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Bruno Ménessier retourne à Oran, sa ville natale, soixante ans après l’avoir quittée. Son voyage vise à affronter les séquelles d’un mensonge parental concernant son frère aîné, Jacques, dont le décès a été caché pour protéger l’enfant qu’il était. En revisitant les lieux de son enfance bouleversée par la guerre d’Algérie, Bruno voit ressurgir des souvenirs, des visages et des émotions, offrant une ultime confrontation avec le passé et une chance de réconciliation.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Bernard Messias, président de chambre honoraire à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, écrit "Un passé recomposé" comme un devoir mémoriel, un hommage à ses parents modestes qui, en raison même du déracinement qu’a été pour eux l’exil d’Algérie, lui ont offert une affection double. Dédicataires de cet ouvrage, il leur rend hommage en mettant en lumière les racines familiales et spatiales qu’ils ont été pour lui. Ce roman est également un flambeau qu’il se devait de transmettre à ses fils.
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Bernard Messias
Un passé recomposé
Roman
© Lys Bleu Éditions – Bernard Messias
ISBN : 979-10-422-4218-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À la mémoire de mes parents,
ce flambeau que je me dois de transmettre
à mes deux merveilleux fils.
« Regardez-la bien ! On ne la reverra plus », dit Yvette Ménessier, secouée par des sanglots, à ses enfants pendant qu’ils grimpaient, tout à leur innocence, sur l’échelle de coupée. Jusqu’à cet instant, tous les passagers avaient été regroupés au pied de la passerelle, attendant le bon vouloir du chef de bord, sous le soleil en fusion de juin, tel un troupeau grégaire d’êtres dociles et résignés par une nuit sans sommeil, parqués dans l’aéroport.
C’était un homme entre deux âges qui avait rejeté sa casquette à l’arrière de son crâne d’où s’échappaient des frisotis blonds et anachroniques. Le nœud de sa cravate bleu ciel était défait et son col ouvert mettait en évidence un cou de bœuf, fort et épais. Il transpirait sous sa veste galonnée aux boutons ronds et dorés. Cet uniforme renvoyait Bruno, le plus jeune des enfants Ménessier, aux soldats de plomb qu’il avait abandonnés dans son coffre à jouets en osier, triste armée en débandade que plus jamais il ne ferait défiler, porte-drapeau en tête.
Il les regardait, les jaugeait, les évaluait d’un œil de maquignon, dépourvu de toute compassion pour ces déracinés, et désignait en les pointant du doigt les familles qu’il autorisait à prendre pied dans la Caravelle. Il choisissait d’abord les femmes ou les couples nantis de bébés ou de très jeunes enfants, puis les personnes âgées qui avaient, pour la plupart, les yeux mouillés et que la tristesse, plus que la vieillesse, faisait ployer sous le poids du chagrin.
En l’absence de Jacques, le fils aîné, Bruno, le benjamin de la fratrie, tout juste âgé de neuf ans, portait un gros sac que la famille comptait garder en cabine. C’était leur maigre viatique pour la traversée de la Méditerranée et leurs premières heures sur un territoire qu’ils ne connaissaient pas mais à la fois si présent dans leur affection et si éloigné dans leur imaginaire.
Agnès, la sœur cadette, allait fêter ses treize ans et s’effrayait de voir le groupe s’amenuiser tandis qu’eux restaient sur place, ignorés par l’insensible décideur. Elle lui adressait un timide signe de la main pour lui signifier leur existence et leur angoisse d’être recalés dans cette tentative d’exil si peu volontaire que seule justifiait la peur d’une haine laissée à son libre cours, la peur du massacre, la peur de la mort, cette mort abstraite et pourtant si omniprésente qui leur collait à l’esprit et les avait comme assujettis à sa laide fréquentation.
Les dimanches d’hiver, quand la Méditerranée se prenait pour l’Atlantique, l’aéroport était une promenade que la famille faisait souvent. Les gros félins de métal tournaient comme des lions en cage sous la férule d’un invisible dompteur.
Leurs hélices déchiquetaient l’air en rugissant et, soudain, après un court moment de répit, ils prenaient leur élan, accéléraient leur course encore et encore, un peu gauches et, au bout de la piste, se détachaient de la terre et devenaient impériaux et dominateurs. Bruno et Jacques ne se lassaient jamais de ce spectacle.
À vrai dire, le petit aimait tout ce que le grand admirait, tous les jeux qu’il inventait pour lui, les compétitions de jeux de société qui les mettaient aux prises avec leurs cousins et les médailles en carton qu’il découpait pour décorer le vainqueur du tournoi de dominos, le champion du jeu de dames ou encore celui qui avait eu la chance de faire rouler les dés avec un soupçon d’habileté pour remporter la partie de petits chevaux. Ils en étaient fiers de ces distinctions peintes avec minutie qu’ils arboraient, accrochées à leurs poitrines. Mais ce grand frère, ce phare n’était pas avec eux au moment de quitter Oran. Les parents avaient expliqué qu’il était tombé gravement malade à la fin de l’année et qu’il avait fallu l’envoyer à Paris pour le faire soigner.
Aujourd’hui, il n’était plus question de promenade mais d’adieu et, au bout de l’interminable avenue de Valmy, se dessinait déjà un relief plus escarpé. Au bruit pesant des avions, on devinait la bourgade de La Sénia dont l’aéroport marquait une véritable rupture avec la douce exubérance oranaise.
L’air vrombissait comme s’il se rebellait avant un ultime dépeçage. Maurice Ménessier arrêta la 4 CV devant l’entrée de l’aérogare, une sorte d’immense gueule, jamais rassasiée, qui engloutissait des familles entières, des valises pleins les bras. Il descendit les bagages de la galerie, les posa au sol, et embrassa sa femme pudiquement, puis Agnès. Quand vint le tour de Bruno, il le souleva et le serra contre lui. Plus jamais, l’enfant ne connut pareil moment de communion avec son père. Plus jamais, il n’entendit le tambourinement que fit son cœur ce jour-là. Yvette pleurait à chaudes larmes et suppliait Maurice de faire attention, d’être prudent au milieu du déferlement de violence et du déchaînement de vengeance aveugle qui s’étaient emparés du pays. Lui, cachait son émotion au prix d’un vif effort et promettait de les rejoindre aussitôt qu’il aurait reçu la carte d’identité qu’il avait négligé de refaire malgré sa péremption et qu’il devait en toute hâte se faire délivrer pour pouvoir envisager de partir à son tour.
Quand la tension devint pour lui insupportable, il s’engouffra dans la petite voiture verte et, sans se retourner, s’éloigna. Bientôt, la mère et les enfants le virent disparaître. Ils intégrèrent alors la cohue et ce fut l’interminable attente, dépourvue de tout sens, celle qui broie les souvenirs des anciens, plonge les jeunes dans l’angoisse d’un lendemain incertain en les privant de leurs premières habitudes d’adultes. Seuls les enfants réussissaient à trouver des jeux à partager et les parents n’avaient plus le courage de faire cesser les cris qui finissaient par user les nerfs. Le calme ne revint qu’à la nuit tombée mais, dès les premières lueurs du jour, les piaillements reprirent. Les enfants Ménessier restaient sagement autour de leur mère et partageaient les sandwichs confectionnés la veille à la maison.
Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’ils furent autorisés à rejoindre le tarmac et l’avion où le chef de bord couperosé avait fini par les admettre. Bruno se mit à penser à Jacques. Sous peu, il le retrouverait, ce frère tant aimé dont on lui répétait, à chacune de ses questions, qu’il allait de mieux en mieux et que, oui, il le reverrait très bientôt. Cet espoir atténuait la déception que lui causait, vus de son hublot, les paquets de mer indifférenciés, scintillant sous le soleil déclinant, et bientôt noyés dans l’obscurité.
C’était la première fois qu’ils prenaient l’avion et, au moment du décollage, ils furent parcourus par une frayeur intense, une sensation d’arrachement physique mais aussi affectif. Alors, instinctivement, ils se donnèrent la main. Une hôtesse de l’air avait remarqué la scène et adressa au petit garçon un regard imprégné d’une forme de tendresse apaisante. Elle lui apporta des bonbons pour calmer ses angoisses et il ne les prit qu’avec l’approbation de sa mère, en disant merci, les yeux baissés.
Yvette Ménessier avait tout juste quarante ans et, à cette époque, cet âge équivalait à cinquante ans d’aujourd’hui, voire plus. Les femmes ne fantasmaient pas sur une jeunesse factice et bistourisée, avec cette espèce de frénésie qui caractérise l’époque contemporaine et qui n’est que la vision désespérée de l’impuissance à se soustraire à l’érosion naturelle des corps avec, pour arrière-plan, la mort comme ultime destination. Elle était humble, modeste, avec des traits anoblis par une enfance marquée par la maladie qui l’avait contrainte à arrêter de fréquenter l’école dès la primaire et des parents qui lui préféraient sa sœur cadette. La réussite de ses enfants à elle était devenue son seul objectif et, pour l’atteindre, elle déployait une farouche opiniâtreté qui pouvait la conduire à rogner sur l’argent des courses pour financer des cours privés à l’un ou l’autre d’entre eux. Mais cette mère si aimante ne leur avait jamais décerné la moindre gifle ou fessée, pourtant parfois bien méritée. Tout dans son visage, encadré par une masse de cheveux noirs, respirait la bonté. Ce fut une grande tristesse, lorsque, bien des années plus tard, elle dut affronter, malgré un indicible courage, l’épreuve de la perte complète et définitive de sa belle chevelure ébène sans pour autant se départir de l’élégance consistant à ne pas faire peser sur autrui la rancœur qu’une telle frustration pouvait naturellement susciter. Bruno sentait bien combien elle était affectée d’être privée d’une part de sa féminité originelle et alors, il lui disait qu’elle était la plus belle des mamans.
Sur le bateau qui le ramenait à Oran, cinquante ans plus tard, Bruno pensait à elle, à cette mère chérie. Pour ne rien oublier, appuyé sur le bastingage du pont, il avait pris soin d’emporter un calepin sur lequel il notait tout ce qui lui passait par la tête. Au souvenir de cet être vénéré, il sentit sa main commencer à trembler mais pas encore au point où il ne pouvait plus tenir un stylo et lancer sur le papier des mots qui, surnageant comme ils pouvaient, se soutenaient les uns les autres pour former une pyramide de phrases encore déchiffrables. Il ne parvenait pas à se remettre de cette brûlure que sa disparition avait allumée dans tout son corps et les larmes étaient impuissantes à éteindre ce feu.
« Maman est morte », se répétait-il intérieurement. Il savait bien qu’il n’était pas Meursault, qu’il n’avait plus 35 ou 40 ans comme lui et que le solde de vie qui lui tenait de réserve ne dépassait pas une dizaine d’années au mieux. Sa passion de vivre, son désir de faire toutes les choses du quotidien en se disant que leur rituel durerait jusqu’à un horizon qui est celui de la mer et du ciel, tout cela allait bientôt finir. Il voyait ce restant de vie lesté par les souvenirs qui s’étaient accumulés, stratifiés, solidifiés au point qu’il risquait de commencer à les oublier malgré lui.
« Maman est morte. » S’il arrivait à écrire cette phrase abjecte, il était incapable de la prononcer à haute voix. Sa langue était comme tétanisée et il ne pouvait que dire : « Maman est partie. »
Partir laisse entrevoir la possibilité de revenir. La parole est un illusionniste de talent. En réalité, depuis ce « départ », il n’était pas dupe, il avait pris conscience de sa vieillesse imminente, du fait qu’il était devenu un vieil enfant, un orphelin de près de 70 ans auquel on ôtait de la vue le berceau, les récréations, les goûters au chocolat et qui découvrait la proximité de la déchéance physique et mentale.
Il lui fallait impérativement, avant qu’il ne soit trop tard, revenir dans ce pays maternel, pour y retrouver, une dernière fois, les cris, les silences, les odeurs, les larmes et les éclats de rire de ceux qui se sont tus.
Aujourd’hui, tant de temps après, l’homme mûr, faisant le pied de grue devant la porte du tombeau, s’apprêtait à débarquer dans le port d’Oran, à un âge qui était celui des aïeux de cette famille déracinée. Il était un retraité de la vie qui avait accumulé les années sans s’en rendre compte, pris au piège de la gémellité des jours qui passent, discrètement, en poussant les hommes vers le néant, subrepticement, d’un coup d’épaule. Il n’était même pas sûr de la validité de la famille qu’il avait lui-même fondée pour maintenir l’illusoire espoir d’une forme de continuité, au-delà des cadavres empilés par le temps, l’illusoire espoir de préserver le fil de la vie dans un arrogant défi à la mort perdu d’avance.
Bruno, dans la tourmente de ses envies, de ses espoirs et de ses craintes, n’avait désiré aucune compagnie pour ce parcours à rebours. Il avait considéré que sa solitude serait perçue comme un gage de bonne volonté de nature à ne pas effaroucher les fantômes de ses souvenirs et à les convaincre de ne pas se travestir. Il ne se sentait pas la force de parler, d’expliquer ou de retenir ses larmes. Il n’aspirait qu’à un dialogue intérieur entre l’enfant figé sur le tarmac de La Sénia et l’étranger en lequel il s’était transformé.
Sur le pont du bateau régnait une atmosphère joyeuse entretenue par les familles autochtones, heureuses de retourner au pays. Elles étaient chargées d’objets hétéroclites, de paquets emballés maladroitement dans des feuilles de papier journal. Les pères à moustache fumaient des cigarettes sans filtre et devisaient entre eux pendant que les mères s’affairaient auprès des enfants qui jouaient à se poursuivre le long des coursives dans d’étourdissants pépiements.
Bruno avait échangé quelques mots durant la traversée avec un ou deux passagers qui le félicitaient de revenir dans sa ville natale et disaient qu’il y était le bienvenu.
Enfin, le guttural signal de la sirène du navire, bégayé trois fois, prévenait de l’entrée dans le port et alors, Oran surgit, fière et douce, drapée de bleu marine d’une infinie profondeur, presque noire, tenant tête avec orgueil au soleil métallique, émouvante face à l’impitoyabilité. Oran était donc condamnée à cette lutte perpétuelle et âpre qui l’embellissait comme une antique cité grecque. Le bateau accosta lentement et les familles algériennes se pressaient, après avoir rassemblé toutes leurs affaires, pour descendre et retrouver la terre ferme sur laquelle s’agitaient les mouchoirs blancs de parents venus les accueillir. Bruno attendit, son sac à la main, que le pont fût totalement évacué avant de le quitter à son tour. Il ne regrettait pas d’avoir choisi la mer pour revenir vers son passé. L’avion qui avait emporté ses neuf premières années lui aurait trop rappelé le lointain départ et les paroles si lourdes de tristesse dans la bouche de sa mère. Il aurait eu l’impression de la contredire, de lui voler ce voyage si personnel et que nul ne pouvait faire par procuration.
Quand il prit contact avec le quai, il ne put d’ailleurs s’empêcher de penser à cette part d’imaginaire qui se tapit en chaque être, cette part qui a le pouvoir de tordre les réalités pour faciliter leur insertion dans le moule de l’affectif de chacun. Contrairement à cette approche glissée sur l’eau qu’il venait d’effectuer et durant laquelle Oran s’imposait à lui avec une forme d’effusion qui l’avait transporté, le fait de poser le pied sur le sol natal ne lui procura pas d’émotion particulière. Il ne s’exhalait du macadam aucune odeur caractéristique qui eut magnifié son accueil. Ses chaussures n’avaient pas été touchées par on ne sait quelle magie de l’originel. Il n’éclatait pas le cadre de l’espace et il en éprouva une légère déception.
Hormis les falaises abruptes de la montagne de Santa Cruz qui dominait la ville et qui plongeaient quasiment dans les eaux tièdes, le port en lui-même n’avait pas trop impacté ses souvenirs. Le quartier de la Marine, dénommé aussi avec mépris les Bas Quartiers, et qui tapissait les premiers flancs de la sainte montagne, traînait une mauvaise réputation et on ne l’y emmenait que rarement, uniquement en famille, pour acheter du poisson fraîchement pêché. Les rues étaient étroites et en pente et exhalaient la pauvreté, mais une pauvreté digne.
Les lamparos l’impressionnaient plus que les autres chalutiers par la méthode employée pour capturer les sardines et les dorades. Son père examinait toujours attentivement les cageots entassés sur les étals et l’enfant s’étonnait de voir les poissons agités par de macabres soubresauts, un instinct de survie chevillé à leurs corps fuselés et aux écailles brillantes.
Bruno nota qu’il n’y avait plus les vieux entrepôts serrés les uns contre les autres d’où le vin était embarqué pour les magasins et les restaurants de la métropole et, entre le port et la place de la République, ne se dressait plus la manufacture de tabacs Bastos qui était un des principaux employeurs de la ville.
Il avait fumé sa première cigarette Bastos en cachette, avec son cousin Marco, aux toilettes, pendant que ses aînés se trémoussaient dans l’une de ces nombreuses surprises-parties organisées peu de temps avant le grand départ, comme pour conjurer le mauvais sort et couvrir le bruit des armes par celui de la musique.
Les parents n’avaient guère apprécié l’incartade des deux petits qui avaient voulu jouer aux adultes. Ils avaient grondé mais avaient eu beaucoup de mal à retenir leurs rires. Bruno avait juré que jamais plus, il ne toucherait cette chose au bout incandescent qui l’avait fait tousser et donné envie de vomir.
Il quitta le port et remonta le quartier de la Calère. Il emprunta une rue laissant derrière lui les premiers contreforts des falaises tout en haut desquelles trônait naguère la Vierge de Santa Cruz. Le paysage était minéral et les maisons en contrebas éclataient de blancheur sous le soleil tout puissant. Il faisait chaud et personne ne se hasardait à arpenter les chaussées incandescentes. Les rideaux de fer des échoppes étaient tirés, comme avant, comme toujours. Les rares badauds recherchaient l’ombre proposée par les immeubles aux balcons en fer forgé.
Enfin, tout en sueur, le souffle court, Bruno atteignit le boulevard du Front de Mer. Combien de fois avait-il arpenté cette somptueuse respiration sur la mer qui constituait la promenade favorite que son grand-père aimait à partager avec lui et les autres petits-enfants ! Elle regardait de haut le port, avec une sorte d’arrogance mâtinée d’affection. En réalité, les deux ne pouvaient se passer l’un de l’autre, vieux couple querelleur, accrocheur, irascible et susceptible mais incapable de vivre dans la séparation. Il y avait toujours des bancs à intervalle régulier sur lesquels il faisait bon se reposer quand la chaleur accordait un répit et que la brise légère, venue des flots, caressait la peau. Les palmiers étaient encore présents, sans rancune, enserrés dans des armatures métalliques grillagées garantissant une croissance rectiligne.
Cette interminable avenue avait réussi à réconcilier la vieille ville avec les hauts quartiers et Bruno fut émerveillé parce qu’il replongeait dans un décor qui lui était coutumier et qui lui souhaitait, en quelque sorte, la bienvenue. Et puis, il demeurait toujours ces façades urbaines à l’architecture de style moderne, sans ornementation, simples comme les gens d’ici, plus sensibles à vivre à l’extérieur qu’entre les murs de quelque bâtiment que ce soit. Elles avaient souffert ses petites jambes à suivre les pas réguliers de l’aïeul mais elles le portaient vers le kiosque du marchand de glaces où sa soif allait pouvoir s’étancher avec une agua limon glacée.
Le désormais vieil homme marcha, les souvenirs en arrière-garde, jusqu’à une station de taxis. Les voitures attendaient dans un désordre bon enfant, le long du trottoir. Certains chauffeurs avaient quitté leur volant et discutaient entre eux. Ils s’animaient malgré la température suffocante. Sans doute évoquaient-ils les prouesses de leur équipe de football préférée ou les contre-performances d’un joueur qu’ils vouaient aux gémonies. Cependant, il ne se dégageait aucune violence de ces débats ponctués par l’entrechoquement de paumes de mains et d’éclats de rires bruyants. Ils parlaient haut et fort, ces hommes, pour que la mer les entende et que le soleil prenne conscience de leur capacité de résistance. Il chercha du regard un chauffeur qui put avoir son âge afin de maximiser les chances de bénéficier d’un interlocuteur comprenant le français et le parlant suffisamment pour pouvoir échanger. Il remarqua en queue de station, une Peugeot bien fatiguée contre la portière de laquelle s’appuyait un Arabe susceptible de satisfaire à ses attentes. Celui-ci fumait nonchalamment une cigarette et portait une chemisette anthracite au col usé. Le bas de son pantalon tirebouchonné laissait entrevoir deux pieds nus chaussés de sandalettes comme celles, bien commodes, que l’on aime à porter pour affronter le sable des plages. Bruno s’approcha directement de lui et put constater que le vieil homme parlait un français aisément compréhensible. D’une certaine manière, il allait lier le sort de ce voyage à rebours à ce personnage et il comptait bien mettre tous les atouts de son côté pour repartir, dans quelques jours, guéri d’un passé enseveli dans les oubliettes de sa mémoire.
— Bonjour ! Voilà, je suis né à Oran et, avec mes parents, nous sommes partis en 1962. Aujourd’hui, ils ne sont plus là… J’ai fait le serment, sans qu’ils le sachent, de revenir ici, un jour, un peu pour les retrouver comme ils étaient, à la force de l’âge…
— Tu es le bienvenu chez toi, répondit le chauffeur. Ça a dû être très difficile pour vous autres et c’est dommage qu’on ne soit pas restés ensemble, comme avant…
Le visage de l’homme était parcouru de profonds sillons qui, tels les oueds, partaient du front, s’interrompaient vers les tempes et réapparaissaient en creusant des rigoles dans les joues. Il avait une barbe si forte que, bien que rasée du matin, elle laissait, ici ou là, des poils rétifs prendre leurs aises. Sa belle chevelure lisse et blanchie, sagement rangée de part et d’autre d’une raie apparente tranchait avec les tons poivre et sel de sa moustache touffue.
— Je voudrais revisiter la ville, des endroits qui ont marqué mon enfance, poursuivit Bruno. Combien me prendriez-vous si je vous réquisitionne pendant trois jours ?
L’Arabe réfléchit un instant en tortillant sa moustache avant de répondre.
— Tu n’as pas de dollars ? Non ? Bon, alors, tu es d’accord pour 8 000 dinars. Ça fait à peu près 50 euros ?
Bruno jugea le tarif proposé plus qu’honnête et l’accepta. Il tendit la main à son interlocuteur mais celui-ci l’ignora et le prit dans ses bras, tout en lui tapotant doucement sur l’épaule comme une mère aimante le ferait pour apaiser les inquiétudes ou la tristesse de son enfant. Insensiblement, Bruno sentit les larmes envahir ses yeux, irrépressibles. La digue se fissura et, malgré tous ses efforts, rompit. Il ne parvenait pas à endiguer les flots. La tension accumulée durant les jours précédant son départ, la solitude éprouvée pendant la traversée et l’imminence de ses retrouvailles avec sa ville, tout ce magma de sentiments avait explosé et la lave libérée coulait, inarrêtable, dépouillée de toute honte.
Sur l’épaule de cet inconnu, Bruno hoquetait, vieil adulte condamné à demeurer un enfant imaginaire. Il y avait longtemps déjà, Jacques, son frère, le tançait quand il rentrait de l’école en larmoyant parce que le maître avait choisi le dessin d’un autre élève plutôt que le sien pour décorer la salle de classe. Mais, aujourd’hui, Jacques n’était plus là.
— Laisse-toi aller, mon frère, murmura l’Arabe. Ça fait du bien de pleurer, même quand on est un homme. Appelle-moi, Lakhdar… Pour commencer, je t’emmène à la maison. On va prendre le thé avec des tayots. Tu te rappelles ceux de la rue de la Bastille ? Ma femme, elle fait les mêmes !
Bruno grimpa dans le véhicule sans la moindre hésitation. Il se sentit moins seul. Tout au long du trajet et jusqu’à son domicile situé dans une sorte de grand ensemble à quelques kilomètres du centre-ville, Lakhdar lui raconta sa vie au quotidien, entouré de ses deux filles et de ses neuf petits-enfants, dont trois garçons, qui le remplissaient de fierté, tout en ponctuant chaque phrase d’un protecteur Inch’Allah.
Le brave homme faisait de son mieux pour distraire l’exilé qui ne pleurait plus et se contentait de voir avec avidité le paysage défiler autour de lui. Il ne reconnaissait rien. Oran avait continué à vivre, sans lui, sans eux. Elle ne s’était pas figée dans la désespérance de leur départ.
Le petit appartement de Lakhdar était propre, coquet et bien rangé. Il fit entrer son client dans le salon derrière lequel était tendue une tapisserie algérienne fine. Son épouse qui les avait accueillis sur le pas de la porte devait avoir une cinquantaine d’années.
Ses cheveux étaient passés au henné et elle était vêtue à l’européenne. Après que son mari eut échangé avec elle, à voix basse, quelques mots en arabe, elle s’éclipsa à la cuisine et ils purent l’entendre s’affairer à la préparation du thé vert. Bientôt, l’appartement s’emplit d’une odeur de friture qui n’avait rien d’agressif ou d’invasif. Elle s’insinuait lentement, à son aise, dans l’espace pour initier les papilles aux futures douceurs annoncées.
Lakhdar et Bruno, comme deux vieux amis retrouvés, parlèrent football, des succès respectifs des équipes nationales et des clubs pour lesquels Jacques s’enthousiasmait, surtout lorsqu’ils dominaient leurs rivaux algérois.
Au bout d’une demi-heure, l’hôtesse revint avec un plateau chargé d’une théière, de verres et d’une soupière de beignets longs, parsemés de sucre fin. Bruno reconnut les tayots que son père lui achetait quand il l’accompagnait faire les courses rue de la Bastille. Lakhdar versa le thé bouillant en éloignant et rapprochant alternativement la théière des verres. Bruno prit le sien, s’humecta les lèvres pour ne pas se brûler et croqua dans le beignet. Alors, un morceau d’enfance jaillit de la pâte du gâteau, un souvenir dulcifiant, presque un médium qui le ramenait vers un père encore jeune mais déjà bedonnant, vers ses plaisanteries échangées avec les marchands, vers ses éclats de rire que le soleil faisait résonner, sa main dans celle d’un garçonnet en pantalons courts, à la chevelure noire et bouclée qui descendait jusqu’à son cou. Toutes ces réminiscences craquaient sous ses dents avec les particules de sucre semoule.
— Alors, c’est bon ? s’enquit malicieusement Lakhdar. Fatima est la reine du tayot !
— Ils sont délicieux. Ils ont le même goût qu’avant… Vous m’avez fait rajeunir de soixante ans. Merci, madame ! répondit Bruno.
Ils restèrent à discuter encore quelques instants jusqu’au moment où Bruno demanda à Lakhdar de le reconduire vers le centre-ville, dans un hôtel correct. Le chauffeur obtempéra et se leva avec souplesse. Bruno l’imita et lança un merci sonore à l’intention de Fatima qui avait regagné sa cuisine. Elle en sortit et, timidement, esquissa un signe de la main pour lui dire au revoir et les deux hommes, dans l’après-midi déclinante, reprirent le chemin d’Oran.
La chaleur déclinait et la ville sortait de sa torpeur, secouée par les klaxons nerveux des automobilistes. Les passants déambulaient sur les trottoirs et s’arrêtaient devant les vitrines des magasins à nouveau rouverts. Bruno était frappé de voir des nuées de gens. Il ne lui semblait pas, dans son souvenir, que dans les quartiers qu’il traversait, jadis essentiellement fréquentés par les Européens, il y ait eu tant de monde. Lakhdar le conduisit au Plaza, un hôtel situé sur le boulevard du Front de Mer. Les deux hommes se serrèrent la main après avoir convenu de se retrouver le lendemain matin, vers neuf heures et s’être assurés de la disponibilité d’une chambre. Bruno la réserva aussitôt pour la totalité de son séjour. Il emprunta l’escalier, et des marches montait une odeur chimique de rose artificielle. Il remarqua ce détail simplement, sans en tirer de conclusions particulières. Il avait tellement fréquenté les hôtels au cours de sa vie professionnelle qu’il était rompu à ce genre de supercherie olfactive.
La chambre était petite mais proprette et de la fenêtre étroite, il disposait d’une vue qui embrassait tout le port et la baie. Il distinguait sans peine les ouvriers œuvrant sur les chantiers navals et les pêcheurs qui ravaudaient leurs filets en vue de la pêche au lamparo. Il resta un long moment immobile derrière la vitre, envahi par cette sorte de langueur apaisante qui succède aux heures incandescentes.
L’obscurité commençait à poindre à l’horizon avec une sorte de voluptueuse délicatesse. Il s’avisa alors de défaire sa valise, d’accrocher ses vêtements à l’unique penderie et à téléphoner à sa femme. En vérité, il craignait que ce moment n’active en lui une forme de schizophrénie, quand le passé pollue le présent avec une intensité telle que la réalité perd pied. Il redoutait une montée d’angoisse où la voix de son épouse, ses questions, ses prévenances fassent retentir en lui, comme un métal froid, la solitude passagère qu’il avait choisie. Il entendit la sonnerie de son appel résonner et sa femme prendre la communication. Elle lui adressa les reproches attendus pour l’inquiétude qu’avait suscitée son silence. L’échange fut bref et d’une banalité routinière, finalement bienfaisante en ce qu’il attestait de la réelle affection, patinée par le temps, qui les liait l’un à l’autre. La tendresse est, quoi qu’on en dise, le meilleur pare-feu à la passion.
Au début de sa nuit, Bruno eut un peu de mal à trouver le repos tant avait été vive l’émotion des retrouvailles avec la terre natale, mais il finit tout de même par s’enfoncer dans un sommeil fait de douce quiétude. Au réveil, il ne se souvint pas des rêves qu’il avait pu faire, hormis l’omniprésence d’un bleu profond, sidéral, presque noir, qui s’insinuait dans chaque être et dans chaque chose. Il se leva, regarda sa montre qui marquait sept heures et rejoignit la minuscule salle de bains. Il manœuvra le robinet de la douche jusqu’à obtenir une eau tiède qu’il laissa glisser sur son corps avec un avide plaisir. Le chant des écoliers de son enfance sortant de classe lui revint aux oreilles : C’est nous les Oranais qui buvons de l’eau salée… Il avait oublié la suite de ce refrain qu’il trouvait désormais absurde mais que, comme les autres garnements, il entonnait avec force pour partager une appartenance commune, l’adhésion à un club privé. Le bonheur de se sentir si proches les uns des autres lui fit monter des larmes aux yeux qui se confondaient en roulant sur ses joues avec les gouttes d’eau qui tombaient dru de la douchette.