Suivre l'étoile - Floriane Gérardin - E-Book

Suivre l'étoile E-Book

Floriane Gérardin

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Beschreibung

Mis à l’épreuve par la vie, neuf femmes et hommes se croisent, se rencontrent ou s'accompagnent dans ce récit. Quels choix feront-ils pour avancer sur la voie de la sublimation ? Sur quelles ressources s’appuieront-ils pour transformer des obstacles en tremplins ? Créativité, lien à la nature, spiritualités, acceptation et pardon sont au cœur de leurs parcours.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Enseignante, formée à la psychanalyse et ouverte aux spiritualités, Floriane Gérardin explore des univers empreints de questionnements partagés par le plus grand nombre. Suivre l’étoile est son troisième livre après À ma place, paru en 2016 et Je t’ai revue et j’ai retrouvé le chemin de ma vie, paru en 2020.

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Floriane Gérardin

Suivre l’étoile

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Floriane Gérardin

ISBN : 979-10-422-1922-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 - 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Telle est ma quête

Suivre l’étoile

Jacques Brel

Qu’il me soit donné de penser

Que parmi les étoiles,

Il en est une qui guide ma vie

À travers les ténèbres de l’inconnu.

Rabindranath Tagore

Préface

L’écriture

Écrire est un acte de foi…

L’écriture en a tous les attributs.

Celle ou celui qui écrit se livre. Il se livre à cœur ouvert. Il va chercher en lui ce qui n’est parfois qu’une matière informe. Un peu comme cette boue qui se trouve dans la chrysalide lorsque la chenille entreprend son chemin vers le papillon. Dans l’intimité sombre de la chrysalide, elle n’est qu’une chose indéfinissable et sombre, de la boue.

Et pourtant, lorsqu’on analyse cette boue, on trouve ce que l’on appelle des « cellules imaginales » qui portent en elles tout ce qui sera plus tard, en pleine lumière, un papillon.

À nous qui ne voyons que la chenille ou le papillon, comment penser qu’entre les deux il y ait cette étape ?

L’écrivant, avant d’être possiblement reconnu par des lecteurs comme « écrivain », croit aussi que, par les mots, il transformera la chenille en papillon. Il espère qu’après avoir longtemps rampé, lentement, il pourra faire voler des mots et ainsi s’élever.

Aucun acte de foi ne s’accompagne pas de doute. « Je doute donc je crois » disais-je il y a peu à qui m’interrogeait sur mon espérance. Le doute est fertile, le doute est le signe d’une pensée en exercice, qui se confronte à elle-même, au temps, aux autres.

Celle ou celui qui écrit prend le risque d’abord de la rencontre avec lui-même avant, éventuellement, très rarement, que n’advienne la rencontre avec d’autres.

Et la rencontre avec soi est parfois cruelle. Y a-t-il quelqu’un derrière la porte que l’on pousse ? Ou, plus précisément, y a-t-il quelqu’un derrière la porte qui est derrière la porte, elle-même derrière la porte, qui donne sur un escalier menant à une autre porte d’un grenier ou d’une cave où se trouve, tapie dans l’ombre, la source des mots justes, sincères, parfois cruels, intransigeants, bouleversants, aimants ?

On a d’abord à se dire à soi-même avant de se dire au monde.

Celle ou celui qui écrit, porte en lui une espérance. Il croit encore que l’on peut changer le monde. En tout cas un monde, celui qui est là, pas loin de nous, à portée de mots, dans la ruelle d’à côté…

Les mots s’échappent quand ils deviennent un livre. Ils s’échappent comme les enfants s’échappent un jour de la maison pour vivre leur vie, aller à la rencontre d’autres lieux, d’autres visages, d’autres mots… À suivre leur propre étoile.

Ainsi, Floriane Gérardin s’est livrée avant que ses mots deviennent livre. Désormais ils sont papillons.

J’espère qu’ils se poseront entre vos mains, devant vos yeux.

Éric de Kermel

Estelle

Guérir une part de soi

En équilibre au-dessus de la baignoire, un pied posé sur chaque bord, en chaussettes, je veille à ne pas perdre l’équilibre et à ne pas glisser. Le pinceau dans une main, l’autre appuyée sur le mur, je lève le regard vers le plafond incliné et reproduis le même geste, poursuivant la ligne de l’angle du mur. La couleur s’étale devant mes yeux.

La colère ne me lâche pas. Je bous intérieurement depuis des heures. Rumine sans cesse les non-dits et son acte. Habituels. Il me prend pour une conne. Il me prend vraiment pour une conne. Il n’y a pas d’autre mot. Et soudain, je me vois sur cette baignoire, le pinceau à la main, et je me demande ce que je fais là. Une lucidité évidente et soudaine me saisit. Ici n’est pas ma place. Cette vie n’est pas celle que je veux. Cet homme n’est pas celui avec qui je veux vivre. La coupe est pleine. Il a choisi d’aller rendre service à cette autre, encore, au lieu de s’occuper de la peinture de la chambre de notre enfant. Il se moque de nous, de notre foyer, de sa fille et de moi. Malgré tous les changements intervenus dans sa vie, dans les nôtres respectives. Je me sens bafouée. Je n’en peux plus. Je ne veux plus !

J’ai terminé la première couche de peinture de la salle de bain depuis un moment. Il faut attendre qu’elle sèche maintenant. La suite, ce sera pour demain.

Alfred rentre épuisé de sa journée. Je suis assise sur le canapé. Je fixe la télé. Il s’approche. Je ne le regarde pas, ne lui dis pas un mot. Il se penche pour m’embrasser. Je détourne le visage.

— OK, sympa l’accueil, lâche-t-il avec dédain.

Je ne réagis toujours pas, les yeux tournés vers l’écran de télé. Je ne sais même pas ce qui y passe. Qu’importe. Il se dirige vers la cuisine, se sert un verre d’eau pétillante.

— Il n’y a rien à manger ?

J’hésite entre ignorer sa question et lui cracher à la figure. J’opte pour la première option. Il la répète, insistant. Je le regarde, immobile.

— J’ai déjà mangé avec Jade, tout à l’heure.

— Ça n’est pas ce que je demande. Où est mon repas ?

— Débrouille-toi pour ça.

Il repose son verre d’eau, un rictus au coin des lèvres. Son regard me toise. Il lâche :

— Merci beaucoup ! Je rentre, je suis fatigué de ma journée de travaux physiques, j’espérais un accueil plus agréable. Tu préfères faire la tête sans raison. Franchement, tu réagis vraiment comme une gamine.

Il monte les escaliers. Quelques instants plus tard, j’entends l’eau couler sous la douche. La pénombre s’installe. J’allume une lampe dans le salon. J’hésite : vais-je me coucher ou bien j’attends qu’il redescende ? Je suis tellement en colère, je ne pourrai pas dormir de toute façon.

Je vais plier et ranger du linge posé sur le lit de notre chambre. J’ai besoin d’occuper mes mains quelques minutes. Puis, je jette un œil à Jade, endormie dans son lit à barreaux, paisible, la respiration lente et bruyante. J’ai laissé la fenêtre et les volets entrouverts tout à l’heure, la soirée, à l’image de la journée, est particulièrement douce pour cette fin avril.

Alfred s’installe à table quand je reviens dans le salon. Il a changé le programme télé. Qu’importe, je ne regardais pas vraiment. Il mange sans me parler. Je me rassieds sur le canapé. Deux mètres nous séparent physiquement. Mais une telle distance existe désormais entre lui et moi.

— Je veux qu’on se sépare.

Les mots sont lâchés. Six mots clairs, nets, précis. Des mots qui disent la fin.

Je ne joue plus. Je ne joue plus le jeu pervers dans lequel je me suis perdue depuis trois ans. La partie est terminée. Je ne changerai pas d’avis, je le sais. Mon souhait de le quitter ne date pas d’hier, ni de cet après-midi. Ce qu’il s’est passé aujourd’hui est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Je ne suis pas dupe. Je sais que lui et moi ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Je sais qu’il n’y a pas d’amour entre nous. Y en a-t-il jamais eu ?

Nous nous sommes rencontrés et avons donné vie à Jade qui grandit magnifiquement. Nous étions deux étrangers l’un pour l’autre, amants occasionnels, quand elle a été conçue. Lorsque j’ai appris ma grossesse, j’ai choisi d’accueillir cette vie qui s’invitait. Il a tout tenté pour m’en dissuader, passant par des promesses illusoires « Si dans deux ans on est toujours ensemble, on pourra faire un enfant », le reproche « Tu ne peux pas me faire ça, tu ne penses qu’à toi », la menace « Je ne te laisserai pas ruiner ma vie ».

Je ne lui demandais rien. Il a fini par choisir de rester avec moi. Et bien des rebondissements plus tard, nous avons commencé à vivre ensemble.

Il m’avait séduite progressivement, usant de tout son charme, déballant nombre d’atouts de séduction, si souvent disponible, à l’écoute, posant mille questions pour mieux me connaître, proposant des moments ensemble, cherchant à savoir tous les détails de ma personnalité. J’ai aimé que quelqu’un s’intéresse autant à moi. C’était ma faille. Je me sentais si peu intéressante, si rarement l’objet d’attentions de la part d’un homme qui avait du vécu.

Il m’a eue. Je suis tombée dans le filet qu’il tendait.

Très vite, le piège s’est refermé. Si subtilement. Je ne m’en rendais pas compte. Ses remarques, ses critiques, étaient toujours formulées pour me rendre service.

Au cours de l’été où j’étais enceinte, un jour, il m’a suggéré de ne plus m’attacher les cheveux en queue de cheval, j’étais bien plus jolie les cheveux détachés. Il disait ça pour mon bien, dans mon intérêt, parce qu’il savait reconnaître ce qui était beau. Il avait du goût, lui, pas comme ma famille qui ne montrait aucune qualité dans ce domaine. Étrange argument.

Je ne me suis pas laissé faire : j’aimais m’attacher les cheveux en queue de cheval, ça m’allait comme à bien d’autres. Et que venaient faire les goûts ou le style des membres de ma famille dans l’affaire ? Et puis, en été, avec la chaleur, la queue de cheval ou le chignon sont bien pratiques !

Quelque temps après l’accouchement, alors que j’observais mon profil dans un miroir, j’ai dit que j’étais contente de voir que mon ventre avait bien diminué. Prendre du poids n’avait pas été simple à gérer pour moi lors de la grossesse. Sans ménagement, il a asséné : « Quand même ! On dirait que tu as un ventre de femme enceinte de six mois ».

J’ai fondu en larmes. Six mois ! Je me souvenais de mon ventre à six mois de grossesse, il était bien plus gros ! Sous couvert de me rassurer, il a ajouté : « C’est pas pour te blesser, mais c’est la vérité. Tu as encore beaucoup de ventre. Mais tu vas le perdre. Dans deux mois tu auras retrouvé ta taille normale, non ? J’espère. C’est dans ton intérêt que je dis ça. »

Deuxième claque ! Au lieu de m’apaiser, il rejetait de l’huile sur le feu, il remuait le couteau dans la plaie. Indélicat ? Sous des airs de bienveillance, il balançait ses vérités et injonctions. Ma fragilité post accouchement était une aubaine pour lui.

Quelques mois plus tard, mon père est décédé subitement. J’ai été plongée dans un tel désarroi que la porte était ouverte à tous les reproches : je ne pensais pas à lui ; je ne m’occupais plus assez de notre fille ; je pourrais sourire plus souvent, son frère m’avait trouvé bien distante et peu bavarde lors de notre séjour chez lui et sa famille (une semaine après le décès de mon père !) ; je pourrais faire un effort pour être plus jolie quand nous sortions ou recevions des gens à dîner ; et le sport, je devrais m’y remettre sérieusement, car je n’avais toujours pas retrouvé la ligne un an après la naissance de Jade ; ma sœur était bien gentille, il l’aimait beaucoup, mais elle passait un peu trop souvent chez nous à l’improviste ; ma famille était trop intrusive, on la voyait trop souvent, avais-je vraiment besoin d’aller chez ma mère tous les week-ends ou presque ? Et mes amies, Léa était étrange, vraiment perchée, Flora se la jouait trop intello et Lucie, on ne pouvait pas s’y fier, si souriante, ça cachait quelque chose, mais heureusement pour elle, elle était très jolie quand même…

En société, devant les autres, il était toujours charmant, serviable, disponible. Jamais avare de compliments ou de bons mots. S’il émettait des critiques ou remarques, il les qualifiait toujours de « justifiées » et se targuait sans cesse de savoir de quoi il parlait, se voulait constructif. Il disait les choses dans l’intérêt et pour le bien des autres, s’entourait des meilleurs avis de ses amis ou connaissances qui maîtrisaient leur sujet, étaient diplômés ou experts – à ses yeux – dans leurs domaines. Ses décisions étaient toujours les meilleures, même si ses choix le menaient le plus souvent à des échecs. Il se gorgeait de la gloire et de la réussite de son entourage, inconscient de ce que cela n’avait rien à voir avec lui.

Mes amies n’étaient pas dupes de son manège. Ni de mon mal-être. Je m’en plaignais souvent auprès d’elles. Elles m’écoutaient. Attentives. Bienveillantes. Elles questionnaient, essayant de n’être pas intrusives. Je percevais bien qu’elles voulaient m’aider à ouvrir les yeux. Ils n’étaient pas fermés. J’avais cependant du mal à mettre fin à ce qui se jouait. J’en voulais à Alfred de ne pas être celui qu’il avait prétendu être lors de notre rencontre, mais je m’en voulais surtout de m’être laissée berner. Il m’était également difficile de reconnaître et d’accepter que la vie de famille idéale constituée du couple, de notre fille, du chien, du chat, de la maison, du jardin, et des deux voitures garées dehors n’était pas faite pour moi. Je voulais cette image idyllique pour réalité. Une réalité qui craquait de plus en plus, une image qui se distordait irrémédiablement, mais à laquelle je m’accrochais quand même. Trop de choses avaient changé dans ma vie en très peu de temps, j’avais besoin de stabilité. J’étais trop fragile pour tout quitter. Pour le quitter.

Au début du mois de janvier, l’année précédant l’épisode de la salle de bain, un soir, je suis rentrée tard du travail et j’ai trouvé la propriétaire de la maison et son fils dans le salon, avec Alfred et notre fille qui, à cette heure-là, aurait dû avoir déjà pris son bain et mangé afin d’être bientôt couchée. La propriétaire et son fils, un gaillard d’une trentaine d’années, venaient réclamer sa part de loyer non réglée, comme depuis plusieurs mois, à Alfred. Nous payions chacun la moitié du loyer. Il réglait le plus souvent hors délai, en plusieurs fois… La propriétaire en avait assez. Elle avait ramené son fils pour impressionner Alfred.

Très dérangée par cette intrusion, j’ai pris Jade dans mes bras et l’ai rapidement emmenée vers la salle de bain. Quand je suis redescendue avec elle, affamée et épuisée, la propriétaire et son fils étaient partis. Alfred pestait contre eux qui ne faisaient aucun effort, selon lui, pour comprendre sa situation. Il payait le loyer chaque mois, même avec du retard. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire qu’elle n’ait pas son argent avant le dix du mois à chaque fois ? Elle n’avait pas de besoins ni d’impératifs. Quand on était propriétaire de deux maisons comme elle, on pouvait bien patienter un peu.

Alfred n’entendait pas que les autres aient des droits et lui des devoirs : payer son loyer à telle date, comme établi dans le contrat de bail. Ses difficultés financières grandissaient, son activité ne lui rapportait pas autant que ce qu’il espérait au regard du temps et de l’investissement qui étaient les siens. Son dernier projet novateur et révolutionnaire ne prenait pas.

Dans les mois qui avaient suivi la naissance de notre fille et mon aménagement avec lui, il m’avait demandé de l’argent pour renflouer son compte. Il me l’avait remboursé progressivement. Puis, il avait encore eu besoin d’argent, quelques milliers d’euros à nouveau.

J’avais d’abord refusé. Ses reproches avaient alors fusé : j’étais vraiment pas sympa ! Il me le demandait parce qu’il n’avait pas le choix. Promis, il allait tout me rembourser. De toute façon, je n’en faisais rien. Et puis, je pouvais bien faire ça. J’avais ma famille qui assurait derrière. Et cet argent que mon grand-père m’avait donné, autant qu’il serve à quelque chose d’utile. Ce qu’il faisait, c’était pour nous, pour notre famille, pour notre fille. C’était bien plus facile pour moi, je ne savais pas ce que c’était de galérer financièrement, j’avais toujours vécu dans une famille avec de l’argent, je n’avais jamais trimé comme lui, mon salaire tombait tranquillement sur mon compte à la fin du mois, à date fixe. Lui devait se battre chaque jour pour récolter un peu d’argent.

L’entreprise de culpabilisation avait fonctionné. J’avais cédé et lui avais encore prêté une somme importante. Je l’avais prévenu, c’était la dernière.

Il ne me l’a toujours pas remboursée.

Le lendemain de l’épisode avec la propriétaire et son fils, je décrochai mon téléphone et appelai le psychanalyste que l’on m’avait conseillé, pour prendre rendez-vous. Je perdais pied dans ma vie depuis le décès de mon père, croyais-je. J’avais besoin de retrouver un souffle de vie.

Un soir pluvieux du printemps suivant, rentrant d’un rendez-vous, je me garai dans la cour devant les bambous détrempés balancés par le fort vent de Sud accompagnant la pluie. Il faisait nuit. La lumière du salon au-dessus de la cave était éclairée. Je savais qu’Alfred et Jade s’y trouvaient. À cette heure, elle avait probablement terminé son repas et s’apprêtait à aller dormir. Je n’étais pas pressée de sortir de la voiture pour monter dans la maison. Mon cœur était lourd. Mon corps en coton. Pourtant quelque chose venait de se libérer. Une vérité perçait. Je quitterais Alfred. Je le savais. Je n’étais pas encore prête, mais ce jour viendrait. Au cours de la séance, le psy m’avait dit : « Vous le quitterez le jour où ce sera devenu insupportable. Si vous ne le quittez pas, c’est que ce n’est pas encore le moment pour vous. »

Il avait raison. Et son affirmation pourtant simple résonnait en moi. J’étais heureuse de l’avoir entendue, et triste de prendre conscience de cela. J’avais encore des choses à vivre, à traverser avec lui, à régler aussi, avant de quitter Alfred. Et je devais surtout me reconstruire, prendre soin de moi, au préalable.

Un an plus tard, nous y étions. Je venais de mettre en mots ce que je ressentais, grandissant depuis longtemps. Alfred a encaissé, en silence d’abord. Puis il a lancé :

— Tu veux qu’on se sépare ?

Le ton était empli de sarcasme. La rage contenue se lisait sur son visage. Les mâchoires serrées, le corps raidi, il me toisait. J’ai répondu « oui », le regard droit. Mon cœur battait à tout rompre. Je ne voulais rien laisser paraître. Posément, j’ai répété ce que je venais de lui annoncer. Une première fois, puis une autre encore. Je voulais ancrer ces mots dans l’espace qui nous contenait tous les deux. Qu’ils imprègnent les lieux.

— Réfléchis bien avant de dire des choses pareilles. Tu veux qu’on se sépare sur la base de quoi ? Pour ce qui s’est passé aujourd’hui ? T’es sérieuse ?! Grandis un peu Estelle !

— Justement sur la base de ce qui s’est passé aujourd’hui. Tu as fait un choix aujourd’hui. Tu m’as mise devant le fait accompli. Tu es parti et tu m’as laissée seule pour un projet qui concerne notre foyer. Je ne veux plus vivre avec toi. J’arrête là.

Il se leva et débarrassa ses couverts. Il prenait son temps. Quand il eût terminé d’essuyer la table, il s’approcha de moi, l’air menaçant. J’aurais dû me lever. Je ne pouvais plus désormais. Dominant, le visage à quelques millimètres du mien, il parla sans desserrer les mâchoires :

— Tu veux me quitter ? Vas-y. Je ne vais pas me battre. Mais je vais te dire une chose : tu vas le regretter ! Tu crois que ta vie sera meilleure sans moi ? Tu vas être malheureuse, je te le dis. Je te conseille de bien réfléchir avant de faire quelque chose qui va te gâcher la vie. Et pense à Jade. Tu vas détruire son équilibre. Et ta famille, tu crois quoi ? Qu’ils vont approuver ton choix ? Qu’est-ce qu’ils vont penser de toi ? Ton grand-père m’aime bien, tout le monde m’apprécie, ta sœur est mon amie, tu vas décevoir beaucoup de monde. Tu agis comme une gamine capricieuse. Bérengère, c’est une femme classe. Elle vaut vraiment mieux que toi. Voilà pourquoi on est amis depuis si longtemps. Et pourquoi je lui rends service parfois. Tu ne veux pas comprendre ça ? Tant pis pour toi. Mais juste une dernière chose : pour Jade, je te préviens, tu n’auras pas la garde exclusive ! C’est cinquante-cinquante.

Du grand Alfred. Tout mélangé, aucune cohérence, des menaces et une absence d’émotion réelle. Il ne me retenait pas. C’était parfait. Il me menaçait ? Pathétique. Il se mettait en avant, se valorisait ? Classique.

Il m’a fallu des mois, voire des années, pour sortir de son emprise. Pour quitter le schéma dans lequel je m’inscrivais avec lui. Mon travail analytique m’a permis, avec le temps, de saisir tout l’aspect manipulatoire insidieux dans lequel nous étions. Alfred n’a jamais eu de remords, n’a jamais cherché à se remettre avec moi. Il continue de m’en vouloir aujourd’hui encore. Il a perdu une proie qui a réussi à s’échapper.

Je ne me considère pas victime. Je sais qu’il faut être deux pour former un couple, que les névroses s’attirent et se complètent. Il n’est pas le seul à blâmer si tant est qu’il faille blâmer quelqu’un dans cette histoire. Il m’a pourri la vie, de nombreuses fois, et continue de le faire à l’occasion. Ses coups bas, ses entourloupes et ses vacheries sont réguliers. Narcissiquement défaillant, il blesse, attaque sournoisement. Il a su s’entourer. Son couple tordu, malsain et déséquilibré le conforte dans ses choix, le légitime – selon ses propres critères. Il s’appuie sur sa compagne, une femme froide et austère, dominante, qui semble avoir des comptes à régler avec la terre entière. Elle juge sans cesse, les gens et les situations. Elle seule sait. Elle seule a la vérité. Elle seule fait les bons choix, prend les bonnes décisions et agit de façon appropriée.

Jade me raconte leurs disputes incessantes, les cris, les claquements de porte. Ils ne dorment quasiment jamais ensemble, ont des projets qui divergent, mènent une vie de colocataires plutôt que de couple. Mais ils s’accordent sur une chose : dicter leur – mauvaise – loi, changer les plans quand ça leur chante, planifier sans me consulter et tenter d’imposer leur façon de voir les choses.

Alfred suit, approuve, valide et confirme ce qu’elle dit, soumis.

Il ne se repent jamais, ne s’excuse de rien, surtout pas. Longtemps, j’ai cru que je trouverais un moyen, une astuce pour contourner ses pièges, les bombes qu’il lâche l’air de rien, attendant que je réagisse et que ma réaction dégoupille la grenade. Parce que c’est toujours de ma faute. C’est toujours moi qui exagère, qui m’énerve, qui ne comprends pas. On ne peut pas parler avec moi ! Je ne l’écoute pas. Je complique sa vie. Je suis tordue, pas flexible et pas sympa avec lui.

Mais il n’est aucun positionnement qui fonctionne réellement. J’ai intégré, après des années, que le seul moyen de ne plus entrer dans ce jeu pervers est de guérir la part de moi qui résonne avec sa toxicité.

***

La pluie a rincé le paysage qui s’offre à mon regard encore ensommeillé. Le soleil n’est pas levé. Ce n’est pas rare désormais.

Entre réveils nocturnes, insomnies et réveils très matinaux, souvent avant l’aube, je prends mon parti de créer. L’état dans lequel je me trouve dans ces moments suspendus est difficilement descriptible. Celle qui jette sur le papier les couleurs qui s’impriment par ma main, trace des traits de peinture ou de feutres et pose des motifs sur la toile, est une autre. J’accueille, dans un état presque second, ce qui vient, s’invite et passe par moi. Je ne décide pas de tout. Je suis ouverte à l’inconnu, à l’imprévisible. Une idée se développe, peut se construire et puis soudain, prendre une nouvelle direction. Inattendue. Je la déroule, j’accepte qu’elle fasse son chemin. Bien souvent, elle m’emmène là où je n’avais pas prévu d’aller.

Par la peinture, quelque chose s’exprime, de plus direct, de plus spontané aussi.

J’ai commencé à créer durant le premier confinement. Un besoin, une nécessité, un moyen, d’abord, d’occuper les journées en tête à tête avec Jade, faites d’école à la maison et de nos balades quotidiennes. Nous avons customisé des objets usuels avec les moyens du bord : le panier à fruits, un miroir au cadre en bois, avec un peu de peinture. Et puis nous avons créé des tableaux ensemble ou séparément : un autoportrait – très réussi ! – d’elle, des fleurs de lotus en relief ; divers objets : un attrape-rêve, un jeu de Tic-Tac-Toe ; des créations florales mêlant peinture et collages.

Prises au jeu, les idées venaient, grandissantes, et le plaisir de créer était évident.

Lorsque le confinement a pris fin, je voulais rester sur cette dynamique libératoire qui m’accompagnait. La vie a repris son cours sans demander son reste. Cependant, l’énergie créative n’est pas partie. Moins évidente à mettre en œuvre avec la reprise du travail et des activités quotidiennes, mais pourtant toujours là. J’ai suivi des ateliers via Internet. J’ai acheté du matériel, expérimenté des pistes, découvert des techniques.

Les choses ont changé pour moi. Pas Alfred. Il ne changera jamais. Les êtres comme lui ne changent pas. Ils s’inscrivent dans un fonctionnement qui prend sa source dans la petite enfance. Leur schéma de pensée est dirigé par une faille inconsciente à laquelle ils n’ont pas accès. Espérer un changement est vain. Cela est acquis pour moi désormais. Ce sur quoi je continue de travailler, c’est ce qui est touché et souffre en moi de ses tentatives de manipulation. C’est de l’ordre de la réparation.

Créer prend alors tout son sens. Créer pour mettre de la distance avec les événements, ne pas se laisser contrôler, créer pour dire, sortir de soi, crier ou cracher si besoin, dépasser, laisser derrière. Créer pour vibrer autrement. Hautement. Créer pour s’exprimer, s’autoriser à être, se réaliser. Sublimer.

Il est encore des moments difficiles voire douloureux, des échanges tortueux, de l’agressivité, des mots tranchants comme des lames, destinés à blesser, abîmer. Ils ne cesseront jamais. Pour le moment, ce qui compte, c’est de poursuivre mon chemin sans faillir, sans flancher, sans me laisser de nouveau contrôler et manipuler.

Alfred sent bien que je ne réagis plus comme avant, que je lui échappe. Cela le rend dingue. Son agressivité est de plus en plus directe, visible. C’est comme s’il perdait le contrôle devant une marionnette qui ne répond plus comme il le voudrait. Déstabilisé. C’est bon signe, je ne suis plus sous son emprise. Et je continue d’avancer selon mon désir. En créant.

***

Le mois dernier, alors que mon amie Lucie m’avait proposé de mettre quelques tableaux dans sa fleuristerie, un galeriste s’y est – comme par magie – arrêté le jour même pour acheter un bouquet. Il a adoré l’un d’entre eux et lui a posé des questions sur son auteure. Ce tableau m’est venu un soir où je ne parvenais pas à trouver le sommeil. La main tendue vers le ciel, j’ai touché quelque chose et il m’est alors apparu évident que je devais me lever et peindre. Pendant plusieurs jours, j’ai travaillé sur un tableau mêlant peinture, collages et un design 3D numérique obtenu par ordinateur. Les imprimés floraux aux couleurs vives sur un arrière-plan sombre semblent sortir du cadre, être projetés vers l’observateur.

À la suite de ce tableau, j’ai développé une série sur le thème botanique, en y associant des compositions surréalistes vintage et des portraits floraux rétro pop dans des palettes de couleurs distinctives.

Le galeriste était vraiment très enthousiaste. Avec mon accord, Lucie lui a donné mes coordonnées. Il m’a contactée et souhaite me rencontrer pour voir d’autres œuvres. Il envisage d’exposer quelques-unes de mes toiles dans sa galerie.

Flora

En quête de sa terre promise

La librairie ne désemplissait pas depuis plusieurs jours. En période de fêtes et à quelques jours de Noël, les gens vont et viennent du matin au soir. Un joyeux festival !

Décembre est pourtant un mois calme à Uzès. Les touristes de l’été et ceux de l’automne ont regagné leurs pénates respectifs. La ville retrouve le charme du hors-saison. Si j’aime l’effervescence qui accompagne les mois de mai à octobre, j’apprécie tout autant ceux plus tranquilles du reste de l’année.