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Une porte d'hôpital dévoile un invité inattendu, suivi de près par la mort...
Aphorien ne dort pas. La nuit est un autre espace dans son existence où il n'est qu'une sentinelle du temps. Quoi qu'il y fasse, rien ne changera son destin. Il sait que la mort vient et il est aujourd'hui le seul à connaître la forme qu'elle prendra. Que les graviers crissent dans la cour et un ennemi arrive… Un ennemi ? Pas toujours. Tout dépend de l'heure. Quand la pendule sonne 7 heures 30 du matin, il sait que l'infirmière arrive. Alors il compte les coups de la vieille horloge dont il ne voit pas le cadran : dong, dong, dong, dong… Il est à peine plus de 5 heures. Ce ne peut pas être l'infirmière ! La porte s'ouvre lentement. "Il" est là, à trois mètres de lui. L'histoire va changer de sens. Aphorien se redresse dans son lit. Il n'a pas peur de mourir. Il va tuer.
Plongez-vous dans le quatrième volet des étranges aventures de l'enquêtrice Sarah Christmas, avec ce polar breton qui vous tiendra en haleine jusqu'à son dénouement !
EXTRAIT
La famille Ki Du avait toujours favorisé ces rencontres entre morts et vivants. Aphorien n’aurait pu expliquer ce qui se passait quand s’établissait cette étrange communication. La vie n’était jamais qu’une simple seconde de conscience à un moment donné. Elle s’arrêtait à volonté, au hasard des destins. La fleur la plus éphémère mettait plus de temps qu’elle à disparaître. Alors il y avait seulement, comme l’avait toujours dit Barbe de son vivant, cette distance infime à franchir pour communiquer avec l’autre côté. Elle leur avait fait faire de nombreuses expériences dont celle de la célèbre et mystérieuse rencontre avec “l’Être Bleu”. Dans ces “terres” sans nom ils avaient retrouvé des êtres de toutes ethnies, de tous pays, de tous âges. Ils ne se parlaient pas mais se comprenaient tous. C’était une ambiance étrange que cette lumière bleue à laquelle on accédait seulement en fermant les yeux. Personne de la famille ne s’était jamais posé de question sur ce qui semblait si évident, si naturel. Aphorien et Immoléon étaient encore bébés quand se manifestèrent les premiers contacts. Ils avaient vu se pencher sur leur couche des centaines d’êtres fabuleux. Les esprits des enfants étaient marqués de scènes merveilleuses. Des fées aux voix douces, des ogres colorés, puissants et charbonneux, des marins aux mains écaillées, des femmes au regard violine, à la peau tissée de dentelles. Alors, de quoi pouvaient-ils encore avoir peur ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Breton, régionaliste convaincu,
Jean-Pierre Le Marc est né le 27 Juillet 1948 à Larvor, Loctudy (Finistère). Après une solide expérience de l'environnement économique et des relations humaines acquise au sein d'entreprises industrielles régionales, il se consacre depuis des années à une vocation ancienne et forte : le journalisme de terrain. Indépendant de nature et à de nombreux titres, il axe son activité sur des reportages essentiellement basés sur les réussites et les challenges économiques du Grand Ouest, ainsi que sur le patrimoine et la culture bretonne. Passionné d'Histoire, il est, également, depuis son enfance, marqué par la grande aventure de l'Indochine, ses errances et ses souffrances. Il est décédé en mars 2010.
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
A toute ma famille, cousins et cousines de Leskon : bisous braz.
Le vieil homme clignait des yeux. Ses paupières d’aigle marin tannées par le soleil et le vent incisaient un visage à la peau mate, à peine ridée. Les yeux d’Aphorien étaient d’un bleu aussi clair que celui du jour de sa naissance, 83 ans auparavant.
Le dernier des Ki Du (chien noir, un surnom devenu un patronyme) paraissait vingt ans de moins que son âge. Avec un visage en figure de proue de vaisseau corsaire, il était de ces sculptures évoquant les dieux mythologiques. Si le temps avait modifié son corps, Aphorien Ki Du avait conservé des marques étranges, semblables à celles des signes tribaux de ces vieux chefs indiens ou africains au visage impénétrable. Les veines de son cou et de ses bras, saillantes et bleues, roulaient à fleur de peau, charriant un sang vaillant et vigoureux.
*
L’aube était enfin là. Une aube de fin d’hiver. La première quinzaine de printemps n’avait pas encore nourri de sève fraîche les rameaux des figuiers du Ster Nibillic à Lesconil. Livrée à elle-même, la nature ici n’est pas toujours généreuse pour la végétation. Quelques figuiers, des pommiers rustiques, des buissons d’églantine marine mêlés à des touffes de fusain conquièrent cependant régulièrement leur territoire. Pour le reste, des haies de ronciers, d’aubépine, ou simplement le sable et le roc tiennent lieu de décor naturel sans fioritures. Les jardins sont toujours beaux.
La maison d’Aphorien, élevée au bord du Ster par un grand-père Ki Du au début du XIXe siècle – une pierre gravée en 1807 en attestait – tassait ses murs de granite sous un toit d’ardoises gris de sable et de sel. Des taches de lichens puisaient avidement leur nourriture d’ascète dans la pierre sèche. L’habitation, malgré une rusticité certaine, aurait valu aujourd’hui une fortune. Mais le fou ou l’importun qui aurait osé en proposer un pont d’or à Aphorien… aurait été reçu à coups de fusil. Un Ki Du ne vend pas, surtout à des étrangers venus des villes.
Ultime porteur des chromosomes familiaux, Aphorien avait pris ses distances avec le temps. A sa mort, tout ce qu’il possédait irait aux sauveteurs en mer. Son testament, établi devant le notaire de Penmarc’h en attestait. C’est donc le cœur apaisé et l’âme libre qu’il laissait s’écouler les jours qui lui restaient à vivre.
S’il n’avait d’ennemi que le temps, Aphorien ne s’en serait guère soucié. Celui-là est invincible. Mais ses pensées portaient ailleurs et il n’entendait pas partir avant d’avoir réglé certains comptes.
*
La ria du Ster, file ses longs capillaires jusqu’aux abords marécageux du four du manoir de Kerhoas. Le Ster est un petit coin de paradis terrestre pour les scientifiques du monde entier, redécouvrant avec des yeux d’enfant la création du monde. Des larves transparentes d’animaux marins aux yeux minuscules en bulle d’eau, des poissons d’acier d’un millimètre, des grappes d’œufs protégeant des millions de vie roulent au fil du courant. Un mouchoir de varech protège des milliers de flets de la déshydratation, de la sécheresse, et surtout de la bêtise humaine. Des anguilles, ces voyageuses au long cours qui, demain, rouleront dans la mer des Sargasses préparent ici leur avenir à la fois fécondateur et mortel.
Un marin barbu en retraite, taillé dans le roc, solide comme une sentinelle de poste avancé, spécialiste des estuaires, veille jalousement sur la quiétude et la protection de ces embryons venus des origines du monde.
*
Ce matin-là donc, la saison ne s’était pas encore totalement accordée aux vibrations célestes. Il manquait encore deux notes de vert, un triolet bleu-orange-miel, pour que l’on reconnaisse enfin l’arrivée du printemps.
Les rives du Ster Leskon avaient beaucoup changé depuis tant d’années : il n’y avait plus de passeur en “plate”, plus de moulin, et le quartier des Quatre Vents avait changé d’allure.
Un pont, dont on pouvait dire beaucoup de mal, avait changé la passe en vasière. Mis sur la sellette depuis 40 ans, le dossier “pont du Ster” n’avait pas encore trouvé de solution.
*
Deux étroites fentes taillées dans les volets de chêne de la maison d’Aphorien captaient la première grisaille d’un matin lourd, sombre de déchirures nocturnes. Les dieux du ciel se réveillaient-ils de mauvaise humeur ? Leurs mouvements, alanguis par une épaisse couverture de nuages, traînaient en longueur des fumerolles biscornues, élastiques, informes, s’étirant dans l’espace. Le cosmos toussait encore des fragments de nuages nés de l’apparition de l’univers. Parcourant des milliards d’années-lumière, ils s’échouaient aux rives de la terre, se volatilisant en nues de brume, en capelines de brouillard. Frôlant la mer aussi lisse qu’un galet, des volutes de bruine naissaient du néant.
*
Aphorien avait le front haut, des orbites un peu creuses, un menton légèrement prognathe où pousserait aujourd’hui une barbe grise de vieillard, s’il ne la rasait soigneusement comme chaque matin au “coupe-chou” traditionnel. Ses doigts ne tremblaient pas en manœuvrant la terrible lame glissant au ras des joues. Il passait encore sa peau à la pierre d’alun utilisée par les anciens barbiers pour apaiser le feu du rasoir. Aphorien possédait des masséters d’une puissance peu commune et sa mâchoire au profil sauvage, soulignait ses traits.
En fait de tribu pourtant, Aphorien était plutôt seul depuis plusieurs années, unique héritier d’une famille qui s’éteindrait à son dernier battement de cœur. Il ne léguait rien à personne (sinon à la mer) et, quand on l’aurait incinéré, on y disperserait son âme et son image. Insensible à la peur, à son âge, Aphorien ne s’inquiétait pas de l’avenir, le mot n’ayant, dans son esprit, qu’une signification toute relative.
Sans trop croire en Dieu, il ne craignait en aucune façon le diable. Aurait-il eu Satan et Balthazar entre les mains, qu’il se serait proposé de les écraser à coups de talon entre les cornes. Son tempérament l’aurait même porté à chercher la bagarre.
*
Bien qu’aucun rai de lumière ne forçât encore la fente des volets de sa maison des Quatre Vents, à Lesconil, Aphorien savait que le matin arrivait enfin sur le Ster Nibillic. Si la plus monstrueuse des tempêtes ne l’avait jamais effrayé, aujourd’hui qu’il vivait seul, il n’aimait pas ces nuits où le vent couvre les bruits extérieurs. Non qu’il ressentît de la peur, mais la nature en colère couvre les pas des intrus.
Une épaisse couche de gravillons cernait l’habitation. Aphorien trouvait là le moyen le plus sûr, et le moins coûteux, de décourager d’éventuels visiteurs indiscrets. Mais, la nuit, quand le fracas du vent couvre les crissements et que la verrière de l’étage claque, le vieil homme savait qu’il devait redoubler de vigilance. Ce qui ne changeait en fait pas grand-chose, car voilà des années qu’il ne dormait pratiquement plus. Ou, si peu que le moindre grincement des volets de la maison voisine alertait ses sens.
— Ça m’étonnerait qu’ils connaissent la graisse ceux-là ! bougonnait-il à l’attention de ces voisins citadins, trop souvent absents. Des gens de la ville. Ils n’auraient rien fait de bon dans la Marine. Ce n’est pas avec des gars comme ça qu’on gagnerait une guerre !
Ses références toutes personnelles et sa mauvaise foi affirmée, n’ayant d’égale que son attention aux bruits nocturnes, les années avaient définitivement aiguisé sa méfiance naturelle.
*
Aphorien attendait une visite à 7 heures 30 du matin. Celle de l’infirmière qui achevait la série d’une petite dizaine de piqûres recommandées par le corps médical pour un lumbago d’anthologie. Aphorien, un homme de bien, sans esprit retors, s’était immédiatement pris d’une grande affection pour cette jeune femme qui aurait pu être son arrière-petite-fille. Ses longues années de solitude, une existence bouleversée par la fureur de nombreux événements et un caractère de chat sauvage, l’avaient, en réalité, desservi dans ses relations sociales.
Une vague relation sentimentale, quarante-sept ans auparavant, ne lui avait pas arrangé le caractère. Une jolie veuve blonde, un peu ronde, facilement consolable et souriante, lui avait griffé le cœur. Roucoulante et aguichante, elle avait cependant, après un essai furtif mais dynamique avec Aphorien, préféré lier son avenir à celui d’un commerçant, déjà âgé mais aisé et veuf lui aussi, de Kemper-Corentin. Le commerce de dentelles et fanfreluches de l’homme, assez porté sur les arts féminins, possédait une belle réputation où la fantaisie se dissimulait derrière la discrétion.
C’est avec un certain dépit qu’Aphorien, bel honnête homme, avait d’abord pensé éliminer physiquement le malotru d’un coup de couteau vrillé dans son nombril. Il avait songé également à lui couper les oreilles en public ou à le plonger dans la vase jusqu’au cou… les jambes à l’extérieur ou, éventuellement, à l’abandonner nu en plein hiver sur une des îles des Glénan, les tripes nouées à un fouet de laminaires. Chez lui, on ne plaisantait guère avec l’honneur. Ni avec rien d’autre, d’ailleurs.
Mais Aphorien apprit que l’homme, plutôt laid et grassouillet, s’était rapidement garni le front de solides paires de cornes. Il trépassa d’ailleurs, assez tragiquement et mystérieusement, peu après. On trouva son corps, lardé de coups de couteau, roulant dans l’Odet, devant la Préfecture. Il laissait indifférents les mulets, les tacons, prêts à toute compagnie, mais qui en avaient vu bien d’autres, et échoua sur la table de marbre de la morgue. Si sa flanelle avait raclé le sable, s’entortillant au pied des pontons, l’affaire ne fut jamais éclaircie. La belle héritière n’en ressentit aucun chagrin. Elle vendit son magasin de dentelles en deux temps et trois mouvements, pour s’en aller courir la vie au bras d’un danseur professionnel de tango au passé un peu trouble.
Aphorien n’aimait ni les cornes, ni les dentelles, et encore moins le tango. Il plia son couteau et rangea ses pensées vengeresses au rayon des souvenirs amers et des amours déçues.
*
Ses regrets se dissipèrent au fil du temps. A en croire certains, la veuve mourut assez jeune du côté de Santiago du Chili. Les os du danseur de tango reposeraient, quant à eux, dans la fosse commune d’un cimetière marseillais. C’est à Phocée, rue du Panier, en effet, que la belle marchande de dentelles avait rencontré un autre homme, un de ces aventuriers à la “navaja” précise, à la main leste et au sourire charmeur. Comme de nombreuses femmes à la poitrine opulente, elle jouait allégrement de la mamelle. Idiote, mais pas sotte, elle allécha aisément l’apache de seconde zone au regard impressionnant.
Il jouait aussi aisément du “chausson” que de la lame. Tueur confirmé – « J’ai fait quelques belles boutonnières », affirmait-il – il dansait aussi bien le tango qu’il maniait le couteau. Idiote, elle en avait bien ri.
Pas sotte, elle n’avait pourtant pas assez rapidement compris.
Il lui proposa Saïgon, ils poussèrent jusqu’à Hanoï. Mais la suite de son existence se perdait de trottoirs en maisons closes. Elle fut même pensionnaire en Indochine vers 1950 d’un BMC (Bordel Militaire de Campagne) où elle rencontra, un jour, fait du plus grand hasard, un “Marsouin”* natif des rives de l’Odet. Ils égrenèrent quelques souvenirs et échangèrent un peu de monnaie. La guerre et le commerce ne perdaient jamais leurs droits.
Elle regretta de ne pouvoir entrer dans la valise du soldat qui rentrait sur Brest. Quelques mois de trottoir l’absorbèrent et elle voyagea au gré de sa détresse, achevant sa vie dans le plus crasseux des bas-fonds chiliens. Ses dentelles, à son image, n’étaient plus que de tristes symboles en loques.
*
Aphorien avait donc bâti sa vie sur d’autres certitudes, se méfiant désormais comme de la peste des marchands de fanfreluches et des veuves blondes aux grosses poitrines. La vie avait passé et, même s’il n’avait jamais vraiment oublié cette histoire, lui qui n’était pas du genre communicatif, s’était un peu plus renfermé sur lui-même. N’étant pas homme à confier ses sentiments, il avait définitivement rejoint le cercle familial dont chacun affirmait qu’il n’aurait jamais dû se séparer.
*
La vérité oblige à avouer que la famille d’Aphorien Ki Du était hors du commun. Chacun, à l’époque, reconnaissait que Barbe, la mère et chef de famille, était une sainte femme. Dans une région où le matriarcat s’apparente à une supériorité chromosomique, elle n’avait rien en reste. Fille aînée d’une famille moselloise de treize enfants, elle avait, sur les conseils de son père alors paralysé, accouché sa propre mère d’une sœur et d’un frère en 1922. Taillée en tronc d’arbre mais douce comme le duvet, Barbe, décédée depuis bien longtemps, avait épousé Déodat, lui aussi disparu. Ils avaient eu deux garçons, des jumeaux, Immoléon et Aphorien connus sous le nom des frères Ki Du. Ce qui n’avait rien d’étonnant, tant il était habituel ici de prendre le nom d’un quartier, d’un bateau (c’était le cas), d’un grand-père… ou d’un métier.
Le premier des Ki Du, peu après la guerre de septante (1870), avait ainsi appelé son misainier d’un surnom acquis dans l’armée. Dans la famille on révérait la mémoire de cet aïeul, mort à 102 ans, qui allait égorger le Prussien derrière les lignes. « Il est comme le chien noir du diable », disaient ses compatriotes bretons. « Il disparaît le jour et on ne le voit pas la nuit. »
Rude, solitaire, toujours volontaire pour les coups durs, Ki Du avait marqué ses descendants des traits les plus forts de son caractère.
Chez les Ki Du on ignorait la peur physique, sachant, par expérience, que le plus fort ou le plus dangereux des hommes se couchait toujours sous un coup de poignard ou une balle de revolver. Ce n’était qu’une question de circonstances.
La famille avait établi ses règles : le père et le bateau s’appelaient toujours Ki Du Koz (Koz : vieux). Un enfant héritait du nom de Ki Du Bihan (Bihan : petit).
On leur disait aussi parfois, mais toujours en dehors de leur présence : ar paotred Ki Du. (les enfants Ki Du)
Les Ki Du, à vrai dire, n’étaient pas des hommes au caractère facile. Et mieux valait ne pas trop le leur faire remarquer.
*
Aphorien ne voyait aucune inconvenance naturelle dans sa solitude actuelle. Elle était dans l’ordre des choses mais, seul, l’ennui lui semblait lourd à supporter.
Et puis, il avait fallu que, quelques jours auparavant, un lumbago latent le prenne par surprise. Voilà dix ou douze ans qu’il traînait cette douleur dans le dos, mais elle ne l’avait jamais empêché ni de bêcher son jardin ni de gratter les cailloux derrière Men ar Groas pour chercher la palourde. Mais la douleur traîtresse, intolérable, l’avait quasiment cassé en deux une fin d’après-midi sur le port, devant la Coopérative Maritime. Comme il était hors de question que qui que ce soit s’aperçoive de son état, il avait serré les dents pour arriver jusqu’à la maison. Il s’était alors écroulé sur son lit, après avoir soigneusement verrouillé la porte. La nuit ne tomberait pas avant deux ou trois heures. Malgré la douleur qui le torturait il parvint à se relever. Ses pas étaient incertains et, pour une des rares fois de son existence, il mesurait la vulnérabilité de son corps. Comme son frère jumeau Immoléon, décédé, il avait tout bravé depuis son adolescence et rien ne l’avait jamais mis à genoux. Ce n’étaient pas les quelques bricoles physiques qu’il avait pu subir et que Barbe guérissait illico de tisanes secrètes, qui auraient pu le mettre à mal. Comme tous les Ki Du, il savait pertinemment que, seule, la mort pouvait venir à bout de sa carcasse.
Et celle-là, on ne la guérissait pas à coups d’infusions. Aphorien qui, à part cette torture du lumbago, se sentait en pleine santé, fit bouillir un litre d’un mélange secret d’herbes cueillies sur les rives du Ster. Une des nombreuses compositions héritées de sa mère. Il filtra le tout dans un grand mouchoir à carreaux blancs et bleus puis chiqua de longues minutes une partie du résidu encore tiède. Il but enfin, sans problème, le résultat de l’infusion, un bol de jus à la couleur hésitant entre celle du café et de l’extrait de violette pourrie. La pièce sentait, à s’y méprendre, le marigot fraîchement remué.
*
La potion, Aphorien ne se serait jamais permis d’en douter, était terriblement efficace. L’importante quantité de belladone qui entrait dans sa composition y était sans doute pour quelque chose. Mithridatisé depuis son enfance, Aphorien ne ressentait que les aspects bénéfiques de la substance vénéneuse. Mais les effets n’étaient que passagers. La douleur s’atténua donc, sans toutefois disparaître. Aphorien se déplaça lentement jusqu’à son lit, placé contre le mur, face à la porte, avant de gagner le grenier, une étape quotidienne indispensable.
Il avait le temps de dormir un peu. Si la nuit était son ennemie, il savait que le jour le protégeait des maléfices. Il souffrit mille morts pour gravir les marches et entrer dans la pièce. Là, sur un meuble, reposait une gaine de vieux cuir noir contenant un pistolet Mauser 7,63 mm de 1896, chargé en permanence, prêt à faire feu, qu’il descendait chaque soir et remontait tous les matins. Les clés, aussi hors normes que la serrure, étaient nichées dans une cache, sous une lame de parquet. Ne pouvant se plier, Aphorien s’appuya contre le mur et se laissa lentement glisser par terre. Son visage transpirait et il hésitait à faire un mouvement de plus. Ce n’est qu’avec d’infinies précautions qu’il rampa jusqu’à la cache, évidemment placée à l’autre bout du couloir. La verrière, heureusement, éclairait la zone car il était incapable de se relever pour allumer la lumière.
— Ça va revenir, grommelait-il en serrant les dents. Ça va revenir avec la tisane. Il faut que ça fasse tout son effet. Hein, la mère ! poursuivait-il en breton. C’est de la bonne celle-là, mais il faut du temps pour agir. Je me souviens quand le père avait mal. Comment tu lui arrangeais ça…
Aphorien ferma les yeux un long moment. Il évita de bouger d’un millimètre. Il sentait s’en aller le mal qu’il ne fallait surtout pas alerter. Ce n’est que très lentement qu’il parvint enfin à remuer une jambe, puis l’autre. Si la douleur du lumbago s’atténuait, il était maintenant atteint d’ankylose. Ses efforts et sa volonté lui permirent enfin d’atteindre la cache. C’est à genoux qu’il ouvrit la serrure mais il lui fallut se suspendre à la poignée pour ouvrir la porte et se mettre enfin debout. Jamais il n’aurait pénétré dans cette pièce autrement que droit sur les jambes. Personne de la famille n’était jamais mort ici.
Aphorien ne s’attarda pas pourtant. Il saisit la gaine sous le bras et sortit en traînant son corps éprouvé. Dans le délire qui commençait à le dévorer il entendit souffler une douce voix de femme. Elle chuchotait en breton des mots d’amour. Les nuages qui lui couvraient les yeux s’ouvrirent sur un sourire dilué dans un lointain brouillard.
— Maman, c’est toi ?
Une main douce lui caressa le visage :
— Dors mon petit ! Repose-toi !
Pour l’unique fois de sa vie, le visage d’Aphorien était couvert de larmes. Il voulait partir enfin. Son rendez-vous avec l’Éternité lui semblait désormais indispensable. Un souffle sécha instantanément ses pleurs. Il était sûr d’avoir senti un baiser sur son front. « Je suis à moins d’un millimètre de toi, mon petit », avait dit sa mère. « Repose-toi un peu. Après, tu pourras repartir. »
*
Aphorien s’était endormi sur le parquet, couché sur le côté. Son esprit s’était perdu dans un rêve étrange. Sa mère était près de lui et le berçait. Elle n’avait pas changé ni lui non plus. C’est-à-dire qu’ils avaient tous le même âge et que la vieillesse ne voulait rien dire. Le rêve était une lanterne magique colorée, dynamique, où se croisaient des milliards d’images. Il n’y avait plus de décor, plus de cadre, plus de verticale ni d’horizontale. Le photographe avait de longues moustaches vertes et le lapin bleu promenait Aphorien au pays des merveilles. Il tomba une pluie de châtaignes blanches, à manger avant qu’elles ne fondent. Il pensa que la mort venait et qu’elle était belle. Il entendit son père et son frère l’appeler. Le phare des Inizan jetait des éclats bleutés sur l’écume neigeuse tombée des cerisiers. Son esprit avait un instant quitté sa maison pour un autre voyage. Le temps lui était compté désormais. Il comprit alors ce qu’était l’amour et il n’eut qu’une envie : y rester. Mais il ne put prendre la main qui se tendait vers lui. Les doigts qui se fermèrent sur les siens n’eurent soudain plus de force.
« Bientôt, mon petit, bientôt… », souffla une dernière fois la voix maternelle.
Le plancher était rude, la lumière blafarde. Aphorien avait achevé son voyage. Il savait dorénavant qu’il franchirait bientôt ce millimètre indéfinissable qui le séparait de sa famille. Mais il avait encore une mission sacrée à accomplir.
Son réveil fut difficile. Brisé par la douleur, il gisait sur le flanc. Pour la première fois de sa vie, il sentait que son moral était touché.
Il se tint à la rampe pour descendre et s’écroula sur le lit. D’un dernier geste, il dégagea le cliquet de la longue gaine de vieux cuir noir puis poussa un cri de douleur. Le lumbago lui tenaillait les reins. Il se reprit une chique d’herbes à tisane.
*
La pendule sonnait huit heures quand il se réveilla. Son dos était encore un peu ankylosé et il pensa à la recette de sa mère avec émotion. Il se remémorait les massages, certes brutaux, mais efficaces de Barbe qui était également la meilleure poseuse de ventouses de la région.
Aphorien se leva doucement. Il ferma les volets, vérifia la serrure, réchauffa un reste de bouillon et but un demi-verre de vin. Il n’était plus temps de dormir. La nuit allait être longue. Il prit un cahier et de quoi écrire. Il s’assit à la table, ouvrit la boîte de cuir puis déplia ses feuilles. Il resterait ainsi jusqu’à minuit sonnant, avant de s’allonger sur le lit. Là, les yeux fixés sur la porte, il attendrait jusqu’à l’aube avant de se laisser enfin aller.
Son regard fit longuement le tour de la pièce. Il tendit l’oreille et écouta les souffles du vent sur le Ster. Une pensée lui traversa l’esprit : une fois allongé, il ne pouvait plus se lever pour se défendre.
*