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Jeune artiste-peintre, Nina décide de tenter sa chance à New York, mais tout se complique lorsqu’elle est rattrapée par son passé et les réalités de la vie. Pendant un violent orage, elle croise la route de Sam, un mystérieux patron de café qui lui fera découvrir une poudre magique qui changera le cours de son existence. Chaque soir dans ses rêves, Nina rencontre des personnages majeurs qui ont marqué l’histoire de l’art. À force de les côtoyer, elle perce à jour leurs secrets qu’elle compte bien utiliser pour changer le destin du monde.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Enseignant en marketing digital à l’Université de Miami,
Romain David Angeletti est également un chef d’entreprise dans le numérique aux États-Unis. Après "L’extraordinaire histoire de Nathan le boulanger", son premier conte paru en 2021 aux éditions Bakerly, il nous invite à un époustouflant voyage avec "Tu ne rêves pas", une véritable ode aux arts, à l’amour et à la vie.
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Romain David Angeletti
Tu ne rêves pas
Roman
© Lys bleu Éditions – Romain David Angeletti
ISBN : 979-10-422-2042-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ceux qui m’inspirent et qui m’aident :
Ugo, Emma, Anna et Mila, mes enfants, jamais trop.
Marion, pour ses remarques et ses corrections précieuses, essentielles, lumineuses. Anagramme.
Marie pour ses commentaires fins, précis, drôles, acharnés.
Filth, pour m’avoir prêté un peu de son intelligence,
depuis longtemps.
Ma mère, jamais trop.
Édith, Marie-France, Zouzou, Nicole, Henri, Bob, Joe,
jamais trop.
Mélodie et Fanélie, mes sœurs, jamais trop.
Élodie, toi la première qui a dit : « J’adore ! »
Tu me manques chaque jour.
Ce livre est à toi.
Lorsque l’on remonte le fil d’une histoire, on trouve parfois un instant clé où tout bascule. Un événement particulier qui a déclenché ce moment anodin, mais singulier, et toute votre vie a pris une nouvelle couleur, le destin semble avoir changé de direction et on se demande quelle aurait été notre condition sans cet épisode. Dans l’histoire de ma vie, cet événement fut un orage et ce moment, celui où je suis entrée dans ce café pour m’abriter. C’est là que mon histoire a commencé, dans une petite rue du quartier de Greenwich Village à New York.
Je n’oublierai jamais cet orage ni ce cappuccino.
Je sortais du bureau de Rebecca Garbett, mon agent. Une fois de plus, j’étais effondrée.
Mon agent adressait toujours tout d’une traite et sans ponctuation.
Je marchais les yeux humides avec mon porte-dessin en carton dans les bras, en direction de Washington Square Park où j’aimais m’asseoir pour réfléchir. C’étaient les premiers jours du mois de juillet. Vingt-trois jours avant la fin du bail de mon appartement et je n’avais pas les moyens de le renouveler. Dans vingt-trois jours, je serai à la rue et il me restait 156,45 dollars sur mon compte en banque. Mon visa me permettait de vivre ici encore environ six mois, mais je ne pouvais pas les financer. J’avais rêvé de devenir une artiste en Amérique, et le rêve s’était transformé en une lente érosion de l’argent hérité de mes parents.
Lorsque le chauffeur du camion a percuté leur petite voiture, ils étaient locataires d’un deux chambres à Paris, dont ma chambre-atelier d’une quinzaine de mètres carrés. Ils ne possédaient pour seul patrimoine qu’un compte d’épargne qui m’avait permis de vivre presque un an à New York. J’avais fui Paris dont chaque rue me murmurait « Tes parents sont morts ». J’étais partie pour New York, avec la naïveté d’une enfant. J’avais eu besoin d’un rêve pour remplacer mes cauchemars. J’avais tout donné dans ces derniers dessins. C’était un désastre. Je ne me voyais aucun avenir. Ici ou ailleurs.
Un flash de lumière blanche suivi très vite d’un énorme grondement m’annonça que la journée allait vraiment être infecte. Les premières gouttes furent rapidement remplacées par un torrent d’eau. Je fus trempée en quelques secondes. Même mon projet « m’asseoir et pleurer à Washington Square Park » était un échec. Je quittai le parc en courant en direction de la bouche de métro la plus proche. La pluie ne faiblissait pas alors je décidai de m’abriter sous la petite devanture d’un magasin. Malheureusement, les rafales étaient trop fortes et je continuais à recevoir de l’eau. Je repérai une enseigne lumineuse de l’autre côté de la rue. Le « Cup of Sam », c’était un café ! Je traversai la chaussée en protégeant mon porte-dessin et je descendis rapidement les marches vers l’entresol où était située la porte d’entrée. Je tirai la porte, difficilement à cause du vent. À l’intérieur, je marquai tout de suite mon territoire par une belle flaque sous mes pieds. Je ruisselais. Ça sentait le chocolat chaud et le café, le cookie cuit et le bois ciré. Un grand bar carré central était entouré de tables et de fauteuils de styles « clubs » sur un sol en vieux parquet. La salle était à moitié vide. L’établissement avec ses murs de briques ressemblait plus à un « speakeasy » – vieux bar qui servait illégalement de l’alcool pendant la prohibition – qu’à un café. On y aurait plus imaginé des relents de whisky que l’odeur du lait chaud.
Une personne derrière le comptoir lisait un journal. Je choisis de rejoindre le bar et ses hauts tabourets en bois, plus adaptés à mon état.
Je ne voyais toujours pas le visage du barman. Il lisait le New York Times.
Il baissa le journal. Son visage était marqué, semble-t-il, par de vieux coups, comme un boxeur. Il devait avoir dans les trente-cinq ans.
Il sortit du bar et passa près de moi. J’étais encore debout.
L’homme m’apparut géant. Probablement pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix. Il ouvrit une porte au fond du café et disparut. Il en revint moins d’une minute plus tard avec une serviette et me la tendit. Je lui trouvais quelque chose de touchant avec son visage abîmé. Il portait une histoire sur sa peau.
Je regrettai déjà cette nouvelle dépense qui allait encore diminuer le misérable solde de mon compte en banque.
Il posa un menu devant moi. Je regardai la carte en cherchant ce qu’il y avait de moins cher.
Il me regarda bizarrement. Dans l’immense New York, on n’est pas grand-chose en général, mais sans argent, on n’est vraiment rien.
Je tentai péniblement de sortir mon porte-monnaie de la poche de mon jean trempé comme si j’essayais de m’arracher un rein. Il assistait à l’extraction de l’organe vital sans broncher. Je me disais que j’allais commencer à l’agacer.
Il était déjà en train de s’affairer sur sa machine à café. Elle était carrossée d’un métal brillant. Elle fumait et sifflait légèrement. Le processus était assez long et cela me laissait le temps de profiter du pouvoir absorbant de la serviette. J’avais froid.
Il déposa devant moi un large mug avec une belle mousse de lait.
Je réchauffai mes mains autour de la tasse. J’avais vraiment un air de « Cosette va en Amérique ». J’en bus une première gorgée. Le meilleur cappuccino que je n’avais jamais goûté ! C’est idiot, mais j’en pleurai. Banqueroute imminente, prochaine mise à la porte de mon appartement, retour en France, je ne sais même pas par quel moyen… un échec total et sur toute la ligne.
Je n’avais aucune envie de discuter. Mais il m’offrait un café, je devais me forcer un peu. Il était gentil et il dégageait quelque chose. Il était beau sans l’être.
Il éclata de rire en pliant son journal.
Je parcourus la salle du regard. Les clients bouquinaient ou dégustaient une assiette de cookies. Ils semblaient délicieux. Je me retournai vers mon mug et l’un de ces cookies, mais celui-là, encore fumant, était posé sur une assiette à dessert devant moi.
Les pépites de chocolat étaient molles et la pâte… quelle pâte ! Un goût de beurre donnait une onctuosité incroyable à ce gâteau.
Il rit de nouveau. Ses traits assez durs, presque inquiétants, pouvaient devenir doux et rassurants. Sûrement par contraste.
Il regarda mon carton à dessin posé sur le comptoir. Je l’avais aussi essuyé avec la serviette, mais il était encore trempé.
Je ne montrais presque jamais mes dessins, sauf à mon agent, mais je n’avais pas la force de dire non et puis il était gentil. Au pire cela allait me coûter encore un peu d’ego, mais j’étais déjà à découvert sur ce plan, alors un peu plus un peu moins… Je lui fis signe qu’il pouvait regarder. Il l’ouvrit, manipula chaque feuille avec précaution. Elles étaient mouillées et mes dessins avaient commencé à baver. Il disposa des torchons propres sur le comptoir et y posa mes huit croquis devant ses yeux : des personnages rencontrés dans New York, toujours assis.
Je commençai le lendemain, une heure avant l’ouverture, à cinq heures du matin. Il allait me payer sans me déclarer, au tarif minimum de New York, plus les pourboires. J’étais sauvée par cet homme qui ne me connaissait que depuis quelques minutes. J’avais beaucoup de chance. Je lui fis pousser une cape de mousquetaire imaginaire dans le dos. Elle ondulait derrière lui quand il marchait. Cela faisait son effet.
Le travail était assez simple. Je prenais la commande, Sam le mousquetaire la préparait, je la servais. Il parlait très peu pendant le service. Les clients étaient calmes. Je débarrassais les tables et je les préparais pour les suivants. En fin de journée, les pieds en compote, je m’assis sur une chaise du bar et je retirai mes chaussures. Sam sortait les casiers de la machine à laver et rangeait la vaisselle et les couverts.
Il déposa une enveloppe sur le comptoir avec un cappuccino. Je comptais les billets et me mis à tapoter sur la calculatrice de mon téléphone. Je devais travailler dix-huit jours par mois pour payer mon loyer. Pour payer ma nourriture, je devais en rajouter six, plus un pour le métro. Le café était fermé le dimanche. Il allait me rester une à deux journées de travail possible pour mes fournitures de dessin. Cela allait être compliqué de devenir une artiste. Enfin, au moins, j’arrêtais de sombrer financièrement.
Sam explosa de rire.
Le café avait du cachet et un menu délicieux, mais il semblait dépassé dans une ville en perpétuelle réinvention. De plus, il était situé dans un entresol et ce n’était, à mon avis, pas la meilleure chose pour attirer du monde. « Si le café marche mieux, tu gagneras plus », ça sentait fortement l’argument typique du patron difficile à convaincre de payer plus. On verrait bien.
Sam termina d’essuyer les derniers mugs qu’il suspendait à des crochets au-dessus du comptoir. Il avait des épaules carrées et musclées. Je m’attardai un peu à le regarder. Le contraste entre son activité de rangement méticuleux de ces petits objets fragiles et sa stature était assez fascinant. Un éléphant qui ne cassait rien dans un magasin de porcelaine.
Les jours passèrent et j’accumulais assez d’argent pour renouveler mon bail et payer mon loyer. En revanche, j’avais sous-estimé mes frais et je n’avais aucune chance d’arriver à financer l’achat de fournitures pour mes dessins.
Après trois semaines passées au Cup of Sam, je commençais à vraiment douter de mon avenir d’artiste. Je n’avais plus de feuilles et de toute façon aucune inspiration. Sam était très gentil, mais il me parlait peu. Comme si quelque chose de sombre pesait sur lui. Il en perdit peu à peu sa cape de mousquetaire et gagna un masque de fer. J’avais vraiment du mal avec ses silences. Je devais rester concentrée sur mon travail pour survivre, mais je commençais à me sentir prise dans le piège du travailleur pauvre. Épuisée par mes journées, je dormais avec des rêves ennuyeux et je me réveillais chaque matin pour une routine de survie de plus, avec un patron presque muet.
Une journée de plus et comme les autres s’acheva, mais cette fois, je décidai de parler. L’ambiance était trop pesante.
Sam semblait avoir un instinct pour mettre le doigt sur mes problèmes.
Je lui jetai un regard désabusé.
Sam regarda la salle et me servit un café.
Je souris et réfléchis un peu.
Je regardai Sam dans les yeux. Ils me semblaient que nous étions seuls au monde.
Je descendis de ma chaise et allai prendre le montant de l’addition.
Ma laborieuse Licence en histoire de l’art à la Sorbonne ne m’avait pas aidée à devenir une artiste, mais elle m’avait quand même permis d’intéresser le grand patron du Cup of Sam.
En regardant Sam, de dos et accroupi pour terminer de ranger l’intérieur des réfrigérateurs du bar, je notai qu’en plus de ses silences, qu’il me regardait rarement et cela m’énervait un peu. Les hommes avaient souvent tendance à laisser traîner leur regard sur moi. Cela me gênait toujours et parfois me donnait des frissons désagréables quand ils insistaient. Mais cette distance et ce manque d’intérêt manifeste me frustraient. En plus de mon anonymat dans cette ville immense et étrangère, je commençais à me sentir transparente. « Il avait quand même le droit de ne pas me trouver attirante ! » me corrigeai-je en me disant que je ne pouvais pas me plaindre de tout.
« Je ne suis pas attirante ? Merde ! » ajoutai-je.
Le lendemain matin, j’arrivai un peu en retard en raison d’une rame de métro bloquée pendant vingt-cinq minutes que j’avais en partie passées assise en face d’un type pénible. Il m’avait listé ses prouesses professionnelles dont avaient profité au moins dix personnes autour de nous. Je refusai de lui donner mon numéro de téléphone. Les cinq dernières minutes furent longues.
Sam me salua à peine et du menton. Même s’il n’était pas bavard, il restait toujours poli. Cette froide réaction à mon arrivée tardive m’inquiéta. J’espérais que je n’allais pas perdre cet emploi, illégal et précieux. Je me dépêchais d’enfiler mon tablier « Cup of Sam » dans le petit vestiaire et je revenais timidement vers le comptoir.
Je compris alors pourquoi Sam ne disait pas un mot. Dans une cloche à gâteau, sous un petit éclairage accroché aux étagères à vaisselle, il avait disposé un mug rond et blanc, à l’envers, et avait écrit dessus au marqueur noir « Sam, 2020 ». Sur une étiquette pliée en V était inscrit « Chapeau ».
Je me sentis fondre un peu.
La journée passa comme les autres et nous nous retrouvâmes avec Sam à déguster quelques gâteaux qui restaient autour de deux tasses de thé jasmin.
Il semblait moins sombre que les jours précédents.
Sam se baissa et sortit de sous le comptoir deux grands paquets de feuilles de dessin et un sac en papier.
J’ouvris le sachet. Il contenait des bâtons de fusain.
J’étais extrêmement gênée par ce cadeau. À la fois parce qu’il venait de mon patron et parce que je ne ressentais pas grand-chose en regardant ces feuilles vierges. Je déposai les paquets au vestiaire du café. Depuis que j’étais en âge de tenir un crayon, rien ne me plaisait plus que de recevoir des feuilles de dessins. Mais pas ce soir. Cela me déprimait.
Les semaines passèrent et je me demandais de plus en plus ce qu’était devenu le sens de ma vie ici. Le travail était agréable, mais il engloutissait mon énergie et mon envie de dessiner avait disparu. Je comptais mon argent pour savoir quand j’en avais assez pour mon loyer. Je comptais chez l’épicier pour ne pas trop dépenser. Je comptais les jours de travail qu’il restait jusqu’à la fin du mois. Je comptais les pourboires. Je comptais tout le temps et j’étais nulle en math, alors je comptais tout au moins deux fois.
Sam se retourna et se prépara un expresso. Il le but en me regardant vérifier l’addition des pourboires, c’était assez gênant. Déjà que j’avais du mal à me concentrer sur les nombres…
Le lendemain, j’arrivai au Cup of Sam avec de beaux cernes en raison d’une nuit éprouvante à imaginer comment j’allais décorer le café. Et là encore, rien, rien, absolument rien. Dès qu’une idée me venait, je la trouvais nulle.
Je parlais peu à Sam jusqu’à ma pause déjeuner de trois heures après le pic des clients qui commandaient surtout des paninis (divins). Je m’en préparais un : tomate, mozzarella, pesto, artichaut. Je croquai mon sandwich presque trop chaud d’une large première bouchée dans l’arrière-salle, un grand espace à tout faire de la taille du café, qui servait de vestiaire, de réserves de produits secs, de stockage pour objets divers et de cartons.
Je me baladai entre les rayons des étagères en mâchant, plus pour occuper ma pause que par curiosité. Je soulevai le couvercle d’un carton : factures, documents administratifs… ennuyeux au possible. Deuxième carton : cartes routières de l’Europe, guides sur l’Italie, la France, l’Écosse, l’Irlande, le Pays de Galles… Sam et ses voyages. Troisième carton : des photos ! Intéressant, mais vie privée… pas bien de toucher sans permission… Sam ne m’avait jamais demandé de ne pas regarder !
Toutes les photos avaient un point commun : le rugby. Sam portait le plus souvent une tenue portant le numéro quinze dans le dos. Il avait joué dans différentes équipes, sur divers terrains, avec de plus en plus de monde dans les gradins. Sur les clichés, Sam était également dans les vestiaires, au restaurant, après les matchs apparemment, dans les bus et les avions. À vue de nez, deux à trois cents photos de Sam, enfant, à Sam, jeune adulte, avec un ballon ovale presque toujours dans le cadre. Même sur les photos des repas et des fêtes, il y avait toujours une ovalité dans au moins un objet : un gâteau d’anniversaire, une horloge, un trophée, une affiche, un motif sur une tenue. Cela sentait l’obsession familiale. En revanche, je n’identifiai aucune photo de lui en Italie alors qu’il m’avait dit qu’il y avait été rugbyman professionnel.
J’essayai de me raconter la vie de Sam en images… Des parents qui vivaient dans une maison typique américaine et assez modeste. Une petite ville, ou une banlieue banale, sans histoire. Des montagnes au loin qui semblaient dire que les hivers pouvaient être rudes. Une mère joyeuse, mais qui apparaissait presque gênée d’être dans le cadre des photos, un père qui avait une passion, le rugby. Pas de photos de frère et sœur, donc un enfant unique ; un point commun avec moi. Un ballon trop grand pour l’enfant, mais qui ne le quittait jamais. Vers ses six ou sept ans, il jouait avec une équipe locale et il commençait à pratiquer le rugby pour le plus grand bonheur de son père, toujours souriant sur les photos. Puis les déplacements pour aller jouer dans des villes sûrement voisines, les premières victoires, et puis une autre équipe qui avait l’air sérieuse avec des tenues plus élaborées et un adolescent qui grandissait vite et dépassait la taille de son papa. Puis l’université et encore le rugby. Peu de monde dans les gradins, et des matchs qui semblaient plus violents. Un Sam qui devenait un jeune homme (que je trouvais charmant) et qui accumulait les victoires pour la plus grande fierté de son père, toujours sur les photos avec les trophées. Puis apparurent les traces des premiers coups sur son visage.
Je constituai sans trop y réfléchir, une sélection de photos. J’ouvris un des paquets de feuilles de dessin que Sam m’avait offertes. J’étalai les vingt feuilles au sol. Je triai encore les photos pour en garder le même nombre. Je n’avais pas de critère de sélection particulier. Certaines étaient un peu floues, mal cadrées, mais elles dégageaient une vérité, une sincérité, une violence.
Je trouvai de la colle, des pots de peinture et des pinceaux dans le meuble bricolage, et je commençai à coller les photographies, chacune sur une des grandes feuilles épaisses, sans jamais les placer au centre. J’utilisai les différents pots de peinture que je mélangeai dans des gobelets pour créer vingt tons uniques et j’inscrivis le nombre quinze, en chiffres romains, en gros, sur chaque feuille dans le reste de l’espace. Avec le plus petit pinceau rond, je dessinai un tout petit homme ou une femme, ou les deux, qui semblaient regarder Sam sur la photo. Ces personnages étaient parfois debout sur l’une des lettres des chiffres XV, ou en bas des panneaux. Je leur rajoutai une légère ombre en diluant la peinture, comme si la lumière qui les éclairait provenait de la photographie. Une fois les vingt panneaux terminés, je fus plutôt satisfaite de l’harmonie de l’ensemble.
Je trouvai un pot de résine transparente, j’y trempai un pinceau propre. J’hésitai. Je me dis que Sam risquait de m’égorger. Mais j’étalai quand même la résine sur les feuilles et les photos. Les vingt panneaux séchaient au sol un peu partout dans la réserve. J’avais la tête enivrée par les vapeurs de peinture et d’acétone. Je consultai mon téléphone, il était sept heures trente. Sam allait me vraiment me tuer. Deux fois.
Je sortis lentement de la réserve. La salle était parfaitement rangée et mon futur meurtrier lisait le journal.
Sam se leva et se dirigea vers la réserve. Il entra, parcourut la pièce où j’avais disposé les vingt panneaux. Il en sortit rapidement.
Il me regarda d’un air nouveau. Il y avait une ambiguïté dans son regard, une tentation équivoque ; mais pas celle de mettre fin à mes jours. Il me tendit une enveloppe pour mes services de décoratrices.
Encore ce regard équivoque. J’avais du mal à le soutenir.
Il me sourit, enfin, avec les yeux brillants (j’avais adoré ce sourire).
Je rentrais chez moi, avec le second paquet de feuilles et les bâtons de fusain.
La journée fut longue et avait commencé tôt par l’accrochage des vingt panneaux avec une gomme collante que m’avait conseillée Oscar, le client qui aimait passer du temps dans les rayons des magasins de bricolage. Je regardais souvent l’horloge dont les aiguilles semblaient tourner avec une lenteur infinie. Les piliers de la tranche cinq sept étaient tous au Cup of Sam : Sean le barbier, Ginevra l’éditrice, Brian le vendeur de chaussures du magasin d’en face, Paola la coach toujours sur son MacBook, Madison la vieille dame aux yeux si clairs qui aimait les frenchs toasts, Oliver le journaliste qui prenait des notes en regardant son téléphone, Amanda l’institutrice épuisée et Oscar, l’ingénieur passionné qui entretenait la machine à café pour son plaisir. Et moi, j’attendais le patron. Que s’est-il passé ce douzième jour en Italie ?
À une table au fond dans l’un des coins de la salle, sous un panneau « XV » qui comportait une photo de Sam adolescent dans un vestiaire écoutant son entraîneur, s’était assis un vieux monsieur d’origine asiatique. Je ne l’avais jamais vu au Cup of Sam. Il m’avait commandé de l’eau chaude et s’était préparé son thé avec ses propres feuilles. Depuis le bar, je pouvais sentir l’odeur de l’infusion. Un thé puissant, bien plus fort que ce que l’on servait ici.
Sam apparut enfin. Il jeta un œil à la salle avant de rejoindre le bar. Il sembla chercher quelque chose ou quelqu’un. Il passa complètement à côté de la nouvelle décoration. Vexant.
Ah ! Au moins il les avait remarqués.
J’ai déposé mon tablier dans la réserve et je me suis présentée devant le vieux chinois. Il portait un t-shirt trop grand pour lui. Un modèle vintage avec un dessin imprimé de Luke Skywalker qui tenait un sabre laser. Le sabre était amputé de moitié, car le flocage n’avait pas entièrement résisté au temps. Il me fit signe de m’asseoir sans trop lever les yeux de sa théière. Je déposai le mug sur la table, il me servit. Il me semblait être un « guérisseur d’âmes perdues », pas du tout crédible.
J’avançai ma main vers le sucrier, il posa la sienne dessus avant que je ne l’attrape et secoua la tête – pas de sucre, OK. Je n’aimais pas du tout qu’il me touche, mais je me retins de le lui dire.
Il fit un signe pour que je boive. Avant de toucher mes lèvres, les vapeurs du thé m’envahirent de leurs bouquets. D’autres arômes apparurent lorsque j’avalai le liquide. Le vieux Monsieur me regarda et sourit en plissant encore plus ses yeux déjà bien cachés par ses paupières tombantes.
Il but également son thé. Il ne disait pas un mot. Du coup, moi non plus. C’était un peu gênant. Je lui demandai encore du thé, car j’avais tout bu. C’était étrange cette envie de reboire de ce liquide, alors que j’avais envie de quitter la table. Il remplit mon mug. Cette fois, il me regarda boire. C’était encore plus gênant. Je décidai de le fixer aussi, par défi, ce que je trouvais là encore déroutant de ma part, contre toute logique.
Il me fit alors un signe de la main pour m’inviter à parler. J’hésitai un peu en considérant de nouveau sa tenue Star Wars. Je jetai un œil à Sam. Il ne me regardait pas. J’avais envie d’aller lui demander si c’était une blague, mais il était maintenant de dos et discutait avec un client. Alors, je ne savais pas pourquoi, je me suis lancée, factuelle. « Je suis née à Paris. Je n’arrive plus à dessiner. Et pourtant c’est ma vie de dessiner. Mes parents sont morts récemment… ». Le vieil homme sembla intéressé. J’ai enchaîné et je lui ai raconté tout ce qui me semblait essentiel : mes premiers dessins, ma vie d’avant en France, l’accident de mes parents, le petit héritage, mon voyage à New York, mon agent, le travail au café, mes nuits pénibles et mes ambitions artistiques en berne. J’avais dû parler pendant vingt minutes. Il sortit un vieux carnet de sa poche et y trouva une carte de visite, encore plus vieille que le carnet. Il me la tendit. « Dans cinq jours, vous venir ici ». Il se leva en remettant son carnet et son sachet de thé dans sa petite valise et partit en hochant la tête à l’adresse de Sam. Je débarrassai la table.
Le soir dans mon appartement, je ressentis une sorte de malaise d’avoir raconté ma vie à un inconnu. Je me demandai s’il n’avait pas ajouté un truc dans son thé pour me faire parler. Pour détourner l’attention de la mélancolie que je sentais m’envahir à cause des souvenirs que j’étais allée chercher pour le vieux monsieur chinois, je décidai de me lancer dans une séance de rangement. Un peu d’ordre contre ce trouble me sembla un traitement approprié. Livres sur les étagères, des dizaines de dessins rejetés par mon agent derrière les livres, matériel ordonné, vaisselle propre, draps changés et parquet frotté. À quatre pattes avec mon chiffon lustreur, je pus apercevoir mon reflet sur les lattes en bois. Je me sentais mieux, la bouffée d’angoisse semblait avoir passé son chemin.
Sur ma lancée, comme la barre de mon portant se courbait sous le poids de mes habits, je triai des affaires qui n’étaient de toute façon plus de mon humeur. Je retirai ma valise de sous le lit afin de la remplir de ces tenues inutiles. Je l’ouvris. J’avais oublié que j’y avais rangé et surtout caché de ma vue, ma première boîte de peintures qui avait déjà plus de vingt ans. Ma mère me l’avait achetée pour mon quatrième anniversaire, je m’en souvenais encore. Elle contenait les souvenirs de mes parents que ma tante Noémie, la sœur de mon père, avait triés pour moi après le double enterrement. Cela faisait presque deux ans que mes parents étaient morts. Je n’avais jamais ouvert cette boîte. Je regrettai d’avoir touché à la valise, mais c’était trop tard.
Je relevai les deux fermoirs puis le couvercle en bois de la boîte. Je pleurai dès la première photo : ma mère, assise sur un banc, souriant au photographe ; forcément mon père. Ce sourire me déchira le cœur. Elle me manquait cruellement. Cette expression sur son visage m’avait portée toute mon enfance. Mes bêtises, mes tristesses, ce sourire ; mes doutes, mes colères, mes déceptions, mes erreurs, mes espoirs, mes premiers dessins, toujours ce sourire, de ma si belle maman.
Les autres photos étaient étalées en une couche qui masquait en partie d’autres objets. Je posai la photo de ma mère sur mon lit et la plaçai face à moi, adossée à un coussin. « Tu me manques Maman », murmurai-je, en essuyant mes larmes avec la manche de ma chemise. Je pris chaque photo une à une et les caressai des doigts et des yeux. Nous étions souvent tous les trois dans le cadre. Mon père, employé municipal de la Ville de Paris en charge de l’entretien des espaces fleuris du 14ᵉ arrondissement, mais incapable de maintenir en vie ses plans de basilic sur le rebord de la fenêtre, était un bon photographe. Il avait souvent utilisé le retardateur de son Leica pour se placer dans le cadre. Ma mère était enseignante en biologie au Collège George Sand dans le 13ᵉ arrondissement. Nous habitions dans le 11ᵉ, près de l’opéra Bastille, au 4ᵉ étage du 3 passage Saint-Antoine. Avec la flambée des prix immobiliers à Paris, mes parents s’étaient résolus à rester locataires. Ils avaient trop attendu, répétaient-ils souvent. Ils aimaient tellement cette ville qu’ils ne pouvaient la quitter, même de quelques stations de RER. Je souris en regardant une photo de ma maman, un bébé dans les bras, c’était moi, prise avec des bacs à fleurs de la ville de Paris en arrière-plan. Mon père réunissait ses quatre passions avec ce cliché : la botanique municipale, la photographie, son épouse et sa fille. Il avait été le meilleur des pères à mes yeux, car il fut un mari aimant. Pourtant, enfant, adolescente surtout, unique, princesse presque reine, j’en avais parfois développé de la jalousie.