Un virus plus fort que les armes - Bernard Houot - E-Book

Un virus plus fort que les armes E-Book

Bernard Houot

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Beschreibung

Au cœur d’un pays dévasté par la guerre contre son voisin, un virus mystérieux fait son apparition, infectant à la fois le dirigeant et la population. Ce fléau insidieux engendre des comportements étranges et imprévisibles, semant le chaos dans une nation déjà meurtrie. Alors que les combats continuent de faire rage et que l’issue du conflit reste incertaine, ce virus s’immisce dans les rouages de l’affrontement, bouleversant le destin des nations et entraînant vers une conclusion aussi saisissante qu’inattendue.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur prolifique avec une dizaine d’ouvrages à son actif, incluant romans, essais, poésies, bandes dessinées, récits et nouvelles, Bernard Houot a été récompensé par le prix Enseignement et Liberté pour son premier livre "Cœur de prof" publié chez Calmann-Lévy. Pour lui, l’écriture est le moyen privilégié de transmettre sa vision du monde qui l’entoure.

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Bernard Houot

Un virus plus fort que les armes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Bernard Houot

ISBN : 979-10-422-4084-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De leurs épées, ils forgeront des socs de charrue, et de leurs lances des serpes : une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre, et on n’apprendra plus la guerre.

Citation de la Bible faite par Nikita Khrouchtchev,

alors Premier Secrétaire du Comité central

du Parti communiste de l’Union soviétique,

au cours d’un voyage officiel aux États-Unis

en 1959 lors de la visite

d’une ferme américaine dans l’Iowa.

Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas…

Malheureux homme que je suis !

Lettre de Saint Paul aux Romains

Chap 7 versets 19 et 24

I

Ogarina-Vono, le 7 juin

Le souverain de l’Urssie, Oleg Tipounia, aime venir travailler ou se reposer à Ogarina-Vono dans une résidence d’État située à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Koumoss, la capitale du pays. À la différence des autres palais qui sont à sa disposition, les pièces sont ici de dimension humaine. L’architecture du bâtiment est classique et le décor extérieur très sobre. L’un des salons qui fait office de bureau est une pièce plutôt austère avec des murs lisses, peints de couleur beige sans fioritures, sur lesquels sont accrochés d’un côté un planisphère, de l’autre une peinture représentant un paysage au-dessus de laquelle est accroché l’écusson rouge des armoiries de Koumoss. Un drapeau sur sa hampe est posé contre le mur derrière le bureau. Sur le plan de travail recouvert d’un grand sous-main en cuir foncé sont disposés un plumier et plusieurs téléphones et appareils de télécommunications. À travers les baies vitrées, on découvre une partie du parc où poussent de beaux frênes et de grands bouleaux au milieu de pelouses et de parterres fleuris soigneusement entretenus.

Rien de bien original. C’est de bon goût, confortable, silencieux, et on comprend que le souverain aime s’y retrouver, loin de son immense palais du Remlink.

Depuis quelques jours, ce n’est pas le calme et la sérénité qui règnent dans cette demeure. Trois médecins s’affairent auprès du souverain Tipounia qui vient de sortir d’un coma de plusieurs heures après trois jours de très forte fièvre. Dans la chambre où le malade est installé, le professeur Youri, son médecin personnel, est inquiet. Il décide de rester auprès du souverain avec un membre de la Sécurité d’État tandis que ses deux jeunes assistants vont déjeuner dans le bâtiment du personnel de service.

Les jeunes médecins suivent l’allée qui mène au restaurant situé dans le parc, tout en devisant.

— Que penses-tu de l’accès de fièvre et du coma de Tipounia ? demande le plus jeune à son compagnon.
— Je ne pense rien. Tu le sais bien ; on n’a pas le droit de penser ici !
— Ah bon ? Je ne suis pas au courant.
— Qui t’a recruté ?
— La Sécurité d’État sur la recommandation du professeur Youri que j’ai eu comme enseignant, comme toi. J’ai passé les tests et les contrôles exigés. Tout s’est bien passé et j’ai eu le poste.
— Les enquêtes n’ont donc rien révélé de tes activités subversives ?
— Comment ça ?
— Je plaisante bien sûr, sinon tu ne serais pas ici. Mais sache-le bien, tu dois être très discret. Fais attention, dans cette résidence, les murs ont des oreilles.
— C’est drôle ce que tu dis. Je ne vois autour de nous que des arbres et aucun mur.
— Et dans le feuillage de ce grand frêne au-dessus de nous, tu ne vois pas une parabole transparente ?
— Je vois un truc pour capter le chant des oiseaux. Je m’amusais avec ça dans ma prime jeunesse.
— C’est beau d’être naïf et de travailler dans l’endroit le plus surveillé du monde sans se rendre compte de tous ces dispositifs de surveillance. Taisons-nous. On reprendra plus tard notre conversation.

Ils poursuivent en silence leur chemin vers le restaurant réservé aux équipes médicales. En arrivant devant le pavillon du personnel de la Sécurité d’État, ils aperçoivent à travers la porte grande ouverte l’écran de télévision permettant aux gardes de suivre en continu le flot d’informations qui se déversent en boucle sur les ondes. Ils sont ainsi au courant des dernières nouvelles du pays. Au moment où ils passent devant cette porte, ils saisissent quelques bribes du dernier discours du souverain qui évoque ses ambitions pour restaurer l’ancien empire d’Urasie dans toute sa grandeur, tel qu’il était avant son éclatement vingt ans auparavant.

En Urssie, ce souverain est considéré par beaucoup de gens modestes comme un dieu. D’assez petite taille, mais fort, sportif et déterminé, il cultive soigneusement son image de gouvernant décidé et volontaire. Bien protégé par ses services spéciaux, il ne sort de ses palais et résidences qu’en voiture aux vitres blindées, escorté par des gardes armés.

Beaucoup de citoyens voient dans ce gouvernant l’idéal du chef d’État et sont rassurés par son moral à toute épreuve, par la force de ses convictions et sa détermination pour défendre la grandeur du pays et ses valeurs morales et culturelles traditionnelles.

Même s’il vit dans le faste des nombreuses résidences d’État, il reste discret sur sa vie personnelle et les biens qu’il possède en propre. Ne sont visibles que les grosses limousines officielles, sa garde impériale, son personnel de service, les parcs, les jardins et les résidences d’État qui lui sont réservés. Le reste de sa richesse, les bijoux, les pierres précieuses, les propriétés à l’étranger, les yachts, les comptes en Suisse, les femmes, les haras de chevaux, ne sont connus que de quelques enquêteurs privés dont les rapports ne sont pas toujours fiables ni crédibles. Dans ce domaine, mieux vaut ne pas être trop curieux si l’on veut rester libre et ne pas être menacé, arrêté ou même assassiné.

Après avoir apprécié la saveur des plats rustiques servis par le restaurant réservé au corps médical, le médecin qui connaît les lieux propose à son collègue de flâner dans le parc avant de retourner à la résidence du souverain.

— Par ici il n’y a pas de mouchards ni de capteurs. Suis-moi et on pourra discuter librement.
— J’ai entendu beaucoup de choses sur la santé de Tipounia. Peux-tu m’en dire quelques mots ? demande son jeune collègue.
— C’est très dangereux d’en parler publiquement. Il vaut mieux être tout à fait muet.
— Je suis au courant, on m’a fait la leçon, mais ici on n’a pas la Sécurité d’État sur le dos. Alors, que sais-tu ? J’ai entendu dire qu’il a un cancer ?
— Peut-être…
— Mais avant la fièvre qui vient de le terrasser, il n’allait pas si mal que ça, me semble-t-il. Il est même en forme pour son âge et ses responsabilités. Je lui donne encore pas mal d’années à vivre s’il se sort de la surprenante maladie qu’il vient d’attraper. N’est-ce pas ton avis ?

Ils continuent à discuter de la santé de leur très important patient puis changent de sujet en commençant à revenir vers la résidence du souverain.

Tous deux ont été promus aux fonctions qu’ils occupent grâce au professeur qui les a eus comme assistants au grand hôpital militaire de Koumoss. Sur un plan professionnel, c’est une chance pour eux. Ils sont bien payés et bénéficient de nombreux avantages. En contrepartie de ce statut confortable, ils sont astreints à vivre en permanence sous le regard des gens de la Sécurité d’État, à résider dans les bâtiments qui leur sont attribués et à être disponibles pour accompagner Tipounia dans ses voyages et dans beaucoup de manifestations officielles.

De retour à la résidence du souverain, ils retrouvent le professeur.

— Ça se passe bien, leur dit-il. Le souverain va mieux. Mais surveillez son état. Vous pouvez regarder dans la pièce d’à côté les résultats des premières analyses, je pars me restaurer.
— Et toi, le nouveau, dit-il au plus jeune en partant, es-tu satisfait de ton travail ?

Il n’attend pas sa réponse et sort en laissant sur place ses deux assistants.

Ceux-ci prennent connaissance du compte-rendu du laboratoire d’analyse et des consignes laissées par le professeur qui leur demande de veiller à l’isolement de Tipounia et de se mettre en rapport avec la Sécurité d’État pour assurer le contrôle des entrées.

Le souverain s’est levé et prend son petit déjeuner dans la salle à manger de la résidence. Les deux jeunes médecins le trouvent en train de déguster un yaourt et d’autres spécialités qu’il aime prendre le matin, comme le tvorog, les œufs de caille, le raifort, et le jus de betterave.

— Comment allez-vous Majesté ? lui demandent-ils. Vous avez encore un peu de fièvre, mais vous semblez avoir retrouvé votre vitalité et votre santé.
— Je me sens beaucoup mieux. Je finis mon petit déjeuner et je vais faire un peu d’exercice physique en salle. Cela me permet de bien commencer la journée.

Et se tournant vers eux, il leur demande :

— Que pensez-vous de mon cas ?
— Nous sommes incapables de dire exactement ce que vous avez attrapé. Nous avons pour consigne de vous tenir isolé, tant qu’on n’a pas davantage de résultats d’analyse.
— Comment ça ! Vous êtes donc incompétents ! Comment puis-je avoir confiance en vous ? Je devrais vous jeter dans les geôles où finissent les traîtres et les incompétents, leur déclare-t-il sur un ton dont ils n’arrivent pas à savoir s’il est sérieux ou non.
— Majesté, nous n’y sommes pour rien, car les virus et les microbes circulent de manière discrète et sont difficilement décelables sinon par leurs effets.
— Ça va pour cette fois-ci ! Mais vous devrez m’apporter la preuve que vous aviez pris toutes les précautions pour m’éviter cette maladie.

Au professeur, qui est revenu du restaurant, ils font part de la remarque que vient de leur faire Tipounia :

— Pourquoi le souverain se montre violent et même menaçant quand on lui répond très honnêtement qu’on ignore la cause de sa forte fièvre ?
— Ne vous en formalisez pas ! C’est dans sa nature de menacer d’un renvoi immédiat son personnel quand quelque chose ne va pas comme il le veut. Le coma de plus de trois heures dont il vient de ressortir est vraiment inexplicable. Il semble heureusement s’en être bien remis. Son rétablissement est spectaculaire.

Et le professeur Youri de poursuivre :

— En attendant d’avoir des résultats d’analyse plus complets, vous allez surveiller l’entrée de ses appartements avec la Sécurité d’État et prévenir l’équipe de réanimation qu’elle doit rester en alerte. Merci de vous exécuter sans délai.

Il retourne dans la chambre de Tipounia qui lui déclare sans le moindre préambule :

— Je t’aime Youri !
— Mais je n’ai rien fait, Oleg. Je ne mérite aucun remerciement de votre part. Vous êtes solide et presque rétabli !
— Merci, merci encore…
— Malheureusement, poursuit le professeur, je dois vous isoler et voir comment faire avec la Sécurité d’État.
— Il n’en est pas question, je veux sortir d’ici !
— Votre confinement est impératif, Oleg ! Souvenez-vous du Covid. Cette fois-ci, c’est sans doute un autre virus, mais qui peut être aussi dangereux et contagieux. Votre protection et l’isolement sont essentiels, non pas pour vous, mais pour tous ceux qui vont venir vous voir, car c’est vous qui pouvez les contaminer. Vous allez donc devoir annuler tous vos rendez-vous des semaines à venir ou les tenir par vidéoconférence.
— Ce n’est pas possible, regarde comme je vais bien.
— Vous allez bien, mais vous êtes sans doute contagieux. Il serait désastreux de déclencher une épidémie par négligence, vous en conviendrez. Il est de mon devoir de veiller à la santé publique. Vous avez un bel équipement de téléconférence, ce sera pour quelque temps votre instrument de travail. Vous avez aussi le téléphone. On va vous aider à organiser votre activité depuis ici. Et si l’on demande pourquoi vous n’acceptez plus de sortir, on annoncera que vous avez une grippe et que par prudence vous reportez tous vos rendez-vous. Tout le monde le comprendra.

Le souverain a accusé ses médecins de manquer de vigilance, mais le professeur sait très bien qu’ils n’y sont pour rien. L’état de santé du souverain, qui paraît rassurant depuis la matinée, ne suffit pas à le calmer. Il est très inquiet du risque de contagion, car le souvenir de la pandémie du Covid continue à le hanter et il est torturé par la question à laquelle il réfléchit sérieusement depuis deux jours : comment ce virus est-il entré dans le palais ? Dans les bâtiments où séjourne le souverain, en effet, tout est fait pour éviter de mettre en danger sa santé. Quand il reçoit des hôtes, que ce soit pour des raisons politiques ou amicales, il exige qu’ils se tiennent à une distance respectable, de peur qu’ils ne lui transmettent leurs microbes ou leurs virus. Cette mesure, initiée lors de l’épidémie de Covid, continue à être appliquée au point qu’on a pu voir à la télévision une discussion entre le souverain et un Président étranger se dérouler autour d’une table de marbre où les deux interlocuteurs étaient à six mètres l’un de l’autre. Le personnel de cuisine et les femmes de chambre du souverain sont également très attentifs à tout ce qui entre dans les locaux afin de garantir l’origine des produits et leur non-toxicité. Beaucoup de légumes viennent d’ailleurs des fermes du patriarche Rilki auxquelles la Sécurité d’État fait confiance pour ne fournir que des produits sains et même bénis ! Et très régulièrement le palais et les autres résidences d’État sont soumis à des campagnes de désinfection.

Le professeur revient vers ses deux adjoints pour leur donner de nouvelles instructions sur les précautions que doivent prendre celles et ceux qui vont devoir entrer dans les pièces réservées au souverain, notamment Katya, sa secrétaire, Vadim, son chef de Cabinet, et le personnel de service.

— Dès maintenant, équipez toutes ces personnes de masques et d’ensembles de protection stérilisés comme le nôtre. Allez ! Commencez l’exercice !

Dans l’antichambre du salon beige, les collaborateurs directs du souverain et le personnel de service reçoivent masques, gants, bottes, tenues de protection et charlottes afin de pouvoir entrer dans les pièces occupées par Tipounia. Un canapé de cuir beige soigneusement désinfecté vient d’être placé dans cette antichambre, le long d’un des murs au-dessous de l’écusson rouge qui orne la paroi.

Le souverain qui est sorti de sa chambre demande à voir sa secrétaire et son chef de Cabinet auxquels il déclare :

— Katya, Vadim, vous m’êtes très chers.

Tipounia semble ému et comme saisi par une montée irrésistible de bons sentiments.

— Venez que je vous embrasse. Je veux vous offrir quelque chose pour tout ce que vous faites pour moi.
— Mais nous avons un masque !
— Eh bien, ôtez-le !

Ils refusent pour ne pas enfreindre les règles de sécurité sanitaire et afin de donner l’exemple.

— C’est un bon test, fait remarquer le souverain lui-même en souriant. Je vois que vous respectez vos propres consignes. Vous m’êtes très chers. Je veux vous faire un cadeau.
— Toi, Vadim, choisis une arme dans ma collection. Va dans la pièce d’à côté et choisis celle qui te plaît.
— Et toi, Katya, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Dans la garde- robe de la résidence, choisis une robe, ou bien regarde les bijoux fantaisie et prends quelque chose pour toi.
— Quant à toi Youri, tu peux prendre une statuette ou un tableau dans ma réserve d’objets d’art.

Puis il demande aux jeunes médecins :

— Dites au personnel de service que je les aime et offrez-leur un billet de banque de ma part en leur disant que je les remercie. Et faites de même avec tous les gardes de la Sécurité qui sont dans cette maison.

Affolé, Vadim ne comprend pas cet élan de générosité affectueuse qui s’est emparé du souverain.

— Voulez-vous vraiment offrir des cadeaux à tout le monde ? ose-t-il demander au souverain. Ils sont nombreux ceux qui veillent sur vous.
— Je sais ce que je fais. Je tiens à remercier tous ceux qui s’occupent de moi.
— Ne souhaitez-vous pas prendre le temps de réfléchir plus longuement, car on pourrait croire, Majesté, que nous avons exercé une pression sur vous ou que votre maladie vous a fait perdre un peu de lucidité.
— J’ai toute ma lucidité ! Je le veux. N’est-ce pas mon droit le plus strict ? Et je ne m’arrêterai pas là, sois-en certain. Je vais faire la liste des biens que je veux donner.

Cette bouffée de générosité surprend son chef de Cabinet et son entourage, car cela ne s’est jamais produit de la part de cet homme autoritaire, froid et peu enclin à faire des cadeaux. Le bruit court aussitôt dans la résidence que le souverain est peut- être victime d’hallucinations, qu’il a perdu la raison ou que sa maladie a provoqué chez lui un changement qui lui fait faire des actes insensés.

En regardant le souverain regagner sa chambre, Vadim ne peut s’empêcher de commenter en lui-même ce qui vient de se passer :

— Ce comportement est vraiment bizarre, comme si le coma lui avait fait craindre la mort et qu’il veuille maintenant distribuer ses biens et se faire pardonner sa dureté passée. Peut-être même songe-t-il à sa fin prochaine, bien qu’il n’ait que soixante-treize ans.

À l’extérieur, on ignore tout de ce qui se passe dans cette résidence d’État. Pas tout à fait cependant, car une partie des prélèvements destinés au laboratoire de l’hôpital militaire de Koumoss a été acheminée au Centre Vektor de recherche en virologie qui est mieux équipé. Ces transferts ont éveillé l’attention d’infirmiers qui se sont ingéniés à trouver leur origine. Quelques-uns supputent que ces analyses concernent un virus provenant de la résidence du souverain.

Malgré son rétablissement, Tipounia décide de rester à Ogarina-Vono et demande à Vadim, son chef de Cabinet, de prévenir le Premier ministre, le ministre de la Défense et le chef de la police qu’il va gouverner depuis sa résidence et qu’ils veulent bien venir s’installer pendant quelques jours dans le pavillon réservé aux hôtes ou prévoir des allers-retours rapides depuis Koumoss quand il aura besoin d’eux. Il va gouverner, comme il le fait souvent, depuis cette résidence qui est à moins d’une heure de son palais du Remlink.

Son médecin ne peut que l’approuver en lui rappelant le risque de contagiosité. Il faudra que ses collaborateurs et ses ministres acceptent des téléréunions ou viennent masqués et protégés s’ils se réunissent physiquement dans la résidence.

Dimitri, le chef de la Sécurité d’État, demande à ses mousquetaires, comme certains appellent les gardes rapprochées qui surveillent et protègent le souverain, d’aménager l’un des salons de la résidence en studio audiovisuel, avec un grand écran réglé et contrôlé par les techniciens de la Sécurité et un autre en salle de conférence. Ces équipements sont installés en moins d’une journée à la satisfaction du souverain.

À peine le branchement et les essais des systèmes vidéo réalisés, on fait savoir à Tipounia que Talbru, le chef de la police secrète, souhaite lui parler ou du moins être mis en communication avec lui.

— Il me fatigue ! Qu’est-ce qu’il veut ? demande Tipounia qui s’installe dans son fauteuil en demandant à l’un de ses collaborateurs de la Sécurité d’activer la liaison vidéo.
— Je ne savais pas que vous étiez réellement malade, Majesté, s’excuse le responsable de la police. Si je l’avais su, je ne vous aurais pas dérangé.
— Tu aurais dû le savoir de par tes fonctions ! Qui fait courir le bruit que je suis malade ?
— C’est une information qui se répand en ce moment dans la capitale. Je suis venu précisément pour vous faire écouter une conversation que mes services ont enregistrée lors d’une réunion de vos opposants dans un café de Koumoss, hier matin.
— Qu’est-ce que veulent ces gens-là ?
— Vous allez le savoir si vous avez quelques instants à m’accorder. Ce sera court, mais c’est important.

II

Dans les médias officiels, on ne parle pas encore de la maladie de Tipounia ; et aux quelques-uns qui commencent à être au courant, on la présente comme une légère indisposition. On cache soigneusement la forte fièvre et le coma par lesquels il est passé. Il est important de ne pas montrer de signes de faiblesse, car le pays est en conflit armé avec son voisin, le Kruania, et le souverain dirige lui-même les opérations depuis son palais avec l’aide du ministre de la Défense et de son état-major.

Depuis plus de deux ans, beaucoup de jeunes meurent dans des combats violents ou reviennent blessés et traumatisés. C’est la principale préoccupation des habitants de l’Urssie et de son voisin le Kruania. La santé du souverain passe au second plan, sauf pour ses opposants politiques qui espèrent le voir disparaître ou être malade au point de devoir abandonner le pouvoir.

Si Tipounia est respecté par les gens modestes et par les collaborateurs directs qu’il a choisis avec grand soin, en revanche, ses adversaires politiques et la majorité des citoyens les plus éduqués le craignent pour sa cruauté et ses méthodes brutales pour faire disparaître ses opposants et les journalistes qui osent le critiquer ou dire du mal de lui.

Tout habitant qui possède de grands biens ou des entreprises trop puissantes est surveillé et peut se faire arrêter sans preuve. Tout citoyen qui emploie d’autres termes que ceux autorisés par le Service de l’Orthodoxie Tipounienne (le SOT) pour parler des acquisitions faites par le souverain ou des opérations militaires menées par l’Urssie est passible de dix à quinze ans de prison ou de camp de rééducation. C’est le cas de quiconque lui reproche de s’être aventuré dans une invasion guerrière, coûteuse en vies humaines, en lançant ses troupes sans grande préparation dans une guerre qui n’avoue pas son nom pour occuper et conquérir une partie du territoire de son voisin, le Kruania, riche en minerais, équipé d’un grand port donnant sur l’océan, et dont la majorité des habitants locaux parlent la langue ursse. Mieux vaut également ne pas avoir d’ambition politique pouvant mettre en difficulté le souverain au moment des élections. Ceux-là sont fichés et peuvent être arrêtés et disparaître du jour au lendemain.

À la tête du mouvement d’opposition se trouve un ancien oligarque, Mike Skidorko, qui s’est exilé dans un pays d’Occident, loin de l’Urssie. Juste avant lui, à ce même poste, Navel Aerolny dont il était un ami de longue date est mort de façon troublante. On attribue son décès aux sévices que les sbires du SOT lui ont infligés dans les geôles impériales du Grand Nord pour avoir dénoncé la corruption gangrénant le sommet de l’État. Skidorko a retenu la leçon. Il redouble de prudence et n’opère plus que depuis l’étranger pour apporter un appui à celles et ceux qui veulent renverser ce souverain. Il peut compter sur un puissant réseau d’amis et de moyens répartis dans différents endroits du monde.