Seule a cappella - Alyss Dembreville - E-Book

Seule a cappella E-Book

Alyss Dembreville

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Beschreibung

Il n’y a pas d’âge pour penser, aimer et souffrir. Léna a onze ans et se sent perdue dans un monde qui ne veut pas d’elle : la solitude ponctue depuis longtemps son noir passé. Pourtant au creux de la violence, il suffit d’une seule main tendue pour pouvoir oser sa voix. Même sans la musique du monde. Même a cappella.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Alyss Dembreville est passionnée de musique et d’équitation. Son approche autonome de l’apprentissage fait de sa scolarité une contrainte réductrice. Après deux ans dans un lycée sport-étude, elle s’isole afin d’achever "Seule a cappella", son premier roman.

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Couverture

Page de titre

Alyss Dembreville

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Seule a cappella

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Alyss Dembreville

ISBN : 979-10-422-2892-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Dédicace

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Maëlle,

la première qui est restée.

 

Et pour Dartagnan,

le plus beau cheval du monde.

 

 

 

 

 

Léna

 

 

 

La vérité, c’est que je suis seule. Personne ne me connaît vraiment. Mes tuteurs ne me parlent presque pas. Et moi, au collège, dans la rue, à la maison ; je ne dis rien, jamais.

Dure est l’année de sixième, car j’ai plus de professeurs et plus d’élèves autour de moi : plus de gens pour me haïr. Et ceux qui ne me détestent pas m’ignorent, ce qui représente finalement le même danger. Les retombées seront d’autant plus agressives lorsque je commettrai, immanquablement, une faute qu’ils prendront comme prétexte pour me remarquer. Alors ils me jugeront, comme d’autres avant eux. Mais le verdict ne varie pas plus que lexicalement. Pour eux, je suis insignifiante, une poussière, un microbe, une rien du tout.

Quand quelqu’un me dit quelque chose, je ne réagis pas. Cela agace les autres, un peu, et je sais que cela aggrave parfois la situation ; mais c’est ainsi qu’ils se lassent le plus vite d’essayer de m’atteindre. Je sais trop bien ce qui risque d’arriver si je leur accorde la moindre attention, alors je me tais. De toute manière, j’ai bien trop peur ; et j’ai de solides raisons pour cela. Le monde est cruel : on ne s’intéresse à moi que pour me tourmenter, voire pire. Alors je me cache derrière ma frange et mes cheveux châtains.

Je suis invisible. C’est comme ça que je survis.

 

 

 

 

 

Ryan

 

 

 

Moi je suis normal, comme les autres, un garçon et c’est tout. Je ressemble aux gens de mon âge, j’agis comme eux, je parle comme eux. Mais je ne me sens pas comme eux, et de loin. Déjà, je la vois. Les autres s’appliquent à l’ignorer. Tous la contournent, sans la regarder. Sans même s’apercevoir qu’elle est là, on dirait.

Ils ne savent pas ce qu’ils ratent, parce que Léna, elle est spéciale ; on le voit tout de suite quand on prend la peine de s’intéresser à elle un minimum. Et puis, sa détresse irradie tellement fort que je pourrais la détecter à l’autre bout du pays. Il y a des signes qui ne trompent pas. C’est comme les symptômes d’une maladie, que personne ne pense à soigner. On dirait que tout le monde s’en fiche.

C’est une fille qui reste passive, comme si elle était ailleurs. Mais en fait, je crois qu’elle est aux aguets. Elle a le regard prudent de quelqu’un qui a déjà trop vécu pour son âge ; trop vécu de malheurs, certainement. Ses yeux bleus sont deux morceaux de la tristesse qu’elle veut dissimuler. Mais c’est impossible, il y en a bien trop : elle déborde et l’envahit toute entière, la faisant parfois trembler sans qu’elle puisse s’arrêter. Sa chevelure lui arrive à peine aux épaules et forme de douces boucles châtain légèrement cendré qui encadrent son visage rond. Ses traits sont toujours tendus, elle a constamment un air de profonde réflexion. J’imagine qu’elle ne pense pas comme les autres. C’est sans doute pour cela que tout le monde l’évite. Les humains n’acceptent pas la différence.

Cependant, ce qui m’étonne le plus – car aux yeux des autres l’apparence vaut pour beaucoup – c’est que personne ne se rende compte à quel point elle est belle. Ça va par contre bien plus loin que le physique, et beaucoup plus profond. Dès le premier jour, je l’ai remarqué. De sa présence, elle impose une opposition qui doit en déranger plus d’un : alors qu’elle s’applique à se rétrécir, chaque chose sur laquelle elle pose son attention se met aussitôt à exister davantage.

 

 

 

 

 

Léna

 

 

 

Je sens qu’il m’observe et je suis terrorisée. Au collège, je n’ai plus un instant de répit. Avant, j’arrivais parfois, quand personne ne faisait attention à moi, à penser à autre chose qu’au malheur ; plus maintenant. À présent, je dois sans cesse être sur mes gardes ; vérifier, sans le regarder, la distance qui nous sépare, me tenir éloignée, toujours garder mon masque je-suis-occupée-ne-venez-pas-me-déranger. Au fond, je crains qu’il ne soit déjà trop tard : il me porte un trop grand intérêt. Il va m’agresser bientôt, ce n’est qu’une question de semaines ; de jours, peut-être.

J’essaye tant bien que mal de me rassurer, de me convaincre que je délire, qu’il va se lasser, me laisser tranquille et m’oublier. Pourtant, je n’y parviens pas. Et chaque minute qui passe, je ressens cette angoisse oppressante qui m’écrase et m’anéantit, m’enserrant dans une étreinte de tourments, et faisant ressurgir en moi des souvenirs des plus violents.

On pourrait penser qu’à force, on s’habitue à tout – même au pire. Qu’au fil des ans, les coups et les insultes atteignent moins, et qu’une chose aussi insignifiante qu’un regard ne fait plus aucun effet. Pourtant, ce sont bien les yeux que je crains le plus. On n’est jamais en sécurité quand ils braquent sur nous leurs faisceaux incandescents. Les fuir est l’unique façon de se préserver, mais que faire lorsqu’emprisonnée par les murs du collège, je n’ai que le silence derrière lequel me dissimuler à leur hargne ?

Depuis longtemps, j’ai perdu tout espoir. Le monde entier n’est que douleur, atrocité et perfidie. On ne peut faire confiance à personne. C’est ainsi et cela ne changera jamais.

 

 

 

 

 

Ryan

 

 

 

On est en français, c’est le seul cours où je peux l’observer. Le reste du temps, elle est toujours derrière moi, en dehors de mon champ de vision. Là, elle est deux tables devant moi, et un cran sur la gauche. Chaque fois qu’elle glisse un regard triste vers la fenêtre, qu’elle se perd dans la contemplation du mur bleu et vide de la classe ; chaque fois qu’elle se tend, ou qu’elle baisse la tête et reste immobile, comme pour moins exister ; ou que ses épaules s’affaissent dans un soupir presque imperceptible, je le vois. Léna s’efforce de monter un visage neutre, mais à l’intérieur, elle pleure.

Le collège, c’est l’enfer pour les élèves. Bien sûr, il y en a qui apprennent plus ou moins vite, et on n’y met pas tous la même volonté. Mais je ne pense pas me tromper en affirmant que l’ensemble des élèves, cancres comme surdoués, s’ennuie ferme. Ce n’est pas parce qu’on réussit qu’on aime, mais ça, les professeurs ne le comprendront jamais.

Pour Léna, c’est encore pire. J’ai l’impression qu’elle aurait de très bonnes notes si elle ne fournissait pas tant d’efforts pour ne pas trop bien réussir. En fait, son but semble être de se rapprocher de la moyenne, le dix sur vingt tout rond. Son problème, c’est toujours le même : ne pas se faire remarquer.

Pourtant elle est quelqu’un qui « sait » par nature, ça se voit dans ces yeux. Cette attention spécifique que j’ai déjà décrite, cela s’appelle l’intérêt ; et le sien a l’air de s’accrocher un peu malgré elle, même aux choses désintéressantes. J’admets qu’elle le cache plutôt bien. Pour ma part, c’est volontairement que j’étudie les autres, et j’ai appris à reconnaître ce genre de nuances. Mais c’est bien la première fois que j’ai à décoder quelqu’un d’aussi complexe.

La détresse où je la vois m’est difficilement supportable et me pousse vers elle avec insistance, mais ce n’est pas si simple. Depuis quelques jours, je crois qu’elle s’est rendu compte que je faisais attention à elle, et je vois bien que ça la stresse encore plus. D’autre part, elle contrôle strictement son espace personnel, et recule littéralement dès que quiconque s’apprête à y poser un orteil. L’approcher est déjà un défi. Je voudrais tellement lui parler, la convaincre qu’elle n’a pas à s’inquiéter, que je veux juste l’aider.

Plus facile à dire qu’à faire. J’ignore quels mots employer pour ne pas aggraver la situation.

 

 

 

 

 

Léna

 

 

 

Le cours touche à sa fin, c’est bientôt l’heure de la récréation. Le professeur nous recommande de bien apprendre la conjugaison des verbes irréguliers pour la prochaine fois, mais je les ai déjà tous retenus durant la leçon. Si seulement je pouvais les oublier ! C’est plus fort que moi, les informations s’impriment dans mon cerveau et je n’arrive pas à répondre de travers aux évaluations. Alors, la seule solution que j’ai trouvée, c’est de n’en faire que la moitié, mais je sais que les professeurs trouvent ça bizarre, parce que les réponses que je donne sont toujours justes. Ils notent souvent sur mes copies : « La leçon est sue, mais il faut travailler plus vite » ou alors « N’hésitez pas à proposer une réponse à toutes les questions, même si vous n’êtes pas sûre ».

De toute évidence, ils n’ont rien compris et c’est tant mieux. Ce qui est important, c’est que les autres élèves ne sachent pas que j’ai volontairement une moyenne médiocre. Je pense qu’en effet, ils n’en ont pas conscience et que de toute manière, ils s’en fichent. Ils ne savent pas non plus que j’existe, je suis invisible et cela me convient très bien. Alors pourquoi est-ce que lui, il me voit ? Qu’ai-je de spécial pour mériter une telle attention ? Et lui, qu’a-t-il de spécial ? Je ne me défais pas de la sensation que son regard est différent des autres. Cette idée n’est pas rassurante pour autant : sans doute cela présage-t-il un danger plus grand encore.

La sonnerie retentit, je sursaute. Le bruit soudain me surprend toujours, même si je suis prévenue. Il faut dire aussi que cela interrompt le fil de ma mélodie interne ; c’est comme si je me réveillais brusquement. Je ne sais pas si je suis la seule ainsi, mais dans ma tête, c’est plutôt bruyant. Souvent, une mélodie tourne en arrière-plan, même si je ne m’en préoccupe pas. J’ai aussi parfois l’impression que mon cerveau harmonise automatiquement les bruits ambiants avec des sons imaginaires pour mieux les comprendre. Je suis en équilibre sur une trame musicale.

Comme d’habitude, je range mes affaires un peu moins vite que les autres pour sortir la dernière et ne pas me retrouver accidentellement sur le chemin de quelqu’un. Quand je relève la tête de mon cartable, il ne reste plus qu’un seul autre élève dans la classe ; lui, comme par hasard. Il discute avec le professeur, qui le scrute de ses petits yeux sournois. Pourtant, il a l’air très à l’aise et absolument pas intimidé. Comme je l’envie ! Moi, j’ai toujours peur de tout. Mais je serais déjà un peu rassurée si je n’étais plus dans la même pièce que lui, alors je ramasse mon sac et je quitte la salle le plus vite possible.

Je descends les escaliers lentement, marche après marche, les yeux rivés sur mes pieds. Je me sens mieux seule dans les couloirs que dans la cour, entourée d’adolescents bruyants, brutaux et moqueurs. Je n’ai pas d’amis pour m’attendre dehors, de toute manière. Il fait bon, j’ai posé ma veste sur mon bras. Mon sac pèse lourd dans mon dos, chargé de cahiers de langues, d’histoire et de sciences remplis de leçons qu’on nous fait avaler. Rien de tout cela n’est utile, on ne nous apprend pas la vraie vie.

Soudain, j’entends des pas derrière moi.

— Léna ! Attends !

Je m’arrête net. C’est sa voix, évidemment. J’ai tellement peur que pendant une seconde, je ne vois plus rien, tout devient noir. Il arrive déjà, cet instant que je redoutais. Ce qui va être dit maintenant décidera si je serai condamnée ou sauvée. Je ne me fais pas d’illusions, connaissant la vie, je suis perdue. Alors que ma vision s’éclaircit, je prends une inspiration tremblante et me retourne. Je ne vais tout de même pas me laisser mourir.

 

 

 

 

 

Ryan

 

 

 

Qu’est-ce qui m’est passé par la tête ? J’ai cru avoir trouvé l’opportunité dont j’avais besoin pour lui parler, mais je ne sais même pas quoi lui dire. J’en viens presque à regretter qu’elle n’ait pas simplement accéléré le pas pour s’échapper. Mais ses peurs ne sont pas dénuées de courage. Seulement si je me trompe maintenant, je ne pourrai plus du tout l’aider, elle n’aura jamais confiance en moi. Là, elle me regarde, et je ne sais pas. Il y a tant de choses à dire, et si peu qui ne lui feront pas tourner le dos. Que choisir ?

— Ça va ?

Elle cligne des yeux. Elle ne devait pas s’attendre à une phrase aussi banale. Puis je vois qu’elle hésite. Cette question n’a que deux réponses possibles : une vraie et une simple. De façon surprenante, elle choisit la vérité :

— Non.

Une évidence me frappe alors : c’est la première fois que j’entends sa voix. Je me rends compte maintenant que depuis presque un mois que l’année a commencé, pas une fois elle n’a prononcé un seul mot ; jamais.

C’est incroyable qu’elle soit aussi fermée. Cela doit la rendre malade, impossible qu’elle soit ainsi de nature. Il a dû lui arriver quelque chose, un événement terrible que personne ne peut comprendre. Ça me donne d’autant plus envie de la protéger. Comment se fait-il que tout le monde la laisse seule avec ses malheurs ? Moi, je ne l’abandonnerai pas.

— Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider ?

Elle se fige, et me fixe avec dans les yeux autant de colère que de peur. Sa main se met à trembler légèrement, mais je ne crois pas qu’elle en ait conscience. Je sais qu’elle ne me répondra pas, alors je continue :

— Je sais que discuter peut être fatigant, mais tu ne t’ennuies pas à être toujours seule ? Tu as des animaux pour te tenir compagnie, chez toi ?

J’ai dit cela sans réfléchir, car c’est ce qui m’est venu en premier. Le but n’était pas vraiment de savoir si c’est juste on non, mais plutôt de dire quelque chose, n’importe quoi. Pourtant… je perçois comme un étrange reflet dans le regard de Léna, peut-être de la surprise. J’ai l’impression d’avoir touché un point sensible, même s’il vaut sans doute mieux ne pas insister.

Elle paraît assez troublée pour baisser un peu la garde, ce qui me semble irréel. Cependant, je dois résister à la tentation de m’engouffrer dans la fissure de ses défenses : je ne suis pas une menace. Ce serait vraiment stupide et irresponsable de ma part de lui donner maintenant une bonne raison de me craindre. Mais je me demande… À quoi pense-t-elle ?

 

 

 

 

 

Léna

 

 

 

Ce n’est pas possible. Il ne peut pas savoir ; il ne me connaît pas. Et quand bien même il saurait, ce n’en serait que plus terrible, car c’est tout ce qui est intact en moi. Mais il ne veut pas vraiment comprendre qui je suis, il cherche juste à profiter de ma faiblesse pour m’abîmer, comme les autres. Je ne dois pas me poser de questions, ne pas lui donner d’armes contre moi, ne pas me laisser prendre au piège. Comme je reste silencieuse, il m’interpelle.

— Léna ?

Je prends sur moi pour me recentrer et j’articule sèchement :

— Tu ne peux pas m’aider.

Après tout, c’était sa question, à la base.

À ce moment précis, la sonnerie de reprise des cours retentit et j’en profite pour tourner les talons.

J’ai dit la vérité. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas pu. Il n’y a rien à faire de toute manière, à part vivre encore un peu, en mémoire de ceux qui ne le peuvent plus.

Malgré moi, j’ai envie de revenir sur mes pas pour lui demander pourquoi il a pris la peine de me parler, ou s’il aurait vraiment voulu faire quelque chose pour moi. Mais ce serait stupide, j’ai déjà la réponse à mes questions : les gentils n’existent que dans les histoires. Nous sommes dans la vraie vie et il faut endurer coup sur coup et toujours se relever pour ne pas se faire piétiner.

Ne pas oublier ma loi pour ne pas me tromper : surtout, ne faire confiance à personne.

 

Deux jours passent et son regard pèse de plus en plus lourd sur moi. J’ai beaucoup de mal à l’ignorer. Finalement, je réalise que je ne comprends pas. Je ne sais rien ; ni ses intentions, ni le sens du monde, ni même ce que je ressens. Tout est mystère, mais il faut bien avoir un avis sur les choses.

En marchant dans le couloir, je croise son regard sans faire exprès et il me sourit à demi. Je détourne aussitôt la tête, mais j’ai été troublée par une révélation, l’explication du sentiment d’anormalité qui m’habite depuis des semaines : comparé à ce que je ressens pour les autres, je n’ai pas peur de lui. L’intérêt qu’il me porte m’agace, certes, mais au fond de moi, je ne me sens pas vraiment menacée.

Immédiatement, je repousse cette idée. Les manipulateurs sont comme cela. Ils vous font croire qu’ils sont gentils pour ensuite se servir de vous. Je dois rester vigilante et ne pas me laisser distraire.

 

 

 

 

 

Ryan

 

 

 

Les jours suivants, je n’ose plus ni l’approcher ni lui parler. Je ne veux pas trop l’envahir, elle se sent déjà assez agressée comme ça. Cependant, je n’abandonne pas mon but : non pas gagner sa confiance, mais la mériter. Impossible de persuader Léna de quoi que ce soit : sa carapace de silence la protège de l’influence, comme sa conviction que toute interaction avec autrui la menace. Ses peurs lui cachent malheureusement les inconvénients de sa position et pour le moment, elle est incapable de concevoir que la confiance puisse être accordée sans danger à qui que ce soit.

Tout ce que je peux faire c’est être ouvert, disponible et puis attendre, attendre que le temps daigne nous offrir un hasard, une chance étrange, une possibilité. Je sais que cet instant viendra, il me suffira de savoir le repérer pour que Léna comprenne que c’est une main que je lui tends, et pas un serpent venimeux.

J’espère que j’en serai capable.

 

Dans la cour de récréation, au fond, il y a un banc sur lequel je suis le seul à m’asseoir ; sans doute parce qu’il est loin de la porte du collège et que la plupart des élèves sont trop fainéants pour marcher ne serait-ce que cent mètres. En tous cas, je suis bien tranquille, sur ce banc. Personne ne vient me fatiguer, et se fatiguer, à me parler. Ce n’est pas que mes camarades ne soient pas sympas – je me dissous assez souvent dans la masse, par curiosité de découvrir chaque personnalité, car j’aime essayer de comprendre les autres en général – mais je trouve leurs conversations un peu stupides. Je préfère encore rester à l’écart et observer Léna, mine de rien.

À chaque récréation sans exception, elle fait la même chose. Ou plutôt, elle fait semblant de faire quelque chose. Elle se donne l’air très occupé pour qu’on ne vienne pas l’embêter. Elle s’assoit dans un coin, entre un mur du collège et une haie, puis sort quelques cahiers de son sac et en ouvre un au hasard pour donner l’impression de réviser. Mais son regard fixe la trahit ; elle est sur une autre planète.

Aujourd’hui, je suis déterminé à ne relâcher ma vigilance à aucun moment, car le grand Jack et sa bande de quatrièmes traînent du côté de la haie. Ce ne sont pas des tendres et je n’aime pas ça du tout. Je suis inquiet pour Léna. Mais tout de même, ils n’oseraient pas…

 

 

 

 

 

Léna

 

 

 

J’ai les yeux posés sur le théorème de Pythagore, mais je ne le vois pas. Je pense à lui… Pas du tout à ce qu’il m’a dit, bien sûr. Seulement au meilleur moyen de m’en débarrasser. Comment s’appelle-t-il, au fait ? Je n’ai retenu aucun des noms de mes camarades, comme si moins les connaître pouvait me protéger d’eux. Mais j’ai de plus en plus de mal à imaginer que lui puisse être dangereux. Et c’est que je l’envisage à ce point qui me terrifie.

Pourtant, je n’ai pas oublié ce qui est arrivé, ce que je ne veux plus jamais vivre. À force de craindre, cependant, je sais que je m’enferme, que je restreins ma vie à presque rien. L’existence, cela devrait être tenter, se tromper, souffrir aussi, mais finir ainsi par trouver un minimum de calme intérieur. Sauf que moi, je n’ai plus la force. J’ai déjà trop souffert et je n’en peux plus. J’ai renoncé à vivre, je veux seulement survivre.

Si je me laisse aller, si je m’autorise à me demander comment il est possible qu’il sache – ou se doute, toutes les défenses érigées en équilibre instable autour de moi risquent de s’effondrer, me laissant vulnérable, fragile, la cible idéale pour les insultes, les coups, la mort. Comment savoir si une personne est digne de confiance ? On ne peut pas. Et si on se trompe… on essuie les conséquences. Je ne peux plus me le permettre.

 

Soudain, j’entends des éclats de rire grinçants tout près. Je relève le nez juste à temps pour voir une chaussure pleine de boue s’abattre sur mon cahier de français ouvert non loin, maculant la bibliographie de Molière. En levant un peu plus la tête, je constate que la godasse appartient à un grand garçon affreusement moche. Certains ont le visage constellé de taches de rousseur, le sien est constellé de boutons verts purulents. Il est accompagné de deux autres gars tout aussi laids. L’un des yeux du premier louche convulsivement, et la tête du second semble bien trop grosse pour son corps. Tous trois se mettent à piétiner allégrement mes leçons en ricanant bêtement.

Je me pétrifie, terrorisée. Après les cahiers, c’est moi qui subirai ce traitement. Je le sais bien : les auteurs changent, mais la procédure reste la même. La peur enfle dans chacune de mes cellules, me donnant la sensation de me ratatiner et d’exploser en même temps. D’horribles souvenirs affleurent à la lisière de ma conscience, mais au moins, la panique les empêche de se préciser. Mon corps, cependant, lit ces réminiscences dans ses os et se crispe au fur et à mesure.

Lorsqu’il ne reste rien d’autre que de la bouillie de mes affaires, le plus costaud des garçons me soulève de terre et me pose sans ménagement sur mes pieds. Je perds l’équilibre et c’est la haie qui me rattrape. Mon immobilité brisée, j’essaie de les contourner pour m’enfuir. Mais le plein de boutons me saisit par le col et me postillonne au visage :

— Tu t’en vas, mam’zelle ? Mais t’as pas encore joué avec nous !

À ces mots, il me décoche un grand coup de boule qui m’envoie la tête la première contre le mur de briques. Le choc est dur : je sens le goût du sang tiède dans ma bouche. Je tombe au sol et je vois des étoiles danser devant mes yeux. Alors que je lutte pour garder connaissance, je souhaite de toutes mes forces disparaître.