui parcourt l’échine.

–Nina ! Qu’est-ce que tu fais ? Remets tout de suite ça en place et descends !

Elle se penche, attrape du bout des doigts l’encrier dont elle ôte le bouchon, s’apprête à y tremper la longue plume dorée.

–Nina !

Agacé par le sourire espiègle de sa sœur, il fait un pas vers le bureau, bute sur le bord de l’épais tapis. Il se rattrape aisément au coin du meuble, mais l’onde de choc suffit à déséquilibrer la fillette précairement appuyée dessus. L’encrier lui échappe, et il contemple avec horreur le contenu se répandre avidement sur le papier, s’étendre en deux longs bras noirs sur le sous-main, sur le bois parfaitement ciré… La dernière fois, elle n’avait fait qu’étaler quelques livres ausol.

Le claquement léger de la porte d’entrée résonne derrière lui, et il se fige. Quelques secondes se passent, puis le pas un peu traînant du baron s’approche, lentement. Et parce qu’il n’y a plus rien à faire, il se résigne et attend.

Les dégâts constatés, il croit encore que rien ne peut le surprendre, venant de sonpère.

Comme il atort.

–Tiens, fils, à toi l’honneur.

Il lève enfin les yeux vers son géniteur ; dans sa bouche et à son égard, le mot fils n’a jamais été porteur de grands sentiments, et cette fois ne fait certainement pas exception. Il considère le ceinturon militaire de son grand-père dans la main tendue, d’abord sans comprendre, puis l’évidence le frappe comme le ferait la boucle de métal. Car ce n’est pas lui qui va y goûter, en ces instants. Il tourne la tête vers Nina, debout à côté du bureau, voit ses petites épaules secouées de sanglots. La langue collée au palais comme un morceau de viande desséché, il regarde à nouveau son père, et, tandis que la pendule du salon égrène d’interminables secondes, il ressent le poids de sa présence, sa stature écrasante, face à lui. Enfin, et à son propre étonnement, il remue doucement la tête de gauche à droite.

Le baron fronce imperceptiblement son sourcil clair, incline latête.

–Quoi ? Refuserais-tu de m’obéir ?

Il déglutit avec peine, baisse lesyeux.

Oui.

Mais il ne le dit pas. Il ne peutpas.

–Bon, comme tu veux, dit le baron d’un ton redoutablement neutre, ôtant sa veste de chasse qu’il dépose sur un bras du fauteuil avant d’enrouler lentement le ceinturon autour de ses longs doigts osseux en s’approchant de Nina. Je me vois, une fois de plus, contraint d’agir. Le devoir d’un père comporte certains aspects peu… réjouissants, c’est un fait. Mais un jour viendra où tu comprendras ce qu’est un mal nécessaire, toi aussi.

Le baron marque une pause, achève :

–Et tu me pardonneras, peut-être.

Tous deux sont punis. D’abord Nina, lui ensuite. Il a le compte en mémoire : pour Nina, c’est la cinquième fois, pour lui, la douzième. Pas plus, Dieu merci, et la dernière remonte à trois bons mois déjà, mais l’intervalle a sensiblement diminué, ces deux dernières années, tout comme le nombre de coups a augmenté, pour lui comme pour elle. Et il ne se souvient aucunement de Karl subissant le même sort. Bon, une gifle par-ci, par-là, d’accord, mais rien de plus. Pour une raison insaisissable, leur aîné a toujours bénéficié de l’entière considération du baron — impossible d’associer ce dernier à l’idée d’affection, encore plus à celle de tendresse.

La baronne et Ilse sont arrivées, il ignore à quel moment. En silence, elles ont emmené Nina, dont les plaintes encore aiguës s’éloignent peu à peu. À genoux sur le tapis, les dents serrées comme jamais, il essaie vainement de réprimer ses sanglots, parvenant tout juste à les étouffer. Les fantômes des coups reçus font cruellement vibrer tout son corps, et il a mal au ventre. Sa petite sœur ne méritait pas tel châtiment ! S’il avait obéi à son père, il aurait pu la frapper sans forcer, lui, au moins.

–Je sais que tu vas aller voir ta mère, maintenant, dit le baron, le souffle court et le cheveu tombant, en rangeant le ceinturon dans le dernier tiroir du bureau. Mais il y a une chose que tu dois savoir, Heinz : la faiblesse n’est pas seulement une aberration. C’est un crime.

Cela dit, il se laisse choir dans son fauteuil en remettant ses mèches raides en place et, avec une légère grimace, se frotte lentement la jambe — celle qui le fait toujours souffrir.

–À treize ans, bientôt quatorze, il est grand temps, fils. Tu vas apprendre à dompter tes faiblesses. Apprendre à mépriser tout ce qui n’est pas digne d’un homme… et agir en tant que tel. Jamais tes émotions ne doivent prendre le contrôle, tu m’entends ? Jamais.

Il renifle, voit du coin de l’œil son père ouvrir un autre tiroir et en sortir un ouvrage qu’il place en évidence sur le bureau.

–Regarde.

Il se relève, s’essuie le nez d’un rapide revers de main avant de poser un peu prudemment les yeux sur la jaquette du livre. Mein Kampf, s’y trouve-t-il proclamé en caractères Fraktur, d’Adolf Hitler.

–Même si cela n’a rien d’un chef-d’œuvre, l’homme est un visionnaire. Je viens d’apprendre que les nationaux-socialistes ont obtenu dix-huit pour cent, aux législatives. Ils ne font certainement pas dans la dentelle, mais ce sont les seuls qui pourront empêcher le navire allemand de couler au profit de la juiverie internationale, des bolcheviques, francs-maçons et consorts… Les seuls, tu comprends ?

Un silence tombe, pendant lequel il considère le livre, l’esprit morne, confus. Comme si son père faisait dans la dentelle, lui aussi… Finalement, il le prend et, jetant un regard fugace au baron, sort de la pièce.

Il pense alors à son frère et se promet de ne plus jamais désobéir. Il ira consoler Nina, mais n’ira ni se plaindre à Ilse, ni retrouver samère.

IJanvier 1941 : Rencontres

1

Le jour s’était pleinement levé, radieux.

Heinz s’était remis à somnoler lorsque les secousses du train en provenance de Bruxelles, régulières et berçantes, commencèrent peu à peu à s’espacer — ils ralentissaient. L’écho sournois d’un mauvais rêve se perdit dans les limbes de sa conscience, et, dans un léger sursaut, il ouvrit les yeux en se redressant sur le siège, pris d’un frisson, encore courbatu par les longues heures passées dans les compartiments de six convois différents, dont la couchette trop ferme du train de nuit, la veille, et dans le lit d’un hôtel bon marché et bruyant de la capitale belge, où ils avaient dû faire halte cette nuit même à cause des correspondances. Voyager en première ne comportait pas que des avantages, pensa-t-il en bâillant et en s’étirant longuement. Par la fenêtre défilait un paresseux cortège de bâtiments aux toitures inégales, alourdies de neige, sous le bleu d’un ciel extraordinairement limpide. Il consulta son Omega — onze heures moins le quart —, comprit qu’ils étaient arrivés à destination.

Lille.

Ce n’était pas trop tôt. Il se retourna, constata avec un bref sourire que Ralf s’était rendormi.

–Allons, cesse donc de ronfler, maintenant, dit-il en secouant le jeune homme d’une main franche sur l’épaule. Nous sommes arrivés.

Ralf poussa un long grognement mécontent, ouvrit un œil bleu vif et irrité — ou feignant de l’être — dans sa direction.

–Ça vaudrait mieux pour toi, Heinz, maugréa-t-il en s’étirant à sontour.

Heinz sourit de plus belle. Si lui savourait pleinement l’idée de se trouver en France, l’humeur revêche de son vieil ami semblait égale à elle-même. Il se leva pour attraper et enfiler son manteau decuir.

–Est-ce ma faute si on nous a encore flanqués tous les deux à la même adresse ?

Sourire en coin, Ralf l’imita.

–C’est pour la bonne cause, camarade.

–Heureusement pour moi, renchérit Heinz.

Ils coiffèrent leur casquette. Valise en main, ils quittèrent le compartiment pour descendre sur le quai, l’oreille assaillie par l’écho nasillard d’une voix annonçant alternativement en français et en allemand départs et arrivées, puis la foule des voyageurs les entraîna vers la sortie.

Une fois dehors, inspirant profondément l’air hivernal, Heinz embrassa d’un regard avide le centre-ville qui s’offrait à lui — cela fourmillait d’uniformes feldgrau—, puis se mit à chercher la voiture censée les attendre.

–Là-bas, ditRalf.

Les yeux plissés sous sa visière, Heinz aperçut finalement le chauffeur en uniforme SS gris qui leur faisait discrètement signe, sur la gauche. Ils se dirigèrent vers lui, se présentèrent après un rapide salut de la main levée et, aussitôt débarrassés de leurs bagages, s’installèrent prestement à l’arrière de la Mercedes 260D noire. Cinq minutes plus tard, le véhicule se garait le long du trottoir enneigé, au pied du bâtiment réquisitionné par la police de sécurité — la Sipo — et planté au 4, avenue du Jardin botanique, à La Madeleine. Le chauffeur resta au volant pendant que les nouveaux venus descendaient, accueillis face à l’entrée par un grand officier ; ce type doit bien mesurer un mètre quatre-vingt-quinze, pensa Heinz. Ils s’adressèrent le salut de rigueur, puis le géant, la trentaine bien entamée, leur tendit lamain.

–Bonjour, messieurs ! s’écria-t-il, mi-jovial, mi-sérieux. Je suis le Sturmbannführer1Gregor Lindemann, de l’Amt III2 et adjoint au chef de poste. Je suppose que vous êtes les jeunes recrues que nous attendions…

–Oberscharführer Ralf Schneider, Amt IV, déclara Ralf, le dos bien droit, avant d’ôter sa casquette pour lui serrer lamain.

Lindemann se tourna vers Heinz.

–Untersturmführer Heinz von Stahlenberg, Amt III, dit-il en faisant de même, peu habitué à devoir lever la tête pour regarder son interlocuteur dans lesyeux.

–Ah, c’est donc vous, le plus jeune de la promotion de 38-39 ? (Heinz acquiesça.) J’ai entendu parler devous.

Un sourire faussement modeste étira les lèvres de l’intéressé, tandis qu’il sentait Ralf lui jeter un regard ombrageux.

–On m’a dit que vous étiezamis.

–Je crois, sourit Heinz en se tournant versRalf.

–Depuis trop longtemps, ricana ce dernier.

Gregor Lindemann toisa rapidement les deux hommes de son regard bleu pâle, l’air satisfait.

–Eh bien, dit-il, que cela nous porte chance, alors !

Puis il ajouta en français :

–Et bienvenue à Lille, surprenante ville !

Il partit d’un rire sonore, observa leur réaction réservée, enchaîna :

–J’espère que vous avez fait bon voyage.

Répondant par l’affirmative — ils avaient quitté la veille leur quartier général, à Hambourg, pour effectuer le long trajet jusqu’à Lille —, ils remercièrent leur supérieur, et tous trois pénétrèrent dans l’enceinte du haut bâtiment.

–Il fait plus chaud à l’intérieur, n’est-ce pas ? reprit Lindemann, dont la voix grave résonna dans le couloir, très court, qui se terminait par quelques marches ascendantes.

–Mon bureau est au premier, continua-t-il alors qu’ils passaient devant l’ascenseur en fer forgé pour emprunter l’escalier. Les vôtres seront au second et au troisième.

Il indiquait déjà une autre direction.

–Le commandant vous attend.

Une demi-heure plus tard, Heinz pénétrait dans son logement, où sa valise avait été montée, ainsi qu’une imposante malle arrivée plus tôt. Il se débarrassa de son manteau, déposa sa casquette sur une desserte, puis, tranquillement, se mit en devoir d’inspecter les lieux. Il y découvrit un intérieur moderne et de bon goût. Les murs de l’entrée et de la salle de séjour, spacieuse et lumineuse, présentaient un motif gris bleuté et aux détails dorés rappelant les plumes stylisées d’un paon. Le mobilier était sobre mais raffiné. Les plafonds du séjour et de la chambre, joliment décorés de stucs géométriques sur leur pourtour, semblaient fraîchement repeints. Il s’approcha du grand lit, passa doucement les doigts sur la riche pièce d’étoffe au damas lie-de-vin qui le recouvrait et continua pour trouver, attenante à la chambre, une salle de bains respirant le neuf et dont il fut loin d’être mécontent — elle était même équipée d’une jolie baignoire. Revenant lentement sur ses pas, il découvrit le coin salon, où l’on avait laissé un piano droit d’excellente facture. Un sourire de contentement à peine réservé aux lèvres, il s’assit face au clavier sur lequel il fit courir ses doigts quelques secondes avec aisance, puis se releva afin de poursuivre sa visite.

Situé au deuxième du 19, avenue Simone à La Madeleine, un remarquable immeuble de six étages d’inspiration Art déco, l’appartement de fonction était de taille plus que raisonnable. À vrai dire, il s’était attendu à quelque chose de moindre qualité… Eh bien ! Les gens qui avaient vécu ici (et que l’on avait probablement chassés, s’ils n’étaient déjà partis en 40, pensa-t-il sans états d’âme) n’étaient pas totalement dépourvus de goût, au moins — ni le Quartieramt3, manifestement. Toujours paré de son petit sourire, il se dirigea vers la fenêtre, repoussa le voile du rideau afin d’étudier la vue qui, désormais, s’offrirait chaque matin à ses yeux de conquérant. De l’autre côté de la rue s’ouvrait une grande et paisible cour qui promettait, la belle saison venue, d’être gorgée de verdure, et où se laissait entrevoir, sur la droite, la silhouette singulièrement basse d’une petite église de brique rouge. Il ouvrit la fenêtre, se pencha dans l’air glacé. La résidence se trouvait à distance plus que commode de son lieu de travail, à proximité d’une large artère urbaine bordée de chaque côté par des arbres, dont les branches dénudées et figées de givre se tordaient devant les façades lumineuses de grands bâtiments post-haussmanniens. Comme il l’avait remarqué en arrivant, il se trouvait sur le Grand Boulevard reliant Lille aux communes de Roubaix et Tourcoing de riches villas et châteaux aux architectures aussi intéressantes qu’éclectiques, et qu’il se ferait un plaisir d’aller admirer, lorsque l’occasion se présenterait. Il aimait lesarts.

Il consulta sa montre — neuf heures et quart. Parfait. Cela lui laissait un peu plus d’une heure pour se rafraîchir et se changer, ranger un peu ses affaires et se reposer. Quand lui et Ralf s’étaient présentés au dirigeant du poste, l’inspecteur Hans Witt, cela avait été très bref, et l’homme leur avait donné rendez-vous plus tard dans la matinée afin de les informer plus exhaustivement sur leur travail et les missions à venir, promettant aussi qu’ils feraient connaissance avec la majorité de leurs collègues. D’après ce que Witt leur avait rapidement expliqué, le service régional de police et de renseignement de La Madeleine, sis à la même adresse depuis juillet 1940, était organisé un peu différemment de celui de Bruxelles, duquel il dépendait, et Heinz avait hâte d’en apprendre davantage.

En attendant, il était ravi de se trouver en France pour une durée indéterminée, loin de sa famille et du malaise que celle-ci lui inspirait. Certes, Nina lui manquerait, et il lui écrirait dès que possible, impatient de faire partager à sa petite sœur ses premières impressions sur la capitale du Nord–Pas-de-Calais ; une fort jolie ville, semblait-il. Son architecture flamande, incluant brique rouge et pignons à échelons, lui avait agréablement rappelé le style hanséatique de sa région natale. Et puis, il allait enfin pouvoir mettre en pratique ses connaissances du français, hors du commun, selon son professeur. Il appréciait beaucoup la langue, s’amusait de ses différences, mais aussi de ses similitudes avec l’allemand : une grammaire riche et complexe, un cortège de mots d’origine commune… et le fameux R uvulaire, même s’il était légèrement distinct. Jamais il n’avait douté que la France fût un pays autrement plus civilisé que les rudes et austères territoires de l’Est, nécessaires à l’extension du Lebensraum, oui, mais très peu pour lui. Pour le reste — ses missions à venir, en l’occurrence —, il était confiant et serein. Le Reich était victorieux sur tous les fronts, la guerre était loin… Mais il était prêt. Il croyait en l’Endsieg — la victoire finale — et n’avait qu’un seul but : participer à son accomplissement.

Allongé sur le lit, les doigts croisés derrière la tête, il observait les motifs ciselés ornant les bords du plafond, repensant à la petite rime de Lindemann.

Lille, surprenante ville !

Eh bien, cela semblait prometteur,non ?

Fermant les yeux pour mieux se délasser, il sourit encore.

2

–À tout à l’heure ! lança Lucette qui s’éloignait. Et bonjour cheztoi !

Catherine acquiesça, deux doigts sur la tempe.

–Ce sera fait,chef.

–Désolée de ne pas t’accompagner plus loin aujourd’hui.

–S’il m’arrive quelque chose en route, ce sera par ta faute, lâcheuse !

Lucette secoua la tête et sourit, puis les deux jeunes filles s’adressèrent un dernier signe de la main avant de se séparer à l’entrée de la Grand-Place. Catherine continua sur la gauche, vers la Place du Théâtre. Elle aurait dû presser un peu plus le pas, car marcher seule en ville n’était certainement pas des plus prudents (ni particulièrement amusant) en cette période trouble. Mais il faisait un soleil éclatant, et, malgré l’air glacé et les trottoirs encore partiellement couverts de l’abondante neige tombée l’avant-veille, elle n’avait nullement l’intention de courir. Ce mois de janvier presque écoulé s’était surtout révélé neigeux, alors elle comptait bien profiter de cet inespéré beau temps. Au diable la grisaille, au diable la guerre et au diable l’occupant !

Retournant déjeuner en famille, comme chaque midi, elle marchait en direction de la rue Faidherbe pour rejoindre la rue Sainte-Anne, non loin de la gare. Ce faisant, elle passa devant la Chambre de commerce, dont l’imposant beffroi se dressait dans le bleu du ciel hivernal, et l’horloge sonna midi, heure allemande. Elle leva la tête pour regarder l’un des quatre cadrans, si grands que son père disait pouvoir y faire tenir un cheval et son cavalier debout — cette idée l’avait toujours amusée, elle imaginait un homme monté à cheval se tenant là-haut, figé dans une improbable position d’assaut —, et ne put ignorer l’étendard noir-blanc-rouge à croix gammée qui flottait triomphalement sur la façade de brique rose. Dessous, un large panneau blanc indiquait Oberfeldkommandantur 670 en larges caractères gothiques noirs, et Catherine vit les militaires affairés comme des fourmis entrer et sortir du bâtiment, dont la forme évoquait l’étrave d’un gigantesque navire.

Navire échoué, oui, pensa-t-elle un peu amèrement en détournant la tête. Depuis juin dernier, avec résignation, il fallait en effet supporter la présence des vainqueurs et leurs grands airs, leur sans-gêne, leurs réquisitions à tout va. Et puis, il y avait les pendules que l’on avait dû avancer d’une heure, le couvre-feu, sans compter ces innombrables ordonnances signées du redouté général Niehoff et ostensiblement placardées sur les murs de la ville, avec leurs interminables cortèges d’interdictions, de menaces, d’humiliations… Elle se demanda tout à coup pourquoi elle était obligée de passer par là. Elle aurait très bien pu traverser la Grand-Place, plus anonyme. Et Lucette qui avait décidé de rester à l’atelier pour cause de travail en retard… Elle se hâta de rejoindre la rue Faidherbe, légèrement inquiète. En réalité, tout le quartier, de la gare à la Place de la République — y compris sa rue, où plusieurs logements avaient été réquisitionnés —, était infesté d’Allemands. Puis, prenant sur elle, Catherine ralentit le pas. Elle était après tout chez elle, dans sa ville, et avait bien le droit de marcher là où bon lui semblait, tout de même ! Sans regarder en arrière, elle prit donc une profonde inspiration et, même si le cœur n’y était pas, se mit à jeter un coup d’œil aux vitrines, vers la droite.

–Mademoiselle !

Sur le moment, elle n’y prêta guère attention, mais après réitération de l’appel, elle se rendit compte que c’était à elle que l’on s’adressait. Elle se retourna, et une brutale décharge d’angoisse lui glaça la nuque et irradia ses entrailles, la figeant littéralement sur place. Deux officiers allemands se dressaient devant elle, leurs longs manteaux de cuir noir les faisant paraître plus grands encore. Avec une pointe d’effroi, elle remarqua l’insigne représentant une tête de mort, sur leur casquette, et prit vaguement conscience qu’il ne devait pas s’agir là de militaires ordinaires.

–Excusez-nous de vous importuner, commença le plus grand avec l’ébauche d’un sourire, après s’être poliment découvert, mais nous cherchons le Palais des Beaux-Arts. Nous avons entendu dire qu’il s’agissait de… d’un endroit à ne pas manquer… surtout si l’on est connaisseur. Pourriez-vous nous indiquer le chemin, s’il vous plaît ?

Catherine resta muette quelques secondes, paralysée par la peur, mais aussi parce que le français dans lequel le jeune homme blond s’était exprimé, malgré un petit accent révélateur et une élocution un brin hésitante (prudente ?), était quasiment parfait. Elle croisa ses yeux, plissés dans l’extrême luminosité, en remarqua l’éclat bleu clair.

Comme un glacier au soleil.

Soudain, prise d’embarras, elle détourna le regard.

–Euh… bien sûr, balbutia-t-elle. C’est par là, Place de la République (elle accompagna ses mots d’un geste vague et rapide de la main). Vous n’avez qu’à remonter la rue, traverser la Grand-Place en restant bien sur la gauche, prendre la rue Neuve, puis la rue de Béthune, et là… vous verrez, ce sera au bout, sur votre gauche.

–Merci bien, mademoiselle, dit l’officier qui ne s’était pas départi de son petit sourire, je crois que nous allons trouver. (Puis, se recouvrant et se tournant vers son collègue, resté en arrière :) Tu ne penses pas, Ralf ?

Ce dernier hocha la tête, mais ne dit rien ; il ne souriaitpas.

–Belle journée, mademoiselle, reprit l’autre en inclinant courtoisement la tête et en touchant du bout de sa main gantée la visière de sa casquette, et… au plaisir !

Catherine ne parvint qu’à lui renvoyer un rictus et baissa les yeux. Elle resta plantée là, les observant s’éloigner d’un pas tranquille et atteindre le coin de rue. À ce moment, elle crut voir le plus grand jeter vers elle un dernier regard fugace avant de tourner et disparaître. Catherine frissonna et se remit enfin en route, courant presque sur les pavés glissants. C’était la première fois que des Allemands s’adressaient à elle, mais pourquoi diable n’avait-elle pas pu s’empêcher de les regarder, comme elle le faisait si bien d’habitude ? Elle cria lorsqu’un homme la bouscula, débouché d’une rue sur sa droite.

–Catherine !

–Jacques ! s’exclama la jeune fille en écarquillant les yeux sur le garçon brun et rondelet – c’était un pot de colle, mais elle n’avait jamais été aussi heureuse de le voir qu’à ce moment-là.

–Qu’est-ce qui t’arrive donc ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Tu as l’air tout à l’foufelle4 !

–Euh… j’ai un travail urgent à finir, s’empressa de répondre Catherine en ne mentant qu’à moitié. Je suis en retard et je meurs de faim, maintenant.

Il avait en main un casse-croûte dont il contrôla l’intégrité avant de mordre dedans avec enthousiasme, et l’estomac de Catherine lui rappela que la faim était beaucoup plus qu’une excuse.

–Bon, je t’accompagne, alors, fit-il la bouche pleine. J’ai un peu de temps,là.

–Eh bien… ce n’est pas de refus, fit-elle en observant son air étonné mais content.

Ils s’étaient rencontrés dans un bal populaire, l’année précédente, où Jacques (qui parlait parfois un peu trop à son goût, surtout pendant une valse musette endiablée) lui avait confié avoir été déclaré inapte au service des armées à cause de ses pieds plats.

–Ah. Et qu’est-ce que tu fais, alors ? lui avait-elle donc demandé durant cette première danse, feignant sans grande conviction un air intéressé.

–Je suis secouriste, ma p’tite dame. Enfin… mon vrai boulot, c’est poinçonneur à la SNCF. Mais je me suis engagé dans la Croix-Rouge. À défaut d’être soldat… Faut bien servir à quelque chose, pas vrai ?

Eh bien, avait-elle pensé en entendant cela, pendant qu’ils virevoltaient au son de l’accordéon, il était plus courageux qu’il ne le paraissait, au moins. Et même sans finesse, ses fichus pieds plats ne l’empêchaient pas de « guincher », non plus… Catherine aimait fréquenter les bals et avait toujours attiré la gent masculine, pour le meilleur et pour le pire, et avec ses airs balourds et son acné récidivante, Jacques était loin d’être en lice pour le meilleur. Elle l’avait abordé lors de ce bal à cause d’un pari stupide lancé par Lucette et leur complice Micheline — pari qu’elle avait accepté, ayant sans doute avalé une rasade de piquette fadasse de trop. Lucette et Micheline avaient bien sûr été pliées en deux à la vue de l’improbable couple sur la piste de danse, ce dont Jacques ne s’était heureusement pas rendu compte, trop content qu’il était de pouvoir serrer une si jolie fille dans ses bras. À présent, hélas, les bals étaient interdits,et…

–Hé, ho, tu m’écoutes ?

–Quoi ?

Catherine regarda Jacques qui l’observait, l’air déconfit.

–Tu ne m’écoutes pas, fit-il en se détournant.

Catherine s’arrêta et sourit, sincèrement désolée.

–Pardon, dit-elle, je… je pensais à autre chose. Mais si tu veux… on pourrait sevoir.

La face ronde du jeune homme s’éclaira.

–Vrai ?

–Vrai, répondit Catherine avec son sourire ravageur, puis elle se maudit aussitôt en réalisant l’énorme bourde qu’elle venait de commettre, car il risquait de ne plus la lâcher, à présent. Mais je te parlerai franchement : je ne veux pas te donner de faux espoirs, tu comprends. Alors… Je veux bien boire le café et discuter un peu, mais pas plus. Ça teva ?

Jacques baissa les yeux — là, elle avait peut-être parlé un peu trop franchement. Néanmoins, il conservait son air content, un peubéat.

Arrivés devant la maison de Catherine, Jacques conclut :

–Bon, ben… Peut-être à demain, si tu passes par la gare, viens mevoir.

–D’accord. À demain.

3

Dès qu’elle posa le pied dans le hall exigu de la demeure, et alors qu’elle se fustigeait encore d’avoir proposé au jeune homme de le revoir, Catherine fut assaillie par une délicieuse odeur de nourriture ; aussitôt, elle oublia Jacques et les Allemands. Humant l’air, elle essaya de déceler les candidats retenus au menu du jour. De l’oignon, pas de doute, et du thym, peut-être. Mais se pouvait-il qu’il y eût aussi le doux fumet d’un morceau de viande ? Il lui fallait vite le découvrir, car son estomac s’agitait terriblement, tout à coup, et avec bruit. Elle avait constamment faim, et rares étaient les jours où elle pouvait se sentir vraiment rassasiée, par les temps qui couraient.

–Catherine, c’esttoi ?

–Oui, maman ! cria-t-elle en refermant la porte, s’essuyant rapidement les pieds avant de se débarrasser de son sac et d’ôter gants, béret et manteau.

Elle entra dans la cuisine pour y voir sa mère, François et mamie Angèle assis à table. Ils avaient tous trois commencé sanselle.

–Je ne suis pas en retard, j’espère.

–Penses-tu, fit Louise Legrand d’un ton faussement détaché, sans s’arrêter de manger.

S’abstenant de répliquer, Catherine se lava les mains dans l’évier, près de la cuisinière de fonte qui dégageait encore une agréable chaleur. En passant, elle avait vu dans les assiettes le ragoût au bœuf que sa mère avait préparé. Elle s’essuya dans un torchon fatigué à carreaux rouges, souriant pour elle-même.

–Tu l’as trouvée quand, cette viande, dis ?

–Ce matin. Sacré coup de chance, celui-là.

Même si les morceaux de viande semblaient loin de se battre pour trouver leur place dans la sauce clairette, elle n’espérait plus pouvoir goûter à ce genre de plat en semaine.

–Tu peux le dire. Des nouvelles de papa ?

Louise secoua de nouveau la tête, la mine désolée, peut-être un brin agacée par la question qui revenait chaque midi comme un leitmotiv.

–Non, Catherine, soupira-t-elle. Mais comme il écrivait dans sa dernière lettre qu’il se portait bien, il faut croire que c’est toujours le cas, hein ? Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, c’est ce qu’ondit.

Catherine haussa les épaules. Encore une de ces expressions éculées et au sens pour le moins creux dont sa mère semblait raffoler, ces temps-ci. Elle tira sa chaise pour s’installer, et ils mangèrent en silence, la jeune fille songeant à son père, prisonnier en Allemagne.

Ce bouleversement dans leur vie quotidienne avait rapidement contraint Louise à chercher un emploi ; or, les vainqueurs embauchant à tour de bras — et en priorité les femmes de prisonniers, qui touchaient une aide financière bienvenue —, elle avait aussitôt trouvé une place de contremaître à la filature Crépy, à Lambersart, où son mari était aide-comptable avant la guerre. Eugène leur écrivait régulièrement ; des lettres en général courtes, mais qui, jusqu’ici, n’avaient rien rapporté de réellement mauvais, si ce n’était le fait d’être séparé des siens, et la famille lui répondait toujours presque immédiatement, lui expédiant de petits paquets aussi souvent que possible. Tous les deux mois pour les colis de cinq kilos et deux fois par mois pour ceux d’un seul, récita mentalement Catherine. Le prochain sera doncpour…

–François ! fit soudain Louise avec un petit claquement de langue agacé.

D’un geste dangereusement rapide, le frère de Catherine, tout juste âgé de neuf ans, portait la cuillère à ses lèvres pour en aspirer le contenu avec bruit, et une coulée brunâtre venait de se dessiner en travers de son petit mentonrond.

–Tu peux manger encore plus salement, je ne te dirai rien ! ajouta la mère alors que le fils lui jetait un regard coupable et s’empressait de s’essuyer… dans sa manche de pull-over. Oh, nom d’un chien ! Et mets ton poing sur la table, malappris !

Penaud, François obéit sans rien dire, pendant que mamie Angèle souriait discrètement. Sans doute sa fille s’était-elle comportée de manière similaire, au même âge… S’il mangeait ainsi, c’est parce qu’il avait faim, tout simplement.

–Alors, Catherine, reprit soudain Louise, cette matinée ?

Catherine faillit avaler de travers en repensant à son effrayante rencontre.

–Euh… comme d’habitude, sauf que j’ai dû faire un bout de route seule… Lucette avait du boulot en retard. Je peux me resservir, maman ?

Elle ne fit pas mention de Jacques, dont Louise n’avait de toute façon jamais entendu parler. Catherine évitait de rapporter à sa mère les détails de ses rencontres avec le sexe opposé, de peur qu’elle en fît part à son père, même par écrit.

–Vas-y. M’est avis que tu as traîné un peu au soleil, alors, fit Louise avec un petit sourire complice.

Enfin, pensa Catherine en se détendant.

–Et comment va Lucette, tiens ?

–Elle vabien.

–Tant mieux (courte pause). Tu sais que tu peux l’inviter à souper, un de ces jours.

–Je sais, mais… ça l’embête un peu, je crois.

–Une fois de temps en temps, insista Louise, nous ne manquons pas encore de nourriture à ce point… Et puis, c’est pour te faire plaisir, Catherine.

–Je sais, maman, dit-elle en baissant la tête. Mais tu ne dois pas te sentir obligée.

–Du tout ! s’exclama Louise en secouant la tête. On nous a inculqué la charité et c’est le moment de le montrer, ma fille.

Catherine sourit à sa mère en lui promettant de parler à Lucette, dont la famille n’était pas riche, puis termina sa seconde assiette, récupérant le reste de ragoût avec un morceau de pain — il s’agissait de ne rien perdre — avant de quitter la table avec au moins l’illusion d’être repue pour quelques heures.

1 Voir Annexe 1.

2 Voir Annexe 2.

3 Service des réquisitions de l’armée allemande.

4 « Tout affolée », en dialecte lillois.

IIRéflexions

1

Elle emprunta sans traîner un autre chemin pour regagner son lieu de travail — un atelier de couture d’excellente réputation, situé dans le Vieux-Lille —, et personne ne lui adressa la parole, cette fois, Allemand ou non. Embauchée durant l’été 39, juste avant la déclaration de guerre, elle s’estimait chanceuse d’avoir pu garder son emploi malgré les circonstances.

En poussant la porte vitrée, affublée depuis le 15 décembre de cette ridicule affichette qui mentionnait en français, en flamand et en allemand Entreprise juive, elle entendit la voix étouffée de sa patronne qui parlait au téléphone, dans la pièce exiguë faisant office de bureau. Madame Tenenbaum était du genre autoritaire, Catherine avait l’habitude de l’entendre s’exprimer de manière énergique, voire brusque, et il lui sembla déceler quelque chose dans son ton qu’elle ne lui connaissait pas. De l’inquiétude ? Elle se sentit forcée de tendre l’oreille, ne parvenant malheureusement qu’à saisir quelques bribes — se voir ce soir… après réception… elle sera au courant — qui l’intriguèrent. La patronne avait dû remarquer la présence de la jeune fille, car elle abrégea en hâte sa conversation. Elle sortit du bureau, sourit à Catherine.

–Je pensais justement à vous, lui dit-elle en portant la main à sa chevelure blond grisonnant, comme pour la rectifier.

Pas un cheveu ne dépasse.

–Je vous ai entendue au téléphone, commença Catherine, poussée par sa curiosité. On aurait dit… Je veux dire, il n’y a rien de grave, j’espère…

–Non, non, ne vous inquiétez pas, s’empressa de répondre madame Tenenbaum en détournant le regard. C’était ma fille. Vous savez qu’elle est enceinte, et… selon le médecin, cela risque de mal se terminer si elle ne ménage pas ses forces. Je me vois donc dans l’obligation de vous congédier un peu plus tôt, cet après-midi, car Sarah est en assez piètre forme, alors… je dois passer la voir, vous comprenez.

–Oui, naturellement, dit Catherine, qui trouvait l’attitude de sa patronne un tantinet bizarre. De toute façon, il n’y a rien qui ne puisse attendre demain, à ce que je sache.

Madame Tenenbaum avait plusieurs fois mentionné la grossesse de sa fille ; or Catherine trouvait que son explication ne collait pas avec les bouts de phrases interceptés plus tôt. Elle se retint cependant de lui poser davantage de questions et changea délibérément de sujet.

–Lucette n’est pas revenue ?

–Si, mais je l’ai envoyée chercher une nouvelle réserve de fil, chez Moreau. Elle ne devrait plus tarder, maintenant.

Catherine hocha la tête, sans pouvoir se défaire de l’idée que leur patronne avait cherché un prétexte pour se retrouver seule et ainsi passer son mystérieux coup defil.

–Bon, dit la jeune fille en traversant la partie commerce du lieu, je retourne travailler.

Depuis presque une semaine déjà, elle suait sur une monstrueuse robe de laine couleur taupe refroidie (dixit Lucette) commandée par Mme Bernard, trop fidèle cliente du genre casse-pieds et au goût qu’elle jugeait (en secret, bien sûr) effroyablement tarte. Le vêtement était enfin presque achevé, et malgré tout, la jeune fille était assez contente du résultat — elle avait donné à la robe une petite touche personnelle en lui dessinant un col asymétrique.

Madame Tenenbaum n’avait pas pour habitude de juger les préférences de ses clientes ; en revanche, elle ne cessait d’encourager Catherine, qu’elle trouvait particulièrement douée, et fermait les yeux sur cette tendance à travailler parfois un peu trop lentement, signe que son apprentie n’appréciait que modérément le travail commandé. Elle sourit pour elle-même en regardant Catherine s’asseoir et rapprocher sa chaise de son ouvrage, puis on entendit la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer, accompagnée du tintement de la clochette montée sur le chambranle. Des pas résonnèrent, suivis de la voix claire et franche de Lucette, qui fit son entrée.

–Rebonjour, mesdames !

Elle rejoignit Catherine et reprit d’un ton plus discret :

–Alors, tu ne l’as pas encore terminée, cette défroque ?

–C’est ça, moque-toi de moi, mademoiselle vite-fait bien-fait ! se renfrogna Catherine en se tournant vers son amie, tandis que madame Tenenbaum quittait la pièce sans aucun commentaire. Dis-moi plutôt où tu en es,toi…

–Justement, ma vieille ! Moi, j’ai terminé mes deux tailleurs, ce matin, si tu veux savoir, fit Lucette en bombant le torse, pendant que toi tu t’acharnes sur cette mocheté depuis au moins… quoi, cinq jours !

Catherine sourit.

–Quatre jours et des poussières, corrigea-t-elle. Bon, je reconnais que ce n’est pas ma plus belle pièce, mais je ne fais que ce qu’on m’a demandé et avec les matériaux disponibles, point. (Elle baissa d’un ton, s’assurant que Madame Tenenbaum se trouvait maintenant à bonne distance.) Si cette vieille pie de Mme Bernard veut du vieux jeu, elle aura du vieux jeu, je m’enfous.

Lucette pouffa.

–Elle ne sera pas déçue ! Quoique ton vieux jeu à toi soit moins vieux jeu que le vrai vieux jeu, si tu veux savoir.

Catherine lui lança un regard de biais, sourcils froncés.

–C’est censé être un compliment,ça ?

–Maisoui.

–Bon, chacun ses goûts, soupira Catherine. En tout cas, moi, un jour j’espère bien faire autre chose que des frusques démodées.

Lucette se mit à marcher de long en large en prenant une expression exagérément prétentieuse, les lèvres pincées.

–Chère Madâââme, fit-elle en parodiant une Catherine imaginaire et beaucoup plus âgée, bienvenue chez Kathy de la Grande. Pour quoi opterez-vous donc, cette fois, mon amie ? Une jolie robe-fourreau en rayonne transparente… ou bien notre toute dernière création : le tutu en poil de bosse de chameau ?

Catherine se leva pour lui donner la réplique.

–Eh bien non, cette fois, ce sera pour un élégant chemisier de toile goudronnée…

–Avec des plumes sous les bras ! renchérit Lucette, et elles éclatèrent de rire en s’attrapant par les épaules.

Lorsqu’elles eurent repris leur sérieux, Catherine proposa à Lucette de venir souper à la maison un soir de la semaine, et Lucette réfléchit un instant avant d’accepter. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait, non, mais l’embarras que cela lui causait vis-à-vis de sa mère, elle qui faisait attention à la moindre miette et qui, par politesse, insisterait pour inviter Catherine la semaine suivante… Et Louise Legrand était du genre têtu. Si Lucette ne se décidait pas rapidement, Catherine savait qu’elle allait réitérer son invitation, la dernière remontant à quelques semaines,déjà.

–D’accord, abdiqua enfin Lucette. Je viendrai vendredi, si nos mères sont d’accord.

Elles se sourirent, se mirent à travailler un moment en silence, puis Catherine songea tout à coup aux deux Allemands qu’elle avait renseignés un peu malgré elle, tout à l’heure — inutile de mentionner à Lucette cet événement insignifiant. Elle secoua la tête, essayant de faire disparaître le singulier regard bleu glacé, pourtant croisé si fugacement, et qui refusait obstinément de quitter sa rétine.

2

Officier SS depuis dix-huit mois à peine, Heinz von Stahlenberg s’estimait maître de ses émotions, et, à moins que ce ne fût dans un but cathartique et relatif aux enseignements de l’Ordre noir, il évitait de se poser des questions. L’ennui demeurait que, parfois, le spectre moral d’une éducation essentiellement luthérienne venait encore hanter la forteresse de sa nouvelle conception du monde — sa Weltanschauung5 —, la seule viable, celle qu’il avait mis près de dix ans à bâtir et qui, croyait-il, atteignait désormais des sommets d’imprenabilité. Et si brèches il y avait, brèches étaient colmatées, point. Mais le spectre, toujours tapi dans quelque recoin inaccessible, parvenait de temps à autre à lui jouer de malins tours, dans ses moments d’égarement — fâcheusement, son esprit avait toujours été enclin aux errances vagabondes.

Preuve en était que, ce jour-là, le rusé l’avait titillé à plusieurs reprises, après avoir fait cette rencontre fortuite, le midi. Il n’avait fait que lui demander le chemin, cela avait dû prendre moins de deux minutes. Or, par trois fois, il s’était surpris à songer au joli minois de cette inconnue, à sa silhouette gracile de biche effarouchée — elle avait réellement paru blêmir lorsqu’elle s’était retournée et l’avait vu ! —, et cela commençait à l’agacer. Que pouvait-il bien trouver d’attirant (si tel était le cas) chez cette pauvre roturière brune d’un pays aux caractéristiques raciales somme toute un peu douteuses ? Peut-être avait-il entendu parler d’une éventuelle annexion du Nord–Pas-de-Calais au Grand Reich, mais cela restait encore très incertain. Singulièrement pourtant, cette idée le rassura : elle semblait excuser ses nouveaux égarements spirituels. Et puis, que l’on se rappelât la première personne abordée dans une ville nouvelle n’avait en soi rien d’anormal, au contraire. Une bonne mémoire était en outre une qualité primordiale pour son travail, chose dont la nature l’avait généreusement gratifié.

Voilà, conclut-il, satisfait, la brèche est colmatée.

Ralf et lui flânaient au Palais des Beaux-Arts — deuxième musée de France après le Louvre, avaient-ils appris — dont la visite fut des plus agréables, voire instructives par moments. Il s’y trouvait encore quelques pièces intéressantes, même si l’on avait pris grand soin de déménager les plus précieuses avant l’arrivée de l’envahisseur. Certaines œuvres du grand maître Rubens en faisaient partie, et l’éminent connaisseur (et accessoirement voleur) Hermann Göring avait dû se ronger les poings en apprenant la nouvelle… Perdu dans ces considérations et dans la contemplation des tableaux, Heinz avait alors presque oublié le visage de l’inconnue aux yeux verts.

Leur affectation à Lille s’était vue décidée quelques semaines avant Noël, peu après l’entrée de Ralf au IVe bureau du RSHA6— la Gestapo — et celle de Heinz au IIIe, le service du renseignement intérieur. La décision de son transfert vers ce service s’était faite rapidement, grâce à quelques remarquables rapports rédigés de sa main pour le compte du SD, qui recherchait du personnel qualifié et faisant preuve d’une Weltanschauung irréprochable. Il s’étonnait toujours qu’on les eût placés tous deux à la même adresse et suspectait l’erreur administrative — ou alors, peut-être avait-on grand besoin de jeunes agents fraîchement recrutés et jugés prometteurs, dans cette région. Au détour d’une œuvre intitulée Vanité, du Lillois Alfred Agache, il sourit pour lui-même. Quoi qu’il en fût, et même si Ralf n’avait jamais vraiment affectionné l’art, il serait sans doute appréciable de travailler de concert avec un ami, les quelques autres s’étant par la force des choses retrouvés dispersés aux quatre coins de l’Europe.

Lorsqu’ils sortirent du musée, le soir tombait déjà. Tout paraissait calme et en ordre dans la ville occupée, où les soldats du Reich, allant et venant à leur guise, jetaient sous leur ombre formidable les conquis, les vaincus, les laissés-pour-compte de Vichy qui se terraient dans leurs immeubles gris. Pourtant, quelque chose dans l’attitude des rares civils que les nouveaux venus apercevaient ou croisaient indiquait tout sauf l’abandon de leur fierté : ils ne s’avouaient aucunement défaits, aussi implacable la pression exercée par la botte allemande dans la région fût-elle. La pseudo-tranquillité qu’ils avaient ressentie aujourd’hui serait forcément de courte durée.

Et ils y étaient préparés.

Avant de rentrer rue Simone, leur supérieur direct les invita à venir prendre un verre et discuter de leur première visite de la ville dans son appartement, au premier d’un immeuble voisin du siège de la Sipo. Le volubile Gregor Lindemann affichait constamment un air jovial, amical, et semblait porté sur les boissons particulièrement robustes, Heinz l’avait déjà noté la veille, lors du dîner de bienvenue organisé par le commandant Witt en leur honneur.

–Dites-moi, fit Lindemann après qu’ils se furent installés dans les confortables fauteuils de cuir du salon, une bouteille de fine champagne millésiméeposée sur la table basse, qu’est-ce qui vous a le plus frappés, vous autres jeunes loups — si vous me permettez l’expression —, en découvrant cette ville ?

Il saisit la bouteille pour les servir tandis qu’ils réfléchissaient, mais instinctivement, Heinz refusa d’un geste de la main — le dîner de la veille avait déjà été bien assez arrosé ! Une mimique faussement consternée de Lindemann suffit pourtant à le faire changer d’avis, et Heinz sourit du coin des lèvres, s’admonestant en même temps de ne pas se montrer plus déterminé sur une question aussi secondaire que celle-là.

–Peut-être… la présence imposante de la Wehrmacht7, avança Ralf après avoir goûté au cognac, qu’il avait accepté sans la moindre hésitation, de son côté. Je savais que Lille était situé dans une zone d’importance capitale, mais nous n’avons pas lésiné sur les moyens, manifestement.

Heinz et Lindemann hochèrent la tête en signe d’approbation.

–Vous avez raison, dit ce dernier en observant le liquide mordoré qu’il faisait doucement remuer au fond de son verre, nous sommes en zone interdite et avons concentré nos forces ici plus qu’ailleurs dans ce pays. Le nord de la France, en plus de représenter une manne industrielle d’exception et une sorte de… plaque tournante pour le marché noir, constitue un carrefour stratégique entre le Reich, la Belgique et l’Angleterre, et si jamais l’ennemi décidait un beau jour de débarquer, ce serait à n’en pas douter ici (Il appuya ses mots d’un geste de l’index.) qu’il le ferait. C’est du moins ce que croient l’Abwehr8et l’État-major de la Wehrmacht, voyez-vous, et c’est pourquoi il est si important de tenir la région d’une main defer.

–Nous avons bien étudié la question, déclara Heinz, et si pour le moment tout semble calme, côté français, il serait naturellement idiot de croire que cela perdurera. Si je me fie à nos quelques observations, la lutte clandestine a forcément dû tenter plus d’un cœur, et ce, dès la signature de l’armistice… Je me trompe ?

Lindemann sourit.

–Très perspicace, jeune Untersturmführer ! Dans la région, pour des raisons historiques, la population est très anglophile, surtout dans les campagnes. Et je peux vous dire, au cas où vous auriez manqué ce détail, que Lille est une des villes qui a résisté avec le plus d’acharnement, en mai dernier. Il a fallu à la Wehrmacht quatre jours pour venir à bout des forces françaises et s’emparer de la mairie, même si le maire et sa clique l’ont bien vite abandonnée pour se cavaler à Paris… (Il eut un petit rire, but une gorgée de son cognac.) Pour le reste, vous savez maintenant ce que l’on attend de vous — de nous. La police de sécurité est là pour observer, recenser, perquisitionner et procéder à des arrestations. Dans toute la région.

Un silence tomba, puis Ralf se pencha lentement en avant.

–Et cette rivalité, cette… guéguerre entre nos services et ceux de la Wehrmacht, s’enquit-il avec un mince sourire, est-ce un mythe ou la réalité ?

–Oh, c’est loin d’être un mythe, soupira Lindemann. Tenez, par exemple, en juin dernier, quand Himmler a envoyé nos premiers agents à Bruxelles, ceux-ci avaient revêtu des uniformes de la GFP9, dans le but de tromper le commandement militaire, qui entendait bien conserver le monopole des arrestations dans ses territoires, vous comprenez. Cela n’a guère fonctionné, mais après quelques semaines d’un dur bras de fer avec notre quartier général à Berlin, la Wehrmacht a dû plier, et nous avons réquisitionné des locaux dans la capitale belge, où nous nous sommes alors installés pour de bon. C’est un fait. Mais… vous vous rendrez bien vite compte que, sur le terrain, les choses peuvent se révéler un peu différentes. La Feldgendarmerieet nous agissons souvent de concert, et la GFP, ainsi que l’Abwehr, au fait, ne rechignent pas toujours à coopérer avec nous ni nous avec eux, si cela est nécessaire. Seulement, comme le commandant vous l’aura précisé, c’est à notre quartier général de Bruxelles que nos rapports sont destinés en priorité, et non à l’OFK 670ou d’autres instances militaires… (Il soupira encore, sirota un peu plus de son cognac.) Ici, c’est Bruxelles qui dicte sa loi. C’est pourquoi vous serez régulièrement appelés là-bas, où vous vous rendrez aussi pour suivre certaines formations, de temps à autre. En attendant, attachez-vous à ficher tout suspect, à rapporter tout ce qui paraît anormal… ou trop normal aussi, d’ailleurs. Vous apprendrez vite. Et puisque nous n’avons pas encore reçu le don d’ubiquité, vous serez chargés de recruter de nouveaux indicateurs. Ces personnes, vous les mettrez systématiquement à l’épreuve, pour vous assurer de leurs capacités à fournir les informations nécessaires sur l’opinion publique et — bien évidemment — à démasquer les trublions. Il s’agit, pour nous comme pour l’armée, de dissuader la population de s’engager dans toute lutte active, de la persuader que l’Allemagne a de bien meilleures intentions à leur égard que cet obscur général qui les harangue depuis Londres…

Il marqua une pause, inspira, reprit :

–Détail intéressant, ce Charles de Gaulle est né ici, dans cette ville… Quant à la région, il semble que le Führer lorgne de façon particulière sur elle. Il serait question d’un grand état flamand… Vous le saviez, non ? (Heinz et Ralf remuèrent la tête.) Les gens suspectent l’annexion, ils en ont peur. C’est pourquoi, voyez-vous, il est indispensable de nous afficher sous notre meilleur jour dans nos relations avec eux, même s’ils s’acharnent à se montrer hostiles. (Il se mit à rire.) C’est compréhensible, vu que nous leur siphonnons tout ce qu’ils ont de meilleur… Mais il serait suicidaire de s’en prendre à nos forces, et ça, les Français le savent, même si les individus se croyant, disons… dotés de l’étoffe des héros sont légion dans ces contrées… Ma foi, ce sont des gens tout à fait dignes de respect, et sans qui nous serions privés de travail, n’est-ce pas ?Hmm…

Il émit un autre petit rire avant de porter à nouveau le verre à ses lèvres, levida.

–Ces messieurs-dames du terrorisme auraient-ils trop froid, à l’heure qu’il est ? sourit Heinz.

–C’est ça, enchérit Ralf en ricanant, ils sont glacés. Par nos effectifs impressionnants.

–Peut-être, répondit Lindemann l’air songeur, mais gardez-vous de porter ce genre de jugement hâtif, car ceux qui ont décidé de nous résister ont de la ressource et du courage, et ils sont loin d’être en hibernation, croyez-moi, surtout ceux qui se réclament du bolchevisme… Ils sont malins, inventifs, et attendez-vous à ce que rien ne les arrête. Vous venez d’arriver, mais moi je suis là depuis le début, et j’ai remarqué certaines choses que vous aurez le temps de découvrir, à votre tour — peut-être plus vite que vous ne le pensez, d’ailleurs. Et ne laissez pas votre jeunesse vous abuser, non plus. Rappelez-vous simplement que personne n’est infaillible, et vous irezloin.

Ils firent enfin silence, méditant un instant ces propos. Observant Ralf du coin de l’œil, Heinz connaissait l’exacte pensée qui occupait l’esprit immodéré de son ami : celle qu’avec ses airs bon enfant, leur supérieur berlinois les prenait pour des bleusailles — ce qu’ils étaient, en un sens —, voire des ignares tout droit débarqués de leur cambrousse. En tout cas, Lindemann avait bon goût concernant le cognac, aussi, il se dit que Ralf était probablement prêt à lui pardonner ce qu’il devait déjà considérer non pas comme une leçon, mais comme un moindre affront.

Cela le fit discrètement sourire.

3

La guerre… Quelle bêtise !... Quel gâchis !

Assise au bord de son lit, ce soir-là, Catherine posa sur ses genoux la revue de mode qu’elle feuilletait sans envie, envahie par une morosité sans précédent. Cela la prenait souvent à l’heure du coucher, alors qu’elle se retrouvait seule, après encore une journée passée sous l’ombre écrasante de l’ennemi et dans l’incertitude du lendemain.

Presque un an que ça dure, pensa-t-elle les yeux dans le vague, et qu’est-ce qu’on va devenir, sans papa ?

Combien d’autres familles la guerre avait-elle divisées, ravagées ? Combien de relations brisées, de jeunes gens prisonniers… ou massacrés ? Tous ces garçons avec qui elle aurait pu faire sa vie… Pfuitt ! Envolés ! Et Dieu sait qu’elle rêvait de rencontres galantes ! L’idée d’un homme séduisant qui, comme dans une saga d’Hollywood, lui prenait la main pour l’attirer et l’embrasser la fit se mordre coupablement la lèvre, lui donnant sans qu’elle en eût conscience l’air d’une petite fille espiègle, puis elle poussa un petit soupir de découragement. Si seulement elle pouvait trouver quelqu’un qui sût la comprendre, qui fût capable de prendre soin d’elle… et qui fût séduisant. À cause de la guerre, tout ce qu’elle parvenait à récolter, c’étaient les niais boutonneux dans le genre de Jacques Duprez… Bon, d’accord, Jacques était gentil, simple et serviable…

…avec le charme désarmant d’un cornichon ramolli.

Elle sourit, pouffa dans sa main, puis s’en voulut et reprit son air grave. De bonne heure, elle avait pris conscience de la force séductrice qui s’éveillait en elle, et naturellement, plus d’un garçon avait tenté sa chance, s’essayant à l’obtention d’un baiser, même volé. Vainqueurs ou non, elle finissait bien souvent par se sauver, les laissant bien volontiers à leurs interrogations. La raison en était qu’à seize ans, durant le bal du Quatorze Juillet, elle était tombée sur Jeannot, un véritable adonis qu’elle avait naïvement cru honnête alors qu’il ne pensait qu’à une chose. Elle avait eu la chance d’avoir pu déguerpir à temps, grâce à l’arrivée inattendue de Lucette qui la cherchait partout, au moment où le voyou l’avait coincée dans une arrière-cour et la menaçait d’un couteau, affairé à se déshabiller de son autremain…

Chassant ce mauvais souvenir, Catherine soupira encore. Elle leva la tête, aperçut son reflet dans le miroir de la grande armoire héritée de sa défunte grand-mère paternelle, se leva pour s’en approcher. Elle s’observa, se mit à jouer de manière indolente avec ses longues mèches brunes aux reflets rougeâtres et qui ondulaient légèrement, mimant une série d’expressions plus ou moins langoureuses. Avec ses grands yeux verts et les quelques taches de rousseur lui parsemant les joues et le nez — son p’tit nez d’écureuil, comme disait encore parfois son père —, elle se trouvait somme toute assez jolie et comprenait pourquoi les garçons appréciaient sa compagnie, mais pourquoi ne parvenait-elle pas à trouver le bon ? À dix-neuf ans, elle avait encore la vie devant elle ; or personne ne savait combien de temps cette sale guerre allait durer, et elle désespérait de pouvoir rencontrer l’âmesœur.

Comment trouver le bonheur quand le monde s’effondre autour desoi ?

–Hé, qu’est-ce que tu fabriques ?

Catherine sursauta et se tourna vers l’encadrement de porte, où se tenait son frère ; il la considérait de son œil critique de garçonnet.

–Mais rien, voyons, dit Catherine avec un sourire innocent. Je me regardais dans la glace, c’esttout.

–T’as un bouton ?

–Mais non, rit Catherine. Enfin, maintenant que tu ledis…

Elle se mit à examiner son menton, le tâtonnant du doigt alors qu’elle fronçait le sourcil dans le miroir, passa à son nez en esquissant une belle grimace, et alors François poussa un soupir, l’air de penser qu’une grande sœur pouvait parfois réellement se comporter de manière bizarre. Il entra dans la pièce en se mettant à balancer les bras de droite à gauche, puis de gauche à droite.

–Tu t’ennuies ? Tu veux qu’on joue à quelque chose ? demanda Catherine, un peu à contrecœur — elle n’aimait pas être dérangée durant ses séances de réflexions intimes —, en s’approchant de lui. Une partie de petits chevaux ? De jeu de l’oie ?

–Ch’ais pas, répondit-il en haussant les épaules, les yeux baissés. J’voudrais bien jouer avec Roland et Simon, mais… j’crois pas qu’ils vont revenir.

Catherine regarda son frère d’un air triste. Il parlait de ses bons camarades d’école — ses camérades