Thaïs - Anatole France - E-Book

Thaïs E-Book

Anatole France

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Beschreibung

"Thaïs est un roman écrit par Anatole France, publié pour la première fois en 1890. Ce livre raconte l'histoire de Thaïs, une courtisane égyptienne qui vit à Alexandrie au IVe siècle. Elle est connue pour sa beauté et sa sensualité, et est courtisée par de nombreux hommes riches et puissants.

Le roman commence avec la rencontre entre Thaïs et un moine chrétien nommé Paphnuce. Ce dernier est choqué par la vie de débauche de Thaïs et décide de la convertir au christianisme. Thaïs, qui est fascinée par la spiritualité de Paphnuce, accepte de le suivre dans son monastère.

Le reste du roman raconte le voyage de Thaïs et Paphnuce à travers le désert égyptien, où ils sont confrontés à de nombreux obstacles et dangers. Pendant leur voyage, Thaïs commence à comprendre la valeur de la vie spirituelle et découvre une nouvelle forme de bonheur.

Anatole France a écrit un roman captivant qui explore les thèmes de la religion, de la spiritualité et de la nature humaine. Thaïs est un personnage complexe et fascinant, qui évolue tout au long du roman. Le livre est également un portrait saisissant de la vie en Égypte au IVe siècle, avec ses coutumes, ses croyances et ses traditions.

Thaïs est un livre qui a été salué par la critique pour sa prose élégante et sa profondeur émotionnelle. Il est considéré comme l'un des meilleurs romans d'Anatole France et est un classique de la littérature française. Ce livre est un must-read pour tous ceux qui s'intéressent à la littérature, à la religion et à la spiritualité.


Extrait : ""En ce temps-là le désert était peuplé d'anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s'entraider au besoin."""

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Seitenzahl: 260

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335031058

©Ligaran 2015

ILe lotus

En ce temps-là le désert était peuplé d’anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages et d’argile par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s’entraider au besoin. Des églises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes et les moines s’y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter la solitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenant de nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns, s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne ou d’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle, dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair se saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit : « Le désert se couvrira de fleurs. »

Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs jours dans l’ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la vérité ces moines méprisaient les richesses et l’odeur de leurs vertus montait jusqu’au ciel.

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient des pas de Satyres et d’Aigipans imprimés dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l’enfer.

Les ascètes furieusement assaillis par des légions de damnés, se défendaient avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirs charnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient de douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d’étoiles, aux miaulements des hyènes affamées. C’est alors que les démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’une beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et de rage. Il n’était pas rare, à l’aube, de rencontrer un de ceux-là s’enfuyant tout en larmes, et répondant à ceux qui l’interrogeaient : « Je pleure et je gémis, parce qu’un des chrétiens qui habitent ici m’a battu avec des verges et chassé ignominieusement. »

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’on contait avec épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d’Alexandrie que la terre s’entrouvrait pour engloutir les méchants qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu’elle soumettait à son pouvoir jusqu’aux bêtes féroces. Lorsqu’un solitaire était près de mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint homme, connaissant par là que Dieu l’appelait à lui, s’en allait baiser la joue à tous ses frères. Puis, il se couchait avec allégresse, pour s’endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu’Antoine, âgé de plus de cent ans, s’était retiré sur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n’y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en œuvres que Paphnuce, abbé d’Antinoé. À vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d’un poil très rude, se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front contre terre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s’être livrés au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les exhortations du saint abbé au point d’embrasser l’état monastique. La pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux l’ancien cuisinier d’une reine d’Abyssinie qui, converti semblablement par l’abbé d’Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l’enseignement de ses disciples et les pratiques de l’ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les livres sacrés pour y trouver des allégories. C’est pourquoi, jeune encore d’âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si rudes assauts aux bons anachorètes n’osaient s’approcher de lui. La nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant l’oreille. Et l’on croit que c’était sept démons qu’il retenait sur son seuil par la vertu de sa sainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l’avaient fait instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, l’erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu’il croyait que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de Deucalion, et qu’il disputait avec ses condisciples sur la nature, les attributs et l’existence même de Dieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la manière des gentils. Et c’est un temps qu’il ne se rappelait qu’avec honte et pour sa confusion.

Durant ces jours, avait-il coutume de dire à ses frères, je bouillais dans la chaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilement apprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, il-avait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’il conviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau.

La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le diacre qui lisait ce verset de l’Écriture : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donnes-en l’argent aux pauvres. » Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et embrassa la vie monastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait profitablement dans les baumes de la pénitence.

Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu’il avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoir vu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En sorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d’autres âmes.

Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle à l’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute d’argent, car ses parents veillaient à ce qu’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parce qu’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts et qu’il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa cellule, devant le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché, et il médita longtemps, selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d’ignorance. Après quelques heures de méditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté. Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation, belle selon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollement couchée sur un lit de hyacinthe, la tête renversée, les yeux humides et pleins d’éclairs, les narines frémissantes, la bouche entrouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruisseaux. À cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait :

– Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon péché !

Cependant l’image changeait insensiblement d’expression. Les lèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux deux coins de la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine gonflée de soupirs, montait une haleine semblable aux premiers souffles de l’orage. À cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme. S’étant prosterné, il fit cette prière :

– Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs comme la rosée du matin sur les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni ! Louange, louange à toi ! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu’en toi les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m’intéresse à cette femme, c’est parce qu’elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avec sollicitude. N’est-elle pas, ô Seigneur, le souffle de ta bouche ? Il ne faut pas qu’elle continue à pécher avec tant de citoyens et d’étrangers. Une grande pitié s’est élevée pour elle dans mon cœur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m’en donne un tel frisson que je sens se hérisser d’effroi tous les poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront durant l’éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule était fermée depuis le matin. L’animal semblait lire dans la pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa : la bête s’évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière ; puis il songea de nouveau à Thaïs.

– Avec l’aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve !

Et il s’endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa coutume. Palémon était un vieillard ; il cultivait un petit jardin : les bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.

– Dieu soit loué ! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.

– Dieu soit loué ! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon frère !

– La paix soit semblablement avec toi ! frère Paphnuce, reprit le moine Palémon ; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.

– Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom. C’est pourquoi je viens t’entretenir d’un dessein que j’ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

– Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni mes laitues ! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon jardin et sa bonté m’incite à le glorifier dans les concombres et les citrouilles qu’il me donne. Prions-le qu’il nous garde en sa paix ! Car rien n’est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui troublent les cœurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s’y abandonne fait retentir dans l’air souillé le rire épais des brutes. Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l’âme et des sens nous jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur ; mais j’ai éprouvé dans ma longue vie que le cénobite n’a pas de pire ennemi que la tristesse. J’entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe l’âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n’est plus contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de répandre une âcre et noire humeur dans le cœur d’un religieux. S’il ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de moitié si redoutable. Hélas ! il excelle à nous désoler. N’a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noir d’une telle beauté que sa vue tirait des larmes ? Avec l’aide de Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l’ai connu du temps qu’il vivait parmi nous ; il s’égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tu pas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans ton esprit ? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

– Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.

– Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de mon expérience.

– Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.

– Frère Paphnuce, c’est là, en effet, une abomination dont il convient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal ?

– Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein ; ne l’approuves-tu pas, mon frère ?

– Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur, mais notre père Antoine avait coutume de dire : « En quelque lieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour aller ailleurs. »

– Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans l’entreprise que j’ai conçue ?

– Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : « Les poissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort : pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bons propos. »

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour d’un figuier chargé de fruits. Tandis qu’il bêchait, une antilope ayant franchi d’un bond rapide, dans un bruit de feuillage, la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le sein de son ami.

– Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! dit Palémon.

Et, s’en étant allé dans sa cabane, suivi de la bête légère, il rapporta du pain noir que l’antilope mangeait dans le creux de sa main.

Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu’il venait d’entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.

– Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil ; l’esprit de prudence est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me serait cruel d’abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la possède. Que Dieu m’éclaire et me conduise !

Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les filets qu’un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que c’était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu’aux filets et il en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu’à ce qu’il fit dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s’échapper. L’homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il connut que l’oiseau captif n’était autre que Thaïs, prise dans les lacs des abominations, et que, à l’exemple du pluvier, qui coupait les fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était retenue dans le péché. C’est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu’il avait rompu, il retomba dans son incertitude.

Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube une vision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas les voluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude, de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et lui cachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyait que deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.

À cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision lui venait de Dieu il n’hésita plus. Il se leva, saisit un bâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le sable et les oiseaux de l’air ne pussent venir souiller le livre des Écritures qu’il conservait au chevet de son lit, appela le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples ; puis, vêtu seulement d’un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu’à la ville fondée par le Macédonien. Il marchait depuis l’aube sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, la soif ; le soleil était déjà bas à l’horizon quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre des rochers d’or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux portes des cabanes isolées, pour l’amour de Dieu, et recevant l’injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au solitaire ; c’est parfois un danger pour lui de lire dans l’Écriture que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques : un souffle du siècle peut en ternir les agréables couleurs. C’est pourquoi Paphnuce évitait d’entrer dans les villes, craignant que son cœur ne s’amollît à la vue des hommes.

Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

– Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.

Il dit : une lueur rose sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu des têtes de femmes aux cornes de vache, attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il les chassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village une misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoir que cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche, un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

– Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément les ermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès de l’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement à rompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pas fait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la berge du Nil. Cet homme était nu ; sa chevelure comme sa barbe entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le salua par les paroles que les moines ont coutume d’échanger quand ils se rencontrent.

– Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûter un jour le doux rafraîchissement du Paradis.

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas entendre Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par un de ces ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi en prières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que son compagnon n’avait pas bougé, il lui dit :

– Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé, donne-moi ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête :

– Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce Seigneur Jésus-Christ.

– Quoi ! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ont annoncé ; des légions de martyrs ont confessé son nom ; César lui-même l’a adoré et tantôt encore j’ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Sisilé. Est-il possible que tu ne le connaisses pas ?

– Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait même certain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance de cet homme.

– Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il tes œuvres ne te serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua :

– Il est vain d’agir ou de s’abstenir ; il est indifférent de vivre ou de mourir.

– Eh quoi ! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l’éternité ? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon des anachorètes ?

– Il paraît.

– Ne vis-tu pas nu et dénué de tout ?

– Il paraît.

– Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté ?

– Il paraît.

– N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde ?

– J’ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le souci des hommes.

– Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l’es pas comme moi pour l’amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste ! C’est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne crois pas en Jésus-Christ ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce monde, si tu n’espères pas gagner les biens éternels ?

– Étranger, je ne me prive d’aucun bien, et je me flatte d’avoir trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu’à parler exactement, il n’y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n’est en soi honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses comme le sel donne la saveur aux mets.

– Ainsi donc, selon toi, il n’y a pas de certitude. Tu nies la vérité que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

– Étranger, il est également vain d’injurier les chiens et les philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous sommes. Nous ne savons rien.

– Ô vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques ? Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d’avec les ombres de la nuit ?

– Mon, ami, je suis sceptique en effet, et d’une secte qui me paraît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de l’aurore des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ? Tu me reproches de nier les apparences, quand précisément les apparences sont les seules réalités que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m’est inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Mon ami, tu m’entends bien mal. Au reste, il est indifférent d’être entendu d’une manière ou d’une autre.

– Encore une fois, pourquoi vis-tu de dates et d’oignons dans le désert ? Pourquoi endures-tu de grands maux ? J’en supporte d’aussi grands et je pratique comme toi l’abstinence dans la solitude. Mais c’est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. Et c’est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir en vue d’un grand bien. Il est insensé au contraire de s’exposer volontairement à d’inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je ne croyais pas. – pardonne ce blasphème, ô Lumière incréé ! – si je ne croyais pas à la vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix des prophètes, par l’exemple de son fils, par les actes des apôtres, par l’autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de l’âme, si j’étais, comme toi, plongé dans l’ignorance des sacrés mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je m’efforcerais d’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés : « Venez, mes filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de tous les avantages ; tu perds sans attendre aucun gain : tu donnes sans espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableau d’un peintre ingénieux. Ô le plus stupide des hommes quelles sont donc tes raisons ?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard demeurait paisible.

– Mon ami, répondit-il doucement, que t’importent les raisons d’un chien endormi dans la fange et d’un singe malfaisant ?

Paphnuce n’avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant tombée, il s’excusa avec une noble humilité.