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C’est l’été à l’île de Ré, le festival de musique classique offrira aux amateurs de merveilleux moments d’émotion. Pourtant, plusieurs fausses notes viendront assombrir cette partition : une violoniste touchante et surdouée est paralysée par un mal mystérieux, un soliste shooté à la cocaïne se rend coupable d’une tentative de viol. Les concerts seront fabuleux, un tendre amour naîtra, mais l’avant et l’après-festival auront des tonalités bien différentes.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Catherine Neykov, auteure de plusieurs ouvrages dont "Pour l’amour d’Olivia" et "La Disparue", fréquente les concerts du festival Musique en Ré depuis de nombreuses années. Émue par le talent et l’énergie des jeunes musiciens de l’orchestre, elle décide de leur consacrer un livre avec la collaboration d’Alexis Galpérine, professeur de violon au Conservatoire national. Voici "Sinfonietta en ré majeur", un roman musical sensible et ensoleillé.
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Seitenzahl: 219
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Catherine Neykov
Sinfonietta en ré majeur
© Lys Bleu Éditions – Catherine Neykov
ISBN : 979-10-422-3052-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Avec le concours d’Alexis Galpérine,
professeur de violon au Conservatoire national supérieur de musique de Paris
Prélude
Allegretto
Colombe entra discrètement dans la salle et s’avança vers nous d’un pas mesuré et précis de danseuse. Sa main gracieuse tenait fermement le violon par le haut du manche. Elle prit position, le visage recueilli, l’instrument niché au creux du cou, et le silence s’établit aussitôt, comme s’il émanait de la jeune artiste une exigence spéciale d’attention et de respect.
Nous avions déjà écouté plusieurs jeunes musiciens passer cette audition. Prélude à l’académie d’orchestre du festival d’été « Musique en Ré », elle avait pour but de former deux pupitres : les violons « un » et « deux ». Tous les candidats exécutaient les mêmes mesures de la symphonie pastorale de Beethoven et du concerto pour violoncelle de Schumann.
— Bonjour, dit Rachel, bienveillante, tu t’appelles ?
— Colombe Arnaud.
La jeune fille salue d’un sourire déférent la célèbre soliste.
— Tu nous viens d’où ?
La question fait référence au parcours de l’étudiante qui, comme les autres, arrive d’un des conservatoires supérieurs : Paris, Lyon, Bruxelles ou Lausanne.
— Troisième année, CNSM Paris.
— Et avant ?
— Saint-Maur.
— On t’écoute dans Beethoven.
Colombe commence à jouer. À force d’entendre répéter les mêmes traits d’orchestre, mon oreille de simple mélomane s’est un peu émoussée, elle ne distingue plus bien les différences. Pourtant, je perçois immédiatement dans cette interprétation une fulgurance, une envolée, un lyrisme cohérent et expressif, qui me touche au cœur. Cela tranche sur bien des grincements et approximations.
La jeune fille doit avoir vingt ans. Tenue de vacances banale : un t-shirt délavé sur un short et une paire de sandales. Le visage régulier ne manque pas de charme : yeux noisette en amande, cheveux châtains mi-longs et des joues pleines, enfantines. Bien campée sur ses jambes, elle fait glisser l’archet sur les cordes avec des gestes enveloppants, câlins et sûrs, comme on caresse un être cher. Je suis étonnée par le contraste entre l’expressivité de son jeu et sa réserve quand je suis allée la chercher à la gare tout à l’heure. Son silence inquiet en voiture, la boîte à violon posée sur les genoux, les mains croisées dessus, la nuque raide, comme une détenue dans un fourgon cellulaire. Les trois autres jeunes, à l’arrière, avaient rangé leurs instruments dans le coffre et bavardaient allègrement.
— Bien, dit Rachel, maintenant Schumann.
Colombe exécute les seconds traits avec la même ardeur et une aussi rigoureuse perfection technique. Un sourire involontaire des lèvres légèrement écartées laisse deviner une joie intense de jouer. Le jury écoute avec une bienveillance encourageante et une attention aiguë. Il y a là Rachel Caron, violon solo de l’Orchestre de Paris, Lucas Merlin, directeur artistique du festival, et Gustavo Diaz, un professeur que j’héberge chez moi et qui m’a invitée à cette séance. Ce n’est pas vraiment ma place, mais j’y trouve un intérêt puissant et un plaisir teinté de voyeurisme qui ont vite eu raison de mes scrupules.
— Excellent, conclut Rachel, on voit que tu as travaillé. Est-ce que tu as des souhaits particuliers ? Violons un, violons deux…
— Violons deux, ça ira très bien.
— Tu es sûre ? Moi je te prendrais bien dans les violons un et même chef d’attaque des violons un.
Les violons « un » sont très convoités. Dans l’orchestre, ils jouent la partie la plus haute et chantante alors que les « deux » sont souvent relégués au rôle d’accompagnement, un bourdon qui met en valeur la mélodie brillante des premiers.
— Je suis la personne qui est venue pour dépanner, dit Colombe. On m’a appelée il y a une semaine, je suis là pour rendre service.
— C’est moi qui t’ai téléphoné, répond Lucas. Bienvenue Colombe ! Et merci.
Il explique :
— Un violoniste s’est dédit à la dernière minute et ceux de la liste d’attente avaient des engagements. J’ai fait signe à tous les gens qu’on m’a recommandés et Colombe a bien voulu accepter. Encore merci. Mais ce n’est pas parce que tu dépannes que tu dois forcément te mettre en retrait…
— Non, non, violons deux, ça me va tout à fait.
— Bien, soupire Rachel, après un silence, on note. Tu appelles le suivant ?
L’audition continue. Les étudiants donnent un échantillon de leur talent et expriment leurs motivations : travailler l’instrument, profiter de vacances intéressantes, faire des rencontres… Je reconnais Jonas, convoyé en même temps que Colombe, un habitué de l’académie, très technique, et qui lui se voit bien assumer des responsabilités.
La longue discussion qui suit passe en revue l’ensemble des candidats. Rachel, prestigieuse tutrice des violons un, critique sans ménagement les médiocres : « Il ne s’est pas assez préparé » ou « Celle-là, j’ai vu tout de suite qu’elle n’avait aucun talent ». Ils sont aussitôt expédiés dans les violons deux qui prennent des allures de poubelle. Gustavo les accepte sans commentaires, avec une bonhomie tranquille. Le cas de Colombe fait débat :
— Elle est intimidée ou quoi ? demande Rachel. Cette fille est la plus douée de tous ceux qu’on a entendus. C’est la seule qui propose quelque chose. Il faut la pousser un peu. Ça lui passera…
— Mais, rétorque Gustavo avec un sourire débonnaire, moi aussi j’ai besoin de bons éléments ! Je prends Colombe en violons deux.
L’audition terminée, les soixante-dix musiciens qui vont former l’orchestre se rassemblent dans la cour pour le repas du soir. Ménard, le président du festival, improvise un discours pour rappeler l’ampleur du défi. Au cours de ce stage intensif de trois semaines, dans l’académie la plus exigeante de France, l’ensemble devra donner six concerts symphoniques et un opéra. Ces manifestations très attendues vont constituer les temps forts du festival qui, en alternance, proposera du jazz et de la musique de chambre. Quarante professeurs et solistes ont été invités, dont le célébrissime Mathias Wolff. Tout le public de l’île de Ré viendra l’entendre, et aussi celui de La Rochelle, il va falloir que l’orchestre se montre à la hauteur.
***
— Il me semble que j’ai déjà entendu parler de cette petite Colombe, me dit Gustavo comme, après le dîner, nous bavardons sur la terrasse en buvant quelques verres de limoncello.
Mon pensionnaire est un homme de mon âge, la cinquantaine, de taille moyenne et de large carrure, avec des cheveux mi-longs d’artiste, des yeux bruns sagaces et une forte moustache argentée. Son accent chantant lui vient de sa jeunesse en Argentine. Professeur de violon à la Schola Cantorum de Paris, il est surtout connu comme l’un des fondateurs du quatuor Saint-Saëns, très apprécié pour ses interprétations du répertoire français du 20e siècle.
En cette mi-juillet, il fait encore grand jour au jardin. La lumière oblique du couchant avive l’ocre des murs de pierre, accentue le contraste avec le bleu profond du ciel, le vert mat des romarins et le carmin des belles-de-nuit.
— Elle est passée très rapidement sur son cursus, reprend mon invité. Laure, est-ce que vous avez Internet ici ?
— Oui…
Je reviens avec un ordinateur portable et nous nous penchons ensemble sur l’écran avec curiosité. Très vite, le nom de Colombe Arnaud tapé sur un moteur de recherche fait apparaître la vidéo d’une petite fille de dix ans, en robe blanche, qui interprète la Méditation de Thaïs de Massenet. Bouleversant. Derrière le sérieux enfantin, je retrouve la fougue de la musicienne, la pureté du son, la finesse des nuances. Au-delà de la virtuosité, ce qui me stupéfie c’est la sensibilité, l’émotion intense et juste. Comme si en ce jeune âge, elle savait déjà tout de la vie, l’amour, la mort.
— C’est ça, constate Gustavo, elle a un passé d’enfant prodige.
Il m’explique :
— Pour jouer comme ça, elle a dû commencer le violon avant quatre ans, et elle était vraiment douée !
— Si tôt !
— Tous les violonistes professionnels ont débuté vers cet âge. Après, ça devient difficile.
Le système nous dirige ensuite sur une association de médecins musiciens. On y voit Pascal Arnaud et sa fille Colombe, alors âgée de dix-sept ans, interpréter avec panache le concerto pour deux violons de Jean Sébastien Bach. Ce médecin du travail et violoniste amateur est mort quelques semaines plus tard, juste après que son enfant ait été admise au conservatoire national. Il faisait partie des victimes du vol AE 758 qui s’est crashé en Méditerranée. De poignants témoignages rendent hommage à son engagement pour la prévention des maladies professionnelles.
La mention de ce décès se retrouve avec de touchantes condoléances sur un blog, « Fans de Colombe », tenu par des anciens du conservatoire de Saint-Maur. Des mains admiratives y ont consigné les étapes de son parcours : un prestigieux premier prix à douze ans au concours Chaumont-Duruel, une audition de fin d’études triomphante dans le concerto de Mendelssohn, l’entrée au conservatoire supérieur « première nommée » dans la classe de Nicolas Renouard. Suit l’annonce de prestations effectuées comme remplaçante, notamment pour l’Opéra de Paris.
— C’est une bonne façon de gagner sa vie, fait observer Gustavo, les titulaires de l’Opéra s’absentent souvent…
Le blog cesse de publier au milieu de la troisième année de licence, il y a de cela maintenant plus de six mois. Les autres sites ne nous en apprennent pas davantage. Gustavo repousse l’ordinateur et finit son verre en réfléchissant.
— Cette fille a le potentiel d’une grande soliste, reprend-il. Au Conservatoire national, on en voit une comme ça tous les quatre ans. Qu’est-ce qu’elle est venue faire à ce stage d’orchestre pour débutants ? Comment se fait-il qu’elle ait été encore disponible il y a une semaine ? Je ne crois pas à l’altruisme affiché… Enfin, si, j’y crois. Mais il y a autre chose…
Il n’en dit pas plus, visiblement, il a son idée. Nous restons un moment silencieux, à respirer les parfums d’humus tiède et de fleurs épuisées qui montent du jardin dans la quiétude du soir. Le soleil se couche derrière les ruines de l’ancien clocher de l’église, déployant une palette impressionnante de reflets cuivrés sur le bleu gris des nuages. Demain, les répétitions commencent.
Concertino
Animato
Pour la première matinée de répétition, les musiciens se rassemblent par pupitre : violons un et deux, violoncelles, flûtes, hautbois… chacun avec son tuteur, professeur de conservatoire ou soliste connu d’un orchestre national. La perspective de s’exercer avec des instrumentistes célèbres qu’ils admirent et rêvent d’égaler, a puissamment motivé les élèves à s’inscrire. Les séances ont lieu dans la salle des fêtes de Saint-Martin, dite « Vauban », et à l’école attenante. L’ensemble, avec sa cour ombragée de tilleuls, va constituer pour trois semaines l’espace de vie et de travail de l’orchestre, sa base arrière, son domaine réservé.
Gustavo m’a invitée à assister à la « partielle », comme il dit, de ses violons deux. Du fond de la salle de classe aux murs blancs et nus, j’observe avec curiosité ces douze garçons et filles, à peine majeurs et déjà professionnels. Assis sur des chaises d’écoliers aux tubulures jaune vif, le dos droit ne touchant pas le dossier, l’instrument bien calé sur l’épaule, ils travaillent en binôme et se partagent une partition pour deux. Elles leur ont été envoyées à l’avance, ils sont supposés les avoir étudiées. Calme et appliquée, Colombe fait glisser l’archet avec aisance, inclinant parfois délicatement la tête, comme pour mieux écouter l’instrument.
Gustavo fait exécuter le premier mouvement de la neuvième symphonie de Schubert. Partition en main, un large sourire aux lèvres, il bat énergiquement la mesure avec un stylo. Sa chevelure argentée se balance en rythme, mais les musiciens, tout occupés à déchiffrer leurs cahiers, ne le regardent guère. Concentrés dans l’effort, l’oreille tendue, les doigts agiles et précis glissants sur les manches, ils manient les archets sur les cordes avec la ténacité et la rigueur mécanique des artisans qui scient, liment, usinent, rabotent. Le son obtenu me paraît parfait : chaud, nuancé, tous les instruments bien ensemble. Gustavo doit partager mon avis puisqu’il s’exclame, encourageant :
— Bravo ! Très bien !
Et il ajoute :
— On va juste revoir quelques passages… À la quarante-trois…
Les violonistes ne font aucun commentaire. Seul se fait entendre le froissement des pages qu’ils tournent pour revenir au numéro de la mesure.
— Il y a écrit « sotto voce ». Ça veut dire à voix basse, à petite voix. On reprend !
Le groupe rejoue l’extrait.
— Encore une fois !
Ils s’exécutent une seconde fois, puis une troisième, jusqu’à ce que le professeur, satisfait, annonce :
— Très bien ! À la cinquante-deux, maintenant, legato, chanté…
À chaque correction, beaucoup plus nombreuses que je ne l’aurais imaginé, les jeunes, encouragés par les compliments, retravaillent docilement et consignent les notes sur leurs partitions. Plus tard, le chef d’orchestre leur donnera de nouvelles indications si bien qu’à la fin, les pages seront toutes surchargées de gribouillis.
— Bravo ! C’est pas mal ! Il y a mieux, mais c’est pas mal. Encore une fois !
Gustavo sort son violon et joue un passage en précisant les coups d’archet :
— À la soixante-sept : Tire, tire, pousse ! Et à la soixante-dix-huit : Pousse, tire, pousse…
Les exécutants l’imitent sans discuter, les mains souples, le torse tendu. Sous les chaises, les pieds nus ont déserté les sandales et battent la mesure.
— Très bien, ça va être magnifique ! On le refait : dans le tempo et bien ensemble !
Ils le refont.
— C’était super, mais vous pouvez jouer plus fort !
J’observe Colombe. Bonne élève que l’exigence stimule, elle semble intégrer tout cela très vite.
Le groupe aborde ensuite les deuxième et troisième mouvements et les retravaille point par point. Un bataillon qui sans discuter suit son chef. Qui en assimile la logique et l’applique dans une recherche opiniâtre de perfection. Gustavo n’émet aucune remarque personnelle, il encourage, explique et bat la mesure. Sous son autorité, au fil de séances parfois épuisantes, après d’innombrables coups d’archet tirés et poussés ensemble du même mouvement, ces douze individus, qui avant-hier encore ne se connaissaient pas, vont constituer un bloc uni, soudé et solidaire. Il en ira de même des autres pupitres, violoncelles, bois, trompettes, qui resteront le plus souvent entre eux et que l’on retrouvera groupés aux repas, soirées, sorties.
Avec l’heure qui avance, de discrets soupirs se font entendre, les visages se crispent, on transpire malgré la fenêtre ouverte tandis que les archets obstinément vont et viennent et raclent les cordes. Et la musique s’élève, si séduisante que l’auditeur charmé en oublie l’effort par lequel elle a été produite. Quand le maître annonce la fin de la séance, les jeunes se dispersent dans la cour comme des collégiens en récréation.
— Ils ne vous regardent pas beaucoup, dis-je à Gustavo. Ils ont les yeux fixés sur la partition.
Il rit :
— C’est parce qu’ils n’ont pas assez travaillé.
***
Dans la cour, les soixante-dix musiciens enfin libérés occupent par petits groupes le vaste espace ensoleillé. Certains restent debout, d’autres se sont assis à des tables ou par terre, à bavarder, rire et fumer des cigarettes. Ensemble homogène : des garçons et des filles en part égale, de dix-huit à vingt-cinq ans, vêtus pour la plupart de shorts et maillots, parfois fantaisie, souvent usagés. Quelques coquettes ont risqué une jupe ample, un bustier de dentelles, une fleur dans les cheveux. Je cherche des yeux les retardataires que je suis allée accueillir la veille à la gare de La Rochelle et que j’ai installés dans le dernier bungalow libre du camping municipal, deux violonistes : Colombe et Jonas, Basile avec son hautbois, Agathe et son cor.
J’avais imaginé leur faire un petit topo touristique sur ce que le trajet permettait d’apercevoir de l’île, les voûtes gothiques en ruine de l’abbaye des Châteliers, les remparts de Saint-Martin, le pénitencier, austère forteresse d’où les forçats partaient autrefois pour le bagne. Jonas, me coupant la parole, ne m’en a pas laissé le loisir, il venait pour la troisième fois et savait ce qui importe : les soirées, la bière, l’alcool, les jeux. Sur le siège avant, Colombe restait en retrait, mais à l’arrière, ces perspectives de fête avaient lancé la conversation qui roulait sur les concours, les professeurs, l’injustice des jurys d’examen et le coût prohibitif des instruments. Dans le bungalow qui leur était attribué, résidait déjà Léopold, un violoncelliste plus âgé qui s’était adjugé la chambre parentale et une bonne partie de l’espace commun. Personne n’y trouva à redire. Les filles se partageraient une des chambres d’enfant, les garçons l’autre.
En cette pause du matin, j’aperçois d’abord Basile qui bavarde en riant au centre d’un groupe animé. La veille, ce grand brun aux cheveux bouclés s’est présenté sous le nom de Cassin, patronyme d’un pianiste célèbre. J’avais risqué un :
— Vous êtes parent avec Bernard Cassin ?
— C’est mon père.
— Il y a aussi un violoncelliste, Régis Cassin…
— Celui-là, c’est mon grand-père !
Le garçon est issu d’une vaste dynastie de musiciens. Ses parents, grands-parents, oncles et tantes, sont tous professionnels, comme lui-même et ses sœurs vont le devenir. Gros travailleur, modeste et inspiré, il fait ici un peu figure d’aristocrate.
Jonas fume, solitaire, vautré au soleil sur les marches du perron. Sur son cou, comme une médaille, de la grosseur d’une pièce de monnaie, la marque rouge indélébile laissée par le contact appuyé du violon pendant les longues heures d’exercice. Un stigmate douloureux à voir et qu’ils sont quelques-uns à porter, comme un sceau, le symbole d’une appartenance imprimé sur le corps.
Agathe, la corniste, vient me saluer. C’est une jeune fille de petite taille, fraîche, un peu ronde et d’humeur joyeuse, qui secoue allègrement des cheveux roux frisés et des boucles d’oreille fantaisie. Ses trois collègues garçons l’entourent de près et semblent la choyer comme leur mascotte. Comme je demande si tout se passe bien, elle acquiesce, mais regrette de ne pas être logée avec les cuivres, au « presbytère ». Les dortoirs très convoités du bâtiment paroissial étaient déjà complets à son arrivée. C’est dans sa grande salle et son jardin clos, aux murs épais, que vont avoir lieu les fameuses soirées.
Je cherche Colombe et finis par l’apercevoir, seule à l’ombre d’un tilleul, l’oreille collée au téléphone. Les yeux baissés, l’air contrarié, elle écoute en marchant de long en large à petits pas, elle doit se tenir là depuis longtemps. Parfois, elle se redresse, répond brièvement comme si elle tentait de discuter, ou bien soupire et secoue négativement la tête.
***
Ce soir-là allait avoir lieu l’ouverture officielle du festival. Le président, Hubert Ménard, nous a convoqués chez lui pour une ultime mise au point. L’orchestre commence seulement à répéter, les premières soirées seront consacrées à la musique de chambre. Pour l’inauguration, l’ensemble Cymbalis doit donner des sonates pour flûte de Mozart à l’église de Rivedoux. À midi, les instrumentistes ne sont pas encore arrivés et notre hôte, nerveux, nous accueille sans lâcher son téléphone.
Promoteur immobilier et propriétaire de plusieurs campings, Ménard a repris deux ans plus tôt la direction de la manifestation. Passionné de musique et père d’une future pianiste, il a succédé à David Kremer qui pendant quinze ans a gouverné le festival avec enthousiasme et exigence. Une crise cardiaque a emporté ce grand anxieux en plein concert. On le regrette encore. Le nouveau patron a rationalisé l’organisation. Kremer dépensait sans compter, Ménard ne perd pas de vue le compte de résultat. Les choix artistiques sont restés du ressort de Rachel et Lucas, mais une révision drastique a sévi au niveau des coûts. Kremer recrutait des chauffeurs, cuisiniers, stagiaires. Une hospitalité sans limites régnait dans sa propriété de mécène : salles de travail, libre usage de sa piscine, petits plats bios préparés sur place. À présent, chacun est logé au moindre coût, les transports sont assurés par les bénévoles et les repas viennent de chez Sodexo.
Ménard habite Les Portes, un village sélect situé à l’extrémité de l’île, repère de célébrités dont le nom se murmure en confidence dans les salons. Sa demeure californienne, en bordure de plage, présente un archétype de la résidence chic et branchée. Dans le jardin paysagé, où brille une piscine d’un turquoise éclatant, les oliviers, agapanthes et lauriers-roses s’épanouissent dans un dégradé de verts subtil et très étudié. Notre hôte nous introduit dans une salle de réception vaste et climatisée dont le décor minimaliste met en valeur statuettes modernes et tableaux abstraits. C’est un homme dans la cinquantaine, grand, brun, les tempes grises et le nez aquilin, toujours impeccablement vêtu d’une chemise de lin blanc, et dont on ne sait jamais s’il plaisante ou s’il est sérieux. Nous sommes là une dizaine de bénévoles, quelques techniciens et Lucas, seul musicien mandaté pour parler au nom de tous. En retrait, à son bureau, le visage indéchiffrable derrière des lunettes fumées, Lucile, l’épouse du dirigeant, prend des notes.
Quand nous sommes tous installés sur les canapés de cuir fauve et pourvus d’un verre de pineau, le président lève le sien et, avec le sourire du loup qui s’apprête à croquer le petit chaperon rouge, déclare :
— Lucas et moi avons une immense nouvelle à vous annoncer. Suite à une annulation, Mathias Wolff est disponible dès le vingt-deux juillet. Il viendra passer une semaine de vacances ici à nos frais. En contrepartie, il donnera un récital le vingt-sept et une master class publique le vingt-huit. Et bien sûr, le concert de clôture, le deux août. Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ?
Mathias Wolff pour trois soirées ! La vedette internationale, un des dix plus grands violonistes vivants ! Cette fois-ci, à coup sûr, on va remplir les salles et même refuser du monde. Il va y avoir des embouteillages sur le pont ! Nous applaudissons d’enthousiasme.
— Et toi, Lucas, qu’est-ce que tu en penses ? Tu n’as pas l’air emballé…
Le directeur artistique reste immobile, pensif et carré dans son fauteuil comme un ours dans sa tanière. C’est un chef d’orchestre dans la trentaine, précocement chauve, dont le physique massif de paysan contraste avec une finesse musicale exceptionnelle et une culture encyclopédique.
— Je sais seulement qu’il ne faudra pas compter sur l’orchestre le vingt-sept, répond-il calmement. Il joue Pierre et le loup pour les enfants à dix-huit heures. Je ne vais pas lui mettre davantage la pression.
— On n’en aura pas besoin, ce sera un récital violon et piano. Mathias Wolff vient avec son pianiste, César Charpentier. Tu le connais ?
— Non, mais tu sais ce que dit le proverbe : « Secouez un arbre, il tombera des pianistes. Et ils sont tous bons ! » Tu as pu savoir pourquoi le concert de Mathias a été annulé ?
— Non et je m’en fiche. À la vérité, je n’ai pas essayé.
Nous nous en fichons avec lui, trop excités de l’aubaine, et demandons le programme. Ménard jubile :
— Le vingt-quatrième caprice de Paganini, la Chaconne de Bach et des sonates de Beethoven, ce n’est pas complètement finalisé.
Un régal, nous manquons de superlatifs pour exprimer notre contentement.
Comme Lucas se tient toujours en retrait, Ménard insiste :
— Dis-nous franchement ce que tu penses !
— Je me suis renseigné sur cette annulation. Tout le monde reste très discret. Apparemment, il y a eu un sérieux conflit entre Mathias et les organisateurs… Personne n’accepte de parler, mais on connaît notre vedette. C’est un génie, je te l’accorde. C’est aussi un gros fêtard, qui boit beaucoup, qui touche à la cocaïne, qui a cassé plusieurs voitures de sport. Si on l’a avec nous pendant une semaine, il va falloir le gérer…
— J’ai tout prévu. Mon beau-frère nous prête sa maison à Loix, complètement à l’écart de l’académie. Ils seront entre amis, une dizaine, je crois, dans une grande propriété avec piscine, en dehors du village. Il pourra faire du tapage nocturne autant qu’il veut, personne ne va appeler les gendarmes.
Sur quoi, revenant au concert du soir, il nous donne ses dernières instructions : Arriver une heure à l’avance, réserver les deux premiers rangs pour les personnalités, canaliser la file d’attente, distribuer des programmes uniquement aux spectateurs qui ont payé, et un seul pour deux personnes, les photocopies coûtent cher.
Divertimento
Grazioso
C’était la première année qu’à la demande de Ménard je m’impliquais autant dans le festival. Le président m’avait donné rendez-vous en janvier dernier aux Colonnes, seul café ouvert sur le port en cette morte-saison. Une brume épaisse et persistante enveloppait l’île, un nuage glacé qui collait à la peau comme un vêtement humide. On n’y voyait pas à cinq mètres. À peine distinguait-on, surgissant à l’improviste de la grisaille, les silhouettes des passants, furtives comme des fantômes. Nous revenions de l’enterrement de Mathilde, une bénévole très aimée. Sa voiture avait dérapé dans le brouillard sur la route de La Couarde.